dimanche 17 novembre 2013

EMOUVANCES (6) MAÏEUTIQUES


   Chair de nos mères, paroles de nos pères. Quand la parole prendra-t-elle chair si la chair est impuissante à livrer parole ? Le fleuve du temps voit chaque père reprendre insensiblement ses gammes sur le père enfoui avant lui… en prenant soin du père à venir. Chaque génération penche sur la suivante un regard attendri, au risque de s’y perdre. Père présence, disparition, force. Père calme, peur, refuge. Père oubli, patronyme, transparence. Tous pères solidaires. Et si les pères sacrifiaient leurs goûts, leur consistance, et jusqu’à leurs rêves pour dédouaner d’antiques pères absents, fantômes demeurés à l’état de trace, d’ébauche, car trop vite disparus, évaporés ?... Mais quel père est-il vraiment comptable d’un autre alors que tous le sont par hérédité ordinaire des âges, sourde voie d’héritage ? Devoir vital d’échapper au long cortège de la malédiction des pères. Oser sortir de la lignée immémoriale pour rester au guet d’un chemin singulier et solitaire, à la croisée de tous ces pères possibles à épuiser… sans en élire aucun.

   Père initiateur, passeur de vie, faiseur de traces en vrac, obstiné bricoleur de petits riens, entêtant poseur de mots sur tout, inlassable épuiseur des pourquoi et des comment, manitou pédagogue des fines leçons de choses comme des grands secrets à partager. Père pélican, touchant cousin de nos frères animaux, prédateur naturel qui s’ignore, bricoleur d’une oralité ludique et dévoreuse penchée sur la grande marmite fumante des mets et des objets. Papa poule, rassurant double se glissant dans l’ombre des mères. Père de passage semant au hasard des désirs, essaimant ici et là, au fil des rencontres ; mateur indifférent de moissons vite délaissées. Père en attente, éternel jeune homme recouvrant de la cendre du temps sa généalogie incertaine. Père chef de clan, grand sachem, vivante statue sur pied, réceptacle des haines comme des adorations. Commandeur pathétique et terrible, ambivalent gardien d’une morale intangible. Père récit fascinant les enfants de contes répétitifs immémoriaux, dansant la gigue en compagnie de lutins gouailleurs. Père toujours au charbon épuisant le réel, épuisé du réel, puits à réel. Père conseil, père phare, père copain proche et complice des quatre cents coups de l’enfance. Père peur de ce qu’il a mis au monde et qui le dépasse. Père de la Nation, recours unique, symbole toujours au garde à vous, tapi dans nos consciences collectives et dans la nuit de l’Histoire. Petit Père des Peuples, sourire chafouin et calculs débonnaires, décrétant le Bien - le sien - urbi et orbi. Père curé semeur de sermons vides ne tombant qu’entre les oreilles de piafs volages. Père la pudeur, père la vertu, arborant leurs raideurs primaires et surannées. Camaïeu miroitant de paternités.

   Voguant sur les ailes de sa métamorphose, le père nouveau - avatar animal du vin primeur - ranime la flamme de l’antique père oublié qui brûle en lui. Brûle de bien faire, jure de ferrailler hors des abdications et compromissions. Combat neuf, vivace, toujours repris à ses fondements. A perpète. Défi ordinaire où s’abîmer insensiblement. Jusqu’à renouer avec le « hors pair », cette parole qui ranime l’envie, renoue avec d’antiques désirs ; les primitifs, ceux qui ont modelé l’âme. Origines profondes contre empreintes obligées. Père trace.

   Homme sage. Père Socrate accoucheur des esprits à défaut d’engendrer les corps. Violence du questionnement socratique faite au disciple ou à l’élève, à qui l’on propose d’accoucher de… lui-même, rien de moins. Autonomie construite par le fils qui mène son raisonnement personnel, édifie sa loi propre. Le savoir est en nous, à portée, et nous ne le voyons pas ! Pauvres prisonniers d’une caverne obscure, il ne nous est donné que d’apercevoir des silhouettes dansantes animées par de vilains faiseurs de prodiges. Nous ne voyons que des ombres, nous n’entendons que des rumeurs, celles de la doxa, de l’opinion courante véhiculée par tous. Tandis que la plus intime connaissance, celle de nous-même, nous échappe… Seul l’électrochoc socratique peut déciller nos yeux aveuglés, confinés dans la vaine critique des apparences.

   Le père Socrate. Homme de tous les paradoxes. Face plate, nez camus, narines retroussées, œil de bœuf, toujours mal attifé, le philosophe le plus incarné qui soit  fait de sa laideur une preuve de sa… beauté ! Lui le tenant du canon grec Kalokagathia qui fait s’harmoniser beauté et bonté en proportions égales. Lui le pédagogue portant beau mais laid, bizarre mais rationnel, homme poli toujours en retard, tempérament de buveur jamais ivre, anti-héros qui fuit la gloire publique, maître penseur qui refuse de donner la leçon à quiconque, rationaliste évoquant une révélation divine, révolutionnaire et conservateur au point de se plier à des lois injustes qui le conduisent à la mort. Homme complexe à l’image d’une vérité qui l’est tout autant lorsqu’il appartient à chacun de se la concocter pour ce qui le concerne. Pas de prêt à penser !

   Car on n’apprend pas, mais on se remémore. Il faut se défaire de ce que l’on croit savoir - la rumeur, l’opinion - pour désirer connaître - naître avec. C’est ce désir-là qui nous rend le savoir intérieur, intime. Apprendre à… désapprendre, à nous déprendre ! Le dialogue socratique nous conduit à la construction d’un objet commun repris par chacun à son propre compte. Force de la maïeutique des âmes.

   « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Détacher l’esprit du corps. Penser des réalités qui, elles, ne meurent jamais. Platon développe l’Apologie de Socrate en lui faisant retourner l’accusation contre ses juges. Il est cet homme singulier qui accepte de mourir au nom d’une vérité qu’il porte en lui et qui lui est supérieure : comment vivre autrement ?

   Accoucher du savoir, comme de la chair : acte violent, douloureux. Zeus, le dieu des dieux, en fait l’expérience forte. Saisi de violents maux de têtes, il doit appeler à l’aide son forgeron de fils, Ephaïstos, pour lui briser le crâne afin d’en faire sortir sa fille  Athena, - née de la tête - qui s’incarne en… déesse de la sagesse. Naissance toute cérébrale dont on s’assure de la viabilité en se livrant au rite antique de l’amphidromie : le père fait le tour du foyer en brandissant son enfant, lui conférant ainsi sa légitimité et la reconnaissance sociale aux yeux des siens. Aux affres de l’accouchement succèdent les moments heureux de l’accueil du nouveau-né. Savoir et sagesse, en l’occurrence, viennent d’investir le panthéon de la pensée. Pour une joie similaire aux naissances charnelles : celle qui consacre la force de l’esprit raisonnant en écho à l’âme résonnante. Puissance du penseur-né prêt à initier le questionnement porteur de toutes les libertés. Ecrire, enseigner, formes nobles de l’art d’enfanter.   

    Qui suis-je, moi seul, hors père, hors repères, tous horizons ouverts ? A moi seul de le dire. Alors je parle, j’écris, en écho à ma propre voix. Histoire d’entendre cette voix résonner en moi. Encore et encore. Jusqu’à plus soif. Jusqu’à chanter. En fils-père auteur de sa parole, je danse sur le deuil apaisé des espoirs évanouis.


 

 SANGLOT


   
  Le corps enregistre tout. Chambre d’échos, chambre d’écoute. Enveloppe à impressions. Il déploie en instantanés successifs l’ingratitude des navrances qui nous narguent, comme la grâce insoupçonnée des moments qui nous enchantent. Ces clichés polymorphes nous révèlent les secrets et les dédales d’une chambre noire abritant des alchimies surprenantes. Ainsi le corps dévoile-t-il ses vérités au fil d’un jeu où se mêlent découvertes, sentiments et… hormones. D’abord naïf, ludique et fier de tout, il traverse des champs d’innocence, lancé sur les traces d’une enfance insouciante jusqu’à ne plus se regarder vivre. Un monde toujours à portée de sens lui ouvre un horizon des possibles en continuelle expansion. Au corps neuf tout est aventure et puissance : il s’accorde.


   Jusqu’à ce que, de loin en loin, l’horloge biologique le guide vers le souci impératif d’une reproduction programmée. Car il lui faut, pour oser demeurer, s’inscrire dans une autre durée que la sienne propre, limitée à l’espace d’une vie. Objet déjà ancien d’une naissance tombée dans l’oubli, le corps devenu sujet répond à l’appel de la duplication biologique. Et traverse à nouveau - en spectateur ébloui cette fois des ressemblances familières et des grâces enfantines  -  les mêmes champs (re)connus qui l’ont vu grandir et s’épanouir lui-même. Reconnaissance, intelligence et gratitude pour ces signes ordinaires, naturels, que la vie sait adresser à ceux qui en cultivent et en éprouvent le soin.


   Etre père… êtres pairs. Il faudra bien que ces mêmes fils partent à leur tour, un jour, en quête de ce monde dont les pères se sont convaincus entre-temps qu’ils ne l’épuiseraient pas. Et tout n’ayant pu se dire, se transmettre, entre générations, il peut arriver qu’un déchirement fissure la membrane toujours incertaine des assurances et des confiances. Séparation, tristesse. Amertume peut-être. Regrets sans doute. Coupure à coup sûr, marquée - Dieu sait quand, ni pourquoi à tel moment -  par les hoquets, les spasmes d’une musique mécanique, amère de n’avoir pu s’exprimer, d’autrefois à maintenant, mettant en mots l’indicible de la relation. Lâchant sa bonde, le fleuve du chagrin accueille et imprime alors la marque immarcescible d’un sanglot dans un creux secret de la mécanique biologique. Scansion venue des tréfonds qui se fait forte de mettre en musique l’inexprimable qui nous étreint. Le spasme musculaire et le flux lacrymal se muent en son adopté par le corps, telle une singulière marque de fabrique. Drôle de comptine en forme de courbe, figurant un récit ponctuel qui ne saurait s’ancrer durablement ni dans le mutisme ni dans l’expulsion rédemptrice - on ne peut décemment, ni morphologiquement, pleurer sans cesse ! -  que pour mieux ressortir de loin en loin, au fil de ces récits qui font de nous des êtres de mémoire.

   A rebours de ces échardes traîtresses que l’on n’a pu extraire car trop enfouies entre deux peaux, entre deux eaux, et qui s’évanouissent un beau jour à notre vue, comme avalées par le temps, ce sanglot inscrit et réitéré à l’envi saura se rappeler à notre souvenir blessé, traduisant l’implacable constance de notre mémoire biologique. Minutie plastique des corporéités.
   Sanglot - singultus latin, hoquet, saccade - spasme provoquant des contractions du diaphragme et accompagné de larmes. Résurgence d’une ancienne peine secrètement enfouie dans les limbes de nos expériences sensibles, affectives. Rayure sur le disque déjà ancien de nos émouvances. Exact vis-à-vis du rire, autre mécanique du hoquet, également spasmodique, qui nous étreint parfois jusqu’aux limites de l’essoufflement. Mais si l’on peut aller jusqu’à « mourir de rire », le sanglot semble s’entourer de plus de pudeur, d’une retenue secrète dont il conviendrait de taire les origines. Traumatisme enfoui dans la mémoire du passé qui prend la forme d’un éternel rejaillissement au présent. Fragment de temps figé, gelé, que le corps réactualise comme si c’était toujours la première fois. Blessure sans cesse renouvelée. Resurgissement brutal d’une intensité émotionnelle. Brouille historique avec soi-même.
   Le poète des « Sanglots long des violons de l’automne » se dit « tout suffocant et blême », signes précis d’un phénomène physiologique d’essoufflement venant s’accoler à la  métaphore signifiée par le bruit du vent. C’est un Verlaine passif, jouet de la saison langoureuse, qui se soumet ici à mélancolie, souffrance et résignation. Un destin fatal attend cet homme sous l’influence néfaste de Saturne : il n’a plus qu’à se laisser aller « pareil à la feuille morte que le vent mauvais emporte ». Compère et complice de Verlaine, Rimbaud dépeint une tristesse similaire : un « hydrolat lacrimal lave les cieux vert-choux », assaisonné d’un rejet quasi-somatique : « J’ai dégueulé ta bandoline, noir laideron ».
   Apollinaire aussi évoque un chagrin aux ampleurs géographiques : « Le fleuve est pareil à ma peine, il s’écoule et ne tarit pas… » Le sanglot poétique s’inscrit comme un signal puissant à la source de la création, capable de transmettre son empreinte à ces autres témoins attentifs, complices, que seront les lecteurs à venir. Epidémie prévisible d’accouchements lacrymogènes.
   « Mon âme est un orchestre caché », écrit Fernando Pessoa, romancier épigone, à lui seul bien des personnages. Pas de deux valsé, notre présent oscille entre nostalgie et attente, mémoire et anticipation, souvenir et désir. Sans cesse à l’œuvre, des formes nouvelles nous impressionnent, sculptant nos profondeurs, parfois à notre insu. A la manière de ces « Footprints » entêtantes, lentement, lourdement égrenées par le trompettiste Miles Davis, comme autant de traces vivaces d’où naissent des récits improbables, au goût de légende. Traces pédestres des grands animaux guettés par nos ancêtres, premiers signes écrits et déchiffrés au rythme de la chasse. Lancé sur deux pieds à l’assaut du piétinement des proies, l’homme antédiluvien calque sa marche en avant sur celui, binaire - inspir / expir - de la vie même. Motion, locomotion, mouvance, émouvance. Structure lancinante, battement affairé, lointains ancêtres de nos musiques connues. Mémoires géologique, préhistorique, ancestrale et personnelle trouvent là une logique complémentaire.  Etonnants jeux de confluence.
   La matière même de nos émotions édifie patiemment la chair de nos souvenirs, alimentant indifféremment conscience et inconscient, comme les deux faces d’un même iceberg. Il n’y a pas de mémoire qui ne soit nourrie, infléchie, d’un affect ou d’une émotion. Ayant parcouru le vaste monde - en chasse d’empreintes lui aussi - le grand Darwin finit un jour par recentrer sa quête sur le fil de sa propre existence. Abordant ainsi la complexité du phénomène mémoriel, le voici qui déniche son souvenir le plus ancien. Assis sur les genoux de sa sœur qui lui épluche une orange, l’enfant voit soudain une vache passer devant la fenêtre… Il bondit et reçoit une mauvaise entaille dont il gardera la cicatrice. Indice tangible des étonnantes foulées darwiniennes.
   Marque physique, à l’image du sanglot inscrit quelque part, au plus profond de son enveloppe corporelle. Signe de l’émotion toujours à l’œuvre en nous, notre moi se fait chair du monde. Récit de mémoire. Lieu de transcendance apte à balayer toute la gamme des états entre tristesse et joie. Conscience incarnée.
 
 

DILATATIONS


 

   Petites madeleines. Pan de mur jaune et pavés inégaux. Sonate fugueuse et clochers d’enfance. L’éternité se niche dans ce qui ne dure pas. Au cœur de l’ivresse enfantine d’un narrateur lancé à la poursuite d’un peu de temps à l’état pur. Cernant au plus près la belle mécanique des réminiscences prêtes à le mobiliser, l’auteur plonge dans l’univers de déambulations spatio-temporelles qui forment la matière même de son écriture. Il concocte, formule, module des dérives primitives sur la vague toujours mouvante des scènes d’enfance. L’errance spatialise le temps, appuie et affine ses observations au gré de jalons littéraires où se mêlent ratés, couacs et ineffables. Il collecte avec gourmandise des instantanés que l’enfant en lui était alors incapable de comprendre. La promenade mémorielle se fait allégorie de l’écriture en marche. Métaphore déplacement, transposition, transfert. Eclipse des distances et substitution des espaces. Dilatations. Emouvances.
   Le conteur se meut en historiographe, s’émeut de visions qu’il arrache à un temps devenu soudain élastique, à l’image de ces anamorphoses épatantes que l’œil cueille avec délice, s’attachant aux surfaces convexes, lisses et brillantes glanées au hasard des villes. L’espace s’intériorise dans une scénographie gagnant insensiblement en intimité. Le temps, substance vivante, se révèle comme l’expansion d’un réseau d’événements qui décident d’une topologie visuelle et mouvante.
   Trois clochers dans un paysage en viennent à se déplacer, se croiser, se superposer, se troubler, devant les yeux comblés du narrateur, telles les trois sœurs complices d’un conte ancien. Air de comptine mélancolique, la perspective s’éclipse, se modifie, sémaphore troublant propre aux lanternes magiques au fond desquelles s’agitent les ombres familières aux récits d’enfance. Le pouvoir éprouvé de surmonter la malédiction de la distance entraîne une joie proche de la résurrection. L’homme en proie au doute triomphe sur l’abîme de l’éloignement et de la mort.  Toucherait-on là à l’essence de l’art ? Art synthèse, tissu qui ordonne, compose, (re)met en scène des expériences vécues, pour leur restituer une valeur esthétique toute neuve. L’épreuve de l’écriture prend valeur d’éternité.
   Clochers et sonate combinent deux expériences homothétiques pourvoyeuses de signes à ranimer. Leur reviviscence se transmue en petites phrases où s’ordonnent visions et notes coordonnées. Nées d’images kaléidoscopiques, elles possèdent le pouvoir de condenser la scène du monde en un théâtre intime, celui du temps reconquis. Comment cinq petites notes - celles de la Sonate de Vinteuil -  imposent-elles le silence, provoquant l’émotion violente, indicible, du narrateur ? Témoignage de l’irréversible, la petite phrase se révèle intelligible et noble. Dansante, pastorale, épisodique ritournelle. Qui dévoile une intimité dans laquelle l’auteur, lancé au coeur d’une quête éperdue de l’autre en lui, reconnaît son graal : faire se dilater le temps, c’est changer jusqu’aux proportions de l’âme.
   Accédant à la quatrième dimension, celle du temps désormais rattrapable, l’écrivain cerne au plus près l’outil magique apte à restituer l’étoffe du réel. Le langage, matière première de l’artiste, sait porter notre traversée immobile, seule capable de nous permettre de saisir l’univers avec cent autres yeux que les nôtres. Entendre - ou voir - pour la première fois, c’est éprouver le mystère de quelque chose qu’on croise par hasard et qu’on éprouve comme nécessaire. Etre et savoir simultanés, nous nous rendons contemporains de nos émotions au sein du temps habité. Il ne nous reste qu’à faire cadeau au monde de ce temps retrouvé.
   Dans une de ses nouvelles, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, grand amateur de labyrinthes et de miroirs, invente un héros incapable d’oublier quoi que ce soit. Son existence, ses pensées, ses perceptions sont parasitées en permanence par un jaillissement de souvenirs d’une précision inutile. Il devient incapable de vivre avec une telle mémoire, qu’il compare à un tas d’ordures, et s’enferme dans une pièce vide pour ne plus rien enregistrer. Ce phénomène, répertorié, porte un nom : l’hypermnésie, qui transforme la mémoire en musée, l’empêchant de jouer son rôle de laboratoire traitant les traces mémorielles. Paralysie programmée du cerveau similaire à l’amnésie, son exact contrepoint !... Place à l’oubli salvateur : n’oublions jamais… d’oublier !...
   La part essentielle de tout récit n’est-elle pas ce qui est évoqué sans pouvoir être dit ? La métaphore - metaphora grecque, transfert, transport - évoque un voyage de l’esprit par l’image, la suggestion. Plongeant dans la richesse insoupçonnée de nos ressentis intérieurs, la mémoire peut ainsi renaître de l’oubli, comme le phénix de ses cendres. Bienvenues métaphores où les Fleurs du Mal de Baudelaire côtoient l’air de poésie dont peut s’orner le langage courant : l’arbre de la connaissance, le jardin de la paresse, l’écheveau du temps ou la forêt des symboles ! Preuves que la mémoire a la capacité de se dilater dans les richesses d’expressivité de la langue. De même le souvenir va et vient, inscrivant ses déambulations au rythme de celles du corps, semant des traces mémorielles un peu partout, au gré des lieux et des associations d’idées. A quand le spectacle de classes entières d’élèves se déplaçant dans l’espace, marchant pour déposer - et associer symboliquement - les connaissances en cours d’acquisition dans les arcanes multiples de lieux bien concrets, arpentés, repérables ?... Voyages mémoriels répétés à l’infini. Mémorables jeux de piste.
   Nos réminiscences futures dépendent de ces itinéraires-là. De ces promenades mentales qui nous voient semer les mots et leurs habits d’émotions comme autant de cailloux fossiles prêts à resurgir au premier signe de rappel. Mémoire mobile toujours en mue, tournée vers la maison natale que chacun porte en soi : les souvenirs sont notre boussole interne. Se souvenir, c’est se parler, se dire soi-même, se mettre en scène à travers les mots. Du langage communication au langage sens, l’ouverture est large qui permet au désir d’émerger, de s’extraire. Et d’abstraire, en allant à l’essentiel du sens.
   Maniant - sans précaution - la métaphore de l’âne et de la carotte, Schopenhauer fait le constat de l’humain placé dans les conditions d’une motivation contrainte, urgente. Obligation d’avancer… sans choix d’infléchir le mouvement engagé. Incitation à courir vers l’avant, guidés par les seules œillères de l’envie, de l’ambition. Et si, suspendant l’urgence, nous cessions de nous hâter pour identifier l’objet de la quête, la cible de ce désir ? Désir pensé comme une trace, signe présent d’une absence. Désir, à l’origine proprement sidérante - desiderare et sidus latins, nostalgie de l’étoile -, constat d’un manque, d’une absence, d’une perte. Le désir se consume de contempler et de consommer son objet.  Désir évanoui d’Ulysse de retour dans sa bonne île d’Ithaque. Désir d’un état antérieur que nous aurions perdu. Nostalgie d’un monde des idées, notre patrie d’origine.
   Effort et tension vers ce qui exhausse. Dilatation propre au langage qui nous offre la voile à gonfler pour lever l’ancre et laisser voguer l’esprit. « On n’habite pas un pays, on habite une langue », affirme Cioran. 
 




TOILES

 
  Contraction. Dilatation. Il en va de la genèse de l’art comme d’un cœur qui bat. Avec constance, l’Histoire assiste la sublimation de notre nature en accompagnant les spasmes d’une géographie rebattant les cartes de l’espace. De l’infiniment vaste au minutieux subtil, les lieux de nos créations s’identifient, se déploient, s’enregistrent dans une mouvance continue qui porte nos regards à ne plus s’imposer de borne. Voyances ubiquistes.

   Borborygmes, cris, vagissements des préhominiens trahissent les transes des tribus primitives au cœur des savanes et des forêts. Les voix se cherchent, se croisent, se répondent dans l’écho vacant d’une nature hostile. Affairées et maladroites, les mains se livrent au façonnage ludique des charbons et des glaises, inaugurant le geste fondateur de la fabrication des couleurs. Jeu gratuit sur les matières, genèse de l’acte de pensée. Impulsion ludique, inconsciente, au moment de livrer l’étrange lumière éclairant l’obscurité de la légende des siècles. Voix et jeux de matières résonnent dans la fange primaire comme les lointains prémisses d’une pensée promouvant l’acte. Pari du jaillissement d’un rêve.

   L’art est-il l’expression du divin ? Beauté charnelle ou spirituelle ?... « Le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit », écrit Hegel dans son Esthétique. L’homme manifeste ici sa première prise de conscience de l’absolu : bien que fini, il contient l’infini. Connaître l’essence de l’art, tel est le but de l’esthétique. L’objet d’art n’est pas un objet soumis au désir, qui satisfait un besoin. Il peut se passer d’analyse, d’approche théorique. Sa fin propre est la réalisation de l’unité entre le rationnel et le sensible, entre l’universel et le particulier. Révélation du plus profond dans l’homme : son absolue liberté, une aspiration au divin. Plastique de l’esprit.

   A la fin du XIXe siècle, l’esthétique prendra un tour moins idéaliste. Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche oppose le dionysiaque à l’apollinien. Ici, l’art exprime les forces profondes qui animent la vie : ampleur, démesure des passions humaines. Là, il rassure, réconforte. L’art s’associe au rêve, incarne la beauté idéale, mais renvoie toujours aux profondeurs des passions. Des désirs enfouis au pouvoir de l’imagination, la création artistique exprime nos forces profondes, vitales, en deçà du langage et de la conscience. Vie sourde et dynamique de l’esprit.  

   Vient le temps d’une capture éclairée de l’essence des paysages et des visages. Empâtements des touches de couleur. Entoilage concentré des mises en espaces. Au jeu des mains apposées sur les murs sombres des grottes - mains multipliant leur désir de présence comme autant de volontés de saisir le monde à leur bénéfice exclusif - se substituera bien plus tard la captation consciente, projetée, des sensations suspendues par une méditation plus détachée. De chaotiques et collectives, les visions s’ordonnent, se personnalisent. L’art cristallise ce que nous savons déjà, ce que nous croyons savoir, ce qui est absent comme ce qui est depuis toujours déjà là. Les  lumières et motifs célébrés se font immuables, figés hors du temps de leur exécution. L’acte esthétique nous convie à un sursis éclairé des temporalités, à une contraction de nos représentations. Arrêt sur image.

   En filigrane de chaque toile s’esquisse une image porteuse d’énigme. Décochée du lieu de ses origines, elle est la trace d’une intention qui traverse l’espace-temps à la manière d’un trait en chemin vers sa cible. Cette voie d’une durée traversée la décrit au moins autant que le moment précis, précieux, qui a procédé à sa facture.

   Anticipant de quelque quatre cents ans la découverte du photographe, le lumineux Léonard introduit la notion d’espace dans la peinture en étudiant les modifications subtiles de colorations apportées par l’impact des rayons lumineux sur les objets. A l’espace, l’artiste accole désormais ombre et lumière. Nouveau tournant avec Klee : le peintre  ne doit plus alors reproduire le monde, mais l’inventer. La ligne court sur la toile, créant le mouvement et lui appliquant son rythme propre. Le peintre découpe et organise l’espace visuel, comme le musicien le fait de l’espace sonore. Tempo d’une  vision plastique renouvelée.

   De quelques centimètres carrés à une centaine de mètres carrés (La Fée Electricité de Dufy, au Palais de Tokyo), la toile joue du champ et du hors champ. Tableaux dans le tableau, mises en abîme, palimpsestes, l’oeuvre se dilate, se contracte, diffracte masses et couleurs à la manière d’un kaléidoscope.

   Et jusqu’au vide, avec lequel toute l’histoire de la peinture a partie liée. Au fil des siècles, il a toujours fallu le combler, le masquer, le rendre tolérable. Retour aux légendes des origines : Pline L’Ancien rapporte que la fille d’un potier , alors que son amant allait la quitter pour un long voyage, traça sur le mur les contours de son ombre portée avec un morceau de charbon. Lui parti, elle avait la consolation de sa silhouette devant les yeux. C’est ainsi, selon le texte antique, que fut inventé le dessin… Et que l’art plastique donne au monde ce qu’il a perdu comme ce qui l’attend.

   Le besoin d’image nous taraude. Autant que l’impossibilité de voir. Parfois, la couleur paraît s’évanouir, laissant deviner la splendeur de ce qui demeure invisible. Au point d’en atténuer le désir. Mais quelque chose force toujours à rester : tout pourrait changer encore. Le tableau est une baie ouverte sur l’ailleurs.
 
 


 


 

mercredi 16 octobre 2013

EMOUVANCES (5) PAYS SAGES


    Cela commence par une rencontre. Bois et pierre. Feu et froideur. Irruption du végétal au cœur du minéral. D’un végétal chaleureux, parvenu à maturation, habilement transformé de main d’homme et par sagesse du temps : majesté silencieuse de l’arbre. D’un minéral éternel dont l’évolution nous échappe tant elle déborde notre approche commune de la durée.

     De l’esprit se dégage d’abord la vision claire d’un chalet de montagne tout en rondins de bois brut, noir et verni. Sensation d’harmonie, d’intimité, posée par le regard sur un objet artisanal à l’architecture suspendue à bout de silence, à la matière patiemment puisée au creux des forêts proches. Et puis, très vite, une seconde image vient se superposer à la première, formant avec elle les deux pans jumeaux d’une même réalité. Celle d’un temple antique de pierre blanche, lisse, ciselé en colonnades rondes finement travaillées, fièrement érigées aux fins d’une construction édifiante. Bientôt les deux images n’en font plus qu’une, à la manière dont deux récits enchâssés finissent par nous révéler les fondements d’une histoire unique, singulière.

   Dès l’origine, on s’est senti issu de cette fête muette de la nature où la roche et l’arbre se côtoient, comme toujours déjà là depuis la nuit des temps. Source et complicité. Célébration mutique qui a le poids d’une évidence tranquille, sagement exposée, secrètement entretenue, entre hasard et nécessité. Pierres et arbres posent les éléments d’un paysage des origines rebaptisé « pays » par le regard des hommes. Pays sage. Paysage de montagne où roc et terre se disputent la place au gré des vents et des sources. Plus le marcheur s’élève, plus l’érosion s’affirme souveraine dans son jeu de sape du minéral, à la manière dont la parole se saisit et use des mots en puisant à la source de leur murmure virtuel. Comment ne pas être fasciné par ce trésor de la langue, fidèle et toujours à portée de l’heureux penseur. « Qu’est-ce qui est à toi ? L’usage de la langue », souffle Platon à Théétète.

   Bois et pierre, mots sages et paroles brutes comme l’airain, nous livrent l’image primitive d’un récit des origines, celui qui se fonde sur les liens que peuvent entretenir la connaissance et son expression orale. Ce moment prend sa source - et n’en a jamais fini de s’achever - dans une soirée entre amis de grande classe, d’élégance partagée, sous les colonnes d’un temple grec. La discussion y a cours, y court, y discourt, à la manière d’un babil cristallin et grave. La pensée coule de source, s’affine, se glisse par dédales et métaphores, circonvolutions et arabesques, qui filent et planent au-dessus d’une forme de banquet. Un banquet où les idées sont à la fête, tels les mets d’un très ancien repas toujours installé, toujours actuel, dont il suffit de ranimer les parfums et saveurs pour l’entendre à nouveau développer son chant fertile. Oralité, scène primitive. Fermant alors les yeux, laissons-nous porter par la mélodie de la langue, des dialogues familiers et des images qui se profilent en toile de fond du discours. A ce chant intérieur, intime, que manque-t-il pour endosser la dimension aérienne, résonnante, d’une parole se déployant devant soi, de soi à l’autre, d’un ici à un ailleurs ? … D’un langage intérieur à un discours élaboré, énoncé, prononcé ?... Des linéaments conscients d’une pensée à la clarté vocale, quasi musicale, d’une expression qui s’affirme dans l’espace sonore ? Partir en quête de ce chaînon manquant d’une musique des idées, c’est déjà s’abandonner aux futiles interludes échangés à fleur de quotidien.

   Quelle force accorder au langage ? Question tangente à deux autres. Y a-t-il une vie de l’esprit ? Le mental se résume-t-il au cérébral ? Interrogations reprises tout du long de l’histoire de la pensée. Si Bergson fait du cerveau l’organe d’attention à la vie, il montre à quel point la conscience déborde de l’organe. C’est bien de l’intérieur  que le penseur appréhende son propre esprit. A l’image du sentiment que chacun peut avoir de sa personnalité propre, unique : conscience signifie d’abord mémoire. Heidegger, l’homme du dasein - l’être là - fixe la pensée comme une méditation, une ouverture à l’être. Penser, ce n’est pas affirmer son pouvoir sur le monde, mais se laisser convoquer par quelque chose qui invite à le faire. Ce quelque chose, c’est l’être, terreau original du monde. L’homme participe à l’Être. Penser, c’est tenter de retrouver cette présence originaire, sans autre finalité qu’elle-même. En s’ouvrant aux œuvres. Dans l’art et la poésie, dans la nature, dans et par le langage. A l’écoute de nous-même et de nos racines, faisons silence et restons réceptifs à la seule présence des choses, à leur simple être-là. Méditer. S’abandonner à la pure présence en oubliant toute idée de cause, d’utilité, de but.

   « En réalité, c’est la langue qui parle et non l’homme », suggère un philosophe. Parménide, auteur présocratique des origines de la philosophie il y a vingt cinq siècles, est déjà le penseur de l’être. Textes et poèmes chantent alors les mythes religieux de l’orphisme qui assimile la quête de la vérité à une initiation, à une révélation. D’abord condamnée, l’âme se fait digne d’être réincarnée, conduite vers une survie bienheureuse où l’humain se fond au divin. Poéthique des traces.

   Appel à la philosophie de l’esprit qui « défait les nœuds de la pensée », écrit Wittgenstein. Apprendre à démêler l’ombre projetée des malentendus et des illusions. La conscience de soi relève d’abord de l’appartenance à un langage qui nous fait maîtres du passé, chroniqueurs et récitants potentiels de notre propre temps de vie. La philosophie ne vise pas à connaître mais à comprendre, à mettre en lumière en questionnant le monde. Question d’ossature, de structure autant que de subjectivité, d’intériorité. Se retenir de penser confine à l’impossible, même s’il nous est loisible de taire nos pensées comme de les exprimer. L’esprit déborde du langage qui la porte, ouvre celui-ci à un infini du sens en multipliant les formes et les supports : matières, modelés des formes, nuances, couleurs offrent de multiples occurrences aux manifestations de la pensée. Du manuscrit raturé aux repentirs picturaux recouvrant la toile de couches successives, d’essais au fil du temps, l’artiste vit à travers les erreurs et tentatives diverses de sa pensée créative. Enchâssements multiples. Esprit palimpseste.

   L’esprit déborde des contingences propres au langage, offrant à celui-ci les possibilités de se dépasser, de s’affiner. A l’image de l’artisan créant l’outil pour le modeler sans cesse, réconciliant toujours au mieux son sens et sa forme plastique. Pour tendre à l’irréprochable forme du désir qui irrigue notre paysage intérieur, intime. De paysage en pays sage.  


 

BIOPHONIES
  
   Isolation, normes, protection, l’acoustique prend des airs de repli dans l’ordonnancement, la restriction, le contrôle. Notre capacité à entendre ne procéderait-elle plus que par soustraction, annulation, disparition ? Sommes-nous à ce point tentés, hantés par le silence ? Et qu’en est-il de la signature acoustique propre à tout ce qui vit ?


   Car le vital bruisse de mille émissions aux fonctions ordinaires ou inattendues. Créations buccales de tous ordres, entre borborygmes, flatuosités, gargouillis bizarres, plus ou moins infâmes, ou nobles vocalises célébrant l’esthétique. Murmures signés, codes inscrits au plus secret des organes intérieurs. Chahut sonore de la corporéité se rappelant à notre bon souvenir comme à notre plus fine écoute.


   Stridulations insistantes des cigales hachant menu l’air épais des étés méridionaux. Grincement de dents chez le poisson-perroquet. Rumeurs fauves des cétacés marins, dont l’intensité, si elles étaient produites dans l’air ambiant, équivaudrait à la décharge d’une arme à feu de gros calibre à quelques centimètres de notre oreille. Puissance sonore de la crevette pistolet, corpuscule de quatre centimètres émettant - proportionnellement à son poids - un souffle sonore neuf fois supérieur à celui d’un orchestre symphonique.

   Les animaux peuvent aussi adapter leurs comportements acoustiques. Un enregistrement en fait foi : l’orque imite l’aboiement de l’otarie aux fins de l’attirer et de la dévorer : comportement d’agent double en plein règne animal ! Des papillons de nuit parviennent à brouiller les signaux des chauves-souris prédatrices. Défense du territoire, chasse, accouplement ou simple jeu… Quel que soit l’objectif d’un signal, celui-ci doit être audible et sans interférences. Précision millimétrée de Dame Nature.

   Y a-t-il du hasard dans le vivant ? L’origine et l’évolution de la vie relèvent-elles uniquement de ce hasard ? Des savants parlent d’une probabilité quasi nulle à ce sujet. Les mouvements des masses nuageuses, les tourbillons produits pas l’eau d’un fleuve sont comme le trajet d’une boule de billard : autant de phénomènes soumis à variations, à digressions, échappant, à un certain moment, à toute prévision. C’est une longue suite de mutations heureuses qui ont fait de l’homo sapiens ce qu’il est devenu. En physique, beaucoup de phénomènes n’obéissent à aucune loi. Pour autant, la métaphysique classique ignore la notion de hasard. Selon Spinoza, Dieu « existe librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature ». Puisqu’il est infini, qu’il est partout dans la nature, il y a partout de la nécessité et non du hasard. A la lumière des sciences modernes, on peut aujourd’hui se poser la question des limites - toujours provisoires mais bien réelles - de nos connaissances. Et donc de la nécessité de leur actualisation permanente. En biologie moléculaire, l’opposition hasard / nécessité n’est ainsi pas une contradiction. D’un côté, il y a le hasard des mutations génétiques. De l’autre, il y a la nécessité, pour tout organisme, de résister au milieu et de s’y adapter. Une mutation favorable à la survie sera retenue, une mutation défavorable sera éliminée. Hasard et nécessité du biologique.

   L’univers du vivant crée l’harmonie sonore au sein d’un grand orchestre animal. Tempérée ou tropicale, chaque forêt génère sa propre signature acoustique, expression spontanée, organisée, des insectes, des reptiles, des amphibiens, des oiseaux et des mammifères. Le cerf brame pour inaugurer la saison des amours. Les grenouilles arboricoles du Pacifique se disputent la fréquence de la bande acoustique : l’une coasse, suivie immédiatement par une autre sur un registre plus aigu… et l’orchestre se met en branle. Un paysage sonore africain baroque, est révélé par l’analyse fine des spectrogrammes : les insectes tissent la toile de fond, chaque espèce d’oiseau pose sa touche, les serpents, singes et grands félins complétant les niches de l’espace sonore. L’orchestre est au complet.

   Plus de quinze mille sons originaux interrogent notre curiosité dans ce répertoire méconnu des espèces animales !  Auxquels se mêlent ceux, plus familiers, de la géophonie : vent, eau, pluie, mouvements du sol… Et ceux, plus contestables, de notre propre cacophonie humaine : extraction minière, exploitation forestière, étalements urbains et pollutions conséquentes, qui réduisent d’autant la superficie des habitats sauvages… et perturbent gravement le grand orchestre naturel. Seuls demeurent nos quelques rares gestes qui, s’accordant à son tempo discret, savent encore en mimer la beauté secrète : celui, ample, du pêcheur à la mouche, cuissards dans l’eau, fouettant l’air de sa canne souple dans une sinusoïde au sifflement unique. Ephémère création humaine confiant sa touche à l’ambiante biophonie.

   Tendons notre ouïe. Le vent agite quelques feuilles. Un pinson des arbres s’essaie à quelques gammes, tandis que le coucou engage résolument sa rengaine têtue. La vocalise en spirale du pouillot véloce rompt le silence et gonfle l’espace. Chaque arbre a sa musique propre, qui varie selon la saison. Rude, rugueuse, plus sourde, l’hiver. Ronde, pleine, proche du ronronnement, l’été, alors que la végétation au sol se fait craquante. Douce folie que celle du chercheur s’interrogeant sur l’existence d’un cerveau végétal ? A quand la clé du langage des plantes, preuve d’une biocommunication ? Le monde forestier bruisse de sons que le visiteur ne perçoit plus. Manque d’habitude ou simple distraction. Seule l’oreille aux aguets saura distinguer les nuances. Bienveillances de l’attention.

   Mais comment reconnaître, entendre des sons que l’on n’écoute plus ? En perte de références, notre sensibilité diminue. Rampante, insoupçonnée, notre surdité s’installe sans crier gare. Faute d’observateurs assidus pour le nommer, le grand orchestre de la nature s’éteint peu à peu.
 
 

CANAL

  Curieuse occurrence que celle où un vocable identique désigne le sujet et l’objet de l’œuvre. Canal, Canaletto. Serenissima. Canalissimo. Eau, lumière et scénographie. Le peintre en son miroir. Eclats de paysage et théâtre d’images. Toute une vie et rien qu’une vie à figurer l’élément liquide et l’azur d’une cité, à la manière dont l’amant explore soigneusement les multiples facettes de la femme élue et désirée, telle une cité-théâtre déroulant ses fastes au gré d’un temps devenu soudain immobile.
   Canal déploie son goût de la geste artiste répétée jusqu’à l’obsession, à fleur d’extase, à lenteur d’hypnoses. Science des variations fines composant et recomposant de savantes séries. De celles dont les peintres, non sans une fierté qui frise l’inconscience, prétendent à eux seuls épuiser le réel. L’homme se voue à la célébration d’une cité dévoilant ses charmes aux yeux éblouis de ses admirateurs. Fines modifications des aspects, des contours ; variances des atmosphères vides ou peuplées. Toujours à la manière dont on cherche à inventorier les mille parfums de l’aimée. Vingt fois, cent fois il remet l’ouvrage sur le métier, s’acharnant à percer ce qui fait le secret de l’âme des lieux. De sa technique qu’il veut infaillible, il en tutoie gaiement l’essence.
   Cultivant la légèreté élastique du temps et de l’espace, le peintre collectionne les instantanés dans la durée. Il puise et repuise un élixir dans la matérialité figée des canaux de la Sérénissime. Là où eau dormante et ciel d’azur cernent de savantes architectures. En voyeur patient, l’homme fait se mouvoir sur des espaces apaisés maintes gondoles mouvantes comme des jouets miniatures. L’apparence picturale appelle aussi des vérités tranquilles nommant un temps retrouvé.
   Technique rigoureuse : Canal ne se déplace jamais sans son carnet à « croquer ». Scénophage étrange accouchant de dessins préparatoires, de croquis comme autant de matière à toiles, d’annotations affûtées sur mille détails qu’alimente le réel. Carnets témoins de la pensée en action. La ville est quadrillée, parcourue, sillonnée en tous sens. En attente de transpositions picturales, elle prend tout le temps de se laisser désirer. L’artiste voyeur met en scène les espaces magiques, apposant sa patte experte sur les lieux comme sur une vivante pâte à modeler. Il désire le temps comme l’expansion d’un réseau d’événements qui, par leur fourmillement, décident d’une typologie singulière. L’acte pictural s’annonce en une assomption où tout a valeur d’éternité.
   Secondé par sa chambre optique à opérateur intérieur, le peintre se fait photographe avant l’heure. Il n’aime rien tant que se livrer à un jeu savant où il parvient à mêler perceptions réelles et visions pensées dans une même quête de la vérité. Distorsions, fantaisies, modifications de la perspective, Canal propose une interprétation du réel plutôt qu’une typographique irréprochable. Changeant de point de vue, il retrace ce que chaque angle visuel inscrit dans sa chambre noire, multipliant les reflets comme autant de matières à peindre. A l’image des captifs de la Caverne de Platon ne percevant que les ombres d’un monde inaccessible, l’artiste s’isole un temps avant de réapparaître au grand jour. Eclipses discrètes suivies d’épiphanies lumineuses.
   L’assoiffé absorbe les paysages jusqu’à plus soif, en épuisant les sucs les plus délicats. Mais il ne tarde pas à reprendre ses croquis et se livre à une recomposition complexe, toute personnelle, d’un espace vénitien crédible pour le spectateur qui le saisira sur la toile. Metteur en scène aussi subtil qu’acharné, le peintre distribue ses données comme un musicien ses variations sur un thème donné. Tel, aussi, le romancier juché sur les échasses dominant l’Histoire pour en restituer la vérité romancée. Spectateurs, nous partageons l’impression imposante de regarder à travers une fenêtre très haute… qui n’existe pourtant pas ! Noblesse visuelle de la Sérénissime.
   Canaletto collecte et conquiert la lumière intense qui baigne la cité pour en recréer sur la toile le « réalisme vraisemblable ». Cité de pierre, d’eau, de ciel et d’hommes, sa Venise scintille dans les reflets d’un soleil marin et dans les marbres froids de ses palais. Autant dans les crépis parfois abîmés, dans le silence immobile des canaux, que dans le quotidien d’une société de citoyens affairés. Personnages aux fenêtres - comme au spectacle - stores mal relevés ou bancals, avocats imposants avec leurs habits rouge vif, laquais en uniforme, mendiants, petit peuple de la rue…
   Auteur du palimpseste incessant de la Veduta, le peintre finit par s’adonner au mode du capriccio pictural, proche cousin du capriccio musical : il s’agit de choisir un lieu réel et de l’orner de magnifiques édifices idéaux, cueillis ici ou là. Culture du subtil au gré des formes. A l’insu de tous, le réel se métamorphose. Canaletto fait ses caprices, comme prêchant sa cour à la magnificence apaisée de la ville. Dans l’ombre du peintre n’en a jamais fini de sommeiller le metteur en scène des origines, avide de variantes infinitésimales. Venise se mue en mythe, cet objet du désir que transforme le regard. Sublime, Canal se fond dans la lumière.
  
    

 
 

lundi 16 septembre 2013

EMOUVANCES (4) SIXTINE


Le doigt de Dieu. On ne voit que lui, plein centre de l’immense voûte où dansent cent figures sculptées célébrant la fête des corps dans un paradis perdu des origines. Vaste scène primitive sans haut ni bas, flottant dans un espace que le peintre a voulu céleste. Le mouvement y tournoie, le flux y circule, à l’aune d’un vertige créateur dont la divinité seule sait apprécier le détonant secret.

   D’un geste nonchalant, Adam étend son bras gauche pour recueillir l’énergie vitale que Dieu lui transmet de sa main droite, celle qui désigne et confère. Du divin à l’humain, symétrie savante, entendue, des mondes prêts à fusionner sans tout à fait se mélanger. Les deux index se rapprochent sans se toucher. Entre Dieu et sa créature, la poignée de main est télépathique. Car si Adam est à l’échelle de l’homme, Dieu, lui, s’élève à l’échelle des astres. Et flotte de toute sa masse au-dessus du monde interstellaire, enlaçant une jeune fille prépubère préfigurant sans doute la Vierge. Enveloppé dans une cape ondulante, le corps aérien semble esquisser dans l’espace une coupe d’encéphale propre à insuffler l’esprit aux malheureux mortels que nous sommes et demeurons. Tout le plafond de la chapelle tourne autour de ces deux doigts que sépare un vide infinitésimal et pourtant sidéral. C’est le moment unique, sublime, qui voit l’œuvre jaillir des mains de son créateur. Instant magique de tous les possibles dont nous prend l’envie d’isoler la grâce, pressentant qu’elle ne durera pas.

   Déjà, pressant l’homme, s’annonce la figure séductrice d’Eve, suivie par l’ombre d’un serpent vigoureux et tentateur. On devine alors - plus que l’on ne la voit s’accomplir - la laide déchéance d’un couple banni et la cohorte des malheurs conséquents. Mais pour l’heure, le peintre est tout à sa joie d’animer la puissance des chairs que décuple à l’infini l’originalité du modèle. Autour de lui, le génial Adam voit ainsi se décliner une profusion de nus aux formes sculpturales : prophètes en méditation, sibylles inspirées, enfants cariatides, tous exposant leurs corps glorieux dans une vaste fresque qui célèbre l’ancien récit et annonce le nouveau. L’arbre généalogique du Sauveur est en place sans toutefois que celui-ci n’apparaisse nulle part. Géniale absence. Le message visuel célèbre l’œuvre totale déclinant peinture, architecture et sculpture. L’arc de triomphe à ciel ouvert, dédié à l’homme bâtisseur, peuple les arcades de cette immense galerie à claire-voie, ouvrant un gigantesque continent où pierre, marbre et chair humaine s’entremêlent, tous convoqués par le créateur pour les besoins d’une fiction conçue ex abrupto à notre intention.

   Mais il arrive que l’œuvre, échappant en partie à son auteur, infléchisse ses innocences premières vers des réalités plus prosaïques. Ainsi, la fraîcheur des origines transmue sa gratuité au gré d’une Histoire qui la dépasse. Sous la grâce éphémère dormait l’impatience des ego. L’homme alangui fait place au potentat investi : laissant se déployer la continuelle marche en avant du désir, l’état de nature cède sa place à celui de culture. Le paroxysme de la peur - celle que l’on éprouve comme celle que l’on crée - s’incarne dans le scénario implacable de duels fratricides. Les hommes découvrent qu’ils adorent se faire peur. Notre semblable nous devient intolérable et génère la crise mimétique qui appelle le grand Léviathan cher à Hobbes : le pouvoir tombe dans l’escarcelle d’institutions prêtes à le faire fructifier jusqu’à la confiscation. L’irascible Caïn a tué l’innocent Abel, provoquant la naissance des nations et de leurs lois. La collusion secrète du sabre et du goupillon s’organise, inventant des configurations fécondes que l’Histoire validera cent fois, confisquant à l’art la fraîcheur originelle et magique de la danse des corps. L’homme vient de perdre son innocence.

   D’impeccables soldatesques en ordre de bataille sont désormais prêtes à écrire maints récits de prises de pouvoir occultes, éphémères, répétitives. Le plafond sublime des corps éclatants accouche soudain, à quelque vingt mètres sous sa voûte, au ras du plancher des vaches, d’un long cortège de corporéités spectrales aux chairs enfouies sous cape, dont seules émergent des têtes livides, omniscientes, aux visées omnipotentes. Cardinale et somnambulique cohorte des soldats de Dieu vêtus de chasubles asexuantes, aux teintes sanguinaires de l’incarnat, entonnant sur une seule note hypnotique la litanie mortifère des inusables martyrs de la cause. Une causa nostra porteuse de mort exalte le sacrifice sans fin des chairs flétries. Vingt mètres plus haut, le Dieu planant ne peut que jeter un regard affligé sur cette absconse réalité humaine, lointainement engendrée, mesurant combien l’œuvre a définitivement échappé à son créateur. « Je ferai pleuvoir sur terre quarante jours et quarante nuits », se surprend-il à proférer en guise de menace. Mais y croit-il encore, témoin atterré de ce long cortège de vieillards cacochymes se balançant au rythme d’une lettre morte qui a su escamoter son Verbe génial ?... Le bienheureux pouvoir divin accouche en direct d’une chimère cléricale.

   Comment la fête des corps glorieux  a-t-elle pu engendrer cette légion impuissante, éplorée, de fantômes égrotants, uniques locataires désormais de la chapelle magique transformée en une immense salle fermée à clé, con clave. Conclave. Marmite autoclave plutôt où barbotent de misérables secrets prestement réduits en cendres dans la fumée grisâtre d’une pauvre cheminée sans âge. Pacotilles célestes aux relents de bondieuseries fumeuses. Torves manœuvres sur fond de confidences codées, de lenteurs millénaires, de scénarios simplissimes où bons et méchants s’étripent avec jubilation. Clergé médiatique qui ne sait que détester ou adorer et fait semblant de connaître ce qu’il ne comprend toujours pas. Triste réalité propre à enfumer la foule hystérique des pèlerins qui s’engrouillent, béats, aux aguets de la consolante papale prête à choir du balcon lointain. La masse, mère des tyrans, s’apprête à rejouer la farce récurrente des peurs enfantines exaltées. « Une preuve du pire, c’est la foule », nous suggère Sénèque, stoïque figure de la sagesse antique.

   Quant à Dieu, à jamais frustré de ses essais créateurs, on peut l’entendre expirer dans un souffle du tonnerre de Zeus : « Diable, mais pour qui se prennent-ils tous ?!... Je ne joue plus pour tous ces pauvres hères. J’ai peur que la fin du monde soit bien triste. » Divin courroux aux accents séculiers.  
 
    

dimanche 1 septembre 2013

EMOUVANCES (3) SOURCES


 
   Vagabondage fluvial. Il y a toujours quelque part un fleuve à remonter, un fil de pensée à renouer. Un appétit secret appelle ce vaste lit d’eau, abondant déjà comme un récit tourné vers sa source, plongeant dans des régions de la pensée qu’on aime à croire vierges et sauvages encore. Creux métamorphique du fleuve où l’on sent se brasser de multiples leçons de choses.

   Longeant le cours de l’eau, plein centre ou sur ses bords, nous réinventons la tradition péripatéticienne chère aux Anciens. Batelier ou nageur, marcheur ou écrivain, nous voilà invités à forger nos nids avec l’écume des mots, à l’image des grands oiseaux du fleuve voguant à fleur d’eau. Le texte naît sous nos yeux, contemporain de la masse liquide. Pénétrant au cœur des paysages intérieurs qu’elle suggère, notre exploration panthéiste de la nature confine au voyage initiatique. D’autres, nombreux, illustres, sont déjà passés par là, pionniers anciens d’espaces imaginaires qu’ils ont voulu féconds. Longtemps après ils nous séduisent encore et nous mettons naturellement nos pas dans les leurs.

   La genèse aqueuse affronte des cours rebelles, épouse des lignes sinueuses, remonte fièrement à rebours de rapides peu hospitaliers, pour s’apaiser enfin en se lovant au creux de zones calmes et vastes où l’esprit reprend souffle. Perdant parfois son fil, elle discourt, empruntant d’improbables affluents. Penser contre et à l’envers n’est pas sans risque pour l’entendement, subitement renversé cul par-dessus tête. Le récit s’écrit là sans toit ni loi, ouvert sur l’éther, rebattu par l’indiscipline de toutes les météorologies. Il s’habite et se gonfle du génie de lieux mouvants, de paysages volages dont l’écrivain nourrit sa mémoire appliquée. Mémoire où bruissent déjà mille légendes hydrographiques, comme autant de mythes précieux confiés par notre antiquité bimillénaire toujours prête à reprendre chair. Des livres jamais scellés nous précèdent ou nous accompagnent telles de petites flammes vives éclairant le cours du fleuve et lui donnant l’aspect lisse, clair, marbré, de mers attiques où s’ébattent de fières goélettes aux voiles auriques. Moment choisi par la mythologie pour nous glisser d’inquiétantes visions de sirènes enjôleuses, femmes tentatrices et fatales avalant goulûment des marins dérisoires. Images de légendes. Des odyssées nous ont précédés, porteuses de peurs primitives devenues familières au gré de nos lectures enfantines. .../...
 

   Abandonnant tout titre de propriété sur le paysage, le passager des eaux, novice philosophe, ressaisit le temps pour capter la valeur véritable du monde. L’univers devient sphère dont le centre est partout où croît l’intelligence. Nous foulons et refondons à chaque instant notre terre natale, en autochtones prodigues de retour au pays. Le dôme d’azur libère pour nous des espaces où l’ouverture de l’air le dispute à la puissance de l’eau. Notre pensée murmure au rythme des frissons salubres et roboratifs de l’inspir. Notre paradis est ici ou nulle part, flottant dans ces vers que nous glisse Borges :



« Se pencher sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,
Et penser que le temps à son tour est un fleuve…
Puisque nous nous perdons comme se perd le fleuve
Et que passe un visage autant que passe l’eau »


 
 
 

 

samedi 17 août 2013

EMOUVANCES (2) EPHEMERES



   A l’horizon des œuvres, justement, se profile un peu de cette paix intérieure qui nous a précédés il y a bien longtemps, dans un siècle d’or perdu. Or / origines. Singulière homonymie qui dit la source. Levons le voile de Maya cher au philosophe pour dépasser aveuglements et illusions et revenir aux causes, aux sources d’un langage perdu, primitif. Remontons le cours-fatras des choses, tendons nos sens aux aguets de la source. La source a des secrets à nous murmurer… Alors, debout dans un paysage intérieur, nous apparaît enfin notre « double » étrange et rare. « Ma sœur âme, ma sœur… » Collant à notre propre parole émerge l’amorce émouvante d’une ouverture vers la paix, comme la saveur d’une éternité depuis toujours présente. L’éternité de l’instant.
   « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil », écrit Rimbaud. L’éternité est ce portail, ce seuil qui nous ouvre les yeux, ici et maintenant, sur terre. Ni dans le futur hypothétique concocté par les religions, ni dans une durée s’allongeant à perpétuité, elle nous crève les yeux dans ce monde-ci. Nichée au cœur de chaque seconde dont palpite le temps, elle sait habiter le regard de celui qui surplombe le jeu double, silencieux, signifiant, des réalités éphémères, apparemment ordinaires. Arrêter le temps relève du miracle de l’étonnement. Le thomazein grec, que Socrate place à l’origine de l’acte même de philosopher, renvoie à cette qualité du regard qui questionne, investit, pénètre au cœur des choses pour en extraire la substance vivante. N’en va-t-il pas ainsi de notre rapport aux œuvres ?
   Le moment privilégié de l’émotion artistique jaillit de la qualité de notre rencontre avec l’univers silencieux, profond, d’une absence qui se mue soudain en pure présence. Comment retrouver la force d’un sens caché sans se mettre d’abord en congé de la turbulence programmée qui nous agite ? Avant de prétendre pénétrer l’épaisseur de la nature telle qu’elle est, quand aucun homme ne la regarde, en dehors de nous, à cet instant précis où nous établissons avec elle le fil d’une sensation et, qui sait, d’une osmose.
   Instant tout qualitatif que celui qui voit notre œil se glissant dans le trou de serrure  pour saisir l’éternité nue, dans une innocence encore dépouillée d’humanité. Ne nous semble-t-il pas alors avoir accès à un monde que les hommes n’ont pas encore recouvert de leur présence, ni du sens qu’ils ne manqueront pas d’y mettre ? L’oubli de soi est-il la condition d’accès à l’éternité de l’instant ? S’effacer pour laisser parler le monde. Hors de la fureur de l’histoire et des malheurs du temps. Etablir un lien avec ce « seul univers où avoir raison prend un sens : la nature sans hommes… », évoqué par le Camus de Noces. L’éternité ne se saisit ici-bas que dans l’instant. Un instant patiemment capté, capturé, prélevé sur la structure granulaire du temps, dans l’attente qui saisit le miracle. Instant parfait, baudelairien, qui « extrait l’éternité du transitoire ».
    Le temps n’est continu qu’en apparence. Pénétrant sa structure intime, nous aurions accès à une multitude d’instants discrets, presque invisibles à l’œil nu, dont chacun compose une unité parfaite. Une myriade d’instantanés dont la qualité et la force ne dépendent que de la façon que nous avons de les regarder. Question de la nature du regard. Le monde est un texte, une déchiffrer, une géométrie accomplie à déceler. La finesse de sa lecture appelle un laisser-aller, un désintéressement proches de… l’absence. Une juste présence suppose suspension, abolition de nos repères familiers pour se plonger dans l’éternité offerte à « l’œil qui écoute » que nous décrit joliment Paul Claudel : celui du peintre amorçant un pas vers sa toile pour soudain disparaître à l’intérieur, comme s’absorbant en elle. Paroxysme du geste d’éternité.   

dimanche 16 juin 2013

EMOUVANCES (1), SOUS LES FINS MOTS, LES PHENOMENES


   Apprendre à voir ce qui est déjà là sous nos yeux. « L’homme est une corde sur l’abîme, un pont et non un but, un passage et un déclin », nous souffle le Zarathoustra de Nietzsche. La finalité est dans la forme donnée au trajet, dans le voyage lui-même. Et donc dans le langage qui sous-tend nos observations comme nos actions. Elle niche au creux de notre capacité à inscrire la fin du voyage en chaque pas du chemin. Parole de philosophe évoquant ainsi le jeu du jazzman Sonny Rollins : « un déplacement vertical de la forme de soi ». L’enjeu est de viser au perfectionnement moral à travers la richesse des formes réveillées et activées. On rejoint ici la création de soi-même, du soi caché, comme objet d’une œuvre d’art : la sculpture de l’âme selon Plotin, chemin vers notre unité. A chaque enjambée, à chaque échange, une forme nouvelle de soi. Conversation au rythme du pas initiée par Socrate l’ancien lorsqu’il descend parler aux gens de la rue. Discussion vivante, d’homme à homme : on observe, discourt, interroge, se (re)met en questions. Ou dialogues initiés par le moderne Stanley Cavell suggérant à chacun d’accomplir le travail qui saura le conduire au-delà de lui-même. Ô surprise !... Ce moi rehaussé ne s’appuie jamais que sur l’ordinaire de notre condition.
   Qui veut la fin n’envisage-t-il que les moyens pour y parvenir ? Le but ultime de nos entreprises n’est-il qu’une obsession trompeuse ? Il se pourrait bien que nous soyons condamnés, à notre insu, à répéter indéfiniment la mécanique compulsive née d’une fêlure originelle et secrète depuis toujours déjà là. Si ça se répète, c’est sans doute que ça ne demande qu’à parler en nous. Au creux de la conscience s’agite l’adversaire fatal qui rejoue sans cesse le coup de dé d’une chute ancienne. Bégaiement fêlé, hoquet du passé, mode imparable de la parole empêchée.
   Et si, arrêtant le cours de la flèche folle lancée à toute allure vers la même cible mouvante de l’oubli, nous posions enfin la question de sa course, du chemin emprunté ? Celle de la manière et de la forme. Regard étonné sur la plasticité des choses, sur l’élégance possible apposée à leur simplicité. Pansement élastique sur la ritournelle entêtante des hasards, des contingences qui nous meuvent, nous émeuvent. Baume apaisant sur nos chagrins que ces émouvances-là.

"EQUINOX"  par JOHN COLTRANE