vendredi 24 décembre 2010

DE LA QUETE HUMAINE A LA QUETE LITTERAIRE : BALZAC ET LA " RECHERCHE DE L'ABSOLU "


Alchimie et spiritualité : subtil cousinage de deux mondes à la poursuite d'une pureté introuvable. Et Dieu en grand absent, que supplée l'Absolu. Balthazar Claes, famille bourgeoise flamande, traque l'inaccessible étoile de ses rêves les plus fous : décomposer le carbone pour fabriquer le diamant le plus pur.

Mais décomposer, est-ce créer ?... Une question qui s'applique conjointement à la création littéraire. Métaphore féconde pour Balzac qui parvient à clore sa nouvelle alors que Balthazar n'atteint son propre graal qu'au moment suprême de sa disparition.

Le grand romancier du XIXè a toujours manifesté de l'empathie pour les personnages supérieurs, grands incompris, symboles de l'imagerie romantique. Une vraie leçon métaphysique se profile derrière ces textes du désir qui brûle les âmes comme les corps : " La gloire est le soleil des morts ".

Joséphine Claes, l'épouse de Balthazar, femme laide, d'une "laideur belle" (oxymore balzacien), a certes la beauté du dévouement, de l'intelligence, de la sympathie. Mais que peut-elle contre une rivale comme la science ?... Elle se voit réduite à faire le malheur de son mari en le gâtant.

Comme dans le "Chef d'oeuvre inconnu" (1831), Balzac rend hommage à la peinture pensée dans le récit. La matière picturale nourrit la narration d'une "tiédeur flamande" sur laquelle se déploie la passion du chercheur d'or (autre oxymore). Ombres et lumières, la maison Claes est dépeinte à la manière d'un Vermeer. Hommage à toute la culture hollandaise : le paradigme de la peinture offre au romancier une zone de neutralité où peut se dérouler le temps étiré - près de trente ans - de la quête, de la suspension, et finalement d'une utopie qui s'avoue torturée.

Peu à peu, Balthazar s'écroule, se consume, s'éteint, à l'image du temps qui s'enfuit. Exclu de partout et par tous, il entraîne sa famille dans la ruine. Et c'est l'art lui-même qui est sacrifié à sa passion : les plus grands tableaux de la famille sont vendus au nom de la flamme dévorante.

Alors que le vieux peintre Frenhofer du " Chef d'oeuvre inconnu " se livrait à une dissection frénétique de la vie, Claes, à l'inverse, matérialise, "chimise" les sentiments dans une fiction moderne du "Savant fou". Entre Prométhée, Faust et Franckenstein, Balzac fait passer l'homme occidental du défi religieux au défi scientifique. En fugueur accompli du monde et du présent, le savant monomane est ressenti comme inquiétant ou sympathique, c'est selon, de par son décalage, sa distraction infrangibles. Balthazar Claes en génie incompris : l'ambiguïté est bien au coeur de la fiction balzacienne.

Aussi la victoire tant désirée coïncide-t-elle avec la défaite ultime. Les plus belles réussites de l'écrivain Balzac sont d'abord les récits de l'échec d'une quête. Mais un échec qui ne se noie pas dans le pessimisme : on reste toujours dans une dynamique. En nous soufflant que la vérité n'existe pas, le romancier n'est jamais là où on l'attend.
" Entre la toise du Savant et le vertige du Fou, écrit-il, se dessine l'espace fascinant et risqué de tous les possibles, existentiels et poétiques ".

vendredi 10 décembre 2010

" ALBERTINE DISPARUE " : LE DESIR INCARNE CHEZ PROUST


" A la recherche du temps perdu " : le plus grand livre de tout le Temps. Chaque figure y a son " épiphanie " et vient nourrir les liens subtils entre le narrateur et l'auteur, dans un jeu à trois toujours renouvelé. Il en va ainsi lorsqu'Albertine et le narrateur semblent partager un moment de bonheur propre aux amants. Albertine, personnage flottant, énigmatique, s'incarne lentement, dans le flux du temps. Cette fille-caméléon, rencontrée à Balbec, laisse entendre une voix enrouée, quasi-crapuleuse. Quelques goulées de cidre suffisent à réveiller chez elle l'intensité d'une jouissance, privilège du plaisir féminin. Un plaisir qui n'est pas synonyme de possession. Albertine ronronne, telle une petite chatte sournoise. Elle se sert du désir de l'autre, stratégie toute féminine.

La possession s'incarne au moment où le désir succombe. L'amour, tel une cause perdue, se trouve dans l'impasse s'il se limite à la jouissance. Est-on dans la transe amoureuse?... La passion est toujours suscitée par le désir, le désir par le manque et le manque par l'angoisse. L'amour comme attente et souffrance peuple la " Recherche " de Proust.

Ce qui fascine le narrateur - et au-delà l'écrivain lui-même - c'est le corps d'Albertine flottant dans une jouissance inaccessible à l'homme. En toile de fond, c'est aussi Proust parlant de son oeuvre comme de son enfant. Une oeuvre qu'il entend posséder et pour laquelle il éprouve les affres de la parturition. Albertine, éveillée ou endormie, demeure pour lui une énigme qui s'ouvre sur l'infini, semblable en cela à l'oeuvre d'art, aux mystères du stradivarius. Proust élève ici la création littéraire au rang d'un sommet d'étrangeté, de poésie.

La distance est énorme qui sépare le narrateur de l'objet qu'il rêve de posséder. Croisant les jeunes filles en fleurs dans la campagne normande, il ressent le besoin intime de devenir pour elles inoubliable. Posséder, c'est ici obséder, capter l'attention. Il s'agit de hanter les coeurs, de pénétrer les âmes pour participer secrètement à ces vies inconnues. La possession psychologique se fait le succédané de l'amour physique.

Albertine se détache peu à peu dans l'esprit du narrateur. Ses yeux bleus figurent pour lui la mer qui se retire et se voile, son souffle le balancement de la houle. Elle se fait tout entière croisière sur l'infini. Albertine est cette naïade, déesse de l'élément fluide. Elle ne désire pas, elle jouit. Elle est béatitude dans la sensualité, à la manière du corps de la mère pour l'enfant. Devant le narrateur toujours frustré, la belle incarne le mystère d'une volupté parfaite, la totalité d'une jouissance d'elle-même.

Le sommeil d'Albertine a la douceur d'une caresse, celle de l'océan, matrice de toute vie. Spectateur figé, extatique, le narrateur imagine que le kimono posé de la belle abrite sans doute les lettres de ses amant(e)s. Il a peut-être là, à portée, les réponses à sa jalousie. Il se lève, tenté, mais renonce à fouiller. Car Albertine est principe de plaisir et de jalousie. Chez Proust, la jalousie est cause de l'amour et non l'inverse : comme un jeu subtil auquel le narrateur se livre avec lui-même pour se rassurer et finalement se réjouir de n'avoir pas ... à craindre.

Le jaloux et l'artiste semblent partager là ce même refus de la vérité. Le narrateur traite Albertine, animal jouissant, comme une oeuvre d'art. Il aime sa jalousie comme Proust vit son oeuvre : dans les affres de la vocation.

La chair lisse de la joue d'Albertine incarne le mystère de la chair vivante. La belle fugitive est une turbulence sur le fleuve du temps. Algue, nénuphar, elle est ce mollusque cérébral qui sécrète du romanesque. Le mystère-même encrypté dans l'acte de création.

Proust en aquarelliste pénétrant des passions à l'oeuvre.


mercredi 1 décembre 2010

DANIEL ARASSE : UN NARRATEUR DANS LE CHANT DES TOILES


Comme la littérature, le cinéma ou le théâtre, la peinture a ses grands narrateurs. Daniel Arasse est un de ceux-là. " Le savoir transcendé par la culture affective est intransmissible ", écrivait Roland Barthes. Daniel Arasse décrit la peinture comme cet art fascinant " dont on ne peut pas expliquer pourquoi il touche ", ni pourquoi l'oeuvre vous " appelle ".

Citant Delacroix touché par la " silencieuse puissance de la peinture ", Arasse précise avec justesse que si d'ordinaire on pense avec des mots, une peinture, elle, pense de façon " non verbale ". Ainsi, questionnant " Le Verrou " lumineux et libertin (1770/1778) de Fragonard, le narrateur montre que la moitié gauche du tableau n'est occupée par ... rien. Et ce rien, fait uniquement de plis, de draps, de froissures, se devine comme l'après de ce que raconte la toile. Que le peintre se veuille le maître inspiré d'un projet en forme d'énigme et l'oeuvre fait sens.

Puis, devant l'esquisse pour " La Danse " de Matisse, c'est le bleu, ce bleu-là, une tonalité inventée par Matisse, qui touche Arasse. Bouleversé, il raconte avoir quitté le musée au bord des larmes... avant de découvrir que dans cette qualité de bleu se cache du rouge, et que c'est ce rouge qui, depuis le bleu apparent, l'appelle. Surprise, le choc visuel est ici coloriste.

Les couches de sens, l'accumulation des réflexions, des méditations du peintre confiées à la toile, se dévoilent à qui sait s'y arrêter. La peinture, en soulevant des pans successifs de sens, à l'image des couches superposées de la matière, faît naître peu à peu l'intimité qui y était scellée. Emotion choc devant le coloris, devant la densité de pensée confiée à la peinture. Arasse confie sa modestie face à ce " tonneau des Danaïdes " : à travers les matières, les formes, il y a " quelque chose qui pense " et " je n'ai que des mots pour en rendre compte ".

Ce qui bouleverse l'amateur, devant " La Madone Sixtine " de Raphaël, c'est la présence des deux petits anges situés en bas du tableau. Arasse les voit comme la figuration chrétienne des chérubins gardant les voiles du Temple dans la religion juive. Le dieu s'est rendu visible avant de mourir, et cette tragédie adulte est confiée à des visages d'enfants. " La Madone Sixtine " se "lève" pour le spectateur dans la puissance extraordinaire de ce symbole.

Quant au sourire éphémère et énigmatique de " La Joconde " de Léonard de Vinci, Arasse y détecte comme la transition du chaos intemporel du paysage au temps fugitif et présent de la grâce. Ce qui le fascine, c'est ce qui relie profondément la figure du modèle au paysage de l'arrière-plan. Ce sourire symbolise d'abord pour Léonard le portrait de la femme fertile et rappelle l'attirance et la peur de l'artiste à l'égard du corps féminin. Les yeux, perpendiculaires au plan de la scène, nous regardent directement, où que nous nous trouvions par rapport au portrait. Depuis le bas du tableau jusqu'au regard s'inscrit une torsion de la silhouette qui fait qu'elle nous fixe.

Et puis qu'en est-il de ce paysage qui se découpe en toile de fond, de chaque côté du visage du modèle ?... C'est bien la Toscane qui nous apparaît, dans sa topographie immémoriale, intemporelle, issue de la réflexion cartographique et géologique du savant Léonard. Une rivière relie le lac Trasimène au Val d'Arno, comme le sourire de la Joconde joint les deux parties de ce paysage des origines. L'artiste écrit lui-même de sa toile et du pont sur l'Arno que c'est le symbole du temps qui passe. Tableau dense, sobre, du Temps qui ne cesse de renvoyer le regard ... au regard.

Toile-miroir de la joie secrète et de l'intemporalité qui se fige.