dimanche 2 juillet 2017





                            
                      LE CARNAVAL DES MIMES (7)




   Juste un frisson. Celui qui vous parcourt l’échine lorsque la sensation vous habite soudain : une présence derrière la porte. Comme le sursaut d’une conscience qui vous soufflerait à l’oreille l’apparition d’une doublure fraternelle. Une bienveillante copie de soi-même.

   L’imitation s’est longtemps voulue la reproduction fidèle du monde sensible et la finalité essentielle de l’art. Il ne s’agissait au fond que de copier d’aussi près que possible les apparences du monde visible. Intangible cliché ?

   Deux légendes antiques incarnent ce concept d’imitation né au cœur de la mimesis grecque. Pline l’Ancien narre le récit du peintre Zeuxis, capable de figurer des raisins avec tant de ressemblance que des oiseaux se mirent à les becqueter. Quant à Ovide, il raconte dans ses Métamorphoses comment le sculpteur Pygmalion, voué au célibat, tomba amoureux de la statue d’ivoire née de ses mains, qu’il nomma Galatée, et qu’une déesse rendit vivante selon ses vœux.

   Plus avant, au théâtre de sa Recherche, le jeune Marcel Proust mime ses adieux aux aubépines de Combray comme il le ferait à des jeunes filles en fleurs. De tout temps, sur les planches, la mélopée exprimée par une voix d’acteur déclarant et soupirant nous fait mimer intérieurement la modulation musicale d’un violoncelle : tension des muscles du diaphragme et comme l’écho d’une voix intérieure apte à faire vibrer en nous la corde de l’émotion. N’en va-t-il pas de même pour toute musique qui nous est chère ?

   De nos jours, saisie du réel et travail mimétique s’imbriquent avec un tel souci de réalisme que les images virtuelles qui en résultent se donnent à voir comme similaires à celles qui nous sont familières. Or leur « réalité » n’est bien souvent que le produit de notre désir. Au point que nous prenons pour vérité toute trace apparente du réel qui se donne. La réalité a rejoint la fiction. A moins que ça ne soit l’inverse.

   Alors, objets et clones d’objets : du pareil au même ? La simulation est venue se loger au cœur du contemporain. L’imaginaire, filtre posé sur le réel, a laissé place à la réalité comme source de fiction souvent plus forte que le réel lui-même. Jamais notre faculté de nous prendre au jeu du même et de l’identique n’a été autant stimulée. Jusqu’aux conflits modernes, enracinés dans des fureurs mimétiques où battent leur plein surenchères idéologiques et religieuses. Les martyrs en tout genre étalent un zèle suspect quant à leur objectif : rejoindre au plus tôt les prairies de l’Eternel. Que n’y vont-ils seuls et sans fracas ?

   Plus mesuré, le poète propose un temps de réflexion préalable avant de passer à l’acte : mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente…   Bref, modèles, séries, prototypes se pressent à l’appel, jusqu’à coloniser les esprits. La fabrique mimétique tourne à plein régime. Jusqu’aux clichés langagiers les plus éculés : ne lance-t-on pas à tout va, dans l’espace social, des « bonne journée »… même en fin d’après-midi ? Langage avalé par une mécanique du vide, de l’insignifiant.

   Nous voilà campés dans la position de touristes volages devant cet univers simple et connu des choses humaines. Il faut que la réalité ne nous oppose aucune résistance ! Quitte à outrepasser l’imaginaire. Drôle de temps que celui qui se laisse porter par l’illusion d’une humanité en voie de duplication à l’infini. Dans l’ombre portée de nos silhouettes s’agitent de curieux doubles dansant une sarabande qui nous échappe. Nous voici mimant des rôles muets dont le sens demeure étranger à nos raisons en exil. L’ombre obsédante, le double maléfique se sont emparés de nos familiers séjours. A force de vouloir apprivoiser notre part obscure, celle-ci a subverti nos forces vives, phagocytant à notre insu notre vision du monde et jusqu’à nos désirs les plus profonds.
   Au carnaval des mimes, la réalité a détrôné la fiction.



 
 
 
 
                                    

                         NATURE VIVE 


  

   Sur fond de cyprès, quelques fruits sur un compotier. Nature morte que ces touches de

couleurs vives offertes à l’organe qui sent, à l’esprit qui saisit ? Non, il peut arriver que la

simple vision tourne à la voyance.

   Entre senti et sentant, visible et voyant, dehors et dedans, comment habiter le monde ? Il faut tout oublier pour toucher du doigt la courbure des pommes charnues et l’odeur des cyprès fraîchement endormis sur la toile. Et se laisser porter par ce que l’on ne comprend pas.

   Question de chair, idée neuve et antique. Nous tentons d’accoler au monde visible la traversée d’un ego charnel. Belle tentative pour une vision en miroir : le peintre se sent regardé par les arbres qu’il vient de peindre. L’art s’incarne dans un mystère qui le dépasse. L’artiste et le philosophe inventent ensemble leur troisième homme : le poète se tient maintenant à la pointe du triangle parfait.

   La sensation crée l’échange en boucle. L’énigme court dans une circularité vertueuse. La figure de l’entrelacs accouche de paroles croisées : le paysage s’incarne en moi et je suis sa conscience (le peintre) ; il faut rendre au monde à sa valeur d’énigme première (le philosophe) ; la terre est bleue comme une orange (le poète).

   Pommes et cyprès reposent sur la toile. La perspective offerte par le peintre en bombe l’apparence. Nous percevons la convexité d’une mue dissimulée au cœur de la matière. Voluminosité, oscillations vibrionnantes. Les aplats se déforment comme ces mirages hantant les déserts ou ces anamorphoses épatantes qui vous cueillent le regard et font les délices de nos imaginaires en vadrouille. L’esprit s’émeut de visions arrachées à un temps devenu soudain élastique. La toile bouge au gré du regard qui insiste, pénètre, s’incruste. Avant de rendre finalement la nature morte à son statut de belle endormie.

   Les matières posées sur la toile réveillent nos sensations tactiles. Elles ouvrent autant d’univers parallèles que nos regards pénètrent sans en croire vraiment leurs yeux. L’ampleur de la palette déploie ses nuances comme l’instrumentiste répète ses gammes. Avec infinie patience, régularité métronomique, souci du détail qui éveille les sens. L’échelle chromatique expose ses touches quasi-sonores, aux demi-tons troublants. La nature morte s’anime, prend vie.

   C’est d’abord une touche de vent qui fait onduler souplement les cyprès du fond, donnant à la scène son rythme lent : un balancement quasi-musical qui nous berce bientôt, et que vient compléter une douce sensation de chaleur méditerranéenne ; Nous voici plongés dans la touffeur d’une après-midi estivale.

   Le volume de chaque fruit prend forme à présent. Les chairs allument leurs couleurs vives, éveillent des envies de saisir, de mordre, de goûter. Fourmillements et démangeaisons tactiles nous envahissent en nombre et en intensité. Nous sommes habités par la réminiscence d’un éden antique. Celle de notre ancêtre cavernicole découvrant l’intense plaisir de plonger ses mains dans la fraîche consistance des argiles molles. De la main au regard. Du regard à la main. La toile se fait support de matériau comme d’intentions.

   Dans un ultime raccord, l’œil a rejoint l’esprit.
 
 
 
 
 




                                                 
                                      EPIQUES




   Plongées au cœur de l’hiver, les petites boules se rapprochent en quête d’un surplus de chaleur. Au point de se piquer bientôt. Contraintes alors de s’éloigner, de prendre leurs distances, les voilà soudain saisies par le froid. Réchauffées, hérissées. Hérissées, prenant leurs distances. Les porcs-épics vivent en accordéon. Dans une valse-hésitation qui n’en finit pas. Comme l’oscillation vertigineuse du pendule ou du balancier de la vieille horloge.

   Nous jugeons comiques ces petits animaux, sans voir que nous les mimons bien souvent. Besoins de sollicitude, d’affection, d’intérêt, nous rapprochent de nos alter ego. Jusqu’à ce que goûts, opinions et petits énervements nous en éloignent à nouveau. Entre désir et rejet, proximité et liberté, nous balançons en cadence. Comiques porcs-épics.

   Comment se réchauffer au contact des autres, lorsqu’on aurait plutôt tendance à être hérissé ? Thermique affective et mathématique du cœur, équation toujours à résoudre. Libre ou proche ? Libre et proche, c’est l’issue de l’alternative. L’alter native et sa clé – à géométrie variable : l’empathie mesurée, une distance pleine de sollicitude ou une proximité… à juste distance.

   L’ami proche ne fait plus signe ? Pour nous pourtant, cela fait signe : éloignement provisoire ou fâcherie durable ? Qu’y voir ? L’interrogation, puis l’inquiétude grandit, jusqu’à la remise en question, parfois. Désordre imaginatif : que lui ai-je fait, qui suis-je encore à ses yeux ? Voilà que l’oscillation est de retour. Et avec elle la quête d’un nouvel équilibre. A toute dissonance il faut une bonne résolution, comme en musique. La relation est à l’image d’un petit air qui sinue d’une octave à l’autre. Sens de la mesure.

   Animal costaud, rustaud, solitaire et paisible, le porc-épic va son petit train, toujours pressé de… ne rien hâter. Pas de conclusions définitives, semblent dire ses yeux myopes. De tempérament accommodant ou d’humeur vengeresse, on imagine l’animal capable de morsures comme de pointes spirituelles. Apte à jouer la toupie, en somme.

   Voilà qui tombe bien. Le piquant mammifère peut se targuer de figurer la gamme infiniment riche de nos états affectifs. De l’inclination à la passion, en passant par la sympathie, l’attachement, la tendresse ou le béguin, toute variation est possible sur la palette de nos affects. Une palette qui ne nous laisse jamais indifférents et appelle ses exacts contraires : éloignement, aversion, désamour, haine. Comme le suggère la petite pelote d’épingles prêtes à se ficher sur le cuir de l’intrus, à lui faire la peau, origine possible d’aventures – mésaventures – naissantes. L’épique incite à l’héroïque, libère la parole et ouvre sur la légende. Avec son caractère pittoresque, le porc-épic trimballe sa silhouette de bestiole mémorable.

   Jusqu’à la force d’évidence du dicton : qui s’y frotte s’y pique !...
 
 
 





                         
                                     GESTUELLE




   Clavier contre stylo, machine contre corps, une lutte sourde s’engage à notre insu. Lutte de prestige ? D’efficacité ? Simple affaire d’outil ? Enième soubresaut de la déjà longue histoire de l’écriture ? Plaisir physique en passe de se perdre, peut-être.

   A quand remonte notre dernier long texte écrit à la main, à l’ancienne ? Cette mémoire-ci aurait-elle à voir avec la mémoire du geste ? Elle qui confronte le mouvement automatique à la motricité fine. L’aplat lumineux de l’écran au volume de la feuille qui se rature, se plie, se chiffonne, se coupe. La recherche d’un propre et net définitif aux traces patiemment accumulée d’un travail qui hésite, se cherche, accumule les essais et erreurs. Sans les faire disparaître de suite. Et peut-être pour les exhumer un jour futur, comme l’archéologue reconstitue patiemment les linéaments de l’histoire biologique. Oubli des repentirs et mémoire du corps.

   La vitesse d’exécution de la frappe tend à dissoudre la temporalité propre à l’exercice écrit. L’exigence quasi-scolaire des pleins et déliés avait parfois laissé place à l’écriture script. Faut-il désormais mettre au rang d’idée romantique la tradition de l’écriture cursive, reliant entre elles les lettres d’un même mot ? Ou son abandon, tout au contraire, signerait-il la liquéfaction accélérée des liens qui confortent encore la cohérence de notre monde ?

   En reliant les lettres entre elles, l’enfant qui apprend acquiert l’image du bloc que représente le mot, et donc son orthographe. Dans les boucles d’une majuscule ornée, il dessine, capte les rondeurs, l’harmonie, l’équilibre. Il y a une danse de l’écriture, une mélodie du message qui ajoute de l’émotion au texte qui prend forme sous son regard actif. Avec l’écriture manuscrite, on se rapproche de l’intimité de celui qui a tracé les mots, tant chaque écriture possède sa propre gestuelle émotionnelle, son charme unique. Jusqu’à révéler un peu de la personnalité de l’auteur ? Calligraphie et narcissisme contre sécheresse du clavier.

   L’écriture manuelle relève d’un geste complexe qui mobilise à la fois des capacités sensorielles – je sens le stylo et la feuille -, motrices – j’utilise mes doigts – et cognitives – je dirige le mouvement par la pensée. Le manuscrit s’inscrit dans un mouvement singulier du corps. La frappe au clavier ne peut figurer qu’une sommaire copie.

   Le support-papier autorise une liberté d’action : on peut écrire à l’endroit ou à l’envers, jouer de la marge, déformer ou superposer les tracés, agrémenter son texte d’un croquis illustratif… Sans oublier tous les petits accidents d’écriture qui sont la trace du travail en train d’apparaître aux yeux de son auteur. Vrais reflets de la plastique corporelle.

   Vengeance du clavier : vélocité du rythme, automaticité cognitive et capacité de penser le plus rapidement possible… pour disposer d’un temps accru pour… penser à nouveau ? Mais où est passée la riche mémoire du mouvement complexe ? Et le travail de reformulation personnelle que permet la prise de notes ?

   A défaut de continuer à couvrir des volumes de pages, notre écriture manuscrite transfère sa fraîcheur, sa hardiesse, au cœur de notre environnement, sur les murs de nos rues. Graphismes publicitaires, graffitis, écrits de contestations, tags… les arts graphiques se portent au mieux. Et ne font qu’amplifier nos gestuelles physiques. Le corps reste à l’honneur dans les mystères créatifs de l’écriture.

   Au service de la mémoire d’un geste culturel.  





 


                                                           
                            VISION




   Une ombre en mouvement se suspend à fleur d’eau. Silhouette captée au cœur de la foulée d’un passant ordinaire, anonyme, dans la ville anodine. Entre un avant qui ne sera plus et un après dont on ne saura jamais rien. Le chasseur d’image suspend son souffle pour capter la réalité fuyante. Il se donne le pouvoir d’arrêter le temps pour un bref mais intense moment de vérité pure.

   L’ensemble de la scène respire un paysage urbain plutôt triste et gris. Ciel délavé, sol largement inondé par une forte averse. Chaussée encombrée de détritus : amas de pierres, tuyaux, brouette, une échelle de couvreur en bois. L’endroit est en travaux sans doute. Et puis, au fond, une grille qui barre l’horizon, séparant une gare invisible de la rue. Ce symbole carcéral ne fait qu’ajouter à la morosité ambiante, au climat maussade de la scène. Tout ça est triste comme une prison en hiver.

   Pourtant, l’artiste voyeur a pris soin de ménager ses horizontales. Une énorme flaque d’eau occupe toute la moitié inférieure de notre champ visuel, transformant du coup une action anodine en tableau évanescent, poétique. L’image se dédouble parfaitement, offrant un jumeau inversé idéal à l’ombre en fuite. Un peu comme si l’homme arpentait le ciel. Donc volait. Ou courait tête en bas sur un miroir de glace, entouré d’objets aux formes redoublées. Mise en abyme que ce monde dupliqué à la perfection, univers parallèle qui prend des allures enchantées, synonyme de liberté, de rêve, d’évasion.

   Le coureur inconnu s’envole avec son double vers le hors champ de la photo. Qui est cet homme qui court, et où va-t-il ? Un quidam, un passant pressé ? Vole-t-il au-devant d’un train qu’il n’attrapera jamais ? Son corps à contre-jour semble marcher sur l’eau, la pointe du talon posée à l’extrême de la surface en miroir. S’est-il servi comme d’un appui de l’échelle posée – noyée – au sol ? Emergeant des tiges de bois, quelques ondes concentriques ont, semble-t-il, conservé l’impulsion d’un mouvement encore frais.

   L’homme sort de l’image de gauche à droite – sens classique de la lecture – mais l’instantané du cliché l’y emprisonne à jamais. Instantané, cet instant a été. Par un jour gris, un photographe a suspendu le saut de cet homme. Pour l’éternité. Il a arrêté le cours du temps. Sa photographie nous donne à voir l’invisible de la durée. Médusés, nous ne faisons que regarder ce que l’artiste, lui, a vu.

   Entre monde physique et monde des songes.










                                     DIVINS EGO




   Dieu a le dos large. Et, sans rien demander, une multitude d’affidés prêts à célébrer les plus récentes et sanguinolentes versions de Lui-même. L’élection soigneuse, têtue, de boucs émissaires sans cesse remis au goût du jour Lui assure une promotion permanente dont il se passerait bien. Mais les divins prétextes ne manqueront jamais. Tapis dans l’ombre du dieu alibi, les ego paranos aiguisent leurs crocs. Prêts à mordre la concurrence.

   Conflits et règlement de comptes vieux comme le monde virent aux surenchères dignes d’une salle des ventes. Les infidèles – à quoi, à qui, grands dieux ? – n’ont qu’à bien se tenir ! Qui châtiera le mieux aimera le plus. Les saints sbires sont toujours prêts à jouer les pères fouettards au nom de leur divinité préférée. Car Dieu est grand et hors de Lui point de salut, le texte est connu mais on fait mine de renouveler la musique pour conjurer le doute et entretenir une foi aux allures de roc branlant. Mille petits barbus agités affichent une filiation incontestable avec leur grand Inspirateur : Dieu est Dieu ! Nom de Dieu !... Ils secouent leurs têtes effarées, vides comme des calebasses…

   Sous la fraîcheur bienvenue des chapelles dort l’impatience millénaire des ego frustrés. Derrière les œuvres concoctées pour son divin prestige, couvent l’arrogance des culs bénis et la ferveur butée des soldats de la foi. Toujours prêtes à refaire surface, voilà les antiques chamailleries de famille pour savoir qui est le plus digne de porter l’héritage. Aucun slogan n’est trop fort pour désigner le mécréant à la vindicte. Tout est prêt pour les grandes manœuvres purificatrices. Gare aux naïfs en panne de sainteté proclamée : le Ciel pourrait leur tomber sur la tête plus tôt que prévu !

   Car aux yeux de ces gens-là, toute indépendance d’esprit est immédiatement suspecte. Toute liberté vaut déviance, et toute déviance entraîne méfiance.  Suspicion et sourd désir de châtiment. Ces bienheureux pères la vertu ne savent répondre à leur peur de l’absurde que par un zèle féroce. S’ils ne présentaient pas toutes les apparences de la folie, on finirait par les prendre pour autant de répliques de Dieu le père soi-même. Qu’ils ne nous en veuillent pas de préférer l’original, quel qu’il soit. Ces clones barbus et braillards miment l’imposture agressive des pilosités guerrières. Au grand dam du Prophète et de Dieu, qui se désespèrent en comptant les points.

   Pour ces jusqu’auboutistes du dégoût de soi, la victimisation est une seconde nature. Il y jouent hardiment la farce des mauvais garçons pris en flagrant délit de haine gratuite pour des corps – les leurs comme ceux des autres – qui ne sont pour eux que costumes. Enveloppes vides.

   Ils ne brûlent que de se rendre célèbres pour redorer une estime de soi qu’ils se sont eux-mêmes acharnés à détruire. Ils pérorent comme des perroquets complaisants aux aguets de leurs misérables ego mis à mal. Adeptes d’un suicide collectif, si possible, – pourquoi mourir seul sans en faire profiter les camarades ?! – les voilà lancés dans des diatribes incompréhensibles, des harangues obscures auxquelles ils s’efforcent de faire droit, tant bien que mal. Mettez-vous à genoux, faites semblant de croire… et bientôt vous croirez ! prédisait le philosophe.  

   Au cœur de la malédiction mimétique, les voilà prêts à sacrifier père et mère au nom de slogans brouillons, incompréhensibles, qu’ils beuglent sans en saisir la portée. On ne pense pas, on suit. On ne nomme plus, on profère. On ne prie plus, on éructe. On ne juge pas, on exécute. Au diable le pourquoi des choses : une transe collective s’est emparée d’eux et ne les lâchera plus. Les voilà emballés dans le cirque collectif des illusions perdues. Un double, qu’ils veulent croire plus vertueux qu’eux-mêmes, les a dévorés de l’intérieur, ne leur laissant que la peau et les os. Vidés de toute substance intelligente au profit d’un ego tortionnaire, les voilà contraints de mimer les terroristes bigots de service. Dieu, quant à lui, sceptique comme pas deux, s’est mis depuis longtemps aux abonnés absents.

   Le vieux cirque ambulant des pathologies identitaires mène grand train. Et joue son éternel retour. Au même et au pire.
 
 
 
 






                                                                 
                         BEAUTE




Une lune irréelle pointe sa bouille blême tout au bout de la rue. Moment où le spectacle de la beauté naturelle intensifie notre sentiment de présence au monde. Pourquoi cherchons-nous le sens partout, nous autres animaux humains ? Sinon pour être rendus au monde, justement. Notre désir – comme notre gratitude – d’en être, grandit dans ces moments fugaces d’esthétique pure. La beauté nous apprend à aimer sans posséder. Et mime à notre intention un ailleurs sublime aux allures de paradis perdu.

   S’approcher du phénomène nous en apprendra-t-il davantage ? Le beau est parfois bizarre, prévient le poète. Et le risque existe de s’en trouver déçu. A y regarder de plus près, nos yeux se décillent : l’astre nocturne d’abord entrevu se mue tout de go en… réverbère à la lueur pâlichonne. L’émotion se dissout soudain, faisant place à la reconnaissance d’une réalité triviale qui nous a bien baladés. La réalité s’est éclipsée, nous laissant toutefois la trace revisitée d’une sensation bien… réelle.

   A-t-on besoin de savoir pour voir – entrevoir – le beau ? Même frelaté, le moment de grâce a eu lieu malgré tout. Et demeure dans notre esprit sous forme d’une image propre à entretenir en nous une forme de tremblement romantique qui nous est familier. La lune sera toujours la lune, même imitée, suggérée, offerte à notre regard qui se voudrait toujours virginal. Mystères de la nature et enfance de l’art.

   Au-delà d’un effroi jouissif qui nous paralyse, voilà un mystère supérieur au sens : il n’y a pas de parce que dans la contemplation du beau. Nu, vierge, le comment appelle notre intuition primitive. Geste intérieur de plénitude apaisée. Après la culture acquise, le temps viendra de l’inculture recherchée, souhaitée. De ce qu’il reste d’indélébile quand on a tout oublié. Sensation pure.

   Le sublime nicherait-il dans ce moment hors langage où le monde ne nous parle plus ? Mais nous laisse enfin face à face avec nous-mêmes, ravis de nous faire confiance. Simplement. Rencontre inopinée, fugace, de l’estime de soi.

   L’harmonie d’un lever de soleil, la force des vagues sur le littoral, la puissance d’un pic montagneux… Mais aussi bien l’esthétique d’un texte, d’une toile ou d’une musique. Et si nous avions le pouvoir de faire revenir à l’envi les sensations que ces scènes ont imprimées en nous ?

   Si la beauté ne se possède pas, ne nous aurait-elle pas envoûté au point d’inscrire en nous un certain sens de la gratuité des choses ? Et si la beauté ne nous faisait signe vers rien, nous laissant à ce sentiment nouveau d’une destination qu’elle aurait oublié en chemin. Ce sentiment de n’être jamais autant soi-même qu’en parlant de tout autre chose que soi-même.

   Il nous resterait le chemin. Le synapse connectant plus que les neurones connectés. Les liens plus que la chose en soi. La voie plus que la cible. Et le bonheur rare de se perdre.     

 
 
 
 
                                            
 
 
 
 
                                     COMMUNICANT
 
 
 
   Il est passé par ici, il repassera par là. Tel le petit lapin mécanique secoué par sa pile dorsale, l’agité du bocal occupe la scène jusqu’à plus soif. Il déclame, explique, argumente, prouve, bienfonde, conclut… avant de recommencer sa sempiternelle litanie. Circulez, il n’y a rien à voir hors sa propre vision, rien à dire hors son propre discours. Il est l’alpha et l’omega de toute circonstance. Il crée l’événement. Il est l’événement.
   Communiquer est sa seule et vraie nature. Se mettre en avant sa raison d’être. Allergique aux bienfaits du silence, de la solitude, et à toute forme de pudeur, il rebondit comme un culbuto dans son espace préféré : la sphère sociale et familiale. Surexcité en permanence – n’y suspectons aucun ajout de substance illicite – il prétend surplomber les situations, surinterprète les données, surexpose sa personne. Il surjoue les solutions, gère seul les suites à donner. Délivré d’une voix nasillarde au débit prolifique, son message vient se superposer à son visage. Jusqu’à la surimpression parfaite.
   En apprenti sorcier expert de ses autocélébrations permanentes, il sait jouer de toutes les tonalités de la gamme communicante. Oratoire, il mélodise ses affirmations de vocalises étudiées : sautes de voix, hoquets, sifflements, consonances appuyées, martelages persuasifs. Didactique, il planifie les éléments, subdivise les alinéas, résume en mots clés. Polémique, il balaie l’opposition d’un revers de manche. Héroïque, il s’offre lui-même pour le bien de tous, prêt à payer de sa personne qu’il projette en avant comme un étendard. Grande gueule et paquet de nerfs, il prend date, adepte de la formule miracle : on ne lâche rien ! Le voilà prêt à courir à tout va, y compris après sa propre mort, comme un poulet sans tête.
   Rechargé comme une batterie, Monsieur je sais tout / je suis partout / je m’occupe de tout – à personnage omnipotent, vocable abracadabrant – sature l’espace de sa présence indispensable. Le voilà qui révèle, s’épanche, prend à témoin, ose des détails intimes, étale des affects, se cite en modèle… tout en gardant un œil sur son auditoire, attentif à l’anesthésie qui ne tardera pas à guetter celui-ci, il en est sûr. Il enfonce alors le clou par un appel vibrant à l’action qui vérifie le discours, à l’entreprise qui remobilise, au fait d’armes qui requinque. L’Histoire l’attend, tout est dit.
   Le silence qui suit résonne encore de l’agitation qui nous abandonne, exténués, exsangues, devant tant de maestria. Un temps bref nous est enfin accordé. Celui de recharger les piles du fanfaron ludion.
   L’infernal lapin redémarre.
 
 
 






                                                                    
                                    GEPEES





   La voix neutre, anonyme, insistante, résonne dans l’habitacle métallique, égrenant méthodiquement ses injonctions numériques. Elle insiste, se répète, du même ton monocorde et robotique, sans état d’âme. Le conducteur exaspéré en est à son troisième passage au même endroit. Il doit se rendre à l’évidence : il tourne en rond. Le système d’orientation incarné dans cette voix a beau être dirigé par un ensemble de satellites irréprochables, quelque chose ne tourne pas rond !

   L’homme gare son véhicule et ressort une carte papier des lieux. La déplie, la déploie, comme un accordéon de mémoire. Il l’étale et commence à rechercher, à s’orienter. A creuser les souvenirs du scout qui dormait en lui. Du temps où l’on pouvait encore se sentir perdu quelque part et trouver son chemin avec les moyens du bord : soleil, boussole, carte. Les lieux devaient être apprivoisés, lus, déchiffrés. Avec patience, méticulosité. Comme on en use avec un code bien précis : la carte légendée possède ses signes, ses couleurs, sa légende, son échelle, son orientation. Elle est le fruit du travail précis, précieux, des géomètres, géographes et marcheurs qui sont allés vérifier, cartographier tous les éléments sur le terrain. La carte se lit comme le produit de ce long et patient travail, un peu comme le lecteur sait apprécier les dédales du récit livré par le romancier. La carte, récit intime des espaces. A lire et relire pour réveiller nos liens aux lieux.

   L’espace vit, évolue, se transforme. Il se donne à voir à travers l’imaginaire, la représentation. Il appelle des comparaisons, des mises en relation, des explorations multiples et complémentaires du réel. Sa lecture nous fait mesurer, tracer, nous projeter dans des voies à choisir, à inventer. A la manière du romancier radiographiant sa ville pour en faire ressortir les couches successives, des plus apparentes aux plus profondes. La mémoire des lieux éveille nos lectures palimpsestes les plus enfouies, les plus secrètes.

   Nous mesurions autrefois un trajet, une destination prochaine, à portée d’œil, de compréhension, d’affection presque. Nous avions latitude et responsabilité à nous conduire et à assumer l’issue – heureuse, accidentelle, surprenante – du trajet. Il nous faut désormais accepter un jeu bien différent : celui de se laisser conduire en se sachant observé. Et prêt à être remis sur la bonne voie, comme un enfant pris en faute. L’intimité de l’intention a fait place à l’automatisme froid du calcul satellitaire.

   Plus de possibilité d’hésiter, de tergiverser, de s’égarer. Le robot nous tient par la voix, par le regard, nous propulsant malgré nous vers l’issue d’un voyage qui ne nous appartient plus. Dépossédés d’un mystère possible des lieux, nous nous tenons aux ordres de la petite boîte magique qui nous garde hypnotisés, obnubilés par le point de destination. Seule la cible surnage-t-elle encore (jusqu’à quand ?) du naufrage. La voie, elle, se perd dans l’oubli d’une intelligence de l’espace qui nous est à jamais retirée.

   Le gépèès fait figure, désormais, de guide contemporain aux allures de héros antique.   






 








                          IMAGOS





Dans un ultime sursaut pour la vie, l’insecte emmailloté engage sa dernière mue. Tout juste délivrée de l’ultime membrane qui l’enveloppe, sa forme parfaite, définitive, se déploie avec la majesté tranquille des prodiges muets. Œuf, chenille, chrysalide, papillon : la nature a su conduire à son terme un cycle biologique complet, complexe. Chef d’œuvre longuement mené à bien, pour une durée de vie de… quelques jours. Acte gratuit, pour la beauté du geste ?


   Pas moins de quatre naissances ont accompagné quatre stades de vie successifs et différents. Quatre identités pour ces lépidoptères qui ont évolué parallèlement, au fil des millénaires, avec les plantes-hôtes qui les supportent et les nourrissent. Chaque famille porte un nom à rêver, à l’image des héros des grands mythes humains : machaon porte-queue, sphinx à tête de mort, argus bleu, grand paon de nuit… Légèreté de l’allégorie : les papillons seraient des esprits voyageurs dont l’apparition annonce une visite ou la mort d’un proche. Symbole métamorphique : la chrysalide est l’œuf qui contient les potentialités de l’être, et l’imago qui en sort figure la résurrection. Une manière de sortie du tombeau, déjà. La mort nichée au creux même de la vie.


   Feu solaire qui anime l’âme des guerriers, l’adorable lépidoptère bat de ses ailes multicolores. Il n’en finit jamais d’enchanter les fantasmes, jusqu’à trôner aux côtés de Psyché, l’âme papilionacée. Il anime les visions enfantines idéales, celles qui planent sur la magie des jours heureux. Celles que l’on avait rêvé de capturer au filet secret de nos envies. L’imago des êtres chers dont nous gardons la survivance quelque part en nous. Trésor et poids de l’enfance à la fois, que ce double dormant au fond de nous-mêmes, subtil archiviste des émotions et des images d’une période achevée, qui nous a portés et que nous portons au creux de nous comme une promesse que nous ne pourrons jamais tenir telle que nous l’avions formulée.


   Infancia, c’est un bagage qui ne se parle pas, avec ses deuils, ses drames, ses angoisses. Il faudra bien pourtant qu’elle se fasse la belle pour que l’adulte qui en sort puisse la déformer de sa nostalgie, l’embellir de ses regrets. L’enfance n’a pas d’âge, elle s’écrit toujours à l’envers. « Je ne suis plus chez moi ! », clame le nouveau-né de son cri primal déchirant. Aucune réponse ne lui parviendra avant l’âge de raison. Et la période enfantine ne laissera à l’adulte qu’un résidu opaque avec lequel il passera sa vie à s’expliquer.

   L’enfant se révèle nu, démuni, débordé par ce qui lui arrive, impréparé à faire face à l’événement, passible des choses qui lui arrivent. Dépendant de ce qui le dépasse. Pris par des champs de conscience qui l’excèdent. La chose dont l’enfance est l’écrin apparaît comme toujours déjà perdue. A la forme d’endettement qui l’accable malgré lui, rien n’assure que répondra un jour l’acquittement vis-à-vis des ascendants qui l’ont accompagné.

   S’il existe d’éphémères papillons adultes, il n’y a pas de grandes personnes sans enfance à résoudre : nous sommes toujours dans un rapport de narration avec ce qui précède et nous aliène. La sortie de l’enfance – comme celle du cocon – requiert un visage, un corps à explorer le monde. Et une voix qui vient du fond de soi-même comme une étrangeté : celle qui fait de nous des Narcisse incapables de reconnaître ici leur reflet. Phonation bizarre que celle qui nous monte à la gorge et qui n’est pas la nôtre, mais celle d’un autre en nous. Enigme de l’altérité qui nous porte : on est fait d’un autre que l’on passe sa vie à portraiturer en adulte.

   L’enfance, passage sans âge.


                               
                                     




                        TEMPS MORT
 
 
 
   Mais regardez-les donc ! Ils courent tous, connectés, ligotés par d’invisibles fils qui les entravent. Ils mutent en cellules affolées, affairées, mimant le sempiternel mouvement brownien. Diffusion, fusion, confusion : ils ne voient même plus où ils vont… mais ils y vont. Bille en tête. De SMS en courriel, de gazouille en recherche de moteur, la rumeur s’enfle jusqu’à endosser les proportions d’une hallucinante méduse projetant à tout instant les dernières tentacules en vogue de l’illusion numérique.
   Images de surveillance, historiques de recherche, listes de transactions : le mollusque digital avale tout, sans discontinuer. La surveillance se resserre, nos traces se multiplient, abreuvant un monstre aux mille gueules jamais rassasié. Notre passé nous dépasse.
   Tout cela en temps réel, s’empresse-t-on d’ajouter fièrement. Comme si le temps était une donnée réelle, et non abstraite, subjective ! Nous voilà définitivement dépositaires du droit de posséder le temps. Mais l’avons-nous vraiment en quantité suffisante et réfléchie pour penser la portée de ce que nous écrivons ? Alors tant pis pour les contenus portant à malentendus !
   Et que répondre à ces lecteurs qui se vantent de lire en diagonale, pour, croient-ils, gagner un temps précieux ? Sinon que la lenteur permet de mieux comprendre et mémoriser. Sans même évoquer le plaisir, le goût de se voir faire les choses !
   L’outil-roi remplace peu à peu les idées qu’il était – en théorie – censé seulement véhiculer. Fascinants, les moyens ont remplacé les fins. Le comment a liquidé le quoi et le pourquoi. Les performances ont tué les projets. L’illusion s’est substituée au sens. A tel point que la question pourrait se poser telle quelle : c’est quoi, au juste, une idée ?
   Quel temps nous reste-t-il pour musarder, à l’écoute de la vie qui pulse autour de nous lorsque nous osons – encore – ouvrir nos sens au monde ? Et en penser le foisonnant contenu.
   Et quelle réflexion critique face aux événements du monde ? Sous les hystéries collectives rampe l’aliénation des esprits. Comment garder vives nos intelligences si l’on ne s’accorde plus le temps nécessaire à l’examen objectif des choses, des faits ?  Défauts et qualités, causes et conséquences, croyances et raison, illusions et vérités se mélangent, formant un brouet infâme où l’on ne reconnaît plus rien de valide.
   Analyse, doute, évaluation, discernement sont escamotés au profit de la confusion, du sectarisme, de l’idéologie, de la crédulité. Temps long accordé à la délibération contre jugement hâtif, à l’emporte-pièce. Tout ce qui excite la pensée contre ce qui l’endort.
   Le temps peau de chagrin que nous nous accordons encore suffira-t-il à exercer cette ironie socratique vieille comme le monde : le Sage exprimait à ses interlocuteurs que ce qu’ils croyaient savoir n’était en fait qu’ignorance. Mais il s’empressait d’y ajouter une maïeutique tout aussi avisée : à chacun de pratiquer la réminiscence pour faire ressortir des vies antérieures les connaissances oubliées. On n’apprend pas, on se ressouvient. Dans la durée nécessaire.
   Ne risquons-nous pas de devenir ces ignares d’un savoir au temps long ? L’âme de chaque homme est enceinte et elle désire accoucher. Toute précipitation peut être fatale. La naissance ne peut se faire que dans le spectacle du Beau. Celle que nous montre l’exercice libre, gratuit de la philosophie. Et la durée du questionnement propre à nos esprits en vadrouille.
   Cogito ergo sum… sed tempus fugit !
 
 
 
 
 
                          
                      

                        ACOMETISSAGE
 
 
 
 
 
   Pop-corn géant ? Grosse patate de glace et de neige sale ? Quel est cet objet traçant dont la chevelure lumineuse zèbre les cieux estivaux, recueillant nos vœux les plus spontanés ? A peine blasé des poussières de lune et du désert martien, l’homme jette son dévolu sur ces masses oblongues de quelques kilomètres évoluant aux confins du système solaire, satellites gazeux des étoiles. Au point de leur adresser un explorateur robotisé aux ambitions décennales.
   L’orbiteur au long cours aura parcouru sept milliards de km, réalisé cinq fois le tour du soleil en dix années de traversée. Et largué un adorable petit robot qui a rebondi comme sur un trampoline dans cet environnement sans gravité. Philaé a ainsi acomèti plusieurs fois, rebondissant avec la souplesse d’un chat. Le voici prêt à percer les secrets de la comète. Autant que celle-ci est bien décidée à l’éjecter lors de son prochain dégazage.
   A la recherche fiévreuse de ses origines, l’homme se laisse hanter par la narcissique question lancée à l’espace : « Miroir, mon beau miroir ! Dis-moi qui est le plus beau ! » Ou plutôt : « Dis-moi que je suis le plus beau ! » Où en sera-t-on dans cent ans en conquête spatiale ? La prévision est difficile, surtout quand elle concerne l’avenir, nous confie volontiers l’humoriste. Prestige stratosphérique et orgueil phénoménal ont poussé à la course spatiale entre les nations. Qui sera le premier ?  antique interrogation où pointent d’aussi antiques jalousies. Ou encore : Qui mordra la poussière astrale le premier ? La course à l’espace en métaphore du choc des blocs. Mais quoi, après ces enjeux géostratégiques déjà datés ?...
   Avides de percer le mystère d’autres vies dans l’espace, nous aurons au moins amélioré notre vie sur terre. Recherche de micro-organismes, de nouveaux métaux, vision décentrée du système solaire où nous évoluons… expériences innovantes. Et tentative de retour à nos origines lointaines.
    Les comètes seraient ces capsules à l’abri du temps, renfermant les clés de la naissance de notre système solaire. Nébuleuses de gaz et de poussières cosmiques : voici les témoins, congelés dans leur nid froid, de notre soupe primitive milliardaire – en durée d’origine. Tâtant d’une proximité épisodique et relative avec l’astre du jour où elles plongent parfois mystérieusement, une partie de leur matière se sublime : elle se transforme en gaz. Entraînée par le flux gazeux sous pression, la comète forme autour de son noyau une chevelure à la longue queue lumineuse, la coma. Plusieurs millions de km d’une lueur vive, traçante, éphémère, s’envolent aux vents solaires. Haïku visuel intergalactique.
   Acomètissage de Philae : notre champ lexical s’élargit soudain, réalimentant notre langue souvent endormie, elle aussi, à l’image des comètes en repos. Le petit robot, lui, espère vivre encore quelques mois avant de succomber à un coup de chaud solaire. Vie et mort des objets célestes.
 
 



                                                                
                                   
                          BIOTOPE


 
     Une gravière désaffectée, vestige d’une activité industrielle oubliée. Il ne demeure que la cuvette en pente douce qu’emplit peu à peu l’eau claire et pure de la nappe phréatique. Mystère des eaux souterraines colonisant par porosité, lente imprégnation, les anfractuosités de la surface. Au gré des hasards, une jungle aquatique s’apprête à surgir. Retour aux conditions des origines planétaires, à l’échelle d’une mare humide.

   Bactéries en myriades, puces d’eau, mousses envahissent bientôt les eaux dormantes, suivies des amphibiens, oiseaux, insectes. Crapauds, couleuvres, libellules. Petits mammifères en quête de proies. Végétaux de toute nature peuplent le fond, recouvrent la surface. La niche écologique s’enrichit au fil des saisons. Les limons s’accumulent à faible profondeur, tapissant le socle de l’habitat devenu fertile. Sur un rythme régulier, la lumière perce les eaux, éclairant un tout nouveau théâtre d’ombres. Les crues des rivières proches acheminent les poissons. Des labyrinthes s’organisent entre les herbiers, forment refuges, gîtes, asiles. Prédateurs et proies se côtoient. Le milieu s’équilibre entre ses hôtes. Le biotope vit.

   Quel regard lui accordons-nous ? Qu’en connaissons-nous vraiment ? Savons-nous que le polype d’eau douce ne vieillit pas : ses cellules se renouvellent en permanence, échappent à la dégénérescence, conservent la vie. Nous doutons-nous que les plantes s’échangent des informations, à leur façon ? Fascinants végétaux capables de prévenir l’attaque de prédateurs, de réagir à la musique ou d’émettre des hormones aptes à attirer les insectes qui viendront les polliniser. Comportements évoquant une manière de cerveau végétal.

   Que penser des systèmes d’alerte développés par les animaux dont l’oreille interne perçoit les vibrations inaudibles émises bien avant les séismes ? Ou des abeilles enregistrant les changements fins des champs magnétiques ? Les faits sont là. Les mammifères disparaissent subitement ou ne se nourrissent plus. Les poissons sautent hors de leur bassin. Les reptiles tournent en rond, se tapent la tête contre les murs. L’alerte s’imprime dans les corps par ondes infimes. A la manière dont le papillon ou le caméléon sont des clichés du monde où ils évoluent, le vivant conserve l’empreinte du passage, de la trace plus ou moins visible. Tandis que les photons de lumière bombardent les surfaces sensibles, perturbent l’organisation des cristaux chimiques, des figures naissent dans le chaos du monde. Chaque disparition de cellule ici s’accompagne ailleurs de la réplication d’une empreinte, d’un redevenir des corps. Simulacres et survivances. Fugacité et persistance.

   Le petit peuple de la mare va sa vie, ne délivrant ses secrets qu’avec la parcimonie du vivant aux aguets. Même les poissons ne dorment que les yeux ouverts ! Et lorsqu’un épais voile blanc se répand comme une brume sur le fond du lac miniature, on pense aux semblances d’un poison trouble drainant les profondeurs. La nature, elle, n’y voit que réaction entre éléments : celle du carbonate de calcium, froid, entrant en contact avec l’eau plus chaude.

   Subtile, étonnante alchimie du biotope.


  



                                                                                  


                              


                        PASSEURS D'ESPRIT
 
 
 
Le parc est calme et désert. Les allées régulières découvrent quelques bancs déployant leur dos déjà usé pour le repos du badaud. Seules plusieurs boîtes placées ici et là rompent ce bel équilibre, annonçant on ne sait quelle initiative ou proposition. Petites boîtes en bois imitant la couleur verte des buissons environnants, se fondant en eux, ne s’en distinguant que par leur aspect verni. Boîtes à usage d’on ne sait quelles secrètes instructions.

   Parmi les promeneurs plutôt rares, il en est qui se dirigent vers ces mystérieux coffrets, y introduisant ce qui fait penser à un opuscule, avant de s’éloigner d’un pas nonchalant. Rien ne s’oppose à la curiosité qui vous fait ouvrir ce drôle de boîtier pour y inspecter son contenu. Vous en retirez un livre à l’aspect un peu usé, dont la couverture porte la mention : « Cercle des lecteurs invisibles ». Feuilletant ce livre providentiel, vous vous apercevez bien vite qu’il a déjà été parcouru par plusieurs lecteurs. Pliures, biffures, annotations diverses, taches de café, chacun y a peu ou prou laissé sa trace. Ce livre a vécu plusieurs vies.

   A peine éclipsé de ce drôle de jardin public, le dernier locataire du livre vient d’assigner un lieu d’échange possible au récit qui occupait sa pensée. D’un geste discret, il l’a lancé comme une bouteille à la mer, un secret message à déchiffrer. Comme un objet précieux qu’on livre au hasard de la rencontre. Appel au partage de l’album d’images mentales que l’auteur du livre lui a permis de feuilleter à son tour.

   La désintégration lente de la fine pellicule de mémoire déposée par le récit ne nous condamne pas à l’ensevelir pour autant. Le moyen existe de faire rebondir sa trace encore vivante. Tant un livre existe d’abord à travers l’oeil du lecteur qui s’y plonge, comme toute œuvre par le regard qui lui est accordé.

   Voici le lieu d’une conjonction fertile des images qui ont déjà surgi et de celles à naître chez les lecteurs à venir. Espace de rencontre du réel advenu et de l’aléatoire à créer, une vaste bibliothèque de la pensée s’inscrit en lieu idéal, dématérialisé. Une manière de nébuleuse du sensible. Du temps de latence qui suit le parcours d’un livre peuvent jaillir après coup d’autres sens, d’autres intérêts. Le récit continue de vivre dans les esprits qu’il a déjà visités. De même qu’il poursuivra son chemin entre les mains de ses futurs lecteurs.

   Derrière tous ces regards se profile celui, sidéré, du philosophe dont les yeux s’absorbent dans les racines puissantes d’un arbre du parc, prenant subitement conscience de ce que signifie exister. Au-delà de la matérialité du monde perçu, possédé par les sens, ça se met à exister. La pensée a rejoint l’essence.

   Passant de boîte en boîte, de main en main, le futile objet de papier revit mille vies dans la mimesis revisitée de son attachant récit. Sa forme désirable hante l’espace des vastes jardins de nos voyages intérieurs. Avatar inattendu, secrètement adopté, de nos rencontres virtuelles, mû en forme spectrale des esprits réunis, il anime désormais – et pour longtemps – le Cercle des lecteurs invisibles.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
BREVES
 
  
Une large tranchée blanche tapissée ici et là de bandes de velours verdoyantes, comme une saignée profonde coupant la ville en deux. La chenille compacte d’un tram avance sa carcasse de verre et de métal, lente, silencieuse, sur le grand ruban blanc. Rivée à son rail, la rame serpente au gré des courbes de l’avenue. Tranquille.
   Une voiture s’engage en travers. Sans un regard pour le tram qui s’avance en pleine visibilité, le conducteur attaque l’espace en terrain conquis, sûr de son droit. Choc inévitable. L’intérêt particulier entrant en collision avec le domaine collectif : fait divers vieux comme le monde. Inconscience des acteurs ? Insignifiance du fait ? Illustration d’un fond de déraison.
   La nouvelle – mais en est-ce vraiment une ? – fera un paragraphe illustré dans la presse locale, et peut-être un reportage sur la chaîne de télévision du coin. Parmi d’autres, multiples, exposées sans hiérarchie apparente. Fatras confus engendré par un monde agité.
   Le fait divers catastrophique nourrit nos tendances complaisantes à l’émotion facile, notre pente naturelle à l’hébétude consumériste. Haro sur l’univers exalté de nos chaînes TV en continu, concoctant matière à information, à surinformation. A désinformation. La stratégie est toujours la même : comment transformer un fait d’apparence anodine en pièce montée dégoulinante de bonnes intentions. Le robinet alimente sans fin un regard juteux, vendeur, sur le monde comme il va. Voici les brèves qui s’allongent comme queues de comète en plein jour.
   Les consciences fourbues n’en ont jamais fini de s’imprégner du navet consternant alimenté par les petites mésaventures du quotidien. Le fait divers, cette démangeaison du présent, avale goulûment l’Histoire comme l’Art, assimilés à un gigantesque jeu vidéo où le fun et le jeunisme s’épaulent pour expulser toute tentative de penser la vie. L’autofiction tient désormais lieu d’épopée.
   « Soyez jeunes, urbains, festifs ! » susurre-t-on jusqu’au fond des provinces reculées : il n’est plus ni art ni culture qui ne cède à ces injonctions complaisantes, trompeuses. Braqués sur la futilité du monde, les projecteurs de l’actualité accouchent d’un déballage permanent d’où émerge l’écume du rien. Le zapping frénétique sur l’« info » vire à l’opération d’enfumage pure et simple. L’insignifiance crée l’ignorance, entretient le vide, déconnecte la pensée, débouche sur la déconfiture d’une culture présumée populaire.
   Et comme si on en redemandait une dose, l’actualité contemporaine invente des redites à de vieux faits divers pourtant passés à la postérité. Le naufrage pathétique d’un rafiot de luxe affrontant des icebergs gros comme des montagnes – déjà joué grandeur nature au début du siècle – prétend rebondir et suggérer de nouveaux ravages. On en remet en scène la vision frénétique, hystérique, la célébrant d’un navet planétaire qui achève de couler le cinéma grand public dans une soupe hollywoodienne où adore patauger le bon peuple larmoyant. Insuffisante approche : il faut viser une vérité plus forte encore, plus proche de notre réel contemporain. Plus apte à frapper les esprits, du moins ce qu’il en reste.
   On met donc en service de tout nouveaux géants des mers, hauts comme des immeubles, larges comme des avenues. Que l’on dirige près des côtes, au mépris des règles de sécurité. Provocation au bon sens… et aux lois élémentaires de la navigation. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la catastrophe prévisible a lieu… et se redouble d’une mise en scène à faire froid dans le dos. A quand une fiction célébrant le Costa Concordia ?...
   L’histoire hoquette, bafouille et révèle de curieuses tendances à célébrer nos travers les plus stupides et les plus ancrés. Le feuilleton va bon train. Au théâtre confus de nos illusions, nous adorons rejouer nos brèves infernales. La bêtise nous guette. La répétition nous navre. La redite nous sidère. Le mauvais carnaval des masques bat son plein. Et nous laisse à court.  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
MIMETIQUE
 
  
 
   Avec la lenteur paresseuse et calculée du reptile, l’animal insinue ses tentacules interminables sur les fonds sableux à peine frôlés. Comme en état de léthargie, d’apesanteur. Les longs bras annelés semblent animés d’une quête versatile dont les enjeux les dépassent. L’être est tout en muscles. N’est que muscle. Les bandes brunes et blanches qui parent ses flancs modifient par instant leurs couleurs, impulsant à l’imposant mollusque des intentions énigmatiques. Mais un jet d’eau se propulse soudain, depuis un siphon secrètement lové au creux du corps. Nul doute qu’il trahisse un mobile en cours. La pieuvre va sa feinte.
   Etonnant poulpe mimétique, capable de dupliquer l’apparence et les mouvements de quinze espèces marines différentes. Les contorsions subtiles d’un organisme  irrémédiablement mou le font passer du statut de serpent de mer à ceux de crabe géant, de poisson-grenouille, de coquillage, de raie ou d’anémone. Le voilà même singeant la couche sableuse qui lui sert de décor. Pour mieux se fondre dans le milieu.
   Inimaginablement flexible, la pieuvre mimétique pourrait, dit-on, loger entièrement dans une canette de boisson gazeuse. Capacité d’adaptation remarquable qu’il est tentant de mettre en parallèle avec les traits d’intelligence animale repérés chez les céphalopodes. A ce jour, ce poulpe est le seul invertébré à avoir démontré son aptitude à faire usage d’outils : ne l’a-t-on pas surpris ouvrant un récipient en dévissant le bouchon de celui-ci ? Si la pieuvre-mime possède cette double souplesse, ses dons d’imitation sont alors en partie expliqués, la rendant spécialiste pour tromper proies et prédateurs. Ne laissant que sa tête et ses yeux dépasser de son trou, la voici en position d’observation. En attente de création d’un prochain et subtil camouflage.
   Sommes-nous aussi convaincants dans les échanges avec nos semblables ? L’effet miroir qui nous voit tenter des rapprochements stratégiques avec les personnes à séduire ou à convaincre, en observant puis en reproduisant certaines de leurs attitudes, ne relève-t-il pas des stratagèmes mimétiques inventés par le poulpe-mime ? Il s’agit bien d’accompagner vers l’autre un mouvement subtil propre à s’approprier tout ou partie de son aura. A l’image du céphalopode musclé qui se fond dans le sable du décor, à nous de nous mouler dans l’environnement, de mimer les codes sociaux, le niveau de langage, les attitudes et jusqu’à la stature ambiante de notre public. L’humain éponge sociale.
   La face cachée de la force a depuis peu un nom : neurones-miroirs. Logés dans le cortex, voici la trace vivante de nos désirs mimétiques, de nos gestes empathiques. Plus de reproche, désormais, à adresser à l’escroc ordinaire qui, par ses tours et manèges, ne fait que mettre en évidence les mille petites vérités inavouables de la société. A chacun d’interpréter son rôle par le travestissement qui lui convient : perruques monarchiques, masques vénitiens, grimages divers. Au café du commerce du coin peuvent s’échanger les derniers trucs ou savoir faire par lesquels le petit peuple prend sa revanche sur l’élite présumée initiée.
   Le travestissement n’aura aucun mal à passer pour une protection normale. Une bonne volonté évidente de sauver la face, les apparences, voire les faux semblants.     
   Au royaume des masques, l’homme poulpe est roi.
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
FANS

 

 

   Des milliers d’yeux implorants, fiévreux, embrouillés d’une mystique rare, convergent sur un même point, là-bas au fond. La scène baigne dans une lumière crue qui appelle le bruit et la fureur. L’espoir – exprimé en désir fou – de voir apparaître l’objet de tous leurs cultes soulève chez les adorateurs une frénésie qui confine au soulèvement d’un miracle. Chacun vibre à l’unisson de tous. Et tous se remettent entre les mains d’un seul. La foule célèbre avec ferveur les prémices d’une apparition, d’une irruption. D’une épiphanie. Et lorsque l’idole survient, tel un divin cabri bondissant parmi les nuées, la clameur qui le happe est à la mesure des mille adorations qui l’invoquaient déjà.


   La vedette salue, remercie, exécute les cabrioles d’usage, prépare l’état de transe où ne manquera pas de le plonger bientôt son cher public adoré. Celui-ci, peuple grouillant d’idolâtres exaltés, redouble son ardeur, pousse le registre gestuel à son comble, concocte les conditions de l’émeute. La mimétique visuelle et sonore parvient à son faîte, comme amorçant les premières vocalises de l’artiste sur les accords concertés de l’orchestre. La mécanique du spectaculaire s’enclenche, sans éteindre pour autant la cacophonie ambiante. La foule accouche en direct d’une communion de fidèles hallucinés.


   Le rituel de vénération se poursuit, s’installe dans une durée qui confirme le pouvoir occulte de l’image vivante, sa représentation symbolique : l’idole se mue en modèle absolu dans l’imaginaire conquis de chaque adorateur, subjugué jusqu’à l’hypnose. Le fan sympathique, touchant, se meut en fanatique inquiétant.

   Habité par cette conviction qu’il est aimé par la star mais que celle-ci ne le sait pas encore, le voici qui pleure à chaudes larmes, s’agite en tous sens, se porte lui-même au bord de l’évanouissement. Tout est bon pour attirer l’attention dans une crise d’absolue sincérité. Jouée dans un présent total, l’hystérie organise une simulation portée au paroxysme de sa perfection.
   Vient le temps où la transe collective s’achève, interrompant brusquement le phénomène à la manière d’un coïtus interruptus. La retombée du spectacle s’annonce aussi problématique, projetant des désirs insensés sur l’écran, chauffé à blanc, d’une mémoire qui rejoue indéfiniment le fantasme toujours vif : vous étiez fan, vous allez devenir star… L’attachement démesuré, divinatoire, à l’objet du culte fait suspendre la vie ordinaire à une présence fantomatique. Il s’agit  maintenant de permettre que revive en boucle cette passion érotomane qui nourrit chaque instant de la conviction délirante d’être aimé par un modèle prestigieux. Innommable délire apte à vous faire prendre des vessies pour des lanternes.
   L’irrépressible besoin de s’identifier coûte que coûte attise la quête de l’orgasme permanent, avive les créations les plus originales. Le fan transforme fébrilement son gîte en temple dédié : coupures de presse, disques, tickets de spectacle, posters sur les murs, vidéos… le mythe revit dans un présent éternel, comblant les failles et les manques par une omniprésence qui rassure. Comme la plante instable appelle un tuteur pour demeurer droite.
   L’amour passionnel porté à l’idole peut tutoyer des sommets où l’identité même semble faire naufrage. Comble de l’effet mimétique : on cherche à muer physiquement dans la peau du personnage adoré. Le sosie qui émerge de ce travail appliqué se met alors à jouer la partition gestuelle de celui-ci, le lance dans l’espace social en guise d’ultime et pathétique essai narcissique. La star ainsi dupliquée pourra même être rejouée par l’original lui-même, à l’affût des bénéfices d’image à retirer de cette opération séduction bienvenue.
   Bien malin qui peut alors reconnaître le vrai de sa doublure. Qui singe qui ? L’amour fusion a tout gommé au profit d’une mise en abyme où le maître et l’élève se dissolvent ensemble dans un chaos trompeur.
    Il ne demeure qu’un désert où plane le doute. 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
HAINE
 
 


Bardé de sa rancœur et de toutes les frustrations accumulées, le terroriste avance avec l’assurance du droit acquis, conquis, requis. Derrière lui, l’armée silencieuse de ceux qui le soutiennent, là-bas, veut-il croire. Devant lui, l’avenir radieux du martyr qui sacrifie sa vie pour une cause qui le dépasse. Et qu’il n’a surtout pas pris le temps d’examiner avec sa raison. Quelle raison ? Réfléchit-on lorsqu’on est mû par la haine aveugle propre à l’exclu ?
   Car il n’est rien, ne se sent rien, n’aspire plus à rien. Il est – se veut ? se proclame ? – le produit avarié d’une société pour lui vide de sens. Son déchet avéré, désigné. Plus que du doigt, des yeux. Du siège-même des émotions. Arpentant la ville de son enfance, Il ne reconnaît rien ni personne. Personne ne le voit. Il n’en est pas. Il a intériorisé avec le temps un espace qu’il a transformé en prison intérieure. En ghetto. A force d’ondes négatives vérifiées, accumulées, il a devant lui les preuves d’une exclusion qu’il veut injuste, féroce, irrémédiable. Il en a déjà pris acte, parcourant un à un les affres minables de la petite délinquance. Mais rien ici pour se faire reconnaître valablement, durablement.
   Comment passer du mépris de soi à la haine des autres ? Comment surtout rendre sacrée cette rage qui l’habite, le hante, l’excède ? Sinon en donnant à son mal-être un sens qui le dépasse, celui d’une justice ordonnée d’en haut, par un Très-Haut. Même s’il ne le connaît pas. Surtout s’il ne le connaît pas : il se veut proche, d’emblée, de ce Grand Anonyme qui lui ressemble et dont il se donne le droit de confisquer le sceau pour ce qui l’arrange. La fureur qui le dévore en appelle à des nourritures secrètes, occultes, héritées de ses lointaines origines, étrangères à tous ces impies, ces hérétiques qu’il côtoie chaque jour. Le voilà prêt à basculer dans une traversée initiatique qui le confirmera enfin dans l’identité qui lui faisait défaut.
   Lui, le bouc émissaire d’un système qui l’ignore, découvre le pouvoir insensé de retourner aux autres leur regard négatif, de se voir enfin vainqueur dans leur yeux apeurés. Mortel effet miroir. C’est la voie de sa revanche. Le triomphe des absents. Le prix importe peu tant l’enivrement délivre. Puissance du faire corps : on lui offre le statut de héros. Le voici chevalier autoproclamé. Il se sent enfin quelqu’un.
   Tout est bon pour alimenter cette deuxième naissance à laquelle il ne croyait plus. Le voilà prêt à tout, au service aveugle de cette sacralité qui l’a vu renaître enfin. Lui l’ancien banni a trouvé la cause qui fera de lui un héros. Le héros parmi une foule de prétendants avec qui rejouer – à armes égales cette fois – un nouveau spectacle mimétique. Une grand-messe où la surenchère est la règle, où la perfection prend des airs de quête infernale. D’un enfer à l’autre, quelle différence ? Celle de choisir, justement, d’en être ? Celle de la pureté absolue du soit disant martyre consenti. L’anti-héros est prêt.
   Il n’a pas raison ? Peu importe : il a le pouvoir de se donner raison. S’inscrivant sur le grand marché de la martyrologie, sait-il que sa victoire intérieure sera de courte durée ? Tant l’illusion et la folie sont les moteurs pervers des héros négatifs. Leur carburant fétide pour embraser les destins, perdus d’avance, de ceux qui, n’ayant plus rien à perdre, jettent toutes les vies – les leurs comme celles des autres – aux horties de l’Histoire.
   L’infernale mécanique du retour au même et à l’identique a gommé toute altérité        et creusé un vide cérébral abyssal. La radicalité a mystifié l’exigence. Tué l’intelligence.
   Produit pervers de l’effet miroir, la haine est fille du désespoir.
 
 
 
 
 
 





 
 
 
 
 
 
 
 
Haut les cœurs et bas les masques ! La reconnaissance documentée de nos chers doubles prend fin sur un air lancinant, une litanie familière. L’impression demeure que ces multiples peaux se sont un instant évanouies, découvrant un original délivré de ses oripeaux. Une identité nue, enfin apaisée de se redécouvrir elle-même. Comme une idée neuve à explorer. Avant qu’elle soit remodelée par d’autres  masques, inévitables, prêts à la recouvrir.
   Que reste-t-il quand on fait comme si rien ne s’était passé, comme aux premiers jours du monde ? Quelle impression l’emporte ? Quels interstices entre le tragique du pire organisé par le théâtre des Anciens et celui du dérisoire chanté par les Modernes ? La vie répond qu’elle mérite simplement d’être vécue. Qu’elle se veut à la fois dérisoire et digne de notre intérêt, comme une pièce de Tchékhov qui se jouerait sur un air de Schubert.
   On ne vit toujours qu’une première fois, comme un brouillon perpétuel de sa propre existence. A défaut de se raconter des histoires, le défi nous appartient de faire de notre histoire – ce cours d’âge unique – la  plus belle œuvre possible. Tout en sachant et acceptant qu’elle n’aura qu’un temps. Il nous reste cet entre-deux neutre, d’un gris acceptable : celui exprimé par la sagesse modérée de Montaigne ou la forme de consentement de Camus : le monde n’est là pour personne et il nous reste à porter notre lucidité jusqu’au bout. Vivons les pieds sur terre, compagnons !
   Au sortir du carnaval mimétique, nous gardons la trace de nos masques comme de multiples greffes de visage successives. La peau de chaque facies s’est épanouie à chaque fois, réanimée par les regards qui se posent sur lui dans un flot de rires, de cris et d’étreintes. Autant que de rejets, de reproches, de critiques. L’illusion scénique peut se muer en vérité passagère, le temps de la pièce : chacun joue à être pris pour... dans une ronde où les costumes de théâtre valsent devant nos imaginaires médusés et joyeux.
   Suspendre, la durée d’une réflexion, le jeu permanent des masques, la répétition parfois ironique de leur manège, c’est se donner l’occasion de décrypter l’être étonnant qui dépasse infiniment ce qu’il a vécu, ce qu’on voit de lui, ce que le monde a fait de lui. Reconnaître enfin cette part invisible de nous-même qui nous fonde et à laquelle nous ne renoncerions jamais sans doute tant elle nous est chère. Celle qui nous permet, au-delà de toute tendance à épouser des modèles, de penser le cosmos tel qu’il se présente et s’impose à nous : d’une présence non négociable. Et si l’univers n’est pas là pour nous, un corollaire se déduit naturellement : nous ne sommes pas là non plus pour le satisfaire, mais pour inventer les formes les plus larges, les plus libres, de notre être au monde.
   Autour de nous, quelque part dans la conscience universelle, se font écho les Voyageurs de l’esprit : poètes, romanciers, philosophes, artistes nous murmurent les échos troublants de nos origines, celles qui renvoient à notre formation intellectuelle et sensible. Par quel miracle renouvelé parviennent-ils à peupler nos idées, nos images, d’une densité, d’une texture issues de la terre, de l’eau, de l’air ? Sans doute nous apprennent-ils qu’il existe deux temporalités en nous, où chaque instant est lourd de ce qui précède. L’une signe notre appartenance au rythme terrestre, social. L’autre nous révèle à une intimité qui nous fonde car elle nous parle de nous-mêmes. Et il arrive que souvent la première recouvre, plus ou moins lourdement, la seconde. Au point de risquer l’étouffer.
   A nous de retrouver, dans le fatras des appartenances les plus diverses, le noyau qui nous constitue : part d’enfance, d’apprentissage, de culture… tout ce qui fait notre flux de conscience personnel. Et de ne pas être dupe des multiples costumes que la vie ne peut manquer de nous faire endosser, tant bien que mal.
   A la manière du jeune Sartre des Mots, s’efforçant de ne pas ignorer sa double imposture : « Je feignais d’être un acteur feignant d’être un héros. » Le même devenu adulte concluant, en réponse à la question « Que reste-t-il ? » : « Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
A SUIVRE...  (à paraître en OCT 2017)
 
 
 
 
SENTINELLES DE PAPIER
 
CENT VIES DE PHILOSOPHES  
 
 
 
 
 
 
Etre ou savoir ? Vivre ou réfléchir ? Agir ou penser ? L'alternative se pose là. Comment vivre sans se regarder faire ? Comment trouver en soi la force de poser des actes sans se préoccuper de ce qu'ils rapportent ?
     Les philosophes ont tenté de répondre à ces questions. De Socrate à Bergson en passant par Rousseau et Nietszche, leur tout premier acte fut sans doute de se mettre en marche. Comme il parle et comme il pense, « l'homme est un temps à deux pattes », selon le mot de Jankélévitch.
     Outrepassant fièrement les silences percutants de la pensée en cours, l'homme du commun osera un « penser c'est bien beau mais... » : la vanité du concept ne guette-t-elle pas son auteur lorsque l'idée ne débouche pas sur du concret, du palpable ? A bien considérer l'histoire de la philosophie, combien de gestes furent joints à la parole chez nos nobles penseurs ? Interrogation d'autant plus pertinente que l'activité philosophique ne débouche pas  nécessairement sur une réponse obligée. Elle appelle question. Et c'est là pourtant que peut naître et s'épanouir la « beauté du geste » vantée par Jankélévitch.
     De même que la pensée fait parfois rengaine, il arrive que le geste trahisse le souci de trop qui échappe, l'acte manqué qui dévoile, le symbole s'érigeant au fil d'une attitude qui fuite. Où finit la pensée et où commence le geste ? Quelle secrète frontière sépare nos intérieurs invisibles de l'extérieur en mouvement ?
     Tapi derrière sa fenêtre, le philosophe se glisse dans la peau de l'observateur aux aguets. A quel moment se projette-t-il physiquement dans chacun des passants qui s'agitent en contrebas, le long de la rue ?
     A l'image de la fenêtre nous séparant du monde, la limite qui borde nos paupières alourdies est la membrane infiniment élastique de nos imaginaires en attente. Elle frange nos rêves d'un surplus de précaution où dominent la pensée et la parole. La raison et la prudence.
     Mais l'appel de l'aventure exige plus : il nous désire au risque d'un corps qui parle, d'un mouvement qui s'ébauche, au gré d'une émotion qui nous soulève, nous dépasse. Malgré nous. De la tête au corps, il y a parfois divorce. Et continuité pourtant. Sans crier gare, l'idée se laisse aller à s'incarner, à fuiter par la fissure qui s'offre, la lézarde qui court, l'aubaine qui réjouit.
     Voyez le philosophe jubiler, blotti à l'affût de la toile de Marc Chagall  Paris par la fenêtre : il est cette double tête qui jouxte une ouverture au bord du monde, entre intimité et air du large. Oui c'est bien lui, là au premier plan, en bas à droite. En attente, comme son double, le chat fétiche à visage humain siégeant tranquillement sur le rebord de cette fenêtre grande ouverte sur la cité et ses intrigues. L'animal circonspect s'adosse au pan boisé, multicolore, de l'encadrement. Et au-delà ? Toute une imagerie nous assaille, nous émoustille : des corps qui flottent au loin parmi les maisons, une silhouette suspendue en l'air comme à un parachute invisible : ça glisse et ça flotte, la vie s'éclaire d'un grand rais de lumière comme un spot illumine  la scène d'un théâtre d'acteurs.
     Au philosophe de s'emparer de la scène pour nous souffler ses questions. Et oser ses gestes. On sent sa vie prête à jaillir par toutes les failles disponibles. Abandonnant pour un temps sa neutralité naturelle, l'observateur ne va pas tarder à s'impliquer : action !...
     Que nous vaut le plaisir de penser ? « En ce point est quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire. Et c'est pourquoi il a parlé toute sa vie » exprime Bergson dans son Intuition philosophique.  
 
 
 
 
 
 
  
Un homme se précipite dans le cratère brûlant du volcan Etna. Image terrible si elle n'était aussitôt atténuée par celle qui suit : sa sandale en ressort illico sous la forme d'une savate en plomb. Le drame vire à l'anecdote de bande dessinée.
     « Basta !» semble vouloir dire le personnage en guise d'adieu à un monde qui n'a rien compris Qui ne l'a pas compris lui, en tout cas. Et pourtant, peu de temps avant encore, c'était bien le même qui allait guérissant les malades en clamant des vers. Quelle mouche a donc piqué l'heureux homme ? 
     On ne comprend rien sans faire retour aux origines. Empédocle est bien ce héros antique qui aurait fini sa course dans le cratère d'un volcan en éruption, dixit la légende. Gaston Bachelard, philosophe contemporain, amateur lui aussi des quatre éléments originels, confirme la fascination exercée par le cosmos : « Le feu est une figure du destin, un drame qui appelle le vertige ». La disparition au creux des forces cosmiques comme image de l'anéantissement : se vouer au feu, n'est-ce pas réussir à devenir... rien ? Le feu comme comme garantie de purification, de renaissance. L'espoir fou du Phénix.
     L'homme est à part. Il n'a fondé aucune école. Mais il fut honoré de son vivant, tant il était censé faire des miracles. Constatant la parenté indéniable de tous les êtres vivants sur terre, il se vante de s'être fait tour à tour jeune fille, oiseau, poisson, avant de redevenir... plante ! Plusieurs vies pour un retour aux sources. Rien ne naît, rien ne meurt. Tout agrégat de matières n'est que composé momentané.
     Idée inédite ? Son collègue Anaxagore, autre pré-socratique, l'affirme lui aussi : tout est mélange et séparation. Oui, mais Empédocle a des principes : ses quatre éléments à lui sont de vrais divinités chez lesquelles s'agitent deux forces antagonistes : attraction/répulsion, amour/haine. Qui niera une telle évidence ? Y a-t-il vraiment là de quoi se livrer aux flammes de la damnation ?
     Ainsi notre sphère s'agite en permanence au gré des rythmes cosmiques qui voient les éléments fusionner, s'accoler, se séparer... à l'infini. En lutte constante, le monde se disloque, se reforme dans un magma mouvant. Avouons qu'une telle  cuisine nous échappe souvent. Les combinaisons aléatoires qui résultent de cette lutte sourde tendent vers un resurgissement des quatre éléments dont Empédocle assure qu'ils pensent. Merveille des merveilles que cette matière créant l'esprit !
     Une multiplicité de mondes possibles fait jaillir nos vies antérieures, anticipant  une interrogation, brûlante entre toutes : il n'est pas dit qu'il y ait des hommes dans un monde prochain. Mais Empédocle le bienheureux veut y croire. Il décrit l'âge d'or de l'amour-roi, pour nous, êtres errants soumis au purgatoire dans une caverne infâme. Platon – pas encore là ! - n'est pourtant jamais loin.
     En attendant, le pré-socratique nous dispense sans rire ses derniers conseils diététiques. Au programme, pas d'ingestion carnée et une bonne harmonie sanguine. A nous d'accroître notre pouvoir pratique sur les choses de ce monde. Car chaque être, mélange proportionné et singulier, est en soi un phénix. Le philosophe nous pense sur le modèle du végétal : germer, croître et féconder... en maîtrisant notre respiration. L'approche bouddhiste, comme notre moderne méditation de pleine conscience, ne dit pas autre chose. La bonne conduite physiologique appelle celle de la pensée.
     Mais que diable un pareil Sage allait-il faire dans un volcan en feu ? Un suicide par amour du monde ? On pense aux moines tibétains s'immolant par le feu. Pourtant, à la fin des fins, sans vouloir jouer les Jeanne d'Arc ou les Giordano Bruno,  la pratique  crématoire n'est-elle pas devenue notre lot commun ? 
 
 
              A SUIVRE ....
    
 





 
 
 
 
 
 

 

 

 

 


 

 
 









 

 

 




  

 
 
 
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