mardi 23 novembre 2010

BAUDELAIRE, SUR LES CRETES DE L'IMAGINAIRE


" Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux

Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux "
(Spleen )

Comment capter, volatile et précieuse, cette " reine des facultés " qui redonne à l'homme le sens des sons, des couleurs et des parfums ? Le poète tente l'impossible en deux postulations simultanées : l'homme physique et l'homme spirituel.

Baudelaire dit percevoir la réalité dans toute son intensité. "Je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive." C'est bien l'imagination créatrice que le poète défend au nom de la vérité. La poésie est ce qu'il y a de plus réel. Saisir l'éternité dans le transitoire, c'est aussi s'inpirer de la laideur elle-même, ou, pour l'énoncer autrement, faire de la beauté avec ce qui "se trouve" laid.

Passionné d'images depuis l'enfance, Charles ne se fait iconoclaste que pour mieux dénoncer les limites de la fantaisie. Partant du Naturalisme propre à son temps, le poète en vient à vanter le Sur-Naturalisme ( Edgar Poe l'esprit-frère, Nerval ... ), laissant pointer déjà le Surréalisme des " Parfums exotiques " de Breton. En peintre de la vie moderne, Charles essaime ses strophes dans les arcanes de la ville et de l'enfance. Il en creuse les fantasmagories imprévisibles, remontant à la source d'une perception enfantine, ingénue. Le poète se met en demeure de réinventer la beauté, exhumant de l'enfance le génie retrouvé.

" Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux "
( La Géante )

Gonflant comme une immense houle, le flot mouvant de la foule vient nourrir les jeux de l'imaginaire : " La rue assourdissante autour de moi hurlait ... " Jouir de la foule est un art. Agoraphobe, le poète veut de ce théâtre restituer l'esthétique. Passion des images, " primitive passion ", l'imaginaire transporte nos sens dans l'intensité : s'élever sans fuir, échapper à l'oubli quotidien du réel, recouvrer la pleine conscience de l'enfant toujours ivre. L'enfance, ce génie retrouvé : une petite vieille y a les yeux divins d'une petite fille. " Mais le vert paradis des amours enfantines... "

Sous les airs d'une nostalgie qui s'oublie, Baudelaire donne au regret la forme d'une présence : "Je sais l'art d'évoquer des minutes heureuses ". Et l'imagination se fait tendre et funeste, évoquant une pulsation sépulcrale :

" Loin d'eux. Voir se pencher les défuntes Années
Sur les balcons du ciel en robes surannées
Surgir du fond des eaux le Regret souriant " ( Recueillement )

La douleur en noblesse singulière.


mercredi 10 novembre 2010

L'ENFANT SARTRE ET LA MAGIE DES MOTS


" Les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne... " Le petit Sartre vit ses neuf ans à la veille de 1914, en enfant-roi. Il avoue sans ambages : " Je naquis pour combler le grand besoin que j'avais de moi-même ", avant de se découvrir solitaire et envieux devant les jeux des enfants sur les terrasses des jardins du Luxembourg, en " gringalet qui n'intéressait personne ".

Manifestement privé d'un sur-moi scolaire, le jeune Sartre put s'appuyer sur un vrai grand-père, à défaut d'un père tôt disparu ("... par chance, il est mort en bas-âge ..."). Un aïeul doté d'une vraie tendresse qui lui transmit l'outil symbolique du langage : Sartre s'en souvient dans "Les Mots", livre-magie et livre-tombeau, à la force et à l'ambivalence insolites. A l'aube de ses vagabondages dans la bibliothèque grand-paternelle, voilà le jeune Jean-Paul lancé dans d'incroyables aventures comme en une caverne d'Ali Baba, grimpant sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches. Il y fait d'horribles rencontres sous la forme de planches en couleurs avec insectes hideux et grouillants. Mais il y découvre aussi Aristophane et Rabelais. Il se glisse avec délices sous la peau de La Pérouse, Magellan, Vasco de Gama. " Hommes et bêtes étaient là en personne " : l'enfant-Sartre recueille patiemment l' "humus de sa mémoire ".
"C'est dans les livres que j'ai rencontré l'univers : assimilé, classé, étiqueté, pensé ... Platonicien par état, j'allais du savoir à son objet."

A sept ans, Jean-Paul accède à la réalité du monde par la découverte de sa laideur. Trouvant à la fois l'insurpassable et le surpassable dans cette apparence disgracieuse, il se donne un corps de gloire à travers l'écriture : soumis au rite du passage, de la virilisation, le prince se fait crapaud. Mais qu'importe, puisqu'à la manière de l'homme-livre d'Arcimboldo ( " Le Bibliothécaire " ), Sartre se décrit devenant livre. Transfiguré par l'écriture, il se mue en un grand fétiche maniable et terrible :
" On me lit, je n'existe plus nulle part, je suis partout. "


Le style confident des " Mots " transmet les bondissements de l'enfant au rythme de leur énergie jaillissante. Orphelin de père, fils de personne, Jean-Paul est " sa propre cause, comble d'orgueil et comble de misère. " " Tout se passa dans ma tête; enfant imaginaire, je me défendis par l'imagination. "

A rebours de ses origines, Sartre lutte contre l'inculqué en soi. Comme son frère ennemi Flaubert qui a souffert de ses contradictions et fui dans la littérature, l'intellectuel médite sans fin sur les ambiguïtés du monde. Son voeu : être la matière et n'être que du vent. Spinoza et Stendhal. Antimoderne, désenchanté, il appelle à lire ses textes comme une émeute, comme une famine. Avouant que " sa folie l'a protégé contre l'élite ", Sartre ne peut s'empêcher de voir dans le talent " ce qui sépare des autres, un crime contre les autres ". L'aristocrate-écrivain vit une liberté qui doit s'arracher en permanence : le pôle tendre et le pôle acide créent la tension propre aux " Mots ", trace vivace de l'écrivain à la tâche.

Sartre admet sans peine que ses livres sentent " la sueur et la peine ". Une ardeur ancrée dans le plaisir incomparable de l'enfant prenant " les choses vivantes au piège des phrases ". Et s'adressant à son tour au lecteur en l'autre, l'écrivain éprouve et nous partage ce pouvoir enivrant de dresser " des cathédrales de paroles sous l'oeil bleu du mot ciel... "

lundi 1 novembre 2010

" L'HOMME QUI RIT " : ENTRE SPECTRE ET FIRMAMENT, HUGO LE VISIONNAIRE


1690. Qui est cet enfant en haillons, sans visage, abandonné sur une plage de la Manche comme au bord d'un Styx abyssal ?... Bouche ouverte jusqu'aux oreilles en un rictus muet, narines dilatées, cheveux en crinière sauvage. C'est par ce spectre que l'on aborde le roman, c'est aussi par l'image du spectre que l'enfant Gwynplaine rentre dans la vie, par ce rire pétrifié à jamais, sculpté sur son visage. Face-mutilation, face-défiguration. Le visage comme organe du chaos. Eclat de rire muet, fixe et pierreux, foudroyant. Signe annonciateur de la mort, avant de se révéler machine à affirmer la vie.

Hugo met là en scène le " Chaos vaincu ". Drame pourtant injouable tant le spectacle est selon lui obscène. Mais Gwynplaine triomphe de la mort : le rire fixe engendre bientôt le rire vivant, anticipation du rire de Bergson en 1900 : " de la mécanique plaquée sur du vivant ".

L'enfant est livré seul à la nuit, à la neige et à la mort. Gwynplaine, dix ans, hideuse face, sauve la petite Déa. L'enfant perdu portant l'enfant trouvé. Déa, aveugle, sait percevoir l'âme, diaphane, et converse avec les dieux. Elle est Isis, déesse ambiguë de la mort et de la vie. Déa, bergère sublime d'un ciel étoilé qui s'affirme à rebours de la vieille lueur monarchiste, monothéiste, d'un temps qui chancelle. Contre le grotesque en perdition, un nouveau divin.

Enfin, Hugo a rendez-vous avec lui-même, comme Gwynplaine avec un gibet lugubre qui s'agite au vent. L'immobilité de la mort se met soudain à vivre. Derrière l'instrument des ténèbres où combattent la mort et la nuit, se profile une gigantesque main en train d'écrire. Le gibet laboratoire de l'écriture ! Formidable allégorie hugolienne : ce corps noir et informe, attaqué par une meute de corbeaux, c'est l'écriture en train de se décrire elle-même, de s'entendre crisser "dans un va et vient farouche". La plume trempe et gratte comme le spectre prend sa substance, dans l'encrier, réceptacle des larmes et du sang des hommes.

L'homme selon Hugo est un mutilé, comme le genre humain dont on a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence. L' "Homme qui rit" est la figure forte de ce peuple passif qui a choisi de s'esclaffer et de se soumettre. En spectrographe visionnaire de l'Histoire, Hugo mobilise le passé pour écrire avec tous ses chers disparus. Dans cet ultime ouvrage de son exil qui s'achève (1869), le mythe hugolien est plus que jamais à l'oeuvre.