lundi 16 septembre 2013

EMOUVANCES (4) SIXTINE


Le doigt de Dieu. On ne voit que lui, plein centre de l’immense voûte où dansent cent figures sculptées célébrant la fête des corps dans un paradis perdu des origines. Vaste scène primitive sans haut ni bas, flottant dans un espace que le peintre a voulu céleste. Le mouvement y tournoie, le flux y circule, à l’aune d’un vertige créateur dont la divinité seule sait apprécier le détonant secret.

   D’un geste nonchalant, Adam étend son bras gauche pour recueillir l’énergie vitale que Dieu lui transmet de sa main droite, celle qui désigne et confère. Du divin à l’humain, symétrie savante, entendue, des mondes prêts à fusionner sans tout à fait se mélanger. Les deux index se rapprochent sans se toucher. Entre Dieu et sa créature, la poignée de main est télépathique. Car si Adam est à l’échelle de l’homme, Dieu, lui, s’élève à l’échelle des astres. Et flotte de toute sa masse au-dessus du monde interstellaire, enlaçant une jeune fille prépubère préfigurant sans doute la Vierge. Enveloppé dans une cape ondulante, le corps aérien semble esquisser dans l’espace une coupe d’encéphale propre à insuffler l’esprit aux malheureux mortels que nous sommes et demeurons. Tout le plafond de la chapelle tourne autour de ces deux doigts que sépare un vide infinitésimal et pourtant sidéral. C’est le moment unique, sublime, qui voit l’œuvre jaillir des mains de son créateur. Instant magique de tous les possibles dont nous prend l’envie d’isoler la grâce, pressentant qu’elle ne durera pas.

   Déjà, pressant l’homme, s’annonce la figure séductrice d’Eve, suivie par l’ombre d’un serpent vigoureux et tentateur. On devine alors - plus que l’on ne la voit s’accomplir - la laide déchéance d’un couple banni et la cohorte des malheurs conséquents. Mais pour l’heure, le peintre est tout à sa joie d’animer la puissance des chairs que décuple à l’infini l’originalité du modèle. Autour de lui, le génial Adam voit ainsi se décliner une profusion de nus aux formes sculpturales : prophètes en méditation, sibylles inspirées, enfants cariatides, tous exposant leurs corps glorieux dans une vaste fresque qui célèbre l’ancien récit et annonce le nouveau. L’arbre généalogique du Sauveur est en place sans toutefois que celui-ci n’apparaisse nulle part. Géniale absence. Le message visuel célèbre l’œuvre totale déclinant peinture, architecture et sculpture. L’arc de triomphe à ciel ouvert, dédié à l’homme bâtisseur, peuple les arcades de cette immense galerie à claire-voie, ouvrant un gigantesque continent où pierre, marbre et chair humaine s’entremêlent, tous convoqués par le créateur pour les besoins d’une fiction conçue ex abrupto à notre intention.

   Mais il arrive que l’œuvre, échappant en partie à son auteur, infléchisse ses innocences premières vers des réalités plus prosaïques. Ainsi, la fraîcheur des origines transmue sa gratuité au gré d’une Histoire qui la dépasse. Sous la grâce éphémère dormait l’impatience des ego. L’homme alangui fait place au potentat investi : laissant se déployer la continuelle marche en avant du désir, l’état de nature cède sa place à celui de culture. Le paroxysme de la peur - celle que l’on éprouve comme celle que l’on crée - s’incarne dans le scénario implacable de duels fratricides. Les hommes découvrent qu’ils adorent se faire peur. Notre semblable nous devient intolérable et génère la crise mimétique qui appelle le grand Léviathan cher à Hobbes : le pouvoir tombe dans l’escarcelle d’institutions prêtes à le faire fructifier jusqu’à la confiscation. L’irascible Caïn a tué l’innocent Abel, provoquant la naissance des nations et de leurs lois. La collusion secrète du sabre et du goupillon s’organise, inventant des configurations fécondes que l’Histoire validera cent fois, confisquant à l’art la fraîcheur originelle et magique de la danse des corps. L’homme vient de perdre son innocence.

   D’impeccables soldatesques en ordre de bataille sont désormais prêtes à écrire maints récits de prises de pouvoir occultes, éphémères, répétitives. Le plafond sublime des corps éclatants accouche soudain, à quelque vingt mètres sous sa voûte, au ras du plancher des vaches, d’un long cortège de corporéités spectrales aux chairs enfouies sous cape, dont seules émergent des têtes livides, omniscientes, aux visées omnipotentes. Cardinale et somnambulique cohorte des soldats de Dieu vêtus de chasubles asexuantes, aux teintes sanguinaires de l’incarnat, entonnant sur une seule note hypnotique la litanie mortifère des inusables martyrs de la cause. Une causa nostra porteuse de mort exalte le sacrifice sans fin des chairs flétries. Vingt mètres plus haut, le Dieu planant ne peut que jeter un regard affligé sur cette absconse réalité humaine, lointainement engendrée, mesurant combien l’œuvre a définitivement échappé à son créateur. « Je ferai pleuvoir sur terre quarante jours et quarante nuits », se surprend-il à proférer en guise de menace. Mais y croit-il encore, témoin atterré de ce long cortège de vieillards cacochymes se balançant au rythme d’une lettre morte qui a su escamoter son Verbe génial ?... Le bienheureux pouvoir divin accouche en direct d’une chimère cléricale.

   Comment la fête des corps glorieux  a-t-elle pu engendrer cette légion impuissante, éplorée, de fantômes égrotants, uniques locataires désormais de la chapelle magique transformée en une immense salle fermée à clé, con clave. Conclave. Marmite autoclave plutôt où barbotent de misérables secrets prestement réduits en cendres dans la fumée grisâtre d’une pauvre cheminée sans âge. Pacotilles célestes aux relents de bondieuseries fumeuses. Torves manœuvres sur fond de confidences codées, de lenteurs millénaires, de scénarios simplissimes où bons et méchants s’étripent avec jubilation. Clergé médiatique qui ne sait que détester ou adorer et fait semblant de connaître ce qu’il ne comprend toujours pas. Triste réalité propre à enfumer la foule hystérique des pèlerins qui s’engrouillent, béats, aux aguets de la consolante papale prête à choir du balcon lointain. La masse, mère des tyrans, s’apprête à rejouer la farce récurrente des peurs enfantines exaltées. « Une preuve du pire, c’est la foule », nous suggère Sénèque, stoïque figure de la sagesse antique.

   Quant à Dieu, à jamais frustré de ses essais créateurs, on peut l’entendre expirer dans un souffle du tonnerre de Zeus : « Diable, mais pour qui se prennent-ils tous ?!... Je ne joue plus pour tous ces pauvres hères. J’ai peur que la fin du monde soit bien triste. » Divin courroux aux accents séculiers.  
 
    

dimanche 1 septembre 2013

EMOUVANCES (3) SOURCES


 
   Vagabondage fluvial. Il y a toujours quelque part un fleuve à remonter, un fil de pensée à renouer. Un appétit secret appelle ce vaste lit d’eau, abondant déjà comme un récit tourné vers sa source, plongeant dans des régions de la pensée qu’on aime à croire vierges et sauvages encore. Creux métamorphique du fleuve où l’on sent se brasser de multiples leçons de choses.

   Longeant le cours de l’eau, plein centre ou sur ses bords, nous réinventons la tradition péripatéticienne chère aux Anciens. Batelier ou nageur, marcheur ou écrivain, nous voilà invités à forger nos nids avec l’écume des mots, à l’image des grands oiseaux du fleuve voguant à fleur d’eau. Le texte naît sous nos yeux, contemporain de la masse liquide. Pénétrant au cœur des paysages intérieurs qu’elle suggère, notre exploration panthéiste de la nature confine au voyage initiatique. D’autres, nombreux, illustres, sont déjà passés par là, pionniers anciens d’espaces imaginaires qu’ils ont voulu féconds. Longtemps après ils nous séduisent encore et nous mettons naturellement nos pas dans les leurs.

   La genèse aqueuse affronte des cours rebelles, épouse des lignes sinueuses, remonte fièrement à rebours de rapides peu hospitaliers, pour s’apaiser enfin en se lovant au creux de zones calmes et vastes où l’esprit reprend souffle. Perdant parfois son fil, elle discourt, empruntant d’improbables affluents. Penser contre et à l’envers n’est pas sans risque pour l’entendement, subitement renversé cul par-dessus tête. Le récit s’écrit là sans toit ni loi, ouvert sur l’éther, rebattu par l’indiscipline de toutes les météorologies. Il s’habite et se gonfle du génie de lieux mouvants, de paysages volages dont l’écrivain nourrit sa mémoire appliquée. Mémoire où bruissent déjà mille légendes hydrographiques, comme autant de mythes précieux confiés par notre antiquité bimillénaire toujours prête à reprendre chair. Des livres jamais scellés nous précèdent ou nous accompagnent telles de petites flammes vives éclairant le cours du fleuve et lui donnant l’aspect lisse, clair, marbré, de mers attiques où s’ébattent de fières goélettes aux voiles auriques. Moment choisi par la mythologie pour nous glisser d’inquiétantes visions de sirènes enjôleuses, femmes tentatrices et fatales avalant goulûment des marins dérisoires. Images de légendes. Des odyssées nous ont précédés, porteuses de peurs primitives devenues familières au gré de nos lectures enfantines. .../...
 

   Abandonnant tout titre de propriété sur le paysage, le passager des eaux, novice philosophe, ressaisit le temps pour capter la valeur véritable du monde. L’univers devient sphère dont le centre est partout où croît l’intelligence. Nous foulons et refondons à chaque instant notre terre natale, en autochtones prodigues de retour au pays. Le dôme d’azur libère pour nous des espaces où l’ouverture de l’air le dispute à la puissance de l’eau. Notre pensée murmure au rythme des frissons salubres et roboratifs de l’inspir. Notre paradis est ici ou nulle part, flottant dans ces vers que nous glisse Borges :



« Se pencher sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,
Et penser que le temps à son tour est un fleuve…
Puisque nous nous perdons comme se perd le fleuve
Et que passe un visage autant que passe l’eau »