lundi 31 janvier 2011

QUENEAU ET SA " ZAZIE " : UN BOUQUET DE GOUAILLE ENFANTINE

Mais "doukipudonktan ? " se demande Tonton Gabriel, se tamponnant le tarin de Barbouze de chez Fior. Queneau lance ainsi la virée burlesque de sa nièce Zazie dans Paris. Une gamine effrontée que cette "mouflette cambrousarde", qui n'a pas froid aux yeux et affronte le monde adulte sans complexe, avec un culot digne des Titis et autres Gavroches parigots, "les coudocor".

Et Queneau poursuit sa jubilante balade urbaine de bistrot en coinstot, où le jeu consiste à repeindre la langue aux couleurs de la plus pure phonétique et du parler poulbot. "Snob mon cul", entonne la mouflette en guise d'entrée en matière. Et quand l'oncle Gabriel lui propose la visite des Invalides en guise de plongée dans l' "métrolleybus", la réponse fuse, sèche : "Napoléon mon cul ! Il m'intéresse pas du tout, cet enflé, avec son chapeau à la con ! "

Le savoureux perroquet Laverdure donne la réplique, de manière aussi réitérée que sibylline : "Tu causes, tu causes, c'est tout c'que tu sais faire !...". Zazie egzamine éberluée tout ce petit monde : "Et çui-là ki cè ?... " Elle ne rêve que du métro et de Singermindépré, la gosseline, on ne lui enlèvera pas ça de l'idée ! Mais Tonton Gabriel veille sanxaenèlèr : " La rue, c'est l'école du vice " prévient-il, et gare aux papouilles zozées !

Zazie apprend vite, "assèche un demi à bulbulements, expulse trois p'tits rots et se laisse aller, épuisée", avant de goûter aux joies de la Foire aux Puces, "là où on trouve des rambrans pour pas cher". Stoppée net devant un achalandage de surplus, aboujpludutout : " Izont des blouddjinnzes !..." Et tant pis s'il y a des croquants ki n'aiment pas squi est raffiné !

Les lourdingues, rombières, satyres, galapiats, gougnafiers, guidenappeurs et autres fleurs de nave en prennent pour leur grade. Les "nomdehieu, nomdguieu, lagoçamilébou, exétéra..."se profèrent par bordées. Mais, comme pour rattraper, il y a aussi "des médzavotché, des oeillades aphrodisiaques et vulcanisantes, des commissures labiales, des ombres quasiment anthropophagiques et des lamellibranches forcées dans leur coquille avec une férocité mérovingienne."

Queneau s'invite lui-même au détour d'une phrase, tel Hitchcock apparaissant fugacement dans ses films : "Toute cette histoire, à peine plus qu'un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon)." Puis il n'hésite pas à faire valser les conjugaisons : " Gabriel fermit les yeux et se tournit vers le type... Elle lui foutit un bon coup de pied sur la cheville."

Zazie la mouflette, elle, sait ce qu'elle veut : "Je veux aller à l'école jusqu'à soixante cinq ans. Je veux être institutrice pour faire chier les mômes, pour leur larder la chair du derche... Sinon, je serai astronaute pour aller faire chier les Martiens !..." A défaut de métro, la môme est embarquée malgré elle dans un lot de touristes grouillants : " On veut ouïr ! On veut ouïr ! Kouavouar ? Kouavouar ? " Foin de bâille-naïte, tonton Gabriel est promu archiguide de tout ce petit monde aux cris de "Montjoie Sainte Chapelle ! ouvrez grands vos hublots, tas d'caves !..." A quoi tous ces cons répondent par la nécessité d'un pourliche.

Conséquences emmerdatoires et déconnances variées amènent les uns et les autres à quelque surenchère métaphysique : " La vie, un rien l'amène, un rien l'anime, un rien la mine, un rien l'emmène..." " Oui, surenchérit Laverdure, facétieux : nous ne comprenons pas le hic de ce nunc, ni le quid de ce quod ", " Quelle colique que l'egzistence ! " Et quand une rombière a "un fleurte terrible avec le flicmane Trouscaillon", Zazie poursuit ses découvertes au gré des apibeursdétouillou et des "politesse mon cul." " J'veux ottchose", clame-t-elle ("que la ffine efflorescence de la cuisine ffrançouèze")... " " Et pourtant, isi connaissent en bectance, les enfouarés ! "

" Les pas marrants, dit Zazie en asséchant un glasse, j'les emmerde. " Et d'ailleurs, Tonton Gabriel se voit bientôt en prise avec la "meute limonadière". " Tapage nocturne, chahut lunaire, boucan somnivore, médianoche gueulante... " Tous les signes de l'hécatombe finale (digne de celle de Brassens au marché de Brive-la-Gaillarde) s'accumulent devant la gosseline épuisée mais reconnaissante pour son oncle : " T'étais bath, t'as vraiment été suprême !"

Et lorsque Jeanne Lalochère la récupère, la môme dort debout. A la question immanquable : "Alors, qu'est-ce qu'est-ce que t'as fait ?...", Zazie expire dans un souffle : " J'ai vieilli ".

jeudi 20 janvier 2011

LE TARTUFFE IMPOSTEUR : MOLIERE ET LA COMEDIE DE LA CONSCIENCE DUPEE


Courir le risque d'être " tartuffié " : voilà bien ce qui guette chacun, quel que soit son siècle ou son groupe social. Molière prévient :
" Quoi , la feinte douceur de cette âme hypocrite ... "
Déclaration douce-amère propre à la société-spectacle en place sous le Grand Règne, comme à toute mise en scène -intemporelle- d'un moi coupable et pathétique.

" Et je ne suis rien moins hélas ! que ce qu'on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien,

Mais la réalité pure est que je ne vaux rien. "

Aveu cruel que celui qui révèle le réel derrière le masque. Molière dévoile sans détour la fausse bonne conscience qui se revêt des atours de la tromperie. Le Tartuffe, imposteur par nature, prend l'autre pour une ... "truffe" (quasi homonymie, mi-familière mi-vulgaire, du mot "tartuffe", et autre sens de ce mot). Pour que le mécanisme de l'usurpation fonctionne, il faut être deux : le trompeur et le trompé, le duplice et son complice. Et que chacun tienne son rôle sans faillir ! La tartufferie est un plat qui se mange chaud, en pleine connivence. Tartuffe, forçat évadé, est tel qu'Orgon l'invente, le veut, le rêve : réceptacle de tous les péchés du monde, rédempteur improbable et messie malgré lui.

C'est un mal bien profond que l'imposture, puisqu'elle se pare des apparences de la vérité -confisquée- assénée au nom d'un Souverain Bien... hypothétique, symbolisé par une religion intimement associée au pouvoir royal de l'époque. Arme imparable contre les dissidences de toutes natures, sauf-conduit passe-partout où se complaire ouvertement sans risque d'être critiqué : bienheureuse surenchère !

Or il s'agit rien de moins que de transformer le sacré en instrument de violence, d'agression. Le Tartuffe, expert en dissimulation, se cache derrière une pureté qui n'existe pas, car étrangère au monde tel qu'il est : l'imposteur se nie lui-même comme il nie le monde. Le Tartuffe tient commerce occulte avec une sorte d'obscénité secrète et, sommet de (mauvaise) foi, se veut et se fait le justicier du Ciel. Comble de la tromperie pourfendant... la tromperie !
" ... Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir ... "

Il se déclare l'alpha et l'oméga du Bien et du Salut à administrer aux autres :
" Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme
... Et par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui peut faire obstacle à vous sauver. "


Pureté, dureté infaillible, il est la voix de l'Inquisiteur, prêt à faire abjurer tous ses proches :
" ... Et je sacrifierais à de si puissants noeuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux. "


Il se pose en prototype, en porte-parole avoué de tous les fanatismes, même les plus larvés, des prosélytismes de tous bords (religions, sectes , communautarismes, clans, castes et processions ...) qui tiennent à tout prix à se donner raison pour étendre leur emprise sur les esprits. Molière ne dénonce pas là seulement les "faux-monnayeurs en dévotion", mais aussi les "gens de bien à outrance". Le théâtre, royaume de l'apparence, a bel et bien la vertu de dénoncer les façades mensongères. Imposture et folie s'écartent de la norme : c'est le mérite de la comédie de le révéler. Ce lieu des masques est par excellence celui où l'on ... démasque. Tartuffe n'avoue jamais, ne tombe jamais le masque : il faut le lui arracher à la fin de la pièce.

Apparence contre réalité, double langage contre bonne foi, illusion contre connaissance, tutelle contre liberté : et si toute religion renfermait en elle-même les ferments de sa propre parodie, à travers cette propension têtue à convertir les âmes ? Projet suspect que celui qui pousse tout homme à renoncer à son intégrité naturelle pour ... se tartuffier lui-même !

Molière, en défenseur élégant et subtil d'une morale du "juste milieu", nous rend à notre lucidité et à notre liberté de conscience. N'en déplaise aux dévots et justiciers de tout poil !... Renvoyant duperie et complaisance dos à dos, Orgon, enfin délivré, peut s'écrier (un peu excessif) :
" C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien ... "

lundi 10 janvier 2011

SCHOPENHAUER : ENTRE TRAGEDIE ET COMEDIE, " LE MONDE COMME VOLONTE ... "


" L'histoire d'une vie est toujours l'histoire d'une souffrance ".

De la tendresse blessée à l'endurance fragile, de la caricature forcée à la vérité intérieure, de la tragédie à la comédie, le pendule ne cesse d'osciller ... Arthur Schopenhauer s'est patiemment forgé, aux yeux de l'histoire, le visage douteux du personnage antipathique. Grincheux, misanthrope, avare, arrogant, réactionnaire, l'homme affiche tous les traits du "bouffon" qu'il prétend mettre au jour et sublimer dans sa propre philosophie.

Comment le vouloir vivre est-il la racine de tous nos maux ? Quel est cet arrière-plan du désir que nous ne maîtrisons pas et qui nous dirige ? L'amour n'est-il qu'une ruse de la raison en vue de perpétuer l'espèce ?... L'intérêt de ces questions n'est pourtant pas douteux.

Moment fondateur pour Arthur, futur "Homme des Lumières" : lorsqu'à seize ans, il croise des bagnards enchaînés dans le port de Toulon. Il s'y imprègne là, définitivement, de la condition humaine comme de toute la souffrance du monde.

A trente ans, le philosophe a clos son oeuvre : "Le Monde comme volonté et comme représentation "(1818). L'homme pratique la flûte chaque matin; la musique est pour lui ce calmant qui apaise l'absurdité du vouloir vivre. En contemplatif, il opte pour l'art qui suspend la douleur, exhausse le désir ardent... de ne plus désirer.

Dans la lignée des grands moralistes français, Arthur se fait le penseur des inconvénients d'exister face à un monde qu'il déclare absurde : pire que l'ennui est la tentation d'en sortir par de vains divertissements. Le vrai plaisir est désincarné : c'est l'art qui nous confie la vérité du monde. Le génie, lui, relève de la contemplation : il peut isoler au sein de la nature un objet et, le représentant, il en saisit l'essence. Arthur élève la contemplation esthétique à l'ambition d'une épure : un arc-en-ciel s'immobilise au-dessus du " cafouillis phénoménal " ressenti et subi par l'homme du commun.

A travers l'image du " deuil éternel du monde ", nous participons de l'éternité. La métaphysique d'Arthur fait ici écho à celle de Platon : épure et arrière-monde. Derrière l'image "goethéenne" de la volonté de vivre se profile le regard que notre volonté s'accorde à elle-même : il faut aimer la vie malgré elle, malgré son balancement permanent de la souffrance à l'ennui. De la négation de la douleur peut naître la contemplation.

Un demi-siècle plus tard, Nietzsche vénérera l'homme Schopenhauer comme éducateur, caractère noble, philosophe et ami, reconnaissant en lui un " professeur de solitude ". Philosophes de l'absurde, penseurs de l'égoïsme et de la pitié, les deux hommes désignent le triomphe sur la douleur comme but unique de nos existences.

Un paysage désert et recueilli se teinte de sublime dans un profond silence : l'état contemplatif nous fait entrer dans un autre monde où s'abolit le temps. Anticipant Bergson, Arthur nous place dans la peau de l'artiste - ou de l'amateur d'art - en être détaché, visionnaire, en capacité de saisir la vérité elle-même.

Nul but utile à l'oeuvre dans l'esprit : l'inutilité-même rentre dans la conception d'une oeuvre de génie, nous tirant ainsi de la pesanteur du besoin. En révélant notre disponibilité au monde, l'art nous rend "poreux" et nous conduit à l'expérience intuitive la plus pure ; l'idée vole au-devant de la beauté, et c'est le " voile de Maya ", membrane percée de nos illusions et chimères, faux problèmes et fausses souffrances, qui s'entrouvre enfin. L'individu se découvre traversé par le monde, dans une quête de salut éclairée par la lucidité.

La volonté selon Shopenhauer est l'essence-même. Arthur le philosophe nous guide vers une pure jouissance intellectuelle, sans désir, débarrassée du sujet, uniquement attachée à l'objet. Le "logos" (connaissance) nous élève et nous fait entrevoir une autre humanité possible. La poésie tragique devient sommet des arts. Par l'art nous devenons autre chose que nous-mêmes : l'esthétique en avant-goût de la sérénité, du Nirvâna... Une manière de jour de repos accordé à des galériens qui fêteraient l'aubaine !...

On entendrait presque Prévert murmurer : " J'ai reconnu mon bonheur au bruit qu'il a fait en partant ... "

samedi 1 janvier 2011

SAN ANTONIO ET SON DOUBLE EN ARTIFICIERS DU LANGAGE

A quoi ressemblerait une langue aussi riche que verte, constamment nourrie aux mille feux de néologismes bigarrés et dont les couleurs "tapagent" aux tourniquets des kiosques de gare ?... Partir d'un fou-rire franc, enfantin, en parcourant l'un des 175 épisodes de la saga parus entre 1949 et 1999, c'est cela se laisser toucher par la grâce san-antoniesque.

220 millions de lecteurs répertoriés. On aime... ou on déteste ce génie... ou intolérable bouffon ! D'ailleurs, San Antonio naît du hasard... et de la nécessité, cela au moins ne se discute pas. Que fût-il advenu si le doigt inspiré de Frédéric Dard n'avait pointé "à l'aveugle", sur une carte, la ville de San Antonio au Texas, un beau jour de 1949 ? En digne héritier du polar noir américain du début du siècle (Chester Hines, James Hadley Chase), Frédéric Dard, l"obsédé textuel", entamait par ce geste inaugural la saga flamboyante du fameux commissaire.

Cadre policier estampillé " Fleuve Noir " pour le flic matamore et son rabelaisien collègue Bérurier. Puis glissement insouciant vers une fresque bouffonne pleine d'inventions langagières : San Antonio se fera peu à peu le témoin attentif, irrespectueux, gaillard, de la vie hexagonale. Le principe est simple : l'intrigue, franchement, on "s'en bat l'oeil". Ce qui compte et attire, c'est l'humour de langue et de situation. San Antonio est "une espèce d'énorme polisson, d'énorme clown, d'énorme paillard", selon son double et créateur Frédéric Dard.

Inlassable ciseleur de néologismes (on lui en attribue 20 000 !...), cet artificier du langage boit à la source du vieil "argot d'Paname" pour créer un délire verbal mêlant tous les registres. Du trivial (les flatulences de Béru) au sublime (l'affection pour les obscurs). Des idiomes d'une fabuleuse luxuriance où le calembour le plus gras côtoie la métonymie la plus audacieuse. Un souffle rabelaisien mâtiné du " Mort à crédit " de Céline.

Chez San Antonio, le ciel peut être "gris comme une frime d'huissier"; on ne boit pas un remontant, on "installe le chauffage central dans l'corgnolon"; on ne s'évanouit pas, on "déguste de la purée de tunnel". Tandis que le brio inventif "déberlingue" hardiment la syntaxe, la grivoiserie apparente masque à peine un humanisme réel, inquiet.

Entrer dans cet univers, c'est aussi adopter toute une famille, une vraie comédie humaine. En figure de proue, Alexandre-Benoît Bérurier, dit Béru, dit le Gros... (1300 sobriquets relevés), bêtise bovine et bon sens paysan. En bras gauche du commissaire, l'inspecteur César Pinaud, dit Pinuche, petit père malingre et chenu. Et puis tous les autres : Achille, dit le Dabe, directeur de la police; Mathias dit le Rouquemoute, Jérémie Blanc dit le Noirpiot, et Félicie la Merveilleuse, la mère bien-aimée du héros, cajolée par celui-ci. Enfin, gravitant autour de ce premier cercle, fourmille une foule de "lavedus, greluches, brasse-gadoue et autres "zimondes"... l'humanité, quoi. Cortège répugnant et superbe à la fois, que San Antonio ne cesse de blâmer que pour mieux le prendre en affection.

Tout récit littéraire met en scène l'amour et la mort. La prose de Frédéric Dard le fait jusqu'au délire. On copule et on meurt furieusement chez San Antonio. Les prouesses plumardières du commissaire ponctuent les chapitres comme des refrains. Quant à Béru, il est un rut perpétuel. Et les macchabées se numérotent à la pelle. Tout ce petit monde va, vient, s'agite durant un demi-siècle, suivant la verve rabelaisienne du polar citadin.

Mais un jour vient où il faut laisser la compagnie sur le quai de l'imaginaire. Lorsque Frédéric Dard tire sa révérence à 79 balais, c'est en assurant que "les derniers seront les pommiers". Ultime pirouette. C'est un peu de notre hygiène métaphysique qui fiche le camp tout à coup. Il nous reste heureusement, précieuse et chaude, sa croisade permanente contre la connerie.

" Je suis comme un type qui crie "au secours !" Je voudrais seulement que ce cri soit mélodieux !... ", nous lâche-t-il en guise de viatique. Frédéric Dard n'est plus... San Antonio court encore !...