mercredi 13 août 2014

EMOUVANCES (8)

CHORALISES


   Vocalises à s’enchanter. Gaîté sans motif. Naturelle impudeur d’un chant pour soi. Expression du pur sentiment d’exister. Le chant est à lui-même sa propre fin, la tonalité fine, légère, de notre être au monde. Séduction primitive louée par Jankélévitch, philosophe de la musique : « Celui qui parle tout seul est un fou, mais celui qui chante seul est simplement gai. » (La musique et l’ineffable)

   Chant XII de l’Odyssée d’Homère : Ulysse se révèle le premier mélomane à oser  se plonger dans la séduction abyssale du chant premier. Prudent, le héros du retour nostalgique se laisse lier à un mât de son navire. Il s’agit d’entendre et de jouir du chant ensorceleur des sirènes sans succomber à leur piège fatal. « Retenez-moi d’être envoûté !... » Le maître a pris soin de mettre du miel dans les oreilles de ses marins, galériens enchaînés à leurs bancs, chargés de convoyer leur héros au-delà des périls qui le guettent. Figure du  bourgeois mélomane jouissant des plaisirs de la vie tandis que l’ouvrier rame. Air connu, contrairement à celui, magique et mystérieux, des sirènes, plus proche d’une pensée mythique exprimée par les chœurs tragiques grecs.

   Ulysse, premier homme moderne à côtoyer le mythe… pour mieux s’en affranchir. Le héros voyageur enchante pleinement ses oreilles avant de poursuivre son périple, en sortant de cet univers magique qu’il s’agit de dépasser. Se plonger dans la langue pure, originelle, pour aller outre et l’oublier ensuite au profit d’une reconquête objective du vaste monde qui s’ouvre à lui, d’un éternel retour qu’il appelle de ses vœux. Ulysse, premier aventurier à dire adieu au mythe, à s’arracher par la raison aux folies séduisantes du chant. La modernité et la culture naîtront de ce dé-chantement, de ce désenchantement.

   Déchirement et regret. Nostalgie d’un éden perdu. L’oubli volontaire du chant primitif des sirènes signe la perte d’une innocence première. Celle d’un chant des origines. Celle évoquée par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues : d’abord purement chantante, la langue exprime le cœur. Avant qu’elle ne se fragmente, ne se démodule, ne se détimbre pour se muer en parole éternelle. Dénaturation, maturation vers d’autres horizons.

   Le chant dégénère-t-il en parole, ou le bruit s’élève-t-il en harmonie ? Cette bascule vers la culture est-elle déchéance ou élévation ? C’est toute l’ambivalence du chant : cri brut, animal, des passions qui s’exaltent ; vocalise à modulation humaine. Le bruit se métabolise en son devenu signifiant. Adieu au langage parfait qui doit laisser place à la parole mesurée, comptée, soupesée, travaillée. Se mettre à parler, c’est déchanter. L’acquis de la parole est l’adieu permanent à notre état de nature, à l’enfance du chant. Passage de la nature à la culture, cette dernière se concevant par la nostalgie de ce qu’elle à cessé d’être, par ce dont elle signifie la fin.

   A l’opéra, ce qui nous séduit, ce n’est pas la voix parfaite, mais la voix singulière. Celle du castrat, inouïe, sublime, révèle la dimension sexuée de nos émotions. On a transformé l’homme en instrument destiné à produire du beau. L’organisme trafiqué à des fins esthétiques : violence faite à l’état de nature. L’opéra, espace privilégié de la voix, scène des passions premières, lieu de déclamation des grands récits antiques. La langue originelle n’était-elle pas parole et chant indistinctement mêlés ?

   Le chant figure, délimite un univers qui nous ramène au pur sentiment d’exister. Quand on chante, on expire. Le chant comme crépuscule sans cesse renouvelé. Un éternel chant du cygne est à la racine de nos existences : la modulation interminable d’un premier souffle anime notre vie entière. Combien de fois encore ce souffle battra-t-il dans nos poitrines avant d’exhaler son tout dernier opus ? Question lancinante. Le chant, expression d’une mortalité toujours en attente et toujours repoussée.

   Entre passion antique et raison affirmée au XIXe siècle, entre chant et voix, quel intermédiaire ? La chanson peut-être, mise en musique de paroles, sur les paroles. Ou musique agrémentée de textes ? Exhalaisons de poèmes, les textes se mettent soudain à vibrer, les mots se distinguent, s’allongent, prennent leur temps, ivres d’un voyage tout neuf au cœur de mélodies créées à leur mesure. Le discours se mélodise. Des chansonniers singuliers déclarent leur flamme à ces chants d’un ton original, unique. Bruant au Chat Noir, père des chansonniers populaires. Fous chantants façon Trenet, narrant le merveilleux des instants ordinaires et la mélancolie de nos vies se conjuguant au passé. Troubadours bateleurs à la Brassens redonnant chair à la langue moyenâgeuse d’un François Villon. Gouailleurs du verbe s’enchantant de jouer sans fin avec les mots : onomatopées bondissantes d’un Boby Lapointe. Raviveurs de poètes écrivains tombés dans l’oubli : Léo Ferré réenchantant Verlaine, Rimbaud, Apollinaire. Nougaro injectant la poésie des mots sur des mélodies jazzées… Choralises inspirées

 

BOHEMIENS


 
   D’où surgit cette « tribu prophétique aux prunelles ardentes » évoquée par Baudelaire ? Du lieu d’origine géographique d’une population nomade ? Trace douteuse, à l’accent près : Bohème n’est pas Bohême. Du mode de vie de jeunes artistes du XIXe siècle, revendiquant pauvreté et insouciance, à la recherche d’un idéal, en marge du mouvement romantique ? Un siècle plus tard, leurs descendants « bobos » - bourgeois bohèmes - appuieraient leur originalité sur la métaphore des « peuples bohémiens » ou tziganes associés à ce même mouvement.


   Appartenance au désordre et réprobation commune touchent la mouvance de ces étranges étrangers venus de nulle part. Soldats, vagabonds, voleurs, cavaliers d’aventure, mendiants professionnels. Mondes pittoresques, inquiétants, trop vite assimilés à l’invasion de sauterelles. Manière de fléau propre à effrayer le bourgeois - encore lui ! - et à déranger l’imaginaire des boutiquiers. La bohème surprend, étonne, dérange, pose question, fait rumeur. Comme la différence fascine.

   La bohème est une république où les lois n’ont pas cours. Désillusion et misère fondent le dévergondage des mœurs et le « drôle » de lien social qui s’ensuit. Sur ce terreau se greffent des créations propres à l’imaginaire, des mythologies ivres de brouiller les pistes. Marginalité et exaltation de la liberté. Charmes et faculté de séduire. Mais la tentation de l’errance à outrance finit par relever d’une pathologie à répertorier : la folie des routes, « dromomanie », entre fuite et neurasthénie. Cette impulsion irrésistible à marcher ou à courir : l’automatisme ambulatoire d’un Nerval s’agitant en tous sens, à la recherche éperdue de sa mère. Ou les lignes d’erre répertoriant les déplacements des enfants autistes confiés à Deligny dans les années soixante au cœur de Cévennes. Du mal nommé jaillissent inquiétude et questionnement, peur et rejet. Ou envie nostalgique : les « Souliers » de Van Gogh, allégorie parlante des vagabondages de l’artiste parti sans le sou sur les routes du sud de la France.
   C’est au café, lieu ouvert, de rencontres et de croisements, que bohème et pensée trouvent un point d’achoppement, de complicité. Du siècle des Lumières émerge ce goût de se rencontrer, de faire société. Le café, version publique des salons aristocratiques et privés qui fleurissent à l’époque. Il abrite les philosophes : Denis (Diderot) et Jean-Jacques (Rousseau) adorent se retrouver au café de la Régence pour se livrer aux joies intellectuelles du jeu d’échecs, des après-midi entières. Passion cousine de la lecture et du théâtre. Jeu de l’esprit et plaisir de penser qui seront partagés, à deux siècles de distance, par Sartre, Beauvoir et tous les intellectuels de l’après-guerre au café de Flore. Après qu’André Breton et Louis Aragon, aperçus en grande discussion, y aient inventé le mot de surréalisme.
   Bohémiennes, silhouettes ambiguës entourées de vivaces légendes ; celle des femmes tziganes venues de la « Petite Egypte » - la Grèce, en fait -, diseuses de bonne aventure craintes, respectées, reconnues. Retour à l’enracinement des Tziganes en Europe au Moyen Age. Un âge d’or aux affinités partagées avec la noblesse ancrée de l’époque : amour des chevaux, goût de liberté, nostalgie de l’Orient mythique, du temps des croisades héroïques. Temps béni, avant celui d’une lente bascule de la diffuse « nation bohémienne ». Finis, alors, l’accueil chaleureux dans les châteaux, l’engouement fasciné pour les spectacles de danses. Etiquetés « errants et vagabonds », « mendiants et gens sans aveu », les Tziganes se voient pourchassés dans toute l’Europe, condamnés au bannissement collectif. Intolérance, sévérité des textes, sanctions. On dénombre, recense, soumet à mensurations, identifications : l’horreur du carnet anthropométrique rappelle d’autres jugements au faciès. Tout à sa logique de fichage, la république n’a de cesse de rassurer ses angoisses. L’ancrage national exige des assurances de légitimité qui confinent au déni permanent. Il ne fera plus jamais bon être bohémien.
   Trois cent mille Tziganes français forment aujourd’hui sur notre sol un ensemble culturel original. Ils demeurent une composante de notre histoire, de notre imaginaire collectif. Une part de nous-mêmes, dans leur façon de vivre au jour le jour, pauvres et insouciants. Ils sont les derniers tenants d’une innocence évanouie. Défiant les jugements ratés de l’histoire, Gitans, Romanichels, Manouches et autres nomades viennent nous rappeler qu’il n’y a plus de terres vierges à découvrir, et que le « sauvage » est maintenant à débusquer à domicile. Accueilli par eux, il revient à l’artiste bohème de se faire littéralement « bohémien » lui-même. Il lui reste sa palette compassionnelle pour sauver ses frères en errance de la nuit de l’oubli.
   A la bascule du siècle, la bohème était déjà le nom de code d’un mode de vie à part entière. Les « Vilains Bonshommes » - Verlaine, Rimbaud et consorts -  étalaient une marginalité en quête d’un idéal artistique et littéraire : celui de l’artiste moderne. Avant que, prenant le large vers les déserts éthiopiens, Rimbaud ne redevienne « l’homme aux semelles de vent » : « J’entends rester libre de voyager », rappelle le poète et aventurier à ses proches, retrouvant sur sa fin les ivresses des premières fugues. En écho aux gens du voyage, ces fuyards éternels évoqués par Baudelaire, toujours en route vers « l’empire familier des ténèbres futures ».
 
 

HERALDIQUE


 

   Sonneries martiales. Déploiement de tissus bariolés au vent étrange du combat qui s’annonce. Des hérauts martiaux embouchent hardiment leurs longues trompettes de la renommée. Ornements colorés, figures, blasons, armoiries clinquantes. Toute la représentation est là, suspendant l’événement en attente. Panoplie rutilante. Proclamation et couleur. Singularité manifestée haut et fort. Des écus pimpants clament à tous le grand tournoi médiéval. La puissance prête à parler.


   La quête du pouvoir commence par celle de la reconnaissance. S’avancer, se mettre en avant. Et, à cette fin, se faire remarquer de tous, se faire « remarquable », par son mérite, sa qualité présumée. Se montrer distingué, éminent. « Insigne », à l’image des membres du groupe que l’on représente. Les signes se font système cohérent d’identification, d’appartenance à des collectivités humaines, à des lignées soigneusement entretenues, cultivées, mises en valeur. Héritage et degrés de parenté sommeillent sous une construction emblématique unique, que l’on peaufine d’âge en âge, dans la singularité, voire l’exclusion. Drapeaux, hymnes et frontières parachèveront ce même besoin humain en élargissant le principe à l’échelle des nations.
   Chef, cœur, flancs dextre et sénestre, pointe. L’écu déploie ses codes sur cinq régions du corps de l’écuyer. Cotte d’armure, bannière, caparaçon et housse de cheval complètent le signalement. Blason sur la poitrine, le chevalier se présente de face dans sa chevauchée. Sur lui reposent les espoirs de tout son clan. Comment ne pas se réjouir et se sublimer d’ « en être » ?! Sa généalogie entière - ascendance glorieuse - suspend son souffle dans cette re-mise en jeu permanente des forces en présence. Ne pas décevoir, surtout, s’engager comme si cet instant devait être le premier… et même s’il devait s’avérer le dernier. Lutte sans merci pour la suprématie. Fierté héraldique aveugle d’appartenir à un arbre, d’en être issu, d’en être.
   « Engagez-vous, rengagez-vous !... », clameront de tout temps les autorités militaires, appuyant leur sourd désir de conquête sur ces orgueils claniques. Ordres de bataille, stratégies étudiées, les soldatesques répondront toujours présent à l’injonction d’aller faire son affaire au camp d’en face tout en redorant… son propre blason. Aux rigoureuses géométries des écus et armoiries sauront répondre les impeccables ordonnancements d’opérations militaires froidement prémédités, figures d’alignements parfaits. Les non moins appréciées médailles  et décorations en tout genre venant récompenser les méritants guerriers. L’écu se fera signe discret au revers des vestes, réplique miniature d’exploits en tout genre. Titres et dignités s’apprécieront au cœur de discussions de salon, reconnaissance sociale oblige. La héraldique continuera se pratiquer entre les murs, à la façon dont la musique classique en grand orchestre se fit peu à peu musique de chambre. Une musique mise en partition par Proust au sein du salon Verdurin de sa Recherche : il vaut mieux en être ouvertement, apprend à ses dépends le pauvre Swann, que de faire semblant de s’y rattacher en dernier recours. La bonne société ne supporte pas les francs-tireurs solitaires, pas plus que les anti-héros dérangeants.
   A mille lieues d’exploits et flonflons guerriers qui lui étaient sans doute étrangers, le philosophe Diogène marqua les Athéniens de son temps, cinq siècles avant notre ère. L’homme vivait chichement, vêtu d’un simple manteau, arpentant les rues de la cité muni d’un bâton, d’une besace et d’une écuelle. Dénonçant l’artifice des conventions sociales, il préconisait une vie sans affectation, proche de la nature, se contentant d’une jarre ouverte pour dormir. Il n’hésitait pas à mendier à proximité de statues, pour mieux s’habituer aux réactions de refus. Même si les traits scandaleux de ses écrits l’ont fait tomber dans l’oubli, on peut se souvenir que sa Politeia (République) s’attaque à nombre de valeurs du monde grec pour prôner : l’indifférence à la sépulture, la négation du sacré, la suppression des armes et monnaies, l’autosuffisance, l’égalité hommes-femmes… bref une remise en cause de la cité et de ses lois. Son raisonnement : tout appartient aux dieux, or les sages sont les amis des dieux et entre amis tout est commun, donc tout appartient aux sages…
   « Ôte-toi de mon soleil », ordonne-t-il au roi de Macédoine venu voir s’il ne manquait de rien. Une lanterne à la main, il erre la nuit dans les rues à la recherche de… l’homme idéal. Simplicité du regard, sobriété des attentes, un tel sujet bouscule par la brillance de son anonymat et l’absence réaliste des illusions sur le genre humain. On est loin du clinquant héraldique avide de récompenses et grand consommateur de gratitude clanique. Tout autre est le souci de Diogène : celui d’un citoyen du monde avant l’heure, abolissant jalousies familiales, mesquineries fratricides, vaines fiertés guerrières ou conquérantes, et fastes afférents. Quitte à se retrouver seul de son espèce, il rejoint le Petit Joueur de flûteau de Brassens, renonçant à toute tentation de blason : « Sans armoirie sans parchemin, sans gloire il se mit en chemin… nuls ne disent dans le pays : le joueur de flûte a trahi !» Il signe aussi l’éternel besoin de solitude exprimé par le poète : « Bande à part, sacrebleu, c’est ma règle et j’y tiens ! »
   Comment ne pas adhérer à cette philosophie du moins - du rien ? - lorsqu’elle nous invite à fuir aujourd’hui comme la peste ces grands spectacles « sportifs » - ou dits tels - qui nous offrent la délirante et lamentable vision de haines trop longtemps comprimées et subitement expulsées entre supporteurs de camps adverses. Les slogans lancés et gestes agressifs présentent tous les traits de frustrations tournant à l’hystérie : on n’existe plus que par délégation, et donc par absence. Le soi conscient est déserté au cours de ces versions contemporaines des tournois d’antan virant à une guerre de clochers autour d’un simple… ballon de cuir. Emporté dans un tourbillon aveugle de passions occultes, chacun endosse le masque d’une collectivité qu’il prétend représenter et servir. Alors qu’abruti d’un désir caché de notoriété rampante, le supporteur aveuglé ne fait que se parer d’un masque de partialité qui le dépasse. A trop adorer nos seules couleurs, nous voilà devenus de mauvais hérauts facilement épinglés par l’œil indifférent et narquois du poète. « Une preuve du pire, c’est la foule », nous souffle Prévert. 
 

VOLUPTES


  

 Vénus callipyge. Sensualité narcissique. Erotique Aphrodite soulevant impudiquement son péplos pour apprécier elle-même la plastique de son fessier, nécessairement superbe. Statue d’un éternel objet du désir, honorée dans l’antique temple de Syracuse. Légende ré-enchantée par La Fontaine et Brassens, poètes modernes.


   Sexe, érotisme. Nature et culture. L’art de désirer n’est-il que l’art de jouir ? Adam et Eve, nos bibliques ascendants, chassés de l’Eden terrestre, signent la faute originelle qui  nous voue à la pudeur que sous-entend la nudité consciente. Dans le moment de la chute unique de nos lointains aïeux naît la culture. Et l’entrée de l’humanité dans l’Histoire.

   Image duelle, trouble, devenue hideuse que celle où « l’interdit redouble le désir », selon Bataille. Sculptée par l’érotisme issu du tabou édicté, la sexualité se renforce, s’imagine, se raffine. Le désir - cette « nostalgie de l’étoile » - creuse son éclosion et love sa floraison dans une faille de la plénitude jamais atteinte, toujours à poindre : celle du désir désirant… le désir. Schopenhauer dessine ce chemin vertigineux « de la souffrance du manque à l’ennui de la possession ».
   Etiqueté impur, infâme, obscène, moyen de plaisir plutôt que fin en soi, le sexe en tant qu’organe n’est pas une affaire de morale. Mais prétendre faire l’amour sans morale, ne serait-ce pas s’interdire l’érotisme ? La célébration qu’est la sexualité n’est pas réductible au « sexe ». Elle se joue dans l’interface entre notre part la plus animale, naturelle, a-morale, et la plus culturelle, la plus sublime qu’est l’amour. Entre sexe naturel et érotisme culturel.
   De la génitalité au service de la reproduction de l’espèce à la sensualité créatrice de beauté, le philosophe interroge : « La persistance de l’espèce humaine est-elle la preuve de sa lubricité ? » L’expression de la libido des singes bonobos s’étale devant nos yeux pour nous rappeler que nous partageons 98% de gènes communs avec le règne animal. Les 2% restants dévoileraient-ils cette pudeur - pudor, honte latine - qu’un penseur définit comme « la plus héroïque de nos vertus » ? Pourquoi la pornographie nous troublerait-elle autant sinon par ce fait que nous ne sommes pas des bêtes et que notre pudeur sait nous préserver de la brutalité du monde animal ? La sexualité humaine ne repose pas d’abord sur l’instinct, mais sur un plaisir sciemment échangé. Partages et tendresse éclairent notre part humaine d’une lueur novatrice. Aimer l’autre passe par une reconnaissance de son altérité singulière. Et cela traverse le visage, cette « épiphanie de la morale » dont parle Lévinas. Un fessier, forcément quelconque et aussi plastique soit-il, ne symbolisera jamais qu’un anonymat : la pulsion sexuelle n’aime l’autre que dans sa généralité, dans une ouverture indéterminée propre à la nature. L’amour identifie, nomme, s’apprête à construire patiemment un récit harmonieux, sublimé, du rapprochement des corps. Faire l’amour, c’est ouvrir un moment de plénitude où je ne manque de rien et où j’ai tout à inventer. Esthétique divine qui nous rappelle aux bons souvenirs du créateur.
   L’érotisme repose-t-il sur la transgression ? Tendant à la dégradation et à la mort, le corps est mis en demeure d’assumer une sexualité nécessaire. L’érotisme, expérience des limites, doit transgresser les tabous. Dissolution de l’être, la jouissance érotique préfigure la dissolution définitive dans la mort. Le philosophe Georges Bataille y voit une connaissance et une transgression du sacré proche de l’expérience mystique. L’érotisme comme préparation à la mort ?... Non, répond Freud : la pulsion érotique est une force de vie qui s’oppose à la pulsion de mort. Il ne peut y avoir de sexualité saine sans respect de la dignité humaine. Selon l’auteur de Totem et Tabou, deux tendances biologiques sont à l’œuvre en l’homme. Eros, pulsion de vie qui pousse les êtres vivants à se reproduire, à se lier, à s’unir pour faire société. Et Thanatos, pulsion de mort qui les incite à se dissoudre, à se détruire, à tendre vers le néant. Vers une mort qui n’est pas un anéantissement, mais un passage vers une autre vie. Le corps, la vie, la dignité s’inscrivent dans une forme de sacré.
   De la faute et de ses interdits conséquents naît l’art. La voûte de la Sixtine nous entraîne dans une débauche de corps glorieux qui nous touchent et suscitent nos émotions culturelles. La beauté des corps s’y double de la force et de l’affirmation des visages. La joyeuse répétitivité des formes physiques, l’incroyable diversité de leurs attitudes parfois acrobates, cet opéra de muscles et de chairs que nous livre Michel Ange - le bien nommé ! - crée une cosmologie humaine qui confine au cœur d’un érotisme vivant. Au centre de la voûte, la ténuité et la flaccidité du sexe replié d’un Adam monumental tiennent presque de l’anecdote et de l’ironie. On est bien loin de l’impudence un peu risible de notre statue callipyge se mirant outrageusement dans ses propres rotondités. Délaissant une volupté trop joueuse d’elle-même, l’amour s’est fait entre-temps le comble de l’art.
 
 

ATLAS

 
   Guadalcanal, Panamaribo, Tegucigalpa. Magie des mots prononcés, articulés. Incantation des lieux évoqués. Nommer le monde c’est déjà en accomplir une première et délicieuse traversée. Géographies et récits se donnent rendez-vous pour alimenter nos rêves. Emouvant, impérial, l’antique géant Atlas porte la voûte céleste sur ses épaules. Sensation confuse d’un terrible et légendaire châtiment accordant, en retour, la naissance aux cartes, planches, plans, graphiques comme autant de labyrinthes secrets offerts à nos mémoires enfantines.
   Syracuse, Katmandou, Mangalore, Kamtchatka. Des mots qui chantent comme des visages sur fonds de zones colorées, aux traits finement sculptés, aux tracés cabalistiques. Formes curieuses, abstraites, arbitraires, découpées - par les soins de la nature ou de main d’homme ?... mystère ! - et propres à révéler d’insondables légendes. Profils énigmatiques des géographies.
   Samarkand, cité d’art nichée au creux d’une vaste oasis, courtisée tour à tour par Alexandre le Grand, Gengis Khan et Tamerlan. Puerto Rico, Trinidad, Asuncion, aux paysans métissés récoltant le café dans les estancias ou frappant les tambours au rythme de boléros fantasques et envoûtants. Chesapeake, Kentucky, Oklahoma, aux pionniers débraillés se lançant à la conquête des vastes espaces brûlants de l’ouest. New Amsterdam, perle de l’île de Manhattan achetée aux Indiens pour quelques verroteries, ancêtre de la grande New York planifiée en immense damier, lointaine cousine de la placide Venise du Nord aux cent canaux…
   Noms chantants, clés mystérieuses pour des mondes enchanteurs d’enfants prêts à rêver les premiers récits de voyage de leur courte vie. Sous la Géographie l’Histoire. Ils trônent à une place bien en vue dans les bibliothèques, ces grands livres, encyclopédiques à l’image des vastes univers qu’ils renferment. Et si les mains menues hésitent à en saisir l’épaisse reliure cartonnée, c’est autant pour la crainte sacrée des secrets qu’ils scellent que pour la masse et le format de leurs impressionnantes paginations.
   Lac Athabaska, Saskatchewan, réservoir Manicouagan, froides et blanches étendues canadiennes tutoyant effrontément les glaces du pôle. Oulan Bator des cavaliers mongol et son désert de Gobi. Placides ruines du Machu Picchu, derniers vestiges du fabuleux Empire inca et des rois Yupanqui. Java, Bali, Sumatra, îles de la Sonde, émergeant à peine de la plus vaste plateforme continentale du monde. Valparaiso, Conception, et le désert d’Atacama, long et aride haut-plateau braquant, sous la voûte étoilée soudain devenue proche, ses télescopes géants prêts à disséquer les origines de l’univers.
   Qui eût prédit le foisonnement de tous ces récits géographiques issus d’une seule et unique pangée, résultante facétieuse d’entrechocs gigantesques des continents entre Carbonifère et Jurassique ? Fractures, collisions, soubresauts, dislocations, ouverture d’océans, redistribution des continents, émergence de courants marins rebattant les masses d’eau, réinventant d’autres météorologies… aptes à enfanter de nouvelles espèces du vivant. Géographie en constante éruption de récits insolites à l’échelle d’un temps sans mesure familière.
   « La terre est bleue comme une orange », chante, faussement naïf, le poète Eluard. Sa parole est vérité : la fine écorce de fruit sur laquelle nous nous mouvons ne nous suffit-elle pas à déployer nos récits, dans l’ignorance de ceux que la planète se raconte à elle-même dans ses tréfonds ? Nous ne vivons bien qu’à la surface des choses, méconnaissant les formidables poussées telluriques qui agitent les volcans sous-marins faiseurs d’îles en archipels. Tributaire de sa propre histoire, la géographie nous permet seulement d’inventer la nôtre, forcément incluse, dépendante, nous appelant soudain à plus de retenue, de modestie.
   Atlas, compagnon des Géants, fils de Titan, frère de Prométhée, avait défié les dieux. Zeus le condamna à porter la voûte du ciel sur ses épaules. La légende veut aussi qu’il eût aidé Héraclès à cueillir les pommes du Jardin des Hespérides. Pleioné lui donna, dit-on, sept filles, les Pléiades, nom attribué dans l’histoire littéraire à des groupes de sept poètes considérés comme des constellations poétiques. A l’image des quatre-vingt huit constellations stellaires projetées sur la voûte céleste par les esprits éclairés de la tradition hellénique. Points de repère précieux pour les hardis marins lancés à la découverte des continents insolites concoctés par les pulsions rageuses de notre bonne vieille terre.
   Intense besoin humain d’identifier, de nommer, de s’enivrer de récits merveilleux pour affronter des forces qui nous dépassent. L’Histoire rassure l’homme-enfant au seuil de ses géographies improbables. Et parvient à le griser au cœur du vertigineux palimpseste des mots.
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samedi 4 janvier 2014

EMOUVANCES (7) Fragments de temps suspendu


 SHÂH MAT

 Shâh mat !... Le roi est mort !... Sur le théâtre d’une mère des batailles qui se concentre en un damier de 64 cases arpentées par deux armées de 16 pièces se faisant face. Quand les Arabes envahissent la Perse, ils y découvrent un jeu mystérieux qui y a transité, en provenance de l’Inde où il est né, semble-t-il, au 6e siècle de notre ère. Le chaturanga sanskrit désigne les quatre corps de l’armée indienne d’alors : éléphants, cavaliers, chars et fantassins. Représentation de la guerre sans effusion de sang ? Façon de créer un climat de mystère en miniature ? Pièces rouges contre pièces noires, le jeu se fait parabole de la vie réelle.

   Une drôle de légende court sur les Echecs. Elle raconte l’histoire, trois mille ans avant notre ère, du roi indien Belkib qui cherchait à tout prix à tromper son ennui. Il promit récompense exceptionnelle à qui le distrairait. Le sage Sissa lui présenta le jeu d’échecs, déposant un grain de blé sur la première case, 2 sur la 2e, 4 sur la 3e… et ainsi de suite, pour finir par remplir l’échiquier, en doublant la quantité de graines à chaque nouvelle case… jusqu’à atteindre 2 puissance 63 grains sur la dernière, soit plus de neuf milliards de milliards de grains !... C’était signer la mort du royaume : les récoltes de l’année n’y suffiraient pas. La distraction du roi était plus qu’assurée, le tracas et l’obsession venant s’y ajouter ! Les échecs, jeu de la dévoration.

   Parvenu en Europe au Moyen Age, l’échiquier s’occidentalise. Blancs contre noirs… qui sont les « gentils » ?... Le mouvement des figurines s’aère et s’accélère, suivant le gain de puissance de l’artillerie alimentée par la poudre à canon sur les champs de bataille. Métaphore des joutes moyenâgeuses fort prisées par les chevaliers, le jeu de guerre devient bientôt jeu de cour : conversion intellectuelle des humeurs guerrières. Gain de civilisation. L’échiquier se fait le raccourci symbolique de la ville médiévale nouvelle où prennent place les diverses catégories sociales du temps. Roi, reine, tours, fous, pions soldats, cavaliers signent la forte connotation allégorique du jeu qui devient un passe-temps pour… amoureux. On imagine aussi quelques croisés apprenant à jouer tout au long de leur conquête de la Terre Sainte. Pour meubler les temps morts, tromper le présent. Avant de retourner occire les Sarrasins d’en face ! Mat à mort.

   Au XVIIIe siècle naissent les clubs d’échecs dans ces lieux de rencontre et d’échanges intellectuels que sont cafés et tavernes, pendants publics des salons aristocratiques. La fièvre populaire du jeu gagne l’Amérique. Benjamin Franklin, en génial inventeur, publie un essai vantant l’enseignement de la prévoyance qui oblige à anticiper ; de la vigilance qui exige que l’on observe tout l’échiquier ; de la prudence qui appelle la réflexion. Et d’une importante leçon sur la vie : quand tout semble aller mal, nous ne devons jamais nous décourager, mais toujours rechercher la solution active de nos problèmes. Les échecs, épreuve de vérité.

   La fin du XXe siècle voit l’arrivée de l’ordinateur sur le champ de bataille des échecs. L’homme affronte Deep Blue, capable d’analyser 50 milliards de données en trois minutes. Combat perdu d’avance, mais consolation : la machine mettra désormais ses formidables capacités au service des joueurs et de leur entraînement. L’ordinateur coach et sparring-partner. Mis au programme des écoles, le jeu s’organise en championnats et Olympiades… A quand son inscription aux Jeux Olympiques ? Les échecs jeu sportif, sport mental.

   10 puissance 80 possibilités : la plus grande richesse ludique se développe à l’infini dans seulement… 64 cases ! Le travail du joueur consiste à augmenter sa puissance d’agir pour se maintenir en vie. C’est le héros du Septième Sceau de Bergman affrontant la mort en duel : façon de dire que tout est déjà joué - déjoué - … avant que tout se joue. Car les échecs désignent à la fois le jeu et son issue : tout est joué… et perdu d’avance. Le jeu suppose-t-il l’absence d’espoir ? Et quelle plus belle preuve d’attachement à la vie que de se livrer à une valse imperturbable de ses neurones face à l’ombre glacée de la mort qui s’avance ?!... A « qui perd gagne », le joueur perd mais trouve un sens à son existence : le temps de la partie, il a su transformer l’inévitable en sacrifice. Et toute partie, choisie, mémorisée et codée, peut être ensuite rejouée à l’infini, devenant ainsi une sorte de modèle, de « standard » de raisonnement daté et signé. Un problème traité et résolu qui servira de support et de réflexion à de futurs amateurs : le jeu mis en abyme.

   Concentration extrême, pénétration au cœur de notre monde mental, vertige d’une solitude contrainte : jusqu’où peut mener ce qui n’est au départ qu’un simple jeu ? Avec ou contre qui le joueur se bat-il ? Son adversaire ? Une stratégie à mettre en place ? Des modèles de parties anciennes patiemment mémorisées ? Le temps qui passe et le pousse en avant ?... Ou lui-même, son sang-froid, sa capacité à garder confiance, à conserver la tête sur les épaules ? La monomanie qui entoure les échecs porte en elle les ingrédients propres à toute obsession menée trop loin. Pensons au Joueur d’échecs de Stefan Zweig ressassant en solitaire, dans sa prison, des modèles de parties, jouant avec - contre - lui-même, indéfiniment. Dangereux vertige du double. Le génie et la maladie ont parfois destin lié. Les exemples existent de basculement dans la folie, la schizophrénie. A l’image du champion Bobby Fischer, dans les années 1970, l’air hagard, se disant persécuté par le monde entier, comme dévoré de l’intérieur. Le jeu au risque de la paranoïa.

   Un arbre à multiples ramifications envahissant progressivement l’espace peut symboliser notre monde mental. La tête envahie, colonisée par ses propres facultés, au-delà de l’imaginable. On pense au cyborg d’une science qui n’est plus fiction mais recherche, robotique. Les 1500 centimètres cubes occupés par notre cerveau - soit 900 de trop si l’on considère son rapport avec le reste du corps ! - en font un outil à part, aux prolongements encore insoupçonnables. A l’image de l’histoire de l’univers dont nous continuons d’approfondir, de génération en génération, les vertigineux secrets. Inquiétants et enivrants trous noirs.

   Le jeu d’échecs nous plonge dans la révélation d’une ascendance partiellement vierge de nos potentialités, autant que celle d’une enfance de l’humanité. Les Echecs, cauchemar fascinant du labyrinthe et jeu des origines.
 
 
 

 SIDERATION


    Gens au soleil. Quatre formes humaines statufiées allongent leurs ombres, comme dévorées par un paysage immobile, en fusion sous un soleil d’après-midi. Pauses nonchalantes, languissantes, affalées dans des transats dont l’ordonnancement géométrique savamment décalé évoque celui d’une salle de spectacle, mais en plein air, celle-ci. Nous voici plongés dans le cinéma aveuglant de cet espace clair, dont le film défilerait sur un écran en trois dimensions. L’écran réel de la vie. L’assise en forme de terrasse brute, blanche, enfonce son coin de pierre dans une ruralité profonde. Terrasse-navire prête à fendre l’océan inquiétant d’une nature perdue entre champs, ciel et montagne.


   Rien n’a lieu là, dans l’attente lourde de silence et de vide. Tout reste possible donc, tout est à inventer. Survenue d’un OVNI à l’horizon proche ? Atterrissage inopiné d’inconnus en goguette ? Catastrophe naturelle ? Ou suspension du temps sur une absence de récit… Le monde peut-il être plus plat, plus inexpressif, plus inutile ? Tout l’espace vibre d’une sidération banale tant elle semble appelée à se prolonger, mais à laquelle l’œil s’habitue pourtant.


   Regards braqués sur l’azur vide selon un même angle mécanique tiré au cordeau, quatre figures de cire nous renvoient leur hallucinante inexistence. La leur devient vite la nôtre, tant ils nous fascinent et tant cette scène focalise peu à peu en nous une sensation en miroir. L’envie nous prend alors d’élargir le cadre du tableau vers la droite, là où s’avance le navire-terrasse, dans le sens d’une marche supposée. A tort ou à raison, il nous semble que déplacer notre regard peut amorcer, initier un mouvement apte à éveiller ces figures vagues, lunaires, figées dans une cire émolliente. Voir ailleurs, voir plus avant… faire se mouvoir l’espace. Ne serait-ce que de la pause d’un soupir. Mais le subtil déplacement de l’air tombe dans le néant d’une expectative navrante. Sidération du vide.


   Pourtant, notre regard fasciné questionne et témoigne : ces figures aux allures de pantins, ne regardant rien, n’attendant rien, sont-elles encore vivantes ? Ou ne sont-elles plutôt que le fruit de nos imaginaires abusés ? Existent-ils ailleurs que dans notre rêve éveillé, ces automates cireux pourtant habillés, cravatés et chapeautés selon les codes d’une civilisation rassurante, identifiée ? Ou sont-ils embarqués dans un ailleurs inaccessible, plongés dans une méditation dont les enjeux nous dépassent ? Question sans réponse.

   Mais, les distances extérieures abolies, c’est dans l’espace intérieur à la scène qu’il nous faut prolonger l’exploration. Un cinquième personnage, assis en retrait de la rangée statique, ploie son corps attentif pour l’absorber dans un livre ouvert, son seul regard semblant échapper à l’absence générale. Ultime rempart à l’apathie ambiante, lui seul témoigne encore d’un vestige de civilisation et de culture. S’il n’en reste qu’un, sentinelle attentive, avant que le monde entier ne sombre dans le non-lieu… Présence puissante du lecteur en éveil dont l’unique acte de déchiffrer sait donner un cap à ce navire en perdition muette. Ce lecteur a nos traits. L’espoir renaît.
   Il s’avère ténu. Tout n’a-t-il pas déjà été vu et dit de ce monde-ci ? Une tension, palpable, traduit ses vibrations dans la chaleur intense de l’air. Rien à attendre d’un horizon quelconque découpant trois zones classiques, cent fois vues : un ciel d’azur flouté de blanc, une barre montagneuse lisse et noire, un champ jaunissant de céréales. Insignifiance et banalité, classicisme et ennui. Notre expérience ordinaire du réel n’en finit pas de se muer en image indécryptable, objet de pure illusion. L’absence s’incruste au creux de la scène. Jusqu’à l’hypnose.
   Serions-nous inconnus au monde ? Camus nous livre son Etranger - Socrate contemporain - pour illustrer sa philosophie de l’absurde. La vie n’a pas de sens. Pas davantage le jugement de la société… Comment l’homme ne se sentirait-il pas étranger à ce monde, lui qui n’a le choix qu’entre résignation et révolte ?... Meurseault, ce monsieur Tout le monde, ne ressent que détachement, lui qui vit de manière passive, sans projet, sans chercher à donner de cohérence à ses actes. Jusqu’à tuer, sur une plage, un Arabe par lequel il se sent vaguement menacé. Le héros de Camus est jugé et condamné à mort. Il ressent tout au long du procès la même indifférence face à la société qui l’accuse. Il se sent innocent. Son acte meurtrier, il l’a commis sans intention, presque sans conscience, geste absurde parmi tant d’autres. Son crime n’a pas eu pour lui plus de sens que le reste de sa vie. L’étranger renonce à se défendre et refuse un pourvoi en grâce qui lui aurait sauvé la vie. Mourir maintenant ou plus tard, quelle importance pour lui ? Puisque tous nous sommes condamnés à mort un jour ou l’autre… Acceptation lucide du trépas et refus de demander pardon à un Dieu décidément absent, se transforment en révolte contre le non sens du monde.
   De la solitude désespérée à une prise de conscience philosophique, comment ne pas partager avec cet homme un sentiment d’étrangeté et de sidération ? La révolte peut-elle tirer l’homme de sa solitude ?... L’Homme révolté du même Camus (« Je me révolte, donc nous sommes ») rejoint le Sartre de La Nausée dans une même célébration de la connivence fraternelle. Littérature et philosophie sont là pour figurer et nous aider à saisir un certain ordre du monde et la finalité de l’existence qui peut en découler. Et puis ne sommes-nous pas toujours l’étrange étranger d’un autre ?...
   Une barrière invisible a été installée entre ces Gens assis et nous, impuissants voyeurs. Coquille vide peuplée par des fantômes. Muette configuration. Vide sidéral asséné. Métaphore du silence. Le renvoi initial à du déjà vu, du familier connu, repérable, s’est mué en une image mystérieuse qui, n’en finissant pas de nous regarder, ne va pas tarder à nous échapper. La grâce puissante de la mémoire et de l’imagination réunies achoppent au non-lieu, à cet endroit où certaines configurations esthétiques se montrent parfois impuissantes à ouvrir notre accès à la parole. Nous savons mal, ici, traduire en langage nos perceptions de l’instant. Notre inquiétude, impossible à apaiser par des mots ou autres métaphores, vire à la frustration pure. Etonnement, confusion, silence, fugitivité du regard… mais absence de dénouement !... Le metteur en scène - un certain Hopper - se refuse catégoriquement à conclure, tout à son souci de captiver notre regard dans ce qui ressemble à un puits sans fond. La lumière qui s’y reflète pourtant vient de si loin qu’elle figure étrangement ces étoiles perdues où nous devinons enfin, livides, hébétés, la forme hilare de notre propre visage.

   


ANAMORPHOSES

 
   « Qui suis-je ? », interroge mon visage dans le miroir. Ce que j’éprouve quand je m’éveille, c’est l’étonnement d’être moi-même, l’intrigue d’exister dans ce corps. Sensation de l’étrangeté des choses nichée au cœur de la poésie. Singularité qui se multiplie en écho dans le jeu des miroirs. Je sais que je sais. Je sais que je sais que j’ai su. Je pense que je pense… que je pense. Limite d’un jeu à trois coups lisibles. Il existe bien en chacun une infinité de « moi ». Eclats de miroirs à l’infini. Jeu subtil en kaléidoscope.

   Ovide, poète latin des Métamorphoses, narre mille et un récits qui parlent à tous les temps. L’histoire de Narcisse est exemplaire. A sa naissance, le devin Tirésias, à qui l’on demande si l’enfant aurait longue vie, répond : « Il l’atteindra s’il ne se regarde pas. » En grandissant, l’enfant se révèle d’une beauté exceptionnelle, mais d’un tempérament très fier. Il repousse nombre de prétendantes, dont la nymphe Echo. Un jour qu’il s’abreuve à une source, Narcisse voit son reflet dans l’eau et en tombe amoureux. Il reste alors de longs jours à se contempler et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image. Tandis qu’il dépérit, Echo souffre avec lui. « Hélas ! Hélas ! », répète-t-elle en écho à sa voix. Narcisse finit par expirer de cette passion qu’il ne peut assouvir. Même après sa mort, il cherche à distinguer ses traits dans les eaux du Styx, pleuré par ses sœurs les naïades. A l’endroit d’où l’on retire son corps ont poussé des fleurs blanches qui portent le nom du disparu. Impossible et troublant miroir du double.

   L’homme est-il la créature la plus parfaite ? « Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste », affirme Montaigne. Une longue tradition philosophique, qui commence avec les Grecs, fait de la raison, dont seul l’homme est doué, la cause de sa perfection. La religion judéo-chrétienne considère l’homme comme l’aboutissement de la création divine. Classant les espèces, la science le place au plus haut degré de la hiérarchie animale. Mais Montaigne tempère : l’homme a ses qualités et ses défauts, comme tous les autres animaux. Sa raison n’est pas souveraine. Son intelligence ne lui permet pas d’établir ce qui est vrai ou faux. C’est sa propre vanité qui fait de lui un être imparfait, se laissant aller à contempler ce que son esprit a pu concevoir. Vaine complaisance. Narcissisme aveugle qu’alimente le langage de la raison dans un jeu de miroirs sans fin. L’homme roseau pensant.

   Mots-gigogne, mots-valises, familles de mots. Chaque mot se fait métaphore qui renvoie à d’autres mots en miroir. Le langage est de la poésie fossile prête à sortir d’un lexique assoupi apte à décrypter le monde. A le relire en le nommant. Toujours au bord de l’expression juste, nous nous contentons souvent de faire allusion aux choses. Le langage s’inscrit dans une tradition qui nous permet d’écrire encore et encore des histoires. Toujours la même histoire, écrite et réécrite au fil de livres qui se succèdent ? Un récit qui finit par esquisser des traits qui ressemblent aux nôtres. L’écriture, moyen de ré-flexion. Expression d’un palimpseste en réécriture constante de notre vérité, unique et toujours changeante. Reflets démultipliés de lucidité.

   Comme l’expérience, la lecture s’affirme création. Elle est une conversation étrange, de l’autre à moi, de moi à moi. De simples lettres imprimées ont ce pouvoir de nous livrer silencieusement les propos des absents. « Ce miracle fécond de communiquer au milieu de la solitude », nous dit Proust. Petites taches noires sur la page blanche, les mots font émerger en nous tout un univers de sons, de couleurs, d’odeurs, d’émotions, de souvenirs, d’attentes. Chaque fois que je lis un texte, je le transforme. Et chaque fois que j’écris un texte, j’accepte que chacun de ses lecteurs le transforme. Une forme de paradis pourrait-elle s’imaginer dans cette immense bibliothèque invisible et mouvante dont le destin serait de donner à lire, rêver, écrire ?... En quête de notre image se révélant à travers les récits qui nous portent, nous emportent ? Lectures miroirs.

   Quand je regarde la lune, je ne regarde pas seulement un astre lumineux dans le ciel. Je regarde aussi la lune de Virgile, de Shakespeare, de Verlaine. Instant vertigineux où leur passé et notre présent se confondent. Les allusions répétées, les variantes raffinées plaisent au destin, fidèle à de vastes lois secrètes dans lesquelles je puise sans le savoir vraiment. Moi qui aime les planisphères, le goût du café, la musique de Coltrane et la prose de Stéfan Zweig. Cela n’appartient qu’à moi. Solipsismes.

   La trame du rêve qui crée réside dans l’opposition de deux mondes : le monde quotidien, banal de nos perceptions ordinaires et celui, irréel, des romans et des fictions. Talismans, abracadabras, mots magiques jaillissent de cette manière de quatrième dimension qu’est la mémoire. Inscrivant nos récits dans la durée élastique de l’Histoire, dans la succession des signes et impressions qui jalonnent nos chroniques, nous nous situons aux antipodes de l’animal, captif de l’actuel, de l’éternité de l’instant, inconscient de la mort qui rôde. Nous nous donnons le droit d’interroger certains mots, de les enrichir grâce à la poésie, à la mémoire, à l’oubli. Les livres, eux, restent tapis dans l’ombre, puissants dans leur attente, prêts à formuler nos allusions, comme à alimenter nos rêves. Leur poids mesure l’ambiance calme d’un ordre et la magie d’une temporalité disséquée, condensée.

   La mythologie, la musique, la magie de certains lieux, tentent de nous dire quelque chose. Cette révélation imminente, toujours en passe de s’incarner, serait-elle ce que l’on nomme le « phénomène esthétique » ? Silencieux et empressé, le livre s’adresse à nous, à l’image d’une scène de théâtre qui nous regarde : l’acteur-auteur y joue à être un autre, devant une réunion de spectateurs-lecteurs qui jouent à le prendre pour cet autre. L’art ressemble à ce miroir qui soudain nous révèle notre propre visage.
 
 
 
DESERT

   Déprise. Epuisement consenti. Détachement de soi-même comme condition de notre présence au monde. Evidement de l’humain dans le silence des pierres fendues par un soleil équivoque. Amour du minéral, sans besoin de contrepartie. La foi n’a que faire d’un Dieu quelconque : elle est amour démesuré du monde, malgré soi. Camus, écrivain du désert, penseur de la tension, joue la Nature contre l’Histoire.

   Vérité immanquablement amère : il nous faut aimer ce soleil indécis, sans espoir ni consolation. Splendeur et misère de l’homme. La figure camusienne du dénuement est celle d’un hédonisme joyeux. Etre en vie et ne pas (vouloir) savoir pourquoi, voilà notre plus grande chance. Et puis, d’ailleurs, ne tenons-nous pas au fond à ce monde-ci, tel qu’il est, plutôt qu’à tout autre, virtuel et alarmant ?...

   Désert : Camus est fasciné par ce lieu où « le soleil et le sang ont la même couleur ». Il se sent conduit à aimer sans retour, à donner sans compter, n’exigeant rien du monde, et surtout pas d’être rassuré. « Le monde est beau, hors de lui point de salut », lui inspire l’espace aride et brûlé. « On peut s’agiter, on ne sort jamais du monde qui nous contient », constate-t-il. Le vrai geste de la sagesse n’est-il pas dès lors… de renoncer à toute sagesse ?

   Le Candide de Voltaire avait besoin d’espoir pour vivre. On sait ce qu’il en advint. Pour Camus, l’amertume est au principe de toute chose, et l’espoir ne témoigne que d’un défaut de force, d’une volonté exténuée. Ce qui nous parle, c’est ce qui est inutile, une beauté sans canon objectif, celle du soleil comme celle de la tristesse. La Nature sans les artifices que les hommes y déposent : absence de verbiage, écosystème de la joie. Le cri de pierre, c’est le hurlement du silence. Constat paradoxal mais premier.
   A rebours du modèle de la philosophie classique - l’amour de la sagesse cher à Platon, Socrate ou Kant -, Camus se range aux côtés des mystiques - la sagesse de l’amour chère à Nietzsche -, et de leur rapport d’étrangeté à un monde sans miroir. Aimez les choses comme si c’était la première fois !... Pleurs de joie et de tristesse, consentement et révolte : on ne sait pas. Attentif à l’étrangeté du phénomène, Camus entraîne le corps vers l’esprit, guettant cet « instant singulier où la spiritualité répudie la morale ». La spontanéité chevaleresque de l’humain irait-elle jusqu’à rejoindre ici la figure du Christ ?
   Contemporain de Camus, Théodore Monod passe l’essentiel de sa vie à explorer le Sahara. Ce « fou » de désert, écologiste avant la lettre, recueille une foule d’échantillons de plantes, de minéraux. Il découvre le squelette négroïde de l’homme d’Asselar (moins 6000 ans). Le voici parti en quête d’une météorite mythique qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie. Se nourrissant peu, doté d’une endurance à toute épreuve, l’homme arpente le désert à pied, en travailleur de la science, de la nature et de l’esprit. Il milite contre tout ce qui, selon lui, menace ou dégrade l’homme : la guerre, l’alcool, le tabac, la violence faite aux humbles. Son credo : le respect de la vie sous toutes ses formes. Science et conscience dans l’espace aride. Le désert, lieu d’une réflexion qui s’accomplit, simplifie, ramène à l’essentiel. A l’image de la philosophie.
   A travers le désert, espace immanent et sans espoir, Camus semble s’adresser à ceux qui vivent sans jamais tarir leur soif, supportant ce que le monde peut avoir de sec. Les eaux vives du bonheur deviennent accessibles à qui commence par refuser d’assécher son aspiration. L’écrivain prend le risque d’assumer sa soif et de penser son désir comme l’expression de l’excès : toute sagesse est dans l’art de saisir ce que l’on a sous la main. Ce qui lui importe, c’est la rectitude du geste à entreprendre, plutôt que son résultat. La voie plus que la cible. L’auteur de Noces veut vivre sans filet, mû par une joie qui s’accommode de la réalité. Simplement, entièrement.
   Soleil neutre, délicieux et détestable, capable de concentrer la totalité des émotions humaines, et dont l’indifférence livre à chacun le meilleur comme le pire. Soleil ami des rugosités minérales d’un paysage torride. Lumière équivoque réunissant le midi et le minuit au creux d’une métaphore chère à Nietzsche, le penseur de l’éternel retour célébrant ce que la vie peut avoir de détestable, de tragique. Il y a bien une beauté qui est expérience du monde, une beauté qui se passe de moi, ne me concerne pas. Le monde nous est étranger : Camus pratique l’oubli de soi dans un désert devenu familier.
  Comment dès lors « accorder sa respiration aux soupirs tumultueux du monde » ? Le libertinage de la nature nous conduit à une expérience d’écoute de ses harmoniques : le silence est une musique. Le vrai crime serait de ne pas jouir de ce don. Conscient de sa frugalité comme de sa fugacité, Camus chérit la vie d’un amour amer. Et fait de la mort une chance. Tant il est vrai qu’il n’est d’art qui ne s’appuie sur la conscience du trépas. Trop mystique pour être religieux - à l’image du jazzman John Coltrane, alter ego proche et lointain - l’écrivain philosophe s’affirme  le contemporain conscient de sa propre vie. A l’écho de son ami René Char, acteur passionné de l’existence, jusqu’à livrer : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »
 
 
 
 
BABIOLES (interlude)
  Bibelot, breloque, brimborion, colifichet. Bagatelle, bêtise, broutille, niaiserie… rien. Les mots nous prennent par le col, nous font voir du pays, celui des répertoires, des lexiques et des glossaires. Brimborion : prière marmottée. Colifichet : ornement fiché dans la coiffe. Bagatelle : tour de bateleur. Fanfreluche : bulle d’air. Le rien se décline, s’organise, nous en met plein les mirettes. L’air de rien, comme si de rien n’était…
   Babiole : bricole, frivolité, fadaise, enfantillage, futilité. Babiole : niaiserie, baliverne, néant, platitude, plaisanterie. Babiole : blague, boutade, calembredaine, facétie, galéjade
   Rien, vous avez dit « rien » ! Il ne s’agit de rien de moins, en effet, que de délivrer les mots d’un sommeil lexical en les laissant souffler sur nos langues bien vivantes un air de pharmacopée essentielle. Embarqués dans le va-et-vient du monde, les voici qui entament leurs petits chuchotements discrets ou bruyants, gentils ou féroces. Mais toujours précis, justes, pleins d’une histoire qui les veut singuliers, uniques.
   Babiole : badinage, quolibet, canular, attrape, taquinerie. Babiole : faribole, billevesée, sornette, néant, nullité. Babiole : banalité, bobard, hâblerie, saillie, sarcasme.
   Voyez ces petits riens déclinés nous ouvrir à la parole, à l’écriture : rien de tel comme exercice mental ! Voici que les mots nous soufflent l’immensité de la pensée, inventant devant nous un art plastique de la langue. Volubile faconde qui nous laisse pantois, sans voix… mais pas sans texte !... Nous entrons dans la ronde des mots.
   Babiole : bourde, bouffonnerie, farce, badinerie, poncifs. Babiole : boniment, bateau, fanfaronnade, forfanterie, gasconnade. Babiole : raillerie, trait, facétie, niche, tour.
   Les lexiques nous chuchotent cent, mille mots apparentés. Impatients de nous livrer leurs indices, ils se renvoient la politesse sans jamais se la griller : chacun a un petit mot pour ses voisins : ils sont si proches ! Mais aucun ne renonce à sa propre musique, celle qui l’a vu naître avant de traverser une histoire parfois séculaire. Le convoquer - lui plutôt que tel autre, si proche cousin pourtant ! - c’est lui rendre hommage, le laisser c’est le condamner peut-être à une mort prochaine, dans l’extinction silencieuse de l’oubli. Les mots ne s’usent bien que si l’on s’en sert !
   Babiole : baratin, battage, bobard, parade, rodomontade. Babiole : vanterie, gouaillerie, malice, moquerie, persiflage. Babiole : brocart, flèche, lazzi, trait, pique.
   Inépuisables ce dictionnaire-Thesaurus, ces répertoires à concordances, ces lexiques d’étymologie ?... Il arrive que les mots qui dansent tournent sur eux-mêmes en un drôle de boléro, revenant finalement à leur point de départ. Beaucoup de bruit pour rien ?...
   Babiole : esbroufe, épate, libelle, pamphlet, satire. Babiole : bagou, caquet, parlote, jacasserie, racontar. Babiole : gadget, bidule, fourbi, machin, trucmuche.
   A quoi pensez-vous ? A rien !... Jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Impossible de rester sans rien dire ! Et puis rien n’est impossible…
   Babiole : badinage, espièglerie, jobardise, raillerie, diatribe. Babiole : manigance, duperie, enjolivure, faux-fuyant, échappatoire. Babiole : poncif, redite, verbiage, superfluité, luxe… LUXE !... Babiole luxe, babiole de luxe ? Retour de mot, pirouette et ouverture. Babiole et luxe ? Cela n’a rien à voir ! Cent mots pour en arriver là. Cela n’a rien d’impossible. Avec les mots, il y a toujours plus que rien. C’est tout ou rien. Nous les avons pour rien. Un rien nous parle puisqu’un rien les habille. Un rien nous engage car un rien les amuse. « Pour cent fois rien, on a déjà quelque chose », plaisante l’humoriste. Cent babioles pour un seul rien. Quel luxe !
   Rien à dire ! C’est un tantinet parfait. A cent contre un, la babiole atteint des millions comme rien ! Elle cultive ce luxe de nous contenter de rien. Sa devise : c’est donné, c’est pour rien. Elle ressemble à ce rien qui fait la liberté de la langue. Un rien qui sait s’absenter, se suspendre, et pourtant toujours déjà là, à portée en un rien de temps.
   Feuilleter le dictionnaire, c’est comme ouvrir une porte au souffle des sens possibles. On met le nez à la fenêtre et on se laisse goûter l’air du temps qui passe, décidant une fois pour toutes que rien n’est trop beau pour nous. Aquilons, zéphyrs, bourrasques, tramontanes… Babioles éoliennes. Les mots possèdent la puissance et les nuances infinies des vents.
   La babbola italienne du XVIe siècle - à l’origine de notre babiole -  a beau n’être qu’un petit objet de peu de valeur, voilà qu’elle se découvre des myriades de cousins. Comme une averse de printemps fertilisante. Féconde pluie de menues piécettes dorées subitement surgies des trésors dormants de la langue. Jusqu’à flirter avec la « langue verte », ce langage propre à la corporation des gueux (1690) heureux de « rouscailler bigorne » comme disent les habitués. Argot parisien, boulevardier, militaire, scolaire, sportif etc… A chaque corps son dialecte fleuri. L’argot, langue sociale.
   La babiole se mue alors en « broquille » mal famée : non décidément, ça ne vaut pas une broquille ! Broquilleurs et broquilleuses pratiquent sans scrupule le vol à l’étiquette, faisant passer pour diamant pur le bijou le plus toc, et ne laissant que peu de temps pour s’en remettre : « Wah ! Faut qu’je speede un max, j’ai rencart dans trois broquilles !... » Quant au lexique magique de la zone, il ne se prive pas de multiplier le « rien » avec gourmandise : peanuts, queude… que dalle, que tchi, walou…
   Dernier (?) mot laissé à l’humoriste Devos, orfèvre dans l’art de parler pour ne rien dire : « Car rien… ce n’est pas rien ! … Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose, et pour pas cher !... Maintenant si vous multipliez trois fois rien par trois fois rien : rien multiplié par rien = rien, trois multiplié par trois = neuf. Cela fait : rien de neuf !... »
 



CARAVAGE


   Carnations voluptueuses ou ravagées. Les chairs s’exposent, explosent, éclatent de lumière. Puis s’ombrent, se délitent, se désagrègent. La mort rôde, entre obscurité et clarté. A l’image du peintre, toujours en cavale, se fondant au cœur de l’obscur avant de réapparaître en pleine lumière. L’homme se sait traqué, comme condamné à vivre. Intensément, cruellement. Enfant terrible de l’histoire de l’art, Caravage peint sa mort à trente huit ans - ne l’anticipant que d’un an. Un autoportrait en Goliath décapité.


   Le peintre accouche d’une lumière aveuglante qui assombrit plus qu’elle n’éclaire. Et nous plonge dans une sensualité lumineuse, féroce, sanglante. Peinture scandaleuse d’un scélérat en fugue continuelle, proscrit, recherché, persécuté. Toujours suspect, contraint au secret. Mystérieux, en réaction contre la « manière » de ses aînés, il impose son langage réaliste, théâtral, choisissant dans chaque sujet le plus dramatique, recrutant ses modèles dans la rue, n’hésitant pas à les peindre de nuit. Caravage proclame la primauté de la nature et d’une vérité puisée au creux de l’humanité souffrante, celle des culs-de-basse-fosse post-médiévaux qu’il prétend élever au rang de sujets spirituels. Apothéose de l’art baroque pour une période pleine de fureurs, d’excès, d’extases. Explosion picturale dans la tourmente de la Contre-Réforme. Entre éphèbes provocants et vieillards moribonds, les mains se tendent pour un jeu de langage chargé d’oraisons suppliantes annonçant Velasquez et de La Tour. Caravage, mauvais garçon mystique.


   Avec le temps, le peintre assombrit les arrière-plans de ses tableaux, jouant d’un contraste violent avec ses personnages touchés par la lumière. Certains de ceux-ci regardent le spectateur, tandis que d’autres lui tournent le dos. L’impact dramatique des récits est ainsi accentué : le peintre provoque notre émotion en nous associant à ses mises en scène. Comme si de puissants projecteurs éclairaient de façon sélective, étudiée, des acteurs de théâtre. Il plonge souvent ses cœurs de scènes  dans des lumières brutes qui confèrent aux récits des atmosphères mystiques qu’il veut en accord avec les sujets religieux. Avec la création de ces jeux de lumière, Le Caravage initie le « ténébrisme » qui sera repris par d’illustres peintres à venir : Le Gréco, Rembrandt, Delacroix… jusqu’aux photographes et cinéastes modernes, comme Orson Welles. Impulsions futuristes.  


   Retournement du rapport entre l’artiste et l’objet de son regard : Caravage se mire dans l’extase comme dans la désolation. Le coloriste introduit et cultive les ténèbres dans la peinture, en fait l’allégorie de son chemin vers la mort. Indifféremment luministe ou ténébriste, l’homme suit son destin, menant ses années d’errances vers une sérénité qu’il pressent inaccessible. Il joue avec les ombres comme avec sa propre vie. Familier des tavernes et des bas-fonds citadins, il fréquente les prostituées, tue un jeune homme au cours d’une rixe. Grièvement blessé, à trente six ans, il se met à tutoyer la faucheuse qui l’attire, irrésistible. Condamné à mort par contumace, il se cache et peint le Souper à Emmaüs : gestes restreints, ombres lourdes, une table qui ne porte que pain et vin. Sujet déjà traité cinq ans auparavant, tout en majesté et en lumière. Le peintre joue des extrêmes, cherche les émotions fortes dans une sobriété puissante. Ses éclats se voilent au gré des aventures de sa vie.


   Sous la protection d’un cardinal romain, Caravage, qui se sait artiste d’exception, voit son caractère évoluer, dans un milieu où le port de l’épée est signe d’ancienne noblesse. Le succès lui monte à la tête. Cette arme va faire de lui un de ces nombreux meurtriers pour crime d’honneur, qui demandent leur grâce au souverain pontife et souvent l’obtiennent. Il acquiert peu à peu l’image d’un homme dangereux provoquant des troubles à l’ordre public. Ainsi se scelle une destinée d’emblée inscrite dans l’ordre du tragique.


  Fait chevalier de l’Ordre de Malte, il blesse plusieurs de ses homonymes de haut rang. Arrêté, incarcéré, il s’évade à nouveau, disparaît. Réapparaît à Syracuse. Il passe ses journées entières dans les catacombes, pris de confusions annonciatrices. Les bas-fonds l’inspirent. Sa matière picturale se désagrège, à l’image de ses conditions de vie, de ce va-et-vient incessant entre triomphe espéré et déchéance vécue. Son nouveau David tient toujours la tête de Goliath tranchée, mais il ne jubile plus : la bouche du géant semble esquisser un cri, comme si elle était encore en vie. Et si pour Caravage la véritable peine ce n’était pas la mort mais l’existence elle-même ?...


   Œuvre ultime, le Martyre de sainte Ursule. Le trépas de nouveau suggéré, présent, imminent. La flèche du roi des Huns jaillit sous nos yeux de l’arc encore tendu et, dans l’instant qui suit, va s’enfoncer dans la poitrine de la sainte résignée. Après ce martyre poignant, Caravage ne peindra plus. Emprisonné, il obtient sa libération. Un récit le dépeint hagard, affamé, malade, épuisé. On le dit victime de rôdeurs auxquels il se confie - et assassiné. On découvrira son corps sur une plage de Naples, le regard tourné vers Rome. Il n’a pas quarante ans. L’homme au destin brisé rejoint le peintre météore aux modèles ravagés. Caravage nous abandonne à son récit unique des aventures de la chair. Entre incarnation souveraine et déchéance physique, le corps mystique décline et se décline, depuis des embrasements qui jubilent jusqu’aux ténèbres qui damnent. Caravage peintre des extases.
 
 
 
 
PRESENCE
  « Mais quand aurons-nous donc la paix ?... Mais quand… ? » La voix hésite, reprend, ânonne, patine. La langue se fait sèche, les lèvres tremblent. La bouche bâille aux corneilles mais demeure intensément muette. Le regard se fige, implorant, éperdu, comme plongé dans les limbes d’une mémoire à jamais rayée. Le texte du poème en suspens est-il condamné à se glacer dans l’anonymat de lisières incertaines d’où la sensibilité de l’élève ne peut, ne sait le faire sortir ? Dieu sait pourtant combien ce premier vers lui parle, autant qu’il a dû parler, en son temps, à son auteur. « Mais quand aurons-nous… ? » En rester là, n’est-ce pas confirmer la cruelle validité du poème annoncé et mort-né ?... Connaître par cœur ce texte impliquerait de le connaître par le cœur. De poser sur lui le regard neuf des origines. De pénétrer la vision singulière, l’instantané qui l’a fait exister autrefois aux yeux de son auteur. Minute unique, exquise, de l’épiphanie d’une sensation se muant en création. Assomption d’un regard intérieur. Pur produit d’une présence.
   Etre ou ne pas être… là ? Amorce de la chronique d’une absence invoquée et déjà presque revendiquée. Habiter ou pas l’acte premier d’être là, présent. Question primitive du désir. Question de conscience. La conscience, cette amante exclusive qui nous veut toute à elle, c’est bien le moins ! Alors même que les propositions se multiplient, se bousculent, se chevauchent en multitudes maladroites et impatientes. Flux permanent, mouvant, d’informations. Trop-plein mortifère partant à l’assaut de l’esprit. Panique. « A quand la paix ?... » L’engorgement est informatif : à savoir trop, que sait-on encore vraiment ? La pression qui étouffe appelle l’action qui égare. Trop d’infos tue l’info. L’ob-scène déporte hors de soi. Un « double » malade émerge alors, fasciné d’avoir trop à être là. Conscience colonisée et absence du soi désormais déserté. L’agir-agitation s’abîme dans un vertige qui hoquette. « La vitesse c’est dépassé ! » proclame à l’envi un slogan gouailleur. Mais raisonne-t-on des organismes plongés en état d’hypnose, de survivance mécanique ? L’être toujours plus court après l’avoir toujours davantage. Et quid de l’être mieux ?... Que penser des lenteurs et des clairvoyances d’un arpentage assidu, exigeant ? Osons approcher la puissance d’exister lovée au creux de nos états de conscience. Là flottent légèreté et liberté, tels des fibres vaporeuses, des effluves entêtants évoqués subtilement par les poètes. « Mais quand aurons-nous donc la paix ?... » Mettons-nous en quête de ces fragments d’esprit enkystés au cœur des œuvres. Prélude lancinant à des adagios qui apaisent.
   A l’horizon des œuvres, justement, se profile un peu de cette paix intérieure qui nous a précédés il y a bien longtemps, dans un siècle d’or perdu. Or / origines. Singulière homonymie qui dit la source. Levons le voile de Maya cher au philosophe pour dépasser aveuglements et illusions et revenir aux causes, aux sources d’un langage perdu, primitif. Remontons le cours-fatras des choses, tendons nos sens aux aguets de la source. La source a des secrets à nous murmurer… Alors, debout dans un paysage intérieur, nous apparaît enfin notre « double » étrange et rare. « Ma sœur âme, ma sœur… » Collant à notre propre parole émerge l’amorce émouvante d’une ouverture vers la paix, comme la saveur d’une éternité depuis toujours présente. L’éternité de l’instant.
   « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil », écrit Rimbaud. L’éternité est ce portail, ce seuil qui nous ouvre les yeux, ici et maintenant, sur terre. Ni dans le futur hypothétique concocté par les religions, ni dans une durée s’allongeant à perpétuité, elle nous crève les yeux dans ce monde-ci. Nichée au cœur de chaque seconde dont palpite le temps, elle sait habiter le regard de celui qui surplombe le jeu double, silencieux, signifiant, des réalités éphémères, apparemment ordinaires. Arrêter le temps relève du miracle de l’étonnement. Le thomazein grec, que Socrate place à l’origine de l’acte même de philosopher, renvoie à cette qualité du regard qui questionne, investit, pénètre au cœur des choses pour en extraire la substance vivante. N’en va-t-il pas ainsi de notre rapport aux œuvres ?
   Le moment privilégié de l’émotion artistique jaillit de la qualité de notre rencontre avec l’univers silencieux, profond, d’une absence qui se mue soudain en pure présence. Comment retrouver la force d’un sens caché sans se mettre d’abord en congé de la turbulence programmée qui nous agite ? Avant de prétendre pénétrer l’épaisseur de la nature telle qu’elle est, quand aucun homme ne la regarde, en dehors de nous, à cet instant précis où nous établissons avec elle le fil d’une sensation et, qui sait, d’une osmose.
   Instant tout qualitatif que celui qui voit notre œil se glissant dans le trou de serrure  pour saisir l’éternité nue, dans une innocence encore dépouillée d’humanité. Ne nous semble-t-il pas alors avoir accès à un monde que les hommes n’ont pas encore recouvert de leur présence, ni du sens qu’ils ne manqueront pas d’y mettre ? L’oubli de soi est-il la condition d’accès à l’éternité de l’instant ? S’effacer pour laisser parler le monde. Hors de la fureur de l’histoire et des malheurs du temps. Etablir un lien avec ce « seul univers où avoir raison prend un sens : la nature sans hommes… », évoqué par le Camus de Noces. L’éternité ne se saisit ici-bas que dans l’instant. Un instant patiemment capté, capturé, prélevé sur la structure granulaire du temps, dans l’attente qui saisit le miracle. Instant parfait, baudelairien, qui « extrait l’éternité du transitoire ».
    Le temps n’est continu qu’en apparence. Pénétrant sa substance intime, nous aurions accès à une multitude d’instants discrets, presque invisibles à l’œil nu, dont chacun compose une unité parfaite. Une myriade d’instantanés dont la qualité et la force ne dépendent que de la façon que nous avons de les regarder. Question de  nature du regard. Le monde est un texte, une rêverie poétique à déchiffrer, une géométrie accomplie à déceler. La finesse de sa lecture appelle un laisser-aller, un désintéressement proches de… l’absence. Une juste présence suppose suspension, abolition de nos repères familiers pour se plonger dans l’éternité offerte à « l’œil qui écoute » que nous décrit joliment Paul Claudel : celui du peintre amorçant un pas vers sa toile pour soudain disparaître à l’intérieur, comme s’absorbant en elle. Paroxysme du geste d’éternité. 
 
  
 
 
GENEALOGIE
  Par delà Bien et Mal. Volage, la vérité s’habille et se déshabille devant nos yeux interrogatifs. Plus mensongère que le mensonge lui-même, elle peine à assumer jusqu’à ses plus mauvaises intentions. C’est le désir que nous avons d’elle qui la met hors d’atteinte. Face à elle, le philosophe s’installe dans un rapport de Tantale : celui de l’éternel supplicié aux désirs chimériques. La vérité serait-elle un mensonge qui s’ignore ?
   Le penseur part de soi. L’écriture pétrifie, vitrifie le réel. Mais une pensée vierge engendre un enfant viable : Zaratoustrah serait-il l’enfant que Nietzsche n’a pas eu avec Lou-Andrea ? Grossesse propre à la maïeutique. La déraison des choses est mise en lumière : le Bien et le Mal ne relèvent-ils pas, au fond, des bons sentiments ? Et d’où vient le désir que nous avons de cette « Etoile du Nord » qu’est le… désir?
   Au-delà de chaque réponse se tient une question possible. Nous n’en aurons jamais fini de ce jeu où les questions sont plus essentielles que les réponses. Questionner le pourquoi de la vérité, sa valeur, voilà le véritable enjeu de cette révolution généalogique. Soyons sphinx : donnons leur chance aux questions elles-mêmes, aux doutes, aux origines. Acceptons de nous laisser porter, bousculer. Philosopher, c’est chercher des points d’interrogation. Et traverser l’expérience possible d’un vertige.
   Le généalogiste, artiste indépassable. « Qui se soucie de ces dangereux peut-être ? » Nietzsche, en philosophe du doute, récuse l’esprit de sérieux. Le penseur manie le marteau du médecin et le ciseau du sculpteur : modeler, c’est toujours enlever de la matière. Sus aux manichéens de tout poil, scindant le monde dans le piège du noir et blanc ! Considérant Bien et Mal ensemble, le penseur se fait le défenseur du mélange, de l’entrelacs. Blanc / noir, vrai / faux, bien / mal : faisons valoir l’assemblage dans un jeu de perspectives. Le philosophe du soupçon lutte contre les tentatives normatives en dévoilant l’arrière-fond des pulsions. Derrière le « je » qui clame, « ça » pense en douce.
   Philosopher en généalogiste, c’est s’intéresser aux raisons qui nous font prendre le faux pour le vrai. Nietzsche remonte l’histoire de la bonne conscience en chacun. En arrière-fond de notre libre-arbitre s’agite tout un univers d’instincts. Il n’y a pas de vérité, mais que des interprétations de la vérité. Il nous faut refuser de transiger avec le goût des illusions maquillées en vérités. Le généalogiste n’en finit jamais de réviser la filiation des linéaments de la morale.
   Dressant la genèse des sentiments moraux, il en fixe l’origine dans le ressentiment et les valeurs passives de réaction. Nietzsche joue l’oubli contre la mémoire. Celle-ci se révèle comme une aptitude contre-nature inventée par l’homme, et qu’il finit par retourner contre lui à la façon d’une volonté négative de se lier à l’avenir. Tandis que celui-là, faculté active et nécessaire à l’esprit humain, lui permet d’envisager l’avenir plus librement. Respectant le principe de sa philosophie consistant à prendre le contre-pied de toute valeur admise, le penseur renverse le jugement, muant l’oubli en signe de santé.
   Pratiquant l’incertitude comme discipline, le philosophe pense par delà le bien et le mal. A ceux qui apprennent pour se rassurer, il rappelle que dans toute volonté de connaître entre déjà un soupçon de dureté. Aux pessimistes il apprend que ce n’est pas le monde qui est absurde, mais bien la volonté de lui donner un sens à tout prix. Au monocle des gens qui voient le réel en noir et blanc, il substitue l’œil et l’oreille qui permettent de viser et d’entendre les énigmes et d’accepter le mutisme écrasant des éléments du monde. 
   Tout ce qui est profond aime le masque. Paradoxe de la superficialité dans la profondeur. Nue, la vérité se montre obscène, masquée elle devient pudique. Le philosophe revêt le masque du langage, créant du style pour dire l’indicible. Que démasque le moraliste ? La conviction que le monde est un théâtre sur la scène duquel s’ébattent et s’affrontent nos pulsions contradictoires. De ce chaos primitif, glaise informe du sculpteur, il convient de ciseler des formes renouvelées : écriture, cadence, style sont là pour y contribuer. Sobriété des aphorismes.
   Les exigences de la vérité ont fini par se retourner contre elles-mêmes. Si les valeurs ne sont que relatives, plus rien ne vaut… et nul ne devrait plus rien vouloir. Et si c’était le moment de créer du nouveau ? Nietzsche renonce à la vérité absolue, proposant d’inverser les valeurs. En expérimentateur, il renverse les idoles pour partir à la recherche du neuf. Métaphore du sculpteur à la Plotin : se ressaisir soi-même en tant qu’œuvre. Partir de soi et non plus du monde extérieur et de son système d’images. Pour se transformer dans la durée. Etiqueté philosophe du soupçon, Nietzsche pense le philosophe en artiste.