"Dans la plaine les baladins s'éloignent au long des jardins ..." (Apollinaire) ...
Arpentons, amis lecteurs, ces jardins chatoyants qui, tels maints livres effeuillés, nous content mille récits ardents dont les figures mémorables pansent nos blessures et régénèrent nos désirs... Pour que ce flux magique continue d'irriguer notre Coopérative idéale : celle des Lecteurs Réunis.
Vocalises à
s’enchanter. Gaîté sans motif. Naturelle impudeur d’un chant pour soi.
Expression du pur sentiment d’exister. Le chant est à lui-même sa propre fin,
la tonalité fine, légère, de notre être au monde. Séduction primitive louée par
Jankélévitch, philosophe de la musique : « Celui qui parle tout seul est un fou, maiscelui qui chante seul est simplement gai. »
(La musique et l’ineffable)
Chant XII de
l’Odyssée d’Homère : Ulysse se
révèle le premier mélomane à oserse
plonger dans la séduction abyssale du chant premier. Prudent, le héros du retour
nostalgique se laisse lier à un mât de son navire. Il s’agit d’entendre et de
jouir du chant ensorceleur des sirènes sans succomber à leur piège fatal. « Retenez-moi d’êtreenvoûté !... » Le maître a
pris soin de mettre du miel dans les oreilles de ses marins, galériens
enchaînés à leurs bancs, chargés de convoyer leur héros au-delà des périls qui
le guettent. Figure dubourgeois mélomane
jouissant des plaisirs de la vie tandis que l’ouvrier rame. Air connu,
contrairement à celui, magique et mystérieux, des sirènes, plus proche d’une
pensée mythique exprimée par les chœurs tragiques grecs.
Ulysse,
premier homme moderne à côtoyer le mythe… pour mieux s’en affranchir. Le héros
voyageur enchante pleinement ses oreilles avant de poursuivre son périple, en
sortant de cet univers magique qu’il s’agit de dépasser. Se plonger dans la
langue pure, originelle, pour aller outre et l’oublier ensuite au profit d’une
reconquête objective du vaste monde qui s’ouvre à lui, d’un éternel retour
qu’il appelle de ses vœux. Ulysse, premier aventurier à dire adieu au mythe, à
s’arracher par la raison aux folies séduisantes du chant. La modernité et la
culture naîtront de ce dé-chantement,
de ce désenchantement.
Déchirement
et regret. Nostalgie d’un éden perdu. L’oubli volontaire du chant primitif des
sirènes signe la perte d’une innocence première. Celle d’un chant des origines.
Celle évoquée par Rousseau dans son Essai
sur l’origine des langues : d’abord purement chantante, la langue
exprime le cœur. Avant qu’elle ne se fragmente, ne se démodule, ne se détimbre
pour se muer en parole éternelle. Dénaturation, maturation vers d’autres
horizons.
Le chant
dégénère-t-il en parole, ou le bruit s’élève-t-il en harmonie ? Cette
bascule vers la culture est-elle déchéance ou élévation ? C’est toute
l’ambivalence du chant : cri brut, animal, des passions qui s’exaltent ;
vocalise à modulation humaine. Le bruit se métabolise en son devenu signifiant.
Adieu au langage parfait qui doit laisser place à la parole mesurée, comptée,
soupesée, travaillée. Se mettre à parler, c’est déchanter. L’acquis de la
parole est l’adieu permanent à notre état de nature, à l’enfance du chant. Passage
de la nature à la culture, cette dernière se concevant par la nostalgie de ce
qu’elle à cessé d’être, par ce dont elle signifie la fin.
A l’opéra,
ce qui nous séduit, ce n’est pas la voix parfaite, mais la voix singulière.
Celle du castrat, inouïe, sublime, révèle la dimension sexuée de nos émotions.
On a transformé l’homme en instrument destiné à produire du beau. L’organisme
trafiqué à des fins esthétiques : violence faite à l’état de nature.
L’opéra, espace privilégié de la voix, scène des passions premières, lieu de
déclamation des grands récits antiques. La langue originelle n’était-elle pas parole
et chant indistinctement mêlés ?
Le chant
figure, délimite un univers qui nous ramène au pur sentiment d’exister. Quand
on chante, on expire. Le chant comme crépuscule sans cesse renouvelé. Un
éternel chant du cygne est à la racine de nos existences : la modulation
interminable d’un premier souffle anime notre vie entière. Combien de fois
encore ce souffle battra-t-il dans nos poitrines avant d’exhaler son tout
dernier opus ? Question lancinante. Le chant, expression d’une mortalité
toujours en attente et toujours repoussée.
Entre passion
antique et raison affirmée au XIXe siècle, entre chant et voix, quel
intermédiaire ? La chanson peut-être, mise en musique de paroles, sur les paroles.
Ou musique agrémentée de textes ? Exhalaisons de poèmes, les textes se
mettent soudain à vibrer, les mots se distinguent, s’allongent, prennent leur
temps, ivres d’un voyage tout neuf au cœur de mélodies créées à leur mesure. Le
discours se mélodise. Des chansonniers singuliers déclarent leur flamme à ces
chants d’un ton original, unique. Bruant au Chat Noir, père des chansonniers
populaires. Fous chantants façon Trenet, narrant le merveilleux des instants
ordinaires et la mélancolie de nos vies se conjuguant au passé. Troubadours
bateleurs à la Brassens redonnant chair à la langue moyenâgeuse d’un François
Villon. Gouailleurs du verbe s’enchantant de jouer sans fin avec les
mots : onomatopées bondissantes d’un Boby Lapointe. Raviveurs de poètes
écrivains tombés dans l’oubli : Léo Ferré réenchantant Verlaine, Rimbaud,
Apollinaire. Nougaro injectant la poésie des mots sur des mélodies jazzées…
Choralises inspirées
BOHEMIENS
D’où surgit
cette « tribu prophétique aux
prunelles ardentes » évoquée par Baudelaire ? Du lieu d’origine
géographique d’une population nomade ? Trace douteuse, à l’accent
près : Bohème n’est pas Bohême. Du mode de vie de jeunes artistes du XIXe
siècle, revendiquant pauvreté et insouciance, à la recherche d’un idéal, en
marge du mouvement romantique ? Un siècle plus tard, leurs descendants
« bobos » - bourgeois bohèmes - appuieraient leur originalité sur la
métaphore des « peuples bohémiens » ou tziganes associés à ce même
mouvement.
Appartenance
au désordre et réprobation commune touchent la mouvance de ces étranges
étrangers venus de nulle part. Soldats, vagabonds, voleurs, cavaliers
d’aventure, mendiants professionnels. Mondes pittoresques, inquiétants, trop
vite assimilés à l’invasion de sauterelles. Manière de fléau propre à effrayer
le bourgeois - encore lui ! - et à déranger l’imaginaire des boutiquiers.
La bohème surprend, étonne, dérange, pose question, fait rumeur. Comme la
différence fascine.
La bohème
est une république où les lois n’ont pas cours. Désillusion et misère fondent
le dévergondage des mœurs et le « drôle » de lien social qui s’ensuit.
Sur ce terreau se greffent des créations propres à l’imaginaire, des
mythologies ivres de brouiller les pistes. Marginalité et exaltation de la
liberté. Charmes et faculté de séduire. Mais la tentation de l’errance à
outrance finit par relever d’une pathologie à répertorier : la folie
des routes, « dromomanie », entre fuite et neurasthénie. Cette impulsion
irrésistible à marcher ou à courir : l’automatisme ambulatoire d’un Nerval
s’agitant en tous sens, à la recherche éperdue de sa mère. Ou les lignes d’erre
répertoriant les déplacements des enfants autistes confiés à Deligny dans les
années soixante au cœur de Cévennes. Du mal nommé jaillissent inquiétude et
questionnement, peur et rejet. Ou envie nostalgique : les
« Souliers » de Van Gogh, allégorie parlante des vagabondages de
l’artiste parti sans le sou sur les routes du sud de la France.
C’est au
café, lieu ouvert, de rencontres et de croisements, que bohème et pensée
trouvent un point d’achoppement, de complicité. Du siècle des Lumières émerge
ce goût de se rencontrer, de faire société. Le café, version publique des
salons aristocratiques et privés qui fleurissent à l’époque. Il abrite les
philosophes : Denis (Diderot) et Jean-Jacques (Rousseau) adorent se
retrouver au café de la Régence pour se livrer aux joies intellectuelles du jeu
d’échecs, des après-midi entières. Passion cousine de la lecture et du théâtre.
Jeu de l’esprit et plaisir de penser qui seront partagés, à deux siècles de
distance, par Sartre, Beauvoir et tous les intellectuels de l’après-guerre au
café de Flore. Après qu’André Breton et Louis Aragon, aperçus en grande
discussion, y aient inventé le mot de surréalisme.
Bohémiennes,
silhouettes ambiguës entourées de vivaces légendes ; celle des femmes
tziganes venues de la « Petite Egypte » - la Grèce, en fait -,
diseuses de bonne aventure craintes, respectées, reconnues. Retour à
l’enracinement des Tziganes en Europe au Moyen Age. Un âge d’or aux affinités
partagées avec la noblesse ancrée de l’époque : amour des chevaux, goût de
liberté, nostalgie de l’Orient mythique, du temps des croisades héroïques. Temps
béni, avant celui d’une lente bascule de la diffuse « nation
bohémienne ». Finis, alors, l’accueil chaleureux dans les châteaux,
l’engouement fasciné pour les spectacles de danses. Etiquetés « errants et
vagabonds », « mendiants et gens sans aveu », les Tziganes se
voient pourchassés dans toute l’Europe, condamnés au bannissement collectif.
Intolérance, sévérité des textes, sanctions. On dénombre, recense, soumet à
mensurations, identifications : l’horreur du carnet anthropométrique
rappelle d’autres jugements au faciès. Tout à sa logique de fichage, la
république n’a de cesse de rassurer ses angoisses. L’ancrage national exige des
assurances de légitimité qui confinent au déni permanent. Il ne fera plus
jamais bon être bohémien.
Trois cent
mille Tziganes français forment aujourd’hui sur notre sol un ensemble culturel
original. Ils demeurent une composante de notre histoire, de notre imaginaire
collectif. Une part de nous-mêmes, dans leur façon de vivre au jour le jour,
pauvres et insouciants. Ils sont les derniers tenants d’une innocence évanouie.
Défiant les jugements ratés de l’histoire, Gitans, Romanichels, Manouches et
autres nomades viennent nous rappeler qu’il n’y a plus de terres vierges à
découvrir, et que le « sauvage » est maintenant à débusquer à
domicile. Accueilli par eux, il revient à l’artiste bohème de se faire
littéralement « bohémien » lui-même. Il lui reste sa palette
compassionnelle pour sauver ses frères en errance de la nuit de l’oubli.
A la bascule
du siècle, la bohème était déjà le nom de code d’un mode de vie à part entière.
Les « Vilains Bonshommes » - Verlaine, Rimbaud et consorts -étalaient une marginalité en quête d’un idéal
artistique et littéraire : celui de l’artiste moderne. Avant que, prenant
le large vers les déserts éthiopiens, Rimbaud ne redevienne « l’homme aux
semelles de vent » : « J’entends
rester libre de voyager », rappelle le poète et aventurier à ses
proches, retrouvant sur sa fin les ivresses des premières fugues. En écho aux
gens du voyage, ces fuyards éternels évoqués par Baudelaire, toujours en route
vers « l’empire familier des
ténèbres futures ».
HERALDIQUE
Sonneries
martiales. Déploiement de tissus bariolés au vent étrange du combat qui
s’annonce. Des hérauts martiaux embouchent hardiment leurs longues trompettes
de la renommée. Ornements colorés, figures, blasons, armoiries clinquantes. Toute
la représentation est là, suspendant l’événement en attente. Panoplie
rutilante. Proclamation et couleur. Singularité manifestée haut et fort. Des écus
pimpants clament à tous le grand tournoi médiéval. La puissance prête à parler.
La quête du
pouvoir commence par celle de la reconnaissance. S’avancer, se mettre en avant.
Et, à cette fin, se faire remarquer de tous, se faire « remarquable »,
par son mérite, sa qualité présumée. Se montrer distingué, éminent.
« Insigne », à l’image des membres du groupe que l’on représente. Les
signes se font système cohérent d’identification, d’appartenance à des
collectivités humaines, à des lignées soigneusement entretenues, cultivées,
mises en valeur. Héritage et degrés de parenté sommeillent sous une
construction emblématique unique, que l’on peaufine d’âge en âge, dans la
singularité, voire l’exclusion. Drapeaux, hymnes et frontières parachèveront ce
même besoin humain en élargissant le principe à l’échelle des nations.
Chef, cœur,
flancs dextre et sénestre, pointe. L’écu déploie ses codes sur cinq régions du
corps de l’écuyer. Cotte d’armure, bannière, caparaçon et housse de cheval
complètent le signalement. Blason sur la poitrine, le chevalier se présente de
face dans sa chevauchée. Sur lui reposent les espoirs de tout son clan. Comment
ne pas se réjouir et se sublimer d’ « en être » ?! Sa
généalogie entière - ascendance glorieuse - suspend son souffle dans cette
re-mise en jeu permanente des forces en présence. Ne pas décevoir, surtout,
s’engager comme si cet instant devait être le premier… et même s’il devait
s’avérer le dernier. Lutte sans merci pour la suprématie. Fierté héraldique
aveugle d’appartenir à un arbre, d’en être issu, d’en être.
« Engagez-vous,
rengagez-vous !... », clameront de tout temps les autorités
militaires, appuyant leur sourd désir de conquête sur ces orgueils claniques. Ordres
de bataille, stratégies étudiées, les soldatesques répondront toujours présent
à l’injonction d’aller faire son affaire au camp d’en face tout en redorant…
son propre blason. Aux rigoureuses géométries des écus et armoiries sauront
répondre les impeccables ordonnancements d’opérations militaires froidement prémédités,
figures d’alignements parfaits. Les non moins appréciées médailleset décorations en tout genre venant
récompenser les méritants guerriers. L’écu se fera signe discret au revers des
vestes, réplique miniature d’exploits en tout genre. Titres et dignités
s’apprécieront au cœur de discussions de salon, reconnaissance sociale oblige.
La héraldique continuera se pratiquer entre les murs, à la façon dont la
musique classique en grand orchestre se fit peu à peu musique de chambre. Une
musique mise en partition par Proust au sein du salon Verdurin de sa Recherche : il vaut mieux en être
ouvertement, apprend à ses dépends le pauvre Swann, que de faire semblant de
s’y rattacher en dernier recours. La bonne société ne supporte pas les
francs-tireurs solitaires, pas plus que les anti-héros dérangeants.
A mille
lieues d’exploits et flonflons guerriers qui lui étaient sans doute étrangers,
le philosophe Diogène marqua les Athéniens de son temps, cinq siècles avant
notre ère. L’homme vivait chichement, vêtu d’un simple manteau, arpentant les
rues de la cité muni d’un bâton, d’une besace et d’une écuelle. Dénonçant
l’artifice des conventions sociales, il préconisait une vie sans affectation,
proche de la nature, se contentant d’une jarre ouverte pour dormir. Il
n’hésitait pas à mendier à proximité de statues, pour mieux s’habituer aux
réactions de refus. Même si les traits scandaleux de ses écrits l’ont fait
tomber dans l’oubli, on peut se souvenir que sa Politeia(République)
s’attaque à nombre de valeurs du monde grec pour prôner : l’indifférence à
la sépulture, la négation du sacré, la suppression des armes et monnaies,
l’autosuffisance, l’égalité hommes-femmes… bref une remise en cause de la cité
et de ses lois. Son raisonnement : tout appartient aux dieux, or les sages
sont les amis des dieux et entre amis tout est commun, donc tout appartient aux
sages…
« Ôte-toi
de mon soleil », ordonne-t-il au roi de Macédoine venu voir s’il ne
manquait de rien. Une lanterne à la main, il erre la nuit dans les rues à la
recherche de… l’homme idéal. Simplicité du regard, sobriété des attentes, un
tel sujet bouscule par la brillance de son anonymat et l’absence réaliste des
illusions sur le genre humain. On est loin du clinquant héraldique avide de
récompenses et grand consommateur de gratitude clanique. Tout autre est le
souci de Diogène : celui d’un citoyen du monde avant l’heure, abolissant
jalousies familiales, mesquineries fratricides, vaines fiertés guerrières ou
conquérantes, et fastes afférents. Quitte à se retrouver seul de son espèce, il
rejoint le Petit Joueur de flûteau de Brassens, renonçant à toute tentation de
blason : « Sans armoirie
sans parchemin, sans gloire il se mit en chemin… nuls ne disent dans le
pays : le joueur de flûte a trahi !» Il signe aussi l’éternel
besoin de solitude exprimé par le poète : « Bande à part, sacrebleu, c’est ma règle et j’y tiens ! »
Comment ne
pas adhérer à cette philosophie du moins - du rien ? - lorsqu’elle nous
invite à fuir aujourd’hui comme la peste ces grands spectacles
« sportifs » - ou dits tels - qui nous offrent la délirante et
lamentable vision de haines trop longtemps comprimées et subitement expulsées
entre supporteurs de camps adverses. Les slogans lancés et gestes agressifs
présentent tous les traits de frustrations tournant à l’hystérie : on
n’existe plus que par délégation, et donc par absence. Le soi conscient est
déserté au cours de ces versions contemporaines des tournois d’antan virant à
une guerre de clochers autour d’un simple… ballon de cuir. Emporté dans un
tourbillon aveugle de passions occultes, chacun endosse le masque d’une
collectivité qu’il prétend représenter et servir. Alors qu’abruti d’un désir
caché de notoriété rampante, le supporteur aveuglé ne fait que se parer d’un
masque de partialité qui le dépasse. A trop adorer nos seules couleurs, nous
voilà devenus de mauvais hérauts facilement épinglés par l’œil indifférent et
narquois du poète. « Une preuve du
pire, c’est la foule », nous souffle Prévert.
VOLUPTES
Vénus
callipyge. Sensualité narcissique. Erotique Aphrodite soulevant impudiquement
son péplos pour apprécier elle-même
la plastique de son fessier, nécessairement superbe. Statue d’un éternel objet
du désir, honorée dans l’antique temple de Syracuse. Légende ré-enchantée par
La Fontaine et Brassens, poètes modernes.
Sexe,
érotisme. Nature et culture. L’art de désirer n’est-il que l’art de
jouir ? Adam et Eve, nos bibliques ascendants, chassés de l’Eden
terrestre, signent la faute originelle quinous voue à la pudeur que sous-entend la nudité consciente. Dans le
moment de la chute unique de nos lointains aïeux naît la culture. Et l’entrée
de l’humanité dans l’Histoire.
Image duelle,
trouble, devenue hideuse que celle où « l’interdit
redouble le désir », selon Bataille. Sculptée par l’érotisme issu du
tabou édicté, la sexualité se renforce, s’imagine, se raffine. Le désir - cette
« nostalgie de l’étoile » - creuse son éclosion et love sa floraison
dans une faille de la plénitude jamais atteinte, toujours à poindre :
celle du désir désirant… le désir. Schopenhauer dessine ce chemin vertigineux « de la souffrance du manque à l’ennui
de la possession ».
Etiqueté
impur, infâme, obscène, moyen de plaisir plutôt que fin en soi, le sexe en tant
qu’organe n’est pas une affaire de morale. Mais prétendre faire l’amour sans
morale, ne serait-ce pas s’interdire l’érotisme ? La célébration qu’est la
sexualité n’est pas réductible au « sexe ». Elle se joue dans
l’interface entre notre part la plus animale, naturelle, a-morale, et la plus
culturelle, la plus sublime qu’est l’amour. Entre sexe naturel et érotisme
culturel.
De la
génitalité au service de la reproduction de l’espèce à la sensualité créatrice
de beauté, le philosophe interroge : « La
persistance de l’espèce humaine est-elle lapreuve de sa lubricité ? » L’expression de la libido des
singes bonobos s’étale devant nos yeux pour nous rappeler que nous partageons
98% de gènes communs avec le règne animal. Les 2% restants dévoileraient-ils
cette pudeur - pudor, honte latine -
qu’un penseur définit comme « la
plus héroïque de nos vertus » ? Pourquoi la pornographie nous
troublerait-elle autant sinon par ce fait que nous ne sommes pas des bêtes et
que notre pudeur sait nous préserver de la brutalité du monde animal ? La
sexualité humaine ne repose pas d’abord sur l’instinct, mais sur un plaisir
sciemment échangé. Partages et tendresse éclairent notre part humaine d’une
lueur novatrice. Aimer l’autre passe par une reconnaissance de son altérité
singulière. Et cela traverse le visage, cette « épiphanie de la morale » dont parle Lévinas. Un
fessier, forcément quelconque et aussi plastique soit-il, ne symbolisera jamais
qu’un anonymat : la pulsion sexuelle n’aime l’autre que dans sa
généralité, dans une ouverture indéterminée propre à la nature. L’amour
identifie, nomme, s’apprête à construire patiemment un récit harmonieux,
sublimé, du rapprochement des corps. Faire l’amour, c’est ouvrir un moment de
plénitude où je ne manque de rien et où j’ai tout à inventer. Esthétique divine
qui nous rappelle aux bons souvenirs du créateur.
L’érotisme
repose-t-il sur la transgression ? Tendant à la dégradation et à la mort,
le corps est mis en demeure d’assumer une sexualité nécessaire. L’érotisme,
expérience des limites, doit transgresser les tabous. Dissolution de l’être, la
jouissance érotique préfigure la dissolution définitive dans la mort. Le
philosophe Georges Bataille y voit une connaissance et une transgression du
sacré proche de l’expérience mystique. L’érotisme comme préparation à la
mort ?... Non, répond Freud : la pulsion érotique est une force de
vie qui s’oppose à la pulsion de mort. Il ne peut y avoir de sexualité saine
sans respect de la dignité humaine. Selon l’auteur de Totem et Tabou, deux tendances biologiques sont à l’œuvre en
l’homme. Eros, pulsion de vie qui pousse les êtres vivants à se reproduire, à
se lier, à s’unir pour faire société. Et Thanatos, pulsion de mort qui les
incite à se dissoudre, à se détruire, à tendre vers le néant. Vers une mort qui
n’est pas un anéantissement, mais un passage vers une autre vie. Le corps, la
vie, la dignité s’inscrivent dans une forme de sacré.
De la faute
et de ses interdits conséquents naît l’art. La voûte de la Sixtine nous
entraîne dans une débauche de corps glorieux qui nous touchent et suscitent nos
émotions culturelles. La beauté des corps s’y double de la force et de
l’affirmation des visages. La joyeuse répétitivité des formes physiques,
l’incroyable diversité de leurs attitudes parfois acrobates, cet opéra de
muscles et de chairs que nous livre Michel Ange - le bien nommé ! - crée
une cosmologie humaine qui confine au cœur d’un érotisme vivant. Au centre de
la voûte, la ténuité et la flaccidité du sexe replié d’un Adam monumental
tiennent presque de l’anecdote et de l’ironie. On est bien loin de l’impudence
un peu risible de notre statue callipyge se mirant outrageusement dans ses
propres rotondités. Délaissant une volupté trop joueuse d’elle-même, l’amour
s’est fait entre-temps le comble de l’art.
ATLAS
Guadalcanal, Panamaribo, Tegucigalpa. Magie des mots prononcés, articulés. Incantation des
lieux évoqués. Nommer le monde c’est déjà en accomplir une première et
délicieuse traversée. Géographies et récits se donnent rendez-vous pour
alimenter nos rêves. Emouvant, impérial, l’antique géant Atlas porte la voûte
céleste sur ses épaules. Sensation confuse d’un terrible et légendaire
châtiment accordant, en retour, la naissance aux cartes, planches, plans,
graphiques comme autant de labyrinthes secrets offerts à nos mémoires
enfantines.
Syracuse, Katmandou, Mangalore, Kamtchatka.
Des mots qui chantent comme des visages sur fonds de zones colorées, aux traits
finement sculptés, aux tracés cabalistiques. Formes curieuses, abstraites,
arbitraires, découpées - par les soins de la nature ou de main
d’homme ?... mystère ! - et propres à révéler d’insondables légendes.
Profils énigmatiques des géographies.
Samarkand, cité d’art nichée au creux
d’une vaste oasis, courtisée tour à tour par Alexandre le Grand, Gengis Khan et
Tamerlan. Puerto Rico, Trinidad,
Asuncion, aux paysans métissés récoltant le café dans les estancias ou
frappant les tambours au rythme de boléros fantasques et envoûtants. Chesapeake, Kentucky, Oklahoma, aux
pionniers débraillés se lançant à la conquête des vastes espaces brûlants de
l’ouest. New Amsterdam, perle de
l’île de Manhattan achetée aux Indiens pour quelques verroteries, ancêtre de la
grande New York planifiée en immense damier, lointaine cousine de la placide
Venise du Nord aux cent canaux…
Noms
chantants, clés mystérieuses pour des mondes enchanteurs d’enfants prêts à
rêver les premiers récits de voyage de leur courte vie. Sous la Géographie
l’Histoire. Ils trônent à une place bien en vue dans les bibliothèques, ces
grands livres, encyclopédiques à l’image des vastes univers qu’ils renferment.
Et si les mains menues hésitent à en saisir l’épaisse reliure cartonnée, c’est
autant pour la crainte sacrée des secrets qu’ils scellent que pour la masse et
le format de leurs impressionnantes paginations.
Lac Athabaska, Saskatchewan, réservoir
Manicouagan, froides et blanches étendues canadiennes tutoyant effrontément
les glaces du pôle. Oulan Bator des
cavaliers mongol et son désert de Gobi. Placides ruines du Machu Picchu, derniers vestiges du fabuleux Empire inca et des rois
Yupanqui. Java, Bali, Sumatra, îles
de la Sonde, émergeant à peine de la plus vaste plateforme continentale du
monde. Valparaiso, Conception, et le désertd’Atacama, long et aride haut-plateau braquant, sous la voûte
étoilée soudain devenue proche, ses télescopes géants prêts à disséquer les
origines de l’univers.
Qui eût
prédit le foisonnement de tous ces récits géographiques issus d’une seule et
unique pangée, résultante facétieuse d’entrechocs gigantesques des continents
entre Carbonifère et Jurassique ? Fractures, collisions, soubresauts,
dislocations, ouverture d’océans, redistribution des continents, émergence de
courants marins rebattant les masses d’eau, réinventant d’autres météorologies…
aptes à enfanter de nouvelles espèces du vivant. Géographie en constante
éruption de récits insolites à l’échelle d’un temps sans mesure familière.
« La terre est bleue comme une
orange », chante, faussement naïf, le poète Eluard. Sa parole est
vérité : la fine écorce de fruit sur laquelle nous nous mouvons ne nous
suffit-elle pas à déployer nos récits, dans l’ignorance de ceux que la planète
se raconte à elle-même dans ses tréfonds ? Nous ne vivons bien qu’à la
surface des choses, méconnaissant les formidables poussées telluriques qui
agitent les volcans sous-marins faiseurs d’îles en archipels. Tributaire de sa
propre histoire, la géographie nous permet seulement d’inventer la nôtre,
forcément incluse, dépendante, nous appelant soudain à plus de retenue, de
modestie.
Atlas,
compagnon des Géants, fils de Titan, frère de Prométhée, avait défié les dieux.
Zeus le condamna à porter la voûte du ciel sur ses épaules. La légende veut
aussi qu’il eût aidé Héraclès à cueillir les pommes du Jardin des Hespérides.
Pleioné lui donna, dit-on, sept filles, les Pléiades, nom attribué dans
l’histoire littéraire à des groupes de sept poètes considérés comme des
constellations poétiques. A l’image des quatre-vingt huit constellations
stellaires projetées sur la voûte céleste par les esprits éclairés de la
tradition hellénique. Points de repère précieux pour les hardis marins lancés à
la découverte des continents insolites concoctés par les pulsions rageuses de
notre bonne vieille terre.
Intense
besoin humain d’identifier, de nommer, de s’enivrer de récits merveilleux pour
affronter des forces qui nous dépassent. L’Histoire rassure l’homme-enfant au
seuil de ses géographies improbables. Et parvient à le griser au cœur du
vertigineux palimpseste des mots.
Shâh
mat !... Le roi est
mort !... Sur le théâtre d’une mère des batailles qui se concentre en un
damier de 64 cases arpentées par deux armées de 16 pièces se faisant face.
Quand les Arabes envahissent la Perse, ils y découvrent un jeu mystérieux qui y
a transité, en provenance de l’Inde où il est né, semble-t-il, au 6e
siècle de notre ère. Le chaturanga
sanskrit désigne les quatre corps de l’armée indienne d’alors : éléphants,
cavaliers, chars et fantassins. Représentation de la guerre sans effusion de sang ?
Façon de créer un climat de mystère en miniature ? Pièces rouges contre
pièces noires, le jeu se fait parabole de la vie réelle.
Une drôle de
légende court sur les Echecs. Elle raconte l’histoire, trois mille ans avant
notre ère, du roi indien Belkib qui
cherchait à tout prix à tromper son ennui. Il promit récompense exceptionnelle
à qui le distrairait. Le sage Sissa
lui présenta le jeu d’échecs, déposant un grain de blé sur la première case, 2
sur la 2e, 4 sur la 3e… et ainsi de suite, pour finir par
remplir l’échiquier, en doublant la quantité de graines à chaque nouvelle case…
jusqu’à atteindre 2 puissance 63 grains sur la dernière, soit plus de neuf
milliards de milliards de grains !... C’était signer la mort du
royaume : les récoltes de l’année n’y suffiraient pas. La distraction du
roi était plus qu’assurée, le tracas et l’obsession venant s’y ajouter !
Les échecs, jeu de la dévoration.
Parvenu en
Europe au Moyen Age, l’échiquier s’occidentalise. Blancs contre noirs… qui sont
les « gentils » ?... Le mouvement des figurines s’aère et
s’accélère, suivant le gain de puissance de l’artillerie alimentée par la
poudre à canon sur les champs de bataille. Métaphore des joutes moyenâgeuses
fort prisées par les chevaliers, le jeu de guerre devient bientôt jeu de
cour : conversion intellectuelle des humeurs guerrières. Gain de
civilisation. L’échiquier se fait le raccourci symbolique de la ville médiévale
nouvelle où prennent place les diverses catégories sociales du temps. Roi,
reine, tours, fous, pions soldats, cavaliers signent la forte connotation allégorique
du jeu qui devient un passe-temps pour… amoureux. On imagine aussi
quelques croisés apprenant à jouer tout au long de leur conquête de la Terre
Sainte. Pour meubler les temps morts, tromper le présent. Avant de retourner
occire les Sarrasins d’en face ! Mat à mort.
Au XVIIIe
siècle naissent les clubs d’échecs dans ces lieux de rencontre et d’échanges
intellectuels que sont cafés et tavernes, pendants publics des salons
aristocratiques. La fièvre populaire du jeu gagne l’Amérique. Benjamin
Franklin, en génial inventeur, publie un essai vantant l’enseignement de la
prévoyance qui oblige à anticiper ; de la vigilance qui exige que l’on
observe tout l’échiquier ; de la prudence qui appelle la réflexion. Et
d’une importante leçon sur la vie : quand tout semble aller mal, nous ne
devons jamais nous décourager, mais toujours rechercher la solution active de
nos problèmes. Les échecs, épreuve de vérité.
La fin du
XXe siècle voit l’arrivée de l’ordinateur sur le champ de bataille des échecs.
L’homme affronte Deep Blue, capable
d’analyser 50 milliards de données en trois minutes. Combat perdu d’avance, mais
consolation : la machine mettra désormais ses formidables capacités au
service des joueurs et de leur entraînement. L’ordinateur coach et sparring-partner.
Mis au programme des écoles, le jeu s’organise en championnats et Olympiades… A
quand son inscription aux Jeux Olympiques ? Les échecs jeu sportif, sport
mental.
10 puissance
80 possibilités : la plus grande richesse ludique se développe à l’infini
dans seulement… 64 cases ! Le travail du joueur consiste à augmenter sa
puissance d’agir pour se maintenir en vie. C’est le héros du Septième Sceau de Bergman affrontant la
mort en duel : façon de dire que tout est déjà joué - déjoué - … avant que
tout se joue. Car les échecs désignent à la fois le jeu et son issue :
tout est joué… et perdu d’avance. Le jeu suppose-t-il l’absence d’espoir ?
Et quelle plus belle preuve d’attachement à la vie que de se livrer à une valse
imperturbable de ses neurones face à l’ombre glacée de la mort qui
s’avance ?!... A « qui perd gagne », le joueur perd mais trouve
un sens à son existence : le temps de la partie, il a su transformer
l’inévitable en sacrifice. Et toute partie, choisie, mémorisée et codée, peut
être ensuite rejouée à l’infini, devenant ainsi une sorte de modèle, de
« standard » de raisonnement daté et signé. Un problème traité et
résolu qui servira de support et de réflexion à de futurs amateurs : le
jeu mis en abyme.
Concentration extrême, pénétration au cœur de notre monde mental,
vertige d’une solitude contrainte : jusqu’où peut mener ce qui n’est au
départ qu’un simple jeu ? Avec ou contre qui le joueur se bat-il ?
Son adversaire ? Une stratégie à mettre en place ? Des modèles de
parties anciennes patiemment mémorisées ? Le temps qui passe et le pousse
en avant ?... Ou lui-même, son sang-froid, sa capacité à garder confiance,
à conserver la tête sur les épaules ? La monomanie qui entoure les échecs
porte en elle les ingrédients propres à toute obsession menée trop loin.
Pensons au Joueur d’échecs de Stefan
Zweig ressassant en solitaire, dans sa prison, des modèles de parties, jouant
avec - contre - lui-même, indéfiniment. Dangereux vertige du double. Le génie
et la maladie ont parfois destin lié. Les exemples existent de basculement dans
la folie, la schizophrénie. A l’image du champion Bobby Fischer, dans les
années 1970, l’air hagard, se disant persécuté par le monde entier, comme
dévoré de l’intérieur. Le jeu au risque de la paranoïa.
Un arbre à
multiples ramifications envahissant progressivement l’espace peut symboliser
notre monde mental. La tête envahie, colonisée par ses propres facultés,
au-delà de l’imaginable. On pense au cyborg
d’une science qui n’est plus fiction mais recherche, robotique. Les 1500
centimètres cubes occupés par notre cerveau - soit 900 de trop si l’on
considère son rapport avec le reste du corps ! - en font un outil à part,
aux prolongements encore insoupçonnables. A l’image de l’histoire de l’univers
dont nous continuons d’approfondir, de génération en génération, les
vertigineux secrets. Inquiétants et enivrants trous noirs.
Le jeu
d’échecs nous plonge dans la révélation d’une ascendance partiellement vierge
de nos potentialités, autant que celle d’une enfance de l’humanité. Les Echecs,
cauchemar fascinant du labyrinthe et jeu des origines.
SIDERATION
Gens au soleil. Quatre formes humaines statufiées allongent leurs
ombres, comme dévorées par un paysage immobile, en fusion sous un soleil
d’après-midi. Pauses nonchalantes, languissantes, affalées dans des transats
dont l’ordonnancement géométrique savamment décalé évoque celui d’une salle de
spectacle, mais en plein air, celle-ci. Nous voici plongés dans le cinéma
aveuglant de cet espace clair, dont le film défilerait sur un écran en trois
dimensions. L’écran réel de la vie. L’assise en forme de terrasse brute,
blanche, enfonce son coin de pierre dans une ruralité profonde. Terrasse-navire
prête à fendre l’océan inquiétant d’une nature perdue entre champs, ciel et
montagne.
Rien n’a
lieu là, dans l’attente lourde de silence et de vide. Tout reste possible donc,
tout est à inventer. Survenue d’un OVNI à l’horizon proche ? Atterrissage
inopiné d’inconnus en goguette ? Catastrophe naturelle ? Ou
suspension du temps sur une absence de récit… Le monde peut-il être plus plat,
plus inexpressif, plus inutile ? Tout l’espace vibre d’une sidération
banale tant elle semble appelée à se prolonger, mais à laquelle l’œil s’habitue
pourtant.
Regards
braqués sur l’azur vide selon un même angle mécanique tiré au cordeau, quatre
figures de cire nous renvoient leur hallucinante inexistence. La leur devient
vite la nôtre, tant ils nous fascinent et tant cette scène focalise peu à peu
en nous une sensation en miroir. L’envie nous prend alors d’élargir le cadre du
tableau vers la droite, là où s’avance le navire-terrasse, dans le sens d’une
marche supposée. A tort ou à raison, il nous semble que déplacer notre regard
peut amorcer, initier un mouvement apte à éveiller ces figures vagues, lunaires,
figées dans une cire émolliente. Voir ailleurs, voir plus avant… faire se
mouvoir l’espace. Ne serait-ce que de la pause d’un soupir. Mais le subtil
déplacement de l’air tombe dans le néant d’une expectative navrante. Sidération
du vide.
Pourtant,
notre regard fasciné questionne et témoigne : ces figures aux allures de
pantins, ne regardant rien, n’attendant rien, sont-elles encore vivantes ?
Ou ne sont-elles plutôt que le fruit de nos imaginaires abusés ?
Existent-ils ailleurs que dans notre rêve éveillé, ces automates cireux pourtant
habillés, cravatés et chapeautés selon les codes d’une civilisation rassurante,
identifiée ? Ou sont-ils embarqués dans un ailleurs inaccessible, plongés
dans une méditation dont les enjeux nous dépassent ? Question sans
réponse.
Mais, les
distances extérieures abolies, c’est dans l’espace intérieur à la scène qu’il
nous faut prolonger l’exploration. Un cinquième personnage, assis en retrait de
la rangée statique, ploie son corps attentif pour l’absorber dans un livre ouvert,
son seul regard semblant échapper à l’absence générale. Ultime rempart à
l’apathie ambiante, lui seul témoigne encore d’un vestige de civilisation et de
culture. S’il n’en reste qu’un, sentinelle attentive, avant que le monde entier
ne sombre dans le non-lieu… Présence puissante du lecteur en éveil dont
l’unique acte de déchiffrer sait donner un cap à ce navire en perdition muette.
Ce lecteur a nos traits. L’espoir renaît.
Il s’avère
ténu. Tout n’a-t-il pas déjà été vu et dit de ce monde-ci ? Une tension,
palpable, traduit ses vibrations dans la chaleur intense de l’air. Rien à
attendre d’un horizon quelconque découpant trois zones classiques, cent fois
vues : un ciel d’azur flouté de blanc, une barre montagneuse lisse et
noire, un champ jaunissant de céréales. Insignifiance et banalité, classicisme
et ennui. Notre expérience ordinaire du réel n’en finit pas de se muer en image
indécryptable, objet de pure illusion. L’absence s’incruste au creux de la
scène. Jusqu’à l’hypnose.
Serions-nous
inconnus au monde ? Camus nous livre son Etranger - Socrate contemporain - pour illustrer sa philosophie de
l’absurde. La vie n’a pas de sens. Pas davantage le jugement de la société…
Comment l’homme ne se sentirait-il pas étranger à ce monde, lui qui n’a le
choix qu’entre résignation et révolte ?... Meurseault, ce monsieur Tout le
monde, ne ressent que détachement, lui qui vit de manière passive, sans projet,
sans chercher à donner de cohérence à ses actes. Jusqu’à tuer, sur une plage,
un Arabe par lequel il se sent vaguement menacé. Le héros de Camus est jugé et
condamné à mort. Il ressent tout au long du procès la même indifférence face à
la société qui l’accuse. Il se sent innocent. Son acte meurtrier, il l’a commis
sans intention, presque sans conscience, geste absurde parmi tant d’autres. Son
crime n’a pas eu pour lui plus de sens que le reste de sa vie. L’étranger
renonce à se défendre et refuse un pourvoi en grâce qui lui aurait sauvé la
vie. Mourir maintenant ou plus tard, quelle importance pour lui ? Puisque
tous nous sommes condamnés à mort un jour ou l’autre… Acceptation lucide du
trépas et refus de demander pardon à un Dieu décidément absent, se transforment
en révolte contre le non sens du monde.
De la
solitude désespérée à une prise de conscience philosophique, comment ne pas
partager avec cet homme un sentiment d’étrangeté et de sidération ? La
révolte peut-elle tirer l’homme de sa solitude ?... L’Homme révolté du même Camus (« Je
merévolte, donc nous sommes »)
rejoint le Sartre de La Nausée dans
une même célébration de la connivence fraternelle. Littérature et philosophie
sont là pour figurer et nous aider à saisir un certain ordre du monde et la
finalité de l’existence qui peut en découler. Et puis ne sommes-nous pas
toujours l’étrange étranger d’un autre ?...
Une barrière
invisible a été installée entre ces Gens
assis et nous, impuissants voyeurs. Coquille vide peuplée par des fantômes.
Muette configuration. Vide sidéral asséné. Métaphore du silence. Le renvoi
initial à du déjà vu, du familier connu, repérable, s’est mué en une image
mystérieuse qui, n’en finissant pas de nous regarder, ne va pas tarder à nous
échapper. La grâce puissante de la mémoire et de l’imagination réunies achoppent
au non-lieu, à cet endroit où certaines configurations esthétiques se montrent
parfois impuissantes à ouvrir notre accès à la parole. Nous savons mal, ici,
traduire en langage nos perceptions de l’instant. Notre inquiétude, impossible à
apaiser par des mots ou autres métaphores, vire à la frustration pure.
Etonnement, confusion, silence, fugitivité du regard… mais absence de
dénouement !... Le metteur en scène - un certain Hopper - se refuse
catégoriquement à conclure, tout à son souci de captiver notre regard dans ce
qui ressemble à un puits sans fond. La lumière qui s’y reflète pourtant vient
de si loin qu’elle figure étrangement ces étoiles perdues où nous devinons
enfin, livides, hébétés, la forme hilare de notre propre visage.
ANAMORPHOSES
« Qui suis-je ? », interroge mon
visage dans le miroir. Ce que j’éprouve quand je m’éveille, c’est l’étonnement
d’être moi-même, l’intrigue d’exister dans ce
corps. Sensation de l’étrangeté des choses nichée au cœur de la poésie.
Singularité qui se multiplie en écho dans le jeu des miroirs. Je sais que je
sais. Je sais que je sais que j’ai su. Je pense que je pense… que je pense.
Limite d’un jeu à trois coups lisibles. Il existe bien en chacun une infinité
de « moi ». Eclats de miroirs à l’infini. Jeu subtil en kaléidoscope.
Ovide, poète
latin des Métamorphoses, narre mille
et un récits qui parlent à tous les temps. L’histoire de Narcisse est
exemplaire. A sa naissance, le devin Tirésias, à qui l’on demande si l’enfant
aurait longue vie, répond : « Il
l’atteindra s’il ne seregarde
pas. » En grandissant, l’enfant se révèle d’une beauté exceptionnelle,
mais d’un tempérament très fier. Il repousse nombre de prétendantes, dont la
nymphe Echo. Un jour qu’il s’abreuve à une source, Narcisse voit son reflet
dans l’eau et en tombe amoureux. Il reste alors de longs jours à se contempler
et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image. Tandis qu’il
dépérit, Echo souffre avec lui. « Hélas !
Hélas ! », répète-t-elle en écho à sa voix. Narcisse finit par
expirer de cette passion qu’il ne peut assouvir. Même après sa mort, il cherche
à distinguer ses traits dans les eaux du Styx, pleuré par ses sœurs les
naïades. A l’endroit d’où l’on retire son corps ont poussé des fleurs blanches
qui portent le nom du disparu. Impossible et troublant miroir du double.
L’homme
est-il la créature la plus parfaite ? « Nous
ne sommes ni au-dessus, niau-dessous
du reste », affirme Montaigne. Une longue tradition philosophique, qui
commence avec les Grecs, fait de la raison, dont seul l’homme est doué, la
cause de sa perfection. La religion judéo-chrétienne considère l’homme comme
l’aboutissement de la création divine. Classant les espèces, la science le place
au plus haut degré de la hiérarchie animale. Mais Montaigne tempère :
l’homme a ses qualités et ses défauts, comme tous les autres animaux. Sa raison
n’est pas souveraine. Son intelligence ne lui permet pas d’établir ce qui est
vrai ou faux. C’est sa propre vanité qui fait de lui un être imparfait, se
laissant aller à contempler ce que son esprit a pu concevoir. Vaine
complaisance. Narcissisme aveugle qu’alimente le langage de la raison dans un
jeu de miroirs sans fin. L’homme roseau pensant.
Mots-gigogne,
mots-valises, familles de mots. Chaque mot se fait métaphore qui renvoie à
d’autres mots en miroir. Le langage est de la poésie fossile prête à sortir d’un
lexique assoupi apte à décrypter le monde. A le relire en le nommant. Toujours
au bord de l’expression juste, nous nous contentons souvent de faire allusion
aux choses. Le langage s’inscrit dans une tradition qui nous permet d’écrire
encore et encore des histoires. Toujours la même histoire, écrite et réécrite
au fil de livres qui se succèdent ? Un récit qui finit par esquisser des
traits qui ressemblent aux nôtres. L’écriture, moyen de ré-flexion. Expression
d’un palimpseste en réécriture constante de notre vérité, unique et toujours
changeante. Reflets démultipliés de lucidité.
Comme
l’expérience, la lecture s’affirme création. Elle est une conversation étrange,
de l’autre à moi, de moi à moi. De simples lettres imprimées ont ce pouvoir de
nous livrer silencieusement les propos des absents. « Ce miracle fécond decommuniquer
au milieu de la solitude », nous dit Proust. Petites taches noires sur
la page blanche, les mots font émerger en nous tout un univers de sons, de
couleurs, d’odeurs, d’émotions, de souvenirs, d’attentes. Chaque fois que je
lis un texte, je le transforme. Et chaque fois que j’écris un texte, j’accepte
que chacun de ses lecteurs le transforme. Une forme de paradis pourrait-elle
s’imaginer dans cette immense bibliothèque invisible et mouvante dont le destin
serait de donner à lire, rêver, écrire ?... En quête de notre image se révélant
à travers les récits qui nous portent, nous emportent ? Lectures miroirs.
Quand je
regarde la lune, je ne regarde pas seulement un astre lumineux dans le ciel. Je
regarde aussi la lune de Virgile, de Shakespeare, de Verlaine. Instant
vertigineux où leur passé et notre présent se confondent. Les allusions
répétées, les variantes raffinées plaisent au destin, fidèle à de vastes lois
secrètes dans lesquelles je puise sans le savoir vraiment. Moi qui aime les
planisphères, le goût du café, la musique de Coltrane et la prose de Stéfan
Zweig. Cela n’appartient qu’à moi. Solipsismes.
La trame du
rêve qui crée réside dans l’opposition de deux mondes : le monde
quotidien, banal de nos perceptions ordinaires et celui, irréel, des romans et
des fictions. Talismans, abracadabras, mots magiques jaillissent de cette
manière de quatrième dimension qu’est la mémoire. Inscrivant nos récits dans la
durée élastique de l’Histoire, dans la succession des signes et impressions qui
jalonnent nos chroniques, nous nous situons aux antipodes de l’animal, captif
de l’actuel, de l’éternité de l’instant, inconscient de la mort qui rôde. Nous
nous donnons le droit d’interroger certains mots, de les enrichir grâce à la
poésie, à la mémoire, à l’oubli. Les livres, eux, restent tapis dans l’ombre,
puissants dans leur attente, prêts à formuler nos allusions, comme à alimenter
nos rêves. Leur poids mesure l’ambiance calme d’un ordre et la magie d’une
temporalité disséquée, condensée.
La
mythologie, la musique, la magie de certains lieux, tentent de nous dire
quelque chose. Cette révélation imminente, toujours en passe de s’incarner,
serait-elle ce que l’on nomme le « phénomène esthétique » ? Silencieux
et empressé, le livre s’adresse à nous, à l’image d’une scène de théâtre qui
nous regarde : l’acteur-auteur y joue à être un autre, devant une réunion
de spectateurs-lecteurs qui jouent à le prendre pour cet autre. L’art ressemble
à ce miroir qui soudain nous révèle notre propre visage.
DESERT
Déprise. Epuisement consenti. Détachement de soi-même
comme condition de notre présence au monde. Evidement de l’humain dans le silence
des pierres fendues par un soleil équivoque. Amour du minéral, sans besoin de
contrepartie. La foi n’a que faire d’un Dieu quelconque : elle est amour
démesuré du monde, malgré soi. Camus, écrivain du désert, penseur de la
tension, joue la Nature contre l’Histoire.
Vérité
immanquablement amère : il nous faut aimer ce soleil indécis, sans espoir
ni consolation. Splendeur et misère de l’homme. La figure camusienne du
dénuement est celle d’un hédonisme joyeux. Etre en vie et ne pas (vouloir)
savoir pourquoi, voilà notre plus grande chance. Et puis, d’ailleurs, ne
tenons-nous pas au fond à ce monde-ci, tel qu’il est, plutôt qu’à tout autre,
virtuel et alarmant ?...
Désert : Camus est fasciné par ce
lieu où « le soleil et le sang ont
la même couleur ». Il se sent conduit à aimer sans retour, à donner
sans compter, n’exigeant rien du monde, et surtout pas d’être rassuré. « Le monde est beau, hors de lui point
de salut », lui inspire l’espace aride et brûlé. « On peut s’agiter, on ne sort jamais du monde qui nous contient »,
constate-t-il. Le vrai geste de la sagesse n’est-il pas dès lors… de renoncer à
toute sagesse ?
Le Candide de Voltaire avait besoin d’espoir
pour vivre. On sait ce qu’il en advint. Pour Camus, l’amertume est au principe
de toute chose, et l’espoir ne témoigne que d’un défaut de force, d’une volonté
exténuée. Ce qui nous parle, c’est ce qui est inutile, une beauté sans canon
objectif, celle du soleil comme celle de la tristesse. La Nature sans les
artifices que les hommes y déposent : absence de verbiage, écosystème de
la joie. Le cri de pierre, c’est le hurlement du silence. Constat paradoxal
mais premier.
A rebours du
modèle de la philosophie classique - l’amour de la sagesse cher à Platon,
Socrate ou Kant -, Camus se range aux côtés des mystiques - la sagesse de
l’amour chère à Nietzsche -, et de leur rapport d’étrangeté à un monde sans
miroir. Aimez les choses comme si c’était la première fois !... Pleurs de
joie et de tristesse, consentement etrévolte : on ne sait pas. Attentif à l’étrangeté du phénomène, Camus entraîne
le corps vers l’esprit, guettant cet « instant
singulier où la spiritualitérépudie
la morale ». La spontanéité chevaleresque de l’humain irait-elle
jusqu’à rejoindre ici la figure du Christ ?
Contemporain
de Camus, Théodore Monod passe l’essentiel de sa vie à explorer le Sahara. Ce
« fou » de désert, écologiste avant la lettre, recueille une foule
d’échantillons de plantes, de minéraux. Il découvre le squelette négroïde de
l’homme d’Asselar (moins 6000 ans). Le voici parti en quête d’une météorite
mythique qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie. Se nourrissant peu, doté
d’une endurance à toute épreuve, l’homme arpente le désert à pied, en
travailleur de la science, de la nature et de l’esprit. Il milite contre tout
ce qui, selon lui, menace ou dégrade l’homme : la guerre, l’alcool, le
tabac, la violence faite aux humbles. Son credo : le respect de la vie
sous toutes ses formes. Science et conscience dans l’espace aride. Le désert,
lieu d’une réflexion qui s’accomplit, simplifie, ramène à l’essentiel. A
l’image de la philosophie.
A travers le
désert, espace immanent et sans espoir, Camus semble s’adresser à ceux qui
vivent sans jamais tarir leur soif, supportant ce que le monde peut avoir de
sec. Les eaux vives du bonheur deviennent accessibles à qui commence par
refuser d’assécher son aspiration. L’écrivain prend le risque d’assumer sa soif
et de penser son désir comme l’expression de l’excès : toute sagesse est
dans l’art de saisir ce que l’on a sous la main. Ce qui lui importe, c’est la
rectitude du geste à entreprendre, plutôt que son résultat. La voie plus que la
cible. L’auteur de Noces veut vivre
sans filet, mû par une joie qui s’accommode de la réalité. Simplement,
entièrement.
Soleil
neutre, délicieux etdétestable, capable de concentrer la
totalité des émotions humaines, et dont l’indifférence livre à chacun le
meilleur comme le pire. Soleil ami des rugosités minérales d’un paysage torride.
Lumière équivoque réunissant le midi et le minuit au creux d’une métaphore
chère à Nietzsche, le penseur de l’éternel retour célébrant ce que la vie peut
avoir de détestable, de tragique. Il y a bien une beauté qui est expérience du
monde, une beauté qui se passe de moi, ne me concerne pas. Le monde nous est
étranger : Camus pratique l’oubli de soi dans un désert devenu familier.
Comment dès
lors « accorder sa respiration aux
soupirs tumultueux du monde » ? Le libertinage de la nature nous
conduit à une expérience d’écoute de ses harmoniques : le silence est une
musique. Le vrai crime serait de ne pas jouir de ce don. Conscient de sa
frugalité comme de sa fugacité, Camus chérit la vie d’un amour amer. Et fait de
la mort une chance. Tant il est vrai qu’il n’est d’art qui ne s’appuie sur la
conscience du trépas. Trop mystique pour être religieux - à l’image du jazzman
John Coltrane, alter ego proche et lointain - l’écrivain philosophe s’affirme le contemporain conscient de sa propre vie. A
l’écho de son ami René Char, acteur passionné de l’existence, jusqu’à
livrer : « La lucidité est la
blessure la plusrapprochée du
soleil. »
BABIOLES (interlude)
Bibelot,
breloque, brimborion, colifichet. Bagatelle, bêtise, broutille, niaiserie… rien. Les mots nous prennent par le col, nous font voir
du pays, celui des répertoires, des lexiques et des glossaires.
Brimborion : prière marmottée.
Colifichet : ornement fiché dans lacoiffe. Bagatelle : tour de bateleur. Fanfreluche : bulle d’air. Le rien se décline,
s’organise, nous en met plein les mirettes.
L’air de rien, comme si de rien n’était…
Rien, vous
avez dit « rien » ! Il ne s’agit de rien de moins, en effet, que
de délivrer les mots d’un sommeil lexical en les laissant souffler sur nos
langues bien vivantes un air de pharmacopée essentielle. Embarqués dans le
va-et-vient du monde, les voici qui entament leurs petits chuchotements
discrets ou bruyants, gentils ou féroces. Mais toujours précis, justes, pleins
d’une histoire qui les veut singuliers, uniques.
Voyez ces
petits riens déclinés nous ouvrir à la parole, à l’écriture : rien de tel
comme exercice mental ! Voici que les mots nous soufflent l’immensité de
la pensée, inventant devant nous un art plastique de la langue. Volubile
faconde qui nous laisse pantois, sans voix… mais pas sans texte !... Nous
entrons dans la ronde des mots.
Les lexiques
nous chuchotent cent, mille mots apparentés. Impatients de nous livrer leurs
indices, ils se renvoient la politesse sans jamais se la griller : chacun
a un petit mot pour ses voisins : ils sont si proches ! Mais aucun ne
renonce à sa propre musique, celle qui l’a vu naître avant de traverser une
histoire parfois séculaire. Le convoquer - lui plutôt que tel autre, si proche
cousin pourtant ! - c’est lui rendre hommage, le laisser c’est le
condamner peut-être à une mort prochaine, dans l’extinction silencieuse de
l’oubli. Les mots ne s’usent bien que si l’on s’en sert !
Inépuisables
ce dictionnaire-Thesaurus, ces
répertoires à concordances, ces lexiques d’étymologie ?... Il arrive que
les mots qui dansent tournent sur eux-mêmes en un drôle de boléro, revenant
finalement à leur point de départ. Beaucoup de bruit pour rien ?...
A quoi
pensez-vous ? A rien !... Jurez-vous de dire toute la vérité, rien
que la vérité ? Impossible de rester sans rien dire ! Et puis rien
n’est impossible…
Babiole : badinage,
espièglerie, jobardise, raillerie, diatribe. Babiole : manigance,duperie, enjolivure, faux-fuyant, échappatoire. Babiole : poncif, redite, verbiage,superfluité, luxe… LUXE !...
Babiole luxe, babiole de luxe ? Retour de mot, pirouette et ouverture.
Babiole et luxe ? Cela n’a rien à voir ! Cent mots pour en arriver
là. Cela n’a rien d’impossible. Avec les mots, il y a toujours plus que rien.
C’est tout ou rien. Nous les avons pour rien. Un rien nous parle puisqu’un rien
les habille. Un rien nous engage car un rien les amuse. « Pour cent fois rien, on a déjà quelque chose »,
plaisante l’humoriste. Cent babioles pour un seul rien. Quel luxe !
Rien à
dire ! C’est un tantinet parfait. A cent contre un, la babiole atteint des
millions comme rien ! Elle cultive ce luxe de nous contenter de rien. Sa
devise : c’est donné, c’est pour rien. Elle ressemble à ce rien qui fait la
liberté de la langue. Un rien qui sait s’absenter, se suspendre, et pourtant
toujours déjà là, à portée en un rien de temps.
Feuilleter
le dictionnaire, c’est comme ouvrir une porte au souffle des sens possibles. On
met le nez à la fenêtre et on se laisse goûter l’air du temps qui passe,
décidant une fois pour toutes que rien n’est trop beau pour nous. Aquilons,
zéphyrs, bourrasques, tramontanes… Babioles éoliennes. Les mots possèdent la
puissance et les nuances infinies des vents.
La babbola italienne du XVIe siècle - à
l’origine de notre babiole -a beau
n’être qu’un petit objet de peu de valeur,
voilà qu’elle se découvre des myriades de cousins. Comme une averse de
printemps fertilisante. Féconde pluie de menues piécettes dorées subitement
surgies des trésors dormants de la langue. Jusqu’à flirter avec la
« langue verte », ce langage propre à la corporation des gueux (1690)
heureux de « rouscailler
bigorne » comme disent les habitués. Argot parisien, boulevardier,
militaire, scolaire, sportif etc… A chaque corps son dialecte fleuri. L’argot,
langue sociale.
La babiole
se mue alors en « broquille »
mal famée : non décidément, ça ne vaut pas une broquille ! Broquilleurs et broquilleuses pratiquent sans scrupule le vol à l’étiquette,
faisant passer pour diamant pur le bijou le plus toc, et ne laissant que peu de
temps pour s’en remettre : « Wah !
Faut qu’je speede un max, j’ai rencart dans troisbroquilles !... » Quant au lexique magique de la zone, il
ne se prive pas de multiplier le « rien » avec gourmandise : peanuts, queude… que dalle, que tchi,walou…
Dernier (?)
mot laissé à l’humoriste Devos, orfèvre dans l’art de parler pour ne rien
dire : « Car rien… ce n’est pas
rien ! … Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose, et pour
pas cher !... Maintenant si vous multipliez trois fois rien par trois fois
rien : rien multiplié par rien = rien, trois multiplié par trois = neuf.
Cela fait : rien de neuf !... »
CARAVAGE
Carnations voluptueuses ou ravagées. Les chairs
s’exposent, explosent, éclatent de lumière. Puis s’ombrent, se délitent, se
désagrègent. La mort rôde, entre obscurité et clarté. A l’image du peintre,
toujours en cavale, se fondant au cœur de l’obscur avant de réapparaître en
pleine lumière. L’homme se sait traqué, comme condamné à vivre. Intensément,
cruellement. Enfant terrible de l’histoire de l’art, Caravage peint sa mort à
trente huit ans - ne l’anticipant que d’un an. Un autoportrait en Goliath décapité.
Le peintre
accouche d’une lumière aveuglante qui assombrit plus qu’elle n’éclaire. Et nous
plonge dans une sensualité lumineuse, féroce, sanglante. Peinture scandaleuse
d’un scélérat en fugue continuelle, proscrit, recherché, persécuté. Toujours
suspect, contraint au secret. Mystérieux, en réaction contre la
« manière » de ses aînés, il impose son langage réaliste, théâtral,
choisissant dans chaque sujet le plus dramatique, recrutant ses modèles dans la
rue, n’hésitant pas à les peindre de nuit. Caravage proclame la primauté de la
nature et d’une vérité puisée au creux de l’humanité souffrante, celle des
culs-de-basse-fosse post-médiévaux qu’il prétend élever au rang de sujets
spirituels. Apothéose de l’art baroque pour une période pleine de fureurs,
d’excès, d’extases. Explosion picturale dans la tourmente de la Contre-Réforme.
Entre éphèbes provocants et vieillards moribonds, les mains se tendent pour un
jeu de langage chargé d’oraisons suppliantes annonçant Velasquez et de La Tour.
Caravage, mauvais garçon mystique.
Avec le
temps, le peintre assombrit les arrière-plans de ses tableaux, jouant d’un
contraste violent avec ses personnages touchés par la lumière. Certains de
ceux-ci regardent le spectateur, tandis que d’autres lui tournent le dos.
L’impact dramatique des récits est ainsi accentué : le peintre provoque
notre émotion en nous associant à ses mises en scène. Comme si de puissants
projecteurs éclairaient de façon sélective, étudiée, des acteurs de théâtre. Il
plonge souvent ses cœurs de scènes dans
des lumières brutes qui confèrent aux récits des atmosphères mystiques qu’il
veut en accord avec les sujets religieux. Avec la création de ces jeux de lumière,
Le Caravage initie le « ténébrisme » qui sera repris par d’illustres
peintres à venir : Le Gréco, Rembrandt, Delacroix… jusqu’aux photographes
et cinéastes modernes, comme Orson Welles. Impulsions futuristes.
Retournement
du rapport entre l’artiste et l’objet de son regard : Caravage se mire
dans l’extase comme dans la désolation. Le coloriste introduit et cultive les
ténèbres dans la peinture, en fait l’allégorie de son chemin vers la mort.
Indifféremment luministe ou ténébriste, l’homme suit son destin, menant ses
années d’errances vers une sérénité qu’il pressent inaccessible. Il joue avec
les ombres comme avec sa propre vie. Familier des tavernes et des bas-fonds
citadins, il fréquente les prostituées, tue un jeune homme au cours d’une rixe.
Grièvement blessé, à trente six ans, il se met à tutoyer la faucheuse qui
l’attire, irrésistible. Condamné à mort par contumace, il se cache et peint le Souper à Emmaüs : gestes
restreints, ombres lourdes, une table qui ne porte que pain et vin. Sujet déjà
traité cinq ans auparavant, tout en majesté et en lumière. Le peintre joue des
extrêmes, cherche les émotions fortes dans une sobriété puissante. Ses éclats
se voilent au gré des aventures de sa vie.
Sous la
protection d’un cardinal romain, Caravage, qui se sait artiste d’exception,
voit son caractère évoluer, dans un milieu où le port de l’épée est signe
d’ancienne noblesse. Le succès lui monte à la tête. Cette arme va faire de lui
un de ces nombreux meurtriers pour crime d’honneur, qui demandent leur grâce au
souverain pontife et souvent l’obtiennent. Il acquiert peu à peu l’image d’un
homme dangereux provoquant des troubles à l’ordre public. Ainsi se scelle une
destinée d’emblée inscrite dans l’ordre du tragique.
Fait
chevalier de l’Ordre de Malte, il blesse plusieurs de ses homonymes de haut
rang. Arrêté, incarcéré, il s’évade à nouveau, disparaît. Réapparaît à
Syracuse. Il passe ses journées entières dans les catacombes, pris de
confusions annonciatrices. Les bas-fonds l’inspirent. Sa matière picturale se
désagrège, à l’image de ses conditions de vie, de ce va-et-vient incessant
entre triomphe espéré et déchéance vécue. Son nouveau David tient toujours la
tête de Goliath tranchée, mais il ne jubile plus : la bouche du géant
semble esquisser un cri, comme si elle était encore en vie. Et si pour Caravage
la véritable peine ce n’était pas la mort mais l’existence elle-même ?...
Œuvre
ultime, le Martyre de sainte Ursule.
Le trépas de nouveau suggéré, présent, imminent. La flèche du roi des Huns jaillit
sous nos yeux de l’arc encore tendu et, dans l’instant qui suit, va s’enfoncer
dans la poitrine de la sainte résignée. Après ce martyre poignant, Caravage ne
peindra plus. Emprisonné, il obtient sa libération. Un récit le dépeint hagard,
affamé, malade, épuisé. On le dit victime de rôdeurs auxquels il se confie - et
assassiné. On découvrira son corps sur une plage de Naples, le regard tourné
vers Rome. Il n’a pas quarante ans. L’homme au destin brisé rejoint le peintre météore
aux modèles ravagés. Caravage nous abandonne à son récit unique des aventures
de la chair. Entre incarnation souveraine et déchéance physique, le corps
mystique décline et se décline, depuis des embrasements qui jubilent jusqu’aux
ténèbres qui damnent. Caravage peintre des extases.
PRESENCE
« Mais quand aurons-nous
donc la paix ?... Mais quand… ? » La voix hésite, reprend, ânonne, patine. La langue
se fait sèche, les lèvres tremblent. La bouche bâille aux corneilles mais
demeure intensément muette. Le regard se fige, implorant, éperdu, comme plongé dans
les limbes d’une mémoire à jamais rayée. Le texte du poème en suspens est-il
condamné à se glacer dans l’anonymat de lisières incertaines d’où la
sensibilité de l’élève ne peut, ne sait le faire sortir ? Dieu sait
pourtant combien ce premier vers lui parle, autant qu’il a dû parler, en son
temps, à son auteur. « Mais quand
aurons-nous… ? » En rester là, n’est-ce pas confirmer la cruelle
validité du poème annoncé et mort-né ?... Connaître par cœur ce texte
impliquerait de le connaître par lecœur. De poser sur lui le regard neuf
des origines. De pénétrer la vision singulière, l’instantané qui l’a fait
exister autrefois aux yeux de son auteur. Minute unique, exquise, de
l’épiphanie d’une sensation se muant en création. Assomption d’un regard
intérieur. Pur produit d’une présence.
Etre ou ne
pas être… là ? Amorce de la chronique d’une absence invoquée et déjà
presque revendiquée. Habiter ou pas l’acte premier d’être là, présent. Question
primitive du désir. Question de conscience. La conscience, cette amante
exclusive qui nous veut toute à elle, c’est bien le moins ! Alors même que
les propositions se multiplient, se bousculent, se chevauchent en multitudes
maladroites et impatientes. Flux permanent, mouvant, d’informations. Trop-plein
mortifère partant à l’assaut de l’esprit. Panique. « A quand la paix ?... » L’engorgement est
informatif : à savoir trop, que sait-on encore vraiment ? La pression
qui étouffe appelle l’action qui égare. Trop d’infos tue l’info. L’ob-scène
déporte hors de soi. Un « double » malade émerge alors, fasciné d’avoir
trop à être là. Conscience colonisée et absence du soi désormais déserté.
L’agir-agitation s’abîme dans un vertige qui hoquette. « La vitesse c’est dépassé ! » proclame à l’envi un slogan
gouailleur. Mais raisonne-t-on des organismes plongés en état d’hypnose, de
survivance mécanique ? L’être toujours
plus court après l’avoir toujours
davantage. Et quid de l’être mieux ?...
Que penser des lenteurs et des clairvoyances d’un arpentage assidu,
exigeant ? Osons approcher la puissance d’exister lovée au creux de nos
états de conscience. Là flottent légèreté et liberté, tels des fibres
vaporeuses, des effluves entêtants évoqués subtilement par les poètes. « Mais quandaurons-nous donc la paix ?... » Mettons-nous en quête de
ces fragments d’esprit enkystés au cœur des œuvres. Prélude lancinant à des adagios qui apaisent.
A l’horizon
des œuvres, justement, se profile un peu de cette paix intérieure qui nous a
précédés il y a bien longtemps, dans un siècle d’or perdu. Or / origines. Singulière homonymie qui dit la source. Levons le
voile de Maya cher au philosophe pour dépasser aveuglements et illusions et
revenir aux causes, aux sources d’un langage perdu, primitif. Remontons le
cours-fatras des choses, tendons nos sens aux aguets de la source. La source a
des secrets à nous murmurer… Alors, debout dans un paysage intérieur, nous
apparaît enfin notre « double » étrange et rare. « Ma sœur âme, ma sœur… » Collant à notre propre parole
émerge l’amorce émouvante d’une ouverture vers la paix, comme la saveur d’une
éternité depuis toujours présente. L’éternité de l’instant.
« Elle est retrouvée. Quoi ? –
L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil », écrit Rimbaud.
L’éternité est ce portail, ce seuil qui nous ouvre les yeux, ici et maintenant,
sur terre. Ni dans le futur hypothétique concocté par les religions, ni dans
une durée s’allongeant à perpétuité, elle nous crève les yeux dans ce monde-ci.
Nichée au cœur de chaque seconde dont palpite le temps, elle sait habiter le
regard de celui qui surplombe le jeu double, silencieux, signifiant, des
réalités éphémères, apparemment ordinaires. Arrêter le temps relève du miracle
de l’étonnement. Le thomazein grec,
que Socrate place à l’origine de l’acte même de philosopher, renvoie à cette
qualité du regard qui questionne, investit, pénètre au cœur des choses pour en
extraire la substance vivante. N’en va-t-il pas ainsi de notre rapport aux
œuvres ?
Le moment
privilégié de l’émotion artistique jaillit de la qualité de notre rencontre
avec l’univers silencieux, profond, d’une absence qui se mue soudain en pure
présence. Comment retrouver la force d’un sens caché sans se mettre d’abord en
congé de la turbulence programmée qui nous agite ? Avant de prétendre
pénétrer l’épaisseur de la nature telle qu’elle est, quand aucun homme ne la
regarde, en dehors de nous, à cet instant précis où nous établissons avec elle
le fil d’une sensation et, qui sait, d’une osmose.
Instant tout
qualitatif que celui qui voit notre œil se glissant dans le trou de
serrurepour saisir l’éternité nue, dans
une innocence encore dépouillée d’humanité. Ne nous semble-t-il pas alors avoir
accès à un monde que les hommes n’ont pas encore recouvert de leur présence, ni
du sens qu’ils ne manqueront pas d’y mettre ? L’oubli de soi est-il la
condition d’accès à l’éternité de l’instant ? S’effacer pour laisser
parler le monde. Hors de la fureur de l’histoire et des malheurs du temps.
Etablir un lien avec ce « seul
univers où avoir raison prend un sens : la nature sans hommes… »,
évoqué par le Camus de Noces.
L’éternité ne se saisit ici-bas que dans l’instant. Un instant patiemment
capté, capturé, prélevé sur la structure granulaire du temps, dans l’attente
qui saisit le miracle. Instant parfait, baudelairien, qui « extrait l’éternité dutransitoire ».
Le temps n’est continu qu’en apparence.
Pénétrant sa substance intime, nous aurions accès à une multitude d’instants
discrets, presque invisibles à l’œil nu, dont chacun compose une unité parfaite.
Une myriade d’instantanés dont la qualité et la force ne dépendent que de la
façon que nous avons de les regarder. Question de nature du regard. Le monde est un texte, une
rêverie poétique à déchiffrer, une géométrie accomplie à déceler. La finesse de
sa lecture appelle un laisser-aller, un désintéressement proches de… l’absence.
Une juste présence suppose suspension, abolition de nos repères familiers pour
se plonger dans l’éternité offerte à « l’œil qui écoute » que nous
décrit joliment Paul Claudel : celui du peintre amorçant un pas vers sa
toile pour soudain disparaître à l’intérieur, comme s’absorbant en elle.
Paroxysme du geste d’éternité.
GENEALOGIE
Par delà
Bien et Mal. Volage, la vérité
s’habille et se déshabille devant nos yeux interrogatifs. Plus mensongère que
le mensonge lui-même, elle peine à assumer jusqu’à ses plus mauvaises
intentions. C’est le désir que nous avons d’elle qui la met hors d’atteinte.
Face à elle, le philosophe s’installe dans un rapport de Tantale : celui
de l’éternel supplicié aux désirs chimériques. La vérité serait-elle un
mensonge qui s’ignore ?
Le penseur
part de soi. L’écriture pétrifie, vitrifie le réel. Mais une pensée vierge
engendre un enfant viable : Zaratoustrah
serait-il l’enfant que Nietzsche n’a pas eu avec Lou-Andrea ? Grossesse
propre à la maïeutique. La déraison des choses est mise en lumière : le
Bien et le Mal ne relèvent-ils pas, au fond, des bons sentiments ? Et d’où
vient le désir que nous avons de cette « Etoile
du Nord » qu’est le… désir?
Au-delà de
chaque réponse se tient une question possible. Nous n’en aurons jamais fini de
ce jeu où les questions sont plus essentielles que les réponses. Questionner le
pourquoi de la vérité, sa valeur, voilà le véritable enjeu de cette révolution
généalogique. Soyons sphinx : donnons leur chance aux questions
elles-mêmes, aux doutes, aux origines. Acceptons de nous laisser porter, bousculer.
Philosopher, c’est chercher des points d’interrogation. Et traverser l’expérience
possible d’un vertige.
Le
généalogiste, artiste indépassable. « Qui
se soucie de ces dangereux peut-être ? » Nietzsche, en philosophe
du doute, récuse l’esprit de sérieux. Le penseur manie le marteau du médecin et
le ciseau du sculpteur : modeler, c’est toujours enlever de la matière.
Sus aux manichéens de tout poil, scindant le monde dans le piège du noir et
blanc ! Considérant Bien et Mal ensemble, le penseur se fait le défenseur
du mélange, de l’entrelacs. Blanc / noir, vrai / faux, bien / mal :
faisons valoir l’assemblage dans un jeu de perspectives. Le philosophe du
soupçon lutte contre les tentatives normatives en dévoilant l’arrière-fond des
pulsions. Derrière le « je » qui clame, « ça » pense en
douce.
Philosopher
en généalogiste, c’est s’intéresser aux raisons qui nous font prendre le faux
pour le vrai. Nietzsche remonte l’histoire de la bonne conscience en chacun. En
arrière-fond de notre libre-arbitre s’agite tout un univers d’instincts. Il n’y
a pas de vérité, mais que des interprétations de la vérité. Il nous faut
refuser de transiger avec le goût des illusions maquillées en vérités. Le
généalogiste n’en finit jamais de réviser la filiation des linéaments de la
morale.
Dressant la
genèse des sentiments moraux, il en fixe l’origine dans le ressentiment et les
valeurs passives de réaction. Nietzsche joue l’oubli contre la mémoire. Celle-ci
se révèle comme une aptitude contre-nature inventée par l’homme, et qu’il finit
par retourner contre lui à la façon d’une volonté négative de se lier à
l’avenir. Tandis que celui-là, faculté active et nécessaire à l’esprit humain,
lui permet d’envisager l’avenir plus librement. Respectant le principe de sa
philosophie consistant à prendre le contre-pied de toute valeur admise, le
penseur renverse le jugement, muant l’oubli en signe de santé.
Pratiquant
l’incertitude comme discipline, le philosophe pense par delà le bien et le mal.
A ceux qui apprennent pour se rassurer, il rappelle que dans toute volonté de
connaître entre déjà un soupçon de dureté. Aux pessimistes il apprend que ce
n’est pas le monde qui est absurde, mais bien la volonté de lui donner un sens
à tout prix. Au monocle des gens qui voient le réel en noir et blanc, il
substitue l’œil et l’oreille qui permettent de viser et d’entendre les énigmes
et d’accepter le mutisme écrasant des éléments du monde.
Tout ce qui
est profond aime le masque. Paradoxe de la superficialité dans la profondeur.
Nue, la vérité se montre obscène, masquée elle devient pudique. Le philosophe
revêt le masque du langage, créant du style pour dire l’indicible. Que démasque
le moraliste ? La conviction que le monde est un théâtre sur la scène
duquel s’ébattent et s’affrontent nos pulsions contradictoires. De ce chaos
primitif, glaise informe du sculpteur, il convient de ciseler des formes
renouvelées : écriture, cadence, style sont là pour y contribuer. Sobriété
des aphorismes.
Les
exigences de la vérité ont fini par se retourner contre elles-mêmes. Si les
valeurs ne sont que relatives, plus rien ne vaut… et nul ne devrait plus rien
vouloir. Et si c’était le moment de créer du nouveau ? Nietzsche renonce à
la vérité absolue, proposant d’inverser les valeurs. En expérimentateur, il
renverse les idoles pour partir à la recherche du neuf. Métaphore du sculpteur
à la Plotin : se ressaisir soi-même en tant qu’œuvre. Partir de soi et non
plus du monde extérieur et de son système d’images. Pour se transformer dans la
durée. Etiqueté philosophe du soupçon, Nietzsche pense le philosophe en
artiste.
Nouveau livre paru le 27 octobre 2021
DEFENSE et USAGE de la FRANCOPHONIE par la lecture et l’écriture !
Avec « Eclats de rire », je signe son douzième projet d’écriture. Mon intention ? Faire vivre et partager dans toute sa diversité notre langue française de plus en plus cernée par un globish anglo-saxon colonisateur et délétère. Il y va de notre culture comme de notre identité !
LIGNES d'ERRE
La FORCE de l'INTUITION
LIVRE 11 paru en DEC 2020
Laisser la pensée errer : une rareté qui confine au luxe d’une temporalité désormais perdue ? Qu’est-ce que sentir, apprendre ? Rêver ? Quels liens entre qui je suis et ce que je sais ? Comment la reconnaissance peut-elle faire échec au spectre toxique du ressentiment qui agite notre village global contemporain ? Qu’est-ce qu’un réseau citoyen de savoirs partagés ? Comment le partage magique de l’art peut-il transformer notre école en micro-société bienveillante, fondée sur des rapports de confiance et de coopération ? Comment chacun.e de nous se révèle-t-il via ses œuvres singulières ? Autant de questions originelles propres à enrichir et déployer nos identités personnelles et collectives. Au bénéfice d'un lien social à raviver.
Que signifie « penser » ? Enigme non levée ! Sauf à (se) révéler, via la trace et l’entrelacs, le noble étonnement né de notre autonomie et de notre dignité. Cette question en voile une autre, connexe, touchant à l’esquisse d’une vérité sacrée, qui nous dépasse : « Qu’est-ce qu’être humain ? » Et, pour éclairer nos chemins, ce viatique puissant : la poésie de l’intuition.
A VOIR SUR : edition999.info/LIGNES-d-ERRE.html
ESPRITS NOMADES
EXILS A L'OEUVRE (TEMOIGNAGE)
LIVRE 10 (paru en AVRIL 2020)
Quelle alchimie peut survenir de la rencontre improbable entre émigrés précaires et sédentaires assumés ? Ancestraux, mouvements de migration et gestes d’accueil appartiennent au cours normal de l’histoire. Leur brutale résurgence pose à nos sociétés consuméristes, hyper connectées, la question lancinante du socle des valeurs à sauvegarder.
L’expérience partagée ici, au plus près du quotidien de nos territoires, témoigne d’un échange et d’un enrichissement possibles entre des migrants contraints à la fuite et les exilés de l’intérieur que nous sommes tous à des degrés divers. Elle débouche sur l’opportunité de faire œuvre ensemble autour d’une quête et d'une estime de soi qui nous transcende. Elle nous parle de l’exil comme d’un lieu de révélation possible de cette création. Celle d’une reconnaissance mutuelle s’incarnant dans un récit commun porteur de sens.
« Un homme ça s’empêche » écrit Camus en un mantra moral sidérant. « Mon cirque est dans le ciel » clame en écho Chagall dans une vision rêvée aux parfums d’enfance. Reliant ces deux fils à son propre récit de vie, un certain Candide tente de ranimer les feux puissants des Lumières. Entre son Qui suis-je et son Que sais-je, le fils de Voltaire nous livre sa parole en mutation. De l’espace sonore avorté à celui, médité, de la feuille blanche, le geste et l’esprit rejouent leur duo idéal, nous proposant une belle leçon de vie : l’émancipation par la connaissance et l’acte d’écriture.
" LE CARNAVAL DES MIMES ", Dans l'oeil du désir mimétique
Quels liens tisser entre les attitudes du souffleur sur verre au travail, les lubies du collectionneur passionné, un orchestre d’enfants jouant sur des instruments fictifs et… une bonne tête d’équidé placide ? Quels rapports imaginer entre les arabesques d’un corps dans l’espace, les gestes de pudeur d’une femme voilée et les formes palpitantes d’une nature morte ?Quelles affinités pour figurer les feintes du poulpe mimétique, les facéties chimiques d’une comète et la fascination exercée par nos écrans connectés ?
L’imitation inconsciente d’un désir secret nous balade entre fusion et conformisme, désignant à notre insu des modèles à contrefaire. Partout et de tous temps la mimétique est à l’oeuvre. Le monde est un théâtre d’ombres où chacun consent à délaisser un original unique pour des doublures fictives. Un Carnaval des Mimes s’agite sur fond de caverne sociale. Pour le meilleur et pour le pire. Entre fiction et essai, ces courts récits de vie témoignent d’une observation réfléchie du phénomène et en présentent une vision émouvante aux colorations poétiques et philosophiques.
L'auteur inscrit son travail dans les traces de René Girard (" La Violence et le Sacré " - 1972).
Plongés dans le flux du vaste laboratoire lexical, nous assistons à l’éclosion des mots émergeant du bain révélateur de nos émotions. Dilatant nos paysages intérieurs, ils se font les témoins incarnés de nos étonnantes traversées de la nature à la culture. Origines et généalogies, formes et mythes, chroniques et métaphores, esthétique et philosophie trouvent leur port d’attache dans les dédales enivrants de la langue. Là où se révèle la part infrangible de nous-même.
Sous les fins mots, phénomènes et flux de pensée, dont les épures nous troublent, esquissent des récits mouvants, allégoriques. Ceux de nos mutations profondes, incessantes, célébrant la voie plus que la cible. Tous nos sens aux aguets, nous prolongeons l’éphémère des passages. Jusqu’à goûter l’onde qui se propage intérieurement. La vibration intime de nos émouvances.
PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée
PUBLICATION
" PHILOJAZZ ",mon 3ème livre, est paru le 1er décembre 2012.
" PHILOJAZZ ", une histoire passionnée du jazz écrite au rythme de la pensée philosophique, à travers l'écoute de 25 standards de la musique afro-américaine. Quand jazz et philosophie, passion et raison, nouveau et ancien monde, savent croiser des forces complices dans une démarche commune d'appréhension du monde...
"PHILOJAZZ" sur FRANCE-CULTURE
Au "Journal de la Philosophie" de François Noudelmann
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S'écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage... Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules - Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
En vad...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrouille
En vadrouille
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS
Dans le cadre de la BIENNALE " PHOTOFOLIES EN TOURAINE ", l'auteur expose à la Bibliothèque de Beaulieu lès Loches, sur le thème de la lumière.
Place à la lumière, matériau premier du peintre comme du photographe. Lumière-matière à modeler, sculpter, transformer. Sublime glaise dont chacun peut jouer à l'infini. De l'évidence scientifique à l'esthétique picturale, la lumière surgit, rayonne, diffuse, réfléchit, colore, voile révèle. Et quand elle s'absente sur la fine pointe de ses radiations, c'est en nous confiant le vestige d'une réalité au creux même de la pensée. Convertie en essence philosophique, sa clarté en vient à célébrer la joie mobile de l'esprit. Irait-elle jusqu'à nous livrer la clé des songes ?... Fiat lux ! ... Que la lumière soit !...
ARAGON / FERRE
Je chante pour passer le temps Petit qu'il me reste de vivre Comme on dessine sur le givre Comme on se fait le coeur content A lancer cailloux sur l'étang Je chante pour passer le temps
J'ai vécu le jour des merveilles Vous et moi souvenez-vous-en Et j'ai franchi le mur des ans Des miracles plein les oreilles Notre univers n'est plus pareil J'ai vécu le jour des merveilles
Allons que ces doigts se dénouent Comme le front d'avec la gloire Nos yeux furent premiers à voir Les nuages plus bas que nous Et l'alouette à nos genoux Allons que ces doigts se dénouent
Nous avons fait des clairs de lune Pour nos palais et nos statues Qu'importe à présent qu'on nous tue Les nuits tomberont une à une La Chine s'est mise en Commune Nous avons fait des clairs de lune
Et j'en dirais et j'en dirais Tant fut cette vie aventure Où l'Homme a pris grandeur nature Sa voix par-dessus les forêts Les monts les mers et les secrets Et j'en dirais et j'en dirais
Oui pour passer le temps je chante Au violon s'use l'archet La pierre au jeu des ricochets Et que mon Amour est touchante Près de moi dans l'ombre penchante Oui pour passer le temps je chante
Je passe le temps en chantant Je chante pour passer le temps
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LAZULIE
CHAGALL (détail)
CHAGALL (détail)
PARIS PAR LA FENETRE
MARC CHAGALL 1913
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
MUSEE
MUSEE
MUSEE
MUSEE
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAU ICEBERG 1
VAISSEAU ICEBERG 2
VAISSEAU ICEBERG 3
VAISSEAU ICEBERG 4
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LE BATEAU IVRE
Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ...
... La tempête a béni mes éveils maritimes Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes Dix nuits sans regretter l'oeil niais des falots
... Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes Toute lune est atroce et tout soleil amer L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !...
Arthur RIMBAUD Poésies
ALBERT CAMUS "Noces à Tipasa"
Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.
L'hiver, le soir : alors, parfois, l'espace ressemble à une chambre boisée avec des rideaux bleus de plus en plus sombres où s'usent les derniers reflets du feu, puis la neige s'allume contre le mur telle une lampe froide
JACCOTTET "A la lumière d'hiver "
RENE CHAR
Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette langue inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence.
APOLLINAIRE " CHANSON DU MAL AIME "
Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir...
... Les dimanches s'y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise...
VERLAINE / BRASSENS
COLOMBINE
Léandre le sot Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson Cassandre sous son Capuce
Arlequin aussi Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous Ses yeux luisant sous Son masque
Do mi sol mi fa Tout ce monde va Rit chante Et danse devant Une frêle enfant Méchante
Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent leurs appas Et disent : " A bas les pattes ! "
L'implacable enfant Preste et relevant Ses jupes La rose au chapeau Conduit son troupeau De dupes
Charles BAUDELAIRE
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre Et mon sein où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière...
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
" UN BALCON EN FORET " Julien GRACQ
Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente Julien Gracq se fait pour nous guetteur muet des sylvestres solitudes. Le coeur de la forêt refuge et prison à la fois carrefour d'histoire à poésie de poésie à géographie. Gracq rêveur éveillé des toits et des belvédères agissant et se regardant agir dans l'épais silence des layons filant à travers bois vers le val de Meuse en contrebas. Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente où l'espace et le temps s'estompent infiniment lecture et art fusionnent étrangement ...
Paul ELUARD " L'Amour la poésie "
La terre est bleue comme une orange ...
Les guêpes fleurissent vert L'aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté
Les idées sont des succédanés des chagrins
Marcel Proust
Au coeur des paysages s'inscrit l'étoffe des rêves comme autant de pays sages arpentés sans trêve
La langue est la peinture de nos idées RIVAROL
La plupart des gens meurent sans avoir vécu. Heureusement, ils ne s'en aperçoivent pas.
IBSEN
BLOGS AMIS La Passée des Arts
Bleu de cobalt
L'Estro Armonico
Infime est la portion de vie que nous vivons SENEQUE
Une preuve du pire, c'est la foule SENEQUE
C'est quand il n'y pas grand'monde qu'il y a grand'chose PREVERT
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil
René CHAR
L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps
MACHIAVEL
On ne retrouve jamais le commencement du commencement, mais toujours l'aurore d'une vie nouvelle JANKELEVITCH
BHAGAVAD GHÎTÂ
En haut, ses racines, en bas, ses branches, tel est l'arbre cosmique immuable. Les hymnes en sont les branches. Qui le connaît connaît la connaissance.
Krishna
RIMBAUD Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume, Leurs culs en rond [,] À genoux, cinq petits, — misère ! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond [.] Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l'enfourne Dans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air. Ils sont blottis, pas un ne bouge, Au souffle du soupirail rouge, Chaud comme un sein. Quand, pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche, On sort le pain, Quand, sur les poutres enfumées, Chantent les croûtes parfumées, Et les grillons, Quand ce trou chaud souffle la vie Ils ont leur âme si ravie, Sous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre, Qu'ils sont là, tous, Collant leurs petits museaux roses Au grillage, grognant des choses Entre les trous, Tout bêtes, faisant leurs prières, Et repliés vers ces lumières Du ciel rouvert, Si fort, qu'ils crèvent leur culotte, Et que leur chemise tremblote Au vent d'hiver.
APPRENDRE ?... UNE ALCHIMIE
Le sage montre la lune, le sot vise le doigt. La scène a valeur de fable. Déjouons-la pour mieux la rejouer. Voici que le sot présumé glisse son regard vers la face joviale de l’astre… jusqu’à le plonger sur son versant caché. Dans le secret gardé des choses, ce lieu de la conscience né de l’épaisseur de qui nous sommes. Notre apprenti – ce frère universel en puissance – se fait soudain plus sage que… le sage lui-même. La leçon a valeur de tremplin. Par où diable est-il passé ? Quels subtils chemins de traverse a-t-il arpentés ? Son parcours tient du labyrinthe mêlé, complexe, d’une gestation aux ressorts intimes dont lui seul détient les clés. L’instant d’apprendre ?... Il le nourrit d’abord d’un souffle alterné, au rythme d’un échange gazeux. Son corps et tous ses sens émergent, vestiges en nous de l’animal qui s’apprête à bondir. Sa tête aussi, sentinelle aux aguets comme un cœur qui bat. Et l’esquisse d’un geste d’attention, l’adresse d’un silence, d’une promesse de soin faite à l’objet d’apprentissage. La connaissance n’en finit pas de s’amorcer dans l’attente de son plaisir différé. Muette et patiente épiphanie. Surprise d’une promesse neuve comme un phénix. Elle n’oublie pas qu’elle est naissance toujours revisitée. Co-naissance, re-connaissance. Rappel bienvenu d’un état croisé dans une autre vie ? Savoir inscrit, toujours remémoré ? L’objet se tient là, le futur sage se sent prêt. Tout en lui vise, pointe, prévoit, anticipe. Gourmande à l’avance. Présent à soi, il sent qu’il entre en état d’initiation, en accès à cette part de lui qui sait… qu’il ne sait pas encore. Attente pleine, concentration… Et bascule. Le cœur du geste d’apprentissage advient telle une évidence longtemps retenue, contenue. A l’image d’un désir qui migre, l’instant survient où tout s’éclaire, l’espace d’un frisson qui entre en résonance avec son objet, le comprend, l’appréhende, le saisit dans sa singularité touchante. Via l’émotion, le corps et le mental réunis. Passage entre frôlement et impulsion. Force de l’évidence. Vertige provoqué et relâchement des sens. Ajustement des liens.
L’après s’annonce déjà, comme l’éclaircie suit l’ondée féconde, l’averse gonflée de ressources. En nous guette encore la vigie grisée d’une veille attentive. Avant que n’advienne le sursis né d’un trop plein de tension. Escale bienvenue que ce moment où le créateur suspend l’œuvre parvenue à son apogée. Le climax d’une attente dès lors comblée, assouvie. L’euphorie pleine des promesses du travail accompli habite l’élève, désormais initié. Tel un vin nouveau, le savoir du jour est arrivé. Rien ne sera plus comme avant. Notre tronc toujours en croissance vient s’enrichir d’une strate fraîche qui fait lien vers la totalité de l’arbre – multiples rhizomes – que nous formions déjà. Somme d’instants anciens, familiers, prêts à se réactiver à tout moment. Gisement de ressources liées à notre récit personnel, unique en son genre, inscrit dans ce que nous ne cessons d’être. Une continuité en mutation. L’apprentissage appelle la transmission, comme sous le matin qui blêmit la rosée s’attarde. Que faire d’un magot dormant ? D’un pactole froid ou d’un astre éteint ? Alors que le plaisir de savoir se dédouble, se redouble à l’infini d’un délice qui dure, s’étale, prend ses aises. La connaissance nous a transformés. Et voici que l’élève appliqué mute en professeur curieux. L’acte d’apprendre vient de trouver sa seconde vie : enseigner. Est-ce une autre histoire ? Ou la même qui lui ressemblerait comme une sœur ? De quel bois sommes-nous faits ? Notre personnalité se révèle ici en compagne accueillante qui sous-tend, anime et ravive nos apprentissages. Elle est ce lieu précieux d’une rencontre à explorer entre ce que je sais et qui je suis…