"Dans la plaine les baladins s'éloignent au long des jardins ..." (Apollinaire) ...
Arpentons, amis lecteurs, ces jardins chatoyants qui, tels maints livres effeuillés, nous content mille récits ardents dont les figures mémorables pansent nos blessures et régénèrent nos désirs... Pour que ce flux magique continue d'irriguer notre Coopérative idéale : celle des Lecteurs Réunis.
samedi 26 août 2017
L'EGO CHATOUILLEUX DU BOUDDHA (1) RECIT
Imaginons
sept milliards d’humains respirant simultanément, à raison de quatre secondes
par geste d’inspir/expir ! Et tout cela sans s’arrêter un seul instant, une
cinquantaine d’années durant !... Un rapide calcul nous emporte au bord
d’un drôle de vertige : chacun de nous s’autorise près de huit millions de
respirations annuelles, soit quatre cent millions au bout de cinquante ans de
vie. L’ensemble des vivants humains, lui, parvient à réunir la somme
astronomique de ces actes vitaux cycliques, immuables, perpétuels, de deux
mille huit cent milliards de respirations accomplies, consommées, consumées. Y
ajouter les respirations animales nous permettrait de dépasser aisément la
durée d’une année-lumière !
Quel lien chacun peut-il entretenir avec un
tel acte organique, aussi primaire qu’inconscient ? Lesquelles de ces
respirations sont vraiment conscientes, assumées comme telles ? Notre vie
se résume-t-elle à la force de cet anima ?
Combien vit-on de vies ? Combien de fois meurt-on ? Que perd-on avec
ces vingt et un grammes dont on dit que pèse l’âme ?
Irions-nous jusqu’à introniser le dieu Pneuma comme le plus grand dénominateur
commun d’un Sacré tombé en désuétude avec la remise en question des
monothéismes historiques ? Voilà au moins une divinité sur laquelle tout
humain pourrait aisément s’accorder sans moufter. Le soin accordé à l’être ne
commence-t-il pas dans le souci de le laisser – sinon de l’aider à –
respirer ? Urgence, urgence ! De l’air, de l’air ! Pour tous.
Le souffle, ce rythme binaire qui prend au
monde et lui redonne en proportion, élargit sa loi à l’univers animal dont nous
sommes issus. Le voici qui adopte un tempo propre à la lumière avec nos proches
végétaux, les plongeant aux racines du balancement cosmique. La nature du
souffle nous fait respirer dans un état de patience, d’attention, qui évoque
l’assise de l’écrivain comme celle du méditant.
L’auteur en attente d’inspiration s’efforce
de figer son œil intérieur, soucieux de ne pas effaroucher l’intuition dans son
éclosion parfois fugace. Il y a du chasseur aux aguets, du photographe en
alerte chez ce cueilleur d’impressions neuves. L’aspiration permanente vers une
ligne d’horizon mentale prête à se dévoiler inscrit peu à peu en lui l’habitude
d’une quête assidue, et comme les prémices d’une hygiène de vie tenace, qui lui
colle à la peau. Ecrire ?... Une façon de continuer à veiller en s’exilant
dans l’intime de soi. De poursuivre un dialogue chaleureux avec cette
intériorité. Pour mieux respirer dans la conscience.
On sent là que silence, patience et
profondeur d’attention tiennent les clés d’un labyrinthe immobile dont il
faudra se montrer digne. Immobile, attentif à son souffle et à son assise, l’auteur
s’applique à respecter la patience et l’obstination propres aux moines copistes médiévaux.
L’expérience réelle qui déroule ses avatars
dans les pages à venir s’est donné un but : mesurer le flux parcouru et le
changement induit entre son début et son issue. Le livre qui la rapporte se
propose un dessein analogue : apprécier l’évolution possible, même infime,
de l’esprit de l’auteur dans l’espace de son parcours d’écriture. A l’image
d’un Robinson de papier prenant en main les destinées de son île… pour y opérer
à son insu sa propre mutation souterraine.
Quarante facettes de vie peuvent-elles
trouver leur synthèse dans la lueur d’un trait de récit ? Avec, à la clé,
cette double question envoûtante : en quoi serais-je passé à côté du monde ? En quoi en
aurais-je épousé les délicieux labyrinthes ?
Faisons comme si les mots etgestes à venir au fil de ces pages se
condensaient en un seul instant qui relancerait les dés du hasard au-devant de
nos incertitudes. Il n’existe rien de changeant comme la… stabilité ! nous
souffle un bouddha malicieux. Il ne coûte rien de l’entendre. Le temps d’un
livre. Qui est aussi celui d’une méditation.
C’est
la chenille qui redémarre… Cet air en vogue des années 80 lui trotte dans la tête
depuis que le maître – réplique quasi-mimétique ou sosie conforme d’un bouddha
souche – a pris la tête d’une bien curieuse procession sur le tapis impeccable
du dojo. Une vingtaine de silhouettes aux allures de zombies, parfaitement
alignées, ont engagé une marche lente, mécanique, hypnotique, qui se déhanche
pas à pas sous la conduite d’un personnage au crâne rasé, profil bonhomme,
visage appliqué, inspiré, résolu, où viennent s’échouer par instants quelques
tics trahissant un souci flagrant d’absolu. Comme un vague mal d’ego hésitant à
dire son nom.
L’allure huilée de la marche doit permettre
à chacun, selon la consigne lentement égrenée par le Maître, de sentir ce pas
unique, incomparable, inscrit dans l’instant – et forcément différent du suivant, déjà dans
le « devenir » ou du précédent relevant à l’évidence du
« dé-devenu » ! Dixit le boss et circulez !
Au comble d’une zénitude ainsi lentement
impulsée, la cohorte aux ordres se voit soudain contrainte d’exécuter un
entrechat non négligeable : amorcer un virage à angle droit en
« sentant bien » la hardiesse, le suc unique, de l’instant. De sorte
que cette manière de danse du scalp au ralenti esquisse bientôt les contours
d’un vaste U dans l’espace du dojo.
Tout docile soit-il déjà, chaque méditant ne
peut s’empêcher d’apporter sa touche, sa variante, à l’exercice : posture
branlante sur un pied façon flamant rose, pas subtilement glissé cher aux
bonnets à poils de sa gracieuse majesté, enjambées martiales et saccadées
censées faire la fraîcheur des premiers mai moscovites. L’ensemble offre la
belle diversité si particulière à tout mouvement de groupe, en garantit le sel
unique, n’excluant pas quelque cacophonie de passage. Mais globalement l’esprit
y est, assuré par l’autorité massive, tranquille, posée, du maître de cérémonie
dont les impulsions communiquées au groupe manquent rarement la note juste.
Posture visée-atteinte, petit miracle du zazen !
Moyennant quoi on ne double pas ! Au
pays du Zen, il faut savoir ronger son frein en toute circonstance. Même et
surtout s’il vous prend l’envie de crêper le chignon de la voisine ou de mordre
le mollet de l’alter ego qui piétine devant vous. On ne vit pas pour se lâcher,
on vit pour être convenable, qu’on se le dise. Donc suivre à la lettre le
protocole secret du bouddha et se mettre rapidement en condition pour atteindre
le graal : l’unité perdue – on ne le sait que trop – du corps et de
l’esprit. Sous peine de trouver le temps long, très long… et de s’attirer les
foudres du maître qui veille au moindre trémoussement rebelle, à la plus fine
déviance dans l’harmonie d’un mouvement à visée cosmique. Le boss tient les
ficelles et les comptes du bon ordre et des rites justes ! Un claquement
sec de baguettes interrompt l’exercice salutaire et chacun – marionnette déjà
apaisée – regagne sa place d’attache, des lueurs d’extase plein les mirettes.
Après le juste-marcher, le juste-écouter. Le
maître nous convoque dans la salle à manger pour un « enseignement ».
L’homme aux rondeurs de statue s’exprime du bout des lèvres, ne laissant
échapper son précieux verbe qu’avec parcimonie. Le ton est à la confidence, à
l’humilité affichée. Il se raconte, disserte des choses de ce monde-ci, tout en
maniant secrètement les clés de ce monde-là, profond, mystérieux, hors de
portée des manants et autres infidèles de tout acabit. On apprend comment un
aristo prussien de ses accointances recueillit les petites ficelles des rituels
sacrés dans le lointain Japon, puis les divins méandres grâce auxquels il se
les fit refiler par icelui. Les esprits se mettent à voyager, rêver, les
imaginaires à s’envoler. L’exotisme s’insinue, la couleur locale prend ses
aises. Voici l’auditoire conquis en quelques évocations bien senties.
Parfaitement huilé, le message roule, s’assaisonne de quelque anecdote piquante
qui ne manquent pas de déclencher les rires bêlants des méditants confirmés,
ceux à qui on peut se permettre de « la refaire » à chaque fois et
qui en redemandent, le regard en extase tourné vers le patron trônant en
majesté, l’œil mi-clos, perdu dans le vague. Et celui-ci de conclure par une
pirouette de son cru, que personne n’a vu venir. Tout cela sans le moindre
appel à questions de son public. Grâce au jeu bien mené des œillades savamment
distillées et des silences qui tombent sous le sens – son sens à lui, bien sûr
– le divin chef vient de botter en touche à l’insu de tous. Fin, toute
provisoire, de l’épisode de la parole délivrée en direct.
Le repas qui suit s’effectue dans le silence
complet, consigne non négociable. On ne capte que les bruits secs des couverts
qui s’entrechoquent et la vision peu esthétique des manducations ordinaires.
Chacun tente de saisir ou de provoquer de brefs éclairs de communication muette
parmi les visages alentour. Mais l’esprit n’y est pas vraiment. Autant demander
à un mime de vous produire un discours argumenté sur les derniers cours de la
Bourse. Temps mort par décret des autorités. Et temps de vaisselle confié aux
retraitants, dans les mêmes conditions.
Le début d’après-midi est consacré aux samu – prononcer« samou ». Rien à voir avec le 15.
Il s’agirait plutôt de « tigs », nos civiques travaux d’intérêt général.
Ou comment appliquer les principes du zen aux tâches ordinaires. Brossage en
règle de la vaste moquette du dojo à l’aide de minuscules balayettes, nettoyage
des sanitaires (le bouddha lui-même n’est pas qu’un pur esprit), balayage en
règle des allées extérieures, taille à l’ancienne des abords herbeux du
Centre : l’usage de faux et de serpes antédiluviennes sont censées
permettre un déploiement du corps plus en harmonie avec les éléments naturels.
Toutes humbles tâches réalisées gracieusement, comme on dit, par le personnel
retraitant et à enregistrer dans la colonne « actifs » des petites
économies du maître. Signe que le bouddha garde un œil alerte sur les comptes
de sa petite affaire. On peut être zen sans perdre sa lucidité, ni le sens des
choses d’ici-bas !
Le reste de l’après-midi se déroule dans la
méditation entrecoupée de rites qui semblent démentir les annonces faites sur
le papier lors de l’inscription : une retraite menée dans un esprit sinon
« populaire », du moins accessible à toutes les consciences.
L’affiche apposée sur la porte du dojo est pourtant explicite : une
silhouette s’incline mains jointes, selon un certain angle – précieuse géométrie
du bouddha dénotant son sens de l’ordre – et invite expressément chaque entrant
à semblable mimétique. Notre petit groupe égrène donc d’amples saluts
spectaculaires, mains jointes et génuflexions démonstratives devant l’icône du
bouddha posée sur un petit autel où se consume une bougie. Le bouddhisme
religion « laïque » ? L’oxymore était tentant. Mais la réalité
nous rattrape : chassez la religion par la porte, elle rentre par la
fenêtre ! L’air est connu et la musique à entonner ad libitum. Les dieux quels
qu’ils soient – ceux-lui des
monothéismes principalement – ont ce trait dominant d’être toujours en manque
de leur contingent de dominants et de dominés pour leur tenir la chandelle. Ainsi,
qu’on le veuille ou non, que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en attriste,
rites et servitude volontaire scanderont bien nos journées ordinaires au pays
du bouddha énigmatique et souriant.
Nul ne saura vraiment les premières
réactions des participants à ce régime imposé sans coup férir : le silence
est requis dans l’enceinte du Centre. A l’image du verrouillage des corps, la
maîtrise sur la parole signe une intention de pouvoir sur les consciences qui
n’est pas pour rassurer. Les interrogations pourront toujours aller bon train,
elles demeureront sans réponse satisfaisante, comme suspendues entre attentes
justifiées et naïveté banale. Pour l’heure, l’ego rampant du bouddha semble
bien avoir phagocyté nos petites personnes inquiètes.
Bouddha : 1, retraitants : 0.
Balle au centre.
Ce sont
des méditants frais et dispos mais toujours incertains qui entament leur
deuxième journée de retraite, bien décidés à découvrir le vrai sens de la
marche à suivre. Ils semblent déjà habités par un soupçon de croyance :
voir leurs premiers doutes s’évanouir ou, à tout le moins s’apaiser.
L’ingénuité, l’innocence, vous ont de ces mouvements obligés qui font changer
vos plus secrets espoirs en persuasions tenaces. Les émanations subtiles d’une
antique religiosité sont passées par là. Voilà nos chers aspirants zen qui se pressent à
l’entrée du dojo, pas encore vraiment en phase avec les saintes attitudes
distinguant à coup sûr le quidam durablement touché par la zénitude comme par
un état de grâce. A l’image de tous ceux qui ont décidé de participer à un projet
commun – faut-il parler de mise en scène ? – ils font preuve de
l’enthousiasme et du zèle qui sont les marques des vrais amateurs conquis par
leur toute nouvelle marotte. Qui oserait les en décourager ?!
L’entrée dans le dojo donne lieu à un concours
de saluts particulièrement appliqués : courbettes dorsales selon l’angle
codifié ; mouvement quasi monacal, de haut en bas, des mains jointes à l’adresse
de l’icône bouddhique ; entrée inspirée dans le dojo pour rejoindre sa
place attitrée. L’ensemble, théâtral en diable, évoque irrésistiblement le
salut impeccable des drapeaux devant les monuments aux morts de nos villages.
La musique militaire en moins. Chacun adopte d’ailleurs d’emblée une posture
martiale qui n’est pas sans rappeler les stricts alignements de nos chers
pioupious en campagne. Garde à vous fixe, et je ne veux voir qu’une tête !
Un silence de plomb s’installe peu à peu dans le groupe, en attente de ce qui
va se produire… ou plutôt de qui va advenir. C’est fou comme les tics propres
aux rituels ont ce pouvoir de coloniser les esprits et les corps en un rien de
temps !
Après s’être fait attendre le temps qu’il
convient – ou qui lui convient – l’Insondable Hauteur fait son entrée, tout en
courbure pateline et concentration étudiée. Tel un grand prêtre en expectative
de cérémonie, il installe son imposante stature au centre de la salle, à
l’endroit stratégique ad hoc pour sonder ses troupes. Un silence de marbre
habite son visage impénétrable, ne laissant deviner que des yeux fouailleurs scrutant
les attitudes de ses ouailles déjà en état de grâce. La séance est ouverte.
Profitant d’un temps de répit entre deux
silences, messire bouddha donne soudain de la cloche. Sa main vient de frapper
un bol tibétain qui ne le quitte jamais. L’onde grave lance ses résonances
clairement timbrées dans l’espace clos du dojo. Un deuxième coup de gong
retentit, suivi de peu d’un troisième. La salle est au comble de la
concentration. L’instant choisi pour que survienne l’incident.
Le maître vient de lever un regard
suspicieux sur l’un des méditants situé devant, sur sa droite. Et l’invective
fuse, à la vitesse d’un boulet non prémédité mais fortement asséné. Quoi ?
Que vois-je ? Le bougre a laissé son misérable coin dans un état de
désordre qui, visiblement, désoblige le boss. Le carré de tissu du coupable
présumé est roulé « façon oreiller » alors qu’il devrait s’étaler
soigneusement étiré en ses quatre coins, toujours à la même distance du mur, la
chaise posée au-dessus bien droite en plein centre dudit.
Le maestro admoneste furieusement l’infidèle
devant l’assemblée médusée par tant d’à propos. Son sermon fond sur l’imprudent
tel un oiseau de proie sur la pauvre bestiole qui avait l’esprit ailleurs. Il y
est question pêle-mêle de mauvais théâtre et de désordre révélateur d’un ego
confus. Le ton est sans appel, ne tolère pas réponse, se veut clos sur lui-même
comme un prêche bien huilé. Circule, minable pécheur,repens-toi et n’y reviens pas !
Désigné à la vindicte générale, l’imprudent
ne se démonte pas. Visiblement animé d’un humour décalé, il s’avance calmement
jusqu’à venir se placer à hauteur du maître (sacrilège !), se retourne et
fait mine d’examiner la situation du point de vue de l’accusateur, signe d’un
esprit critique évident. La moue approbatrice qui anime alors sa face réjouie
en dit long sur ses capacités provocatrices. Oui, en effet, son coin fait
désordre, admet-il, mais faut-il pour autant s’énerver et surtout lui parler
sur ce ton ? Entre gens de bonne compagnie, il est d’usage de s’exprimer
poliment, sans hausser la voix, que diable ! Le bouddha ne vient-il pas de
révéler à son insu un ego soigneusement dissimulé jusque là, tout simplement ?
Le méditant prend à son tour la salle à témoin de ce mauvais théâtre d’ombres
où le divin responsable se laisse aller lui-même aux attitudes qu’il prétend
dénoncer chez les autres. Le voilà conscient d’avoir rejoué le coup de
l’arroseur arrosé, sur l’air connu du « faites ce que je dis, pas ce que
je fais ». Et il sort à grandes enjambées de la salle. Sous l’œil furibard
de notre guide, estomaqué par tant d’audace et d’à propos.
L’enseignement qui va suivre s’annonce déjà problématique,
sinon houleux. Les visages qui se croisent hésitent entre étonnement et
fierté : l’un d’eux a osé crever l’abcès qui avait gonflé dès le premier
jour. Et c’est dans un silence recueilli que le petit peuple des méditants
prend place dans la salle à manger. Comme à son habitude, notre bouddha
bien-aimé prend tout son temps pour pointer sa sacrée silhouette : les
grands artistes savent jouer avec le temps et ménager leurs effets.
Et quand il radine enfin sa carcasse
pesante, une vingtaine de regards déjà braqués sur la porte l’aspirent comme un
seul homme. Prenant place calmement, il laisse d’abord planer ses yeux dans le
vide, avant de commencer son exposé. Comme si de rien n’était. Hélas, le
message a d’emblée perdu de son intérêt, tant chacun s’absorbe dans
l’observation en coin du rebelle de la séance matinale. Aucune émotion n’est
visible sur le visage de celui-ci, sauf peut-être le soupçon d’amusement qui
peut se lire parfois sur certains traits enfantins. L’inconnu prouve pourtant
que rien ne lui échappe. Profitant d’un vide entre deux vérités assénées par le
patron, le voici qui lève la main pour demander la parole. Le maître fait mine
de ne pas le voir et poursuit son laïus, imperturbable. Mais ce sont bientôt
tous les visages qui s’orientent dans la direction de l’insoumis, rendant
impossible la poursuite de l’exposé magistral. Le beau parleur tente une ultime
pirouette pour éviter l’obstacle. On entend sa voix glacée prononcer d’un ton
sans appel : « Vous passerez me voir dans mon bureau après
l’enseignement. » Un classique des rapports maître-élève.
Mais il en faudrait plus à notre homme pour
se dégonfler. « Jacques T », se présente-t-il, laconique, souriant à
l’assemblée. « J’avoue que depuis hier je me sens comme un éléphant dans
un magasin de porcelaine », lâche l’intéressé, « et je voudrais bien
comprendre pourquoi. »
« J’ai noté que vous gigotiez beaucoup,
en effet », renchérit le bouddha qui poursuit : « Le but de
notre travail ensemble est précisément de reprendre à notre monde mental les
rênes abandonnées du corps en vue d’être à nouveau ce corps, rien que ce corps
– mais tout ce corps – d’instant en instant, dans une présence à nous-mêmes qui
s’incarne au… présent, justement. Les deux temps de la respiration sont les
sources obligées, biologiques, de cette vie primaire que nous redécouvrons
alors. Il s’agit simplement de poser son attention sur sa respiration en
habitant le rythme de celle-ci dans l’instant. » Fermez le ban.
A l’énoncé de pareille révélation
magistrale, le visage de Jacques T s’éclaire soudain et se détend. « Je
comprends mieux alors les contraintes et le cadre imposés, mais avouez qu’ils
peuvent paraître raides et arbitraires vus de l’extérieur. Personnellement, je
suis d’un monde où les corps se débattent dans une drôle de chorégraphie
rythmée par les sons. Depuis que je contemple l’univers de mes semblables, j’en
ai décortiqué les aspects mécaniques, burlesques et fous à vrai dire. Cela a
commencé dès ma vie d’écolier passée au coin, à la place du cancre ! J’ai
pris une belle revanche en m’emparant d’une
caméra pour filmer tout cela et témoigner des multiples lapsus des corps
vivants. C’est fou ce que l’on apprend en observant le monde s’agiter, vu
depuis la terrasse d’un café ! Nos chères carcasses évoluant dans la rue
sont capables de chorégraphies incroyables, dont leurs propriétaires ne
soupçonnent pas les étonnantes inventions ! Et là je vous rejoins :
nous sommes tous corps ! D’abord. » C’est au maître maintenant de se
dérider quelque peu. Son air rogue a fait place au sourire apaisant qui est la
marque de fabrique du bouddha tel que l’entend – cliché à l’appui – l’homme du
commun. Retour aux sources. Le climat s’apaise en même temps que le score s’égalise.
Méditants 1, Bouddha 1. Quelque chose – un échange ?
– est vraiment lancé.
Les samus
qui suivent s’organisent dans une ambiance plus légère. On peut assister à
des scènes détendues où les tâches les plus simples se déroulent naturellement,
sans effet de contrainte ni effort excessif. Un climat d’insouciance accompagne
ce paysage d’activités à la manière des « travaux et des jours » dépeints
par les livres d’heures médiévaux ou les Frères Breughel au cœur de leurs
décors saisonniers. On sent chacun normalement absorbé dans le travail qu’il a
choisi et les gestes requis pour le mener à bien. Chaque acteur s’entend à ne
rien forcer, demeurant lui-même au creux d’un instant fugace mais accepté comme
nécessaire. La vie va son rythme, tranquille, posé. Placide.
Le plus libéré semble Jacques T. L’homme,
grand escogriffe dégingandé aux allures de héron, va de gauche, de droite,
comme dansant une valse-hésitation qui lui est propre. L’homme est un peu à
l’ouest, comme on dit. On l’imaginerait bien évoluer dans une architecture de
gratte-ciel glissant lentement sur des roulettes. Un paysage urbain qui
inspirerait enfin des gestes humains échappant à l’uniformisation quotidienne,
mécanique, de nos cités tentaculaires, pour redonner une identité, une
profondeur aux corps plongés dans ce magma broyeur. Imaginons des ballets de
danseuses en tutu figurant les chocs contraints des carcasses métalliques poussant
leur rumeur mécanique jusqu’à leur faire recouvrir notre humain murmure.
Déconstruisons nos cadres, semblent dire les larges mouvements du
cinéaste : ce n’est pas à l’architecture de changer l’individu, mais à
l’individu d’inventer les utopies qui le laisseront respirer ! En
attendant, poussons à bout nos visions rétro futuristes pour mieux dénicher
l’absurde et lui faire la peau : organisons le grand cirque des
embouteillages propres à faire revivre nos manèges d’enfance… Alors naîtra le
rire, « cette mécanique plaquée sur du vivant », selon le mot du
philosophe. Et, qui sait, peut-être pourrons-nous enfin recoller à la
matérialité de nos corps embarqués malgré eux dans une aventure qui les dépasse
trop souvent. De l’air ! De l’air ! crient tous les gestes du
funambule cinéphile.
Comme animé par les vapeurs bienfaitrices
d’un gaz hilarant, Jacques poursuit ses vastes gestes décalés. Son corps
s’anime des mille convulsions propres à une machine folle qui s’absenterait,
enfin libérée de ses programmes et contraintes. Enivrante poésie d’objets
s’emparant de leur vie propre. Animisme et fluidité des courants cosmiques. Le
personnage du cinéaste, devenu entre-temps le meilleur acteur de son récit
intérieur, se dilate, se vaporise devant nos yeux ébahis par la puissance
d’images éclatant en gerbes. Métamorphose vitale du comique au cœur des choses
ordinaires.
Le déjeuner rassemble des retraitants
fatigués physiquement et apaisés moralement. Les visages se détendent, les mets
s’apprécient dans un présent dont chacun a retrouvé la sobriété et l’épaisseur
à la fois. La méditation de l’après-midi s’engage dans un esprit calme,
studieux, concentré. Pour la premières fois, une ou deux personnes se laissent
aller à inventer leur propre variante à la courbette d’entrée dans le dojo. Impétrants,
oui ; pénitents, non. Une simple inclinaison de la tête ne pourvoit-elle
pas avec sobriété au respect dû à l’entrée dans un lieu de recueillement ?
Malléabilité des symboles pour une liberté retrouvée.
De son côté, notre mentor semble avoir
retrouvé une assise digne de lui : stature et calme bercent ses
recommandations pour nous guider dans la chevauchée intime – et aux accents
néanmoins collectifs – de ce qu’il nomme « les vagues du souffle ». « Déployons
la vie de notre corps en pleine conscience » articule doucement sa voix
profonde. « Une conscience où l’intégralité de notre paysage corporel
commence à se faire jour, moment après moment. » Chacun est invité à
placer le domaine des sensations, des humeurs et des pensées sur le devant de
sa scène intérieure, à se faire attentif à leur flux s’écoulant d’ordinaire à
l’arrière plan, en coulisse.
Et pour mieux apprivoiser encore ces mondes
aussi étranges que primitifs, le bouddha nous suggère de nous installer et de
demeurer sur la rive même du fleuve des pensées. « Laissez les pensées
individuelles être vues, connues, reconnues comme des pensées, comme des
événements mentaux, des apparitions, des sécrétions de l’esprit pensant
indépendantes de leur contenu et de leur charge émotionnelle. » Et la voix
poursuit : « Voyez toutes ces pensées fugaces comme des bulles, des
courants plutôt que des faits ou la vérité des choses. Peu importe leur
contenu, leur urgence, leur tendance à réapparaître, qu’elles soient désagréables
ou réjouissantes, voire neutres. Etendez la métaphore : envisagez toutes
ces pensées comme des nuages dans le ciel, des bulles remontant d’une marmite
d’eau bouillante ou des mots écrits sur l’eau, s’élevant sur le moment,
s’attardant très brièvement, puis se dissolvant pour retrouver leur caractère
informe original. Abordez leur contenu comme s’il était aussi important et
pertinent que ce que vous avez mangé il y a trois jours, par exemple. Et même
si l’une ou l’autre de ces pensées est particulièrement convaincante ou
puissante, laissez-la passer, voyez- la s’évanouir, comme les autres, dans le
flux qui s’écoule. Demeurez dans la conscience de l’apparition et de la
disparition des pensées, des intervalles entre elles, de la légèreté objective
du phénomène. Assis ici, juste dans l’instant. Dans l’instant juste. »
Un silence éloquent plane dans le dojo.
Chacun paraît avoir saisi la pertinence de l’exercice comme la justesse de son
intention : rester assis là, dans le non agir. Sans rien de plus. « Juste
ceci », égraine simplement la voix. Le reste se noie dans une temporalité
qui se dissout, portant chaque méditant au creux d’un geste intérieur qu’il
tente d’apprivoiser au mieux pour lui-même, « en pleine attention à
l’instant ». Juste ceci et rien de plus. Pragmatisme et sobriété.
La remontée vers le temps des horloges a
lieu cette fois dans une lenteur que chaque conscience apprécie pour elle-même,
sans arrière-pensée ni sentiment d’urgence. Au diapason de l’exercice, le
bouddha délivre bientôt un coup de gong dont la résonance lénifiante va se
perdre en traînant dans les couches aériennes du dojo. Avant que corps et
visages ne s’éveillent à nouveau à la réalité du monde.
Le maître nous retient alors dans le dojo,
nous proposant un moment de contemplation. Placé devant la grande baie vitrée
qui éclaire le fond de la salle, le groupe fixe ses regards sur la large
surface de verre qui ouvre sur une scène de nature banale : une haie
d’arbres s’agitant sous une brise légère. Nous sommes invités à regarder ce
paysage, puis à fermer les yeux un très court instant, à la manière d’un
appareil photo déclenchant son obturateur pour ne laisser entrer que la dose de
lumière nécessaire à l’impression de la pellicule – ou de la rétine. Les
clignements d’yeux se succèdent, évoquant une foule de touristes écarquillant
les mirettes face à l’une des sept merveilles du monde. Mais notre meneur de
jeu a une toute autre intention derrière la tête. « Qu’avez-vous
vu ? », nous questionne-t-il tout de go. Un silence lui répond :
celui, gêné ou inquiet, d’un auditoire se méfiant des dédales où on veut
l’entraîner. Sentant son groupe désemparé, la voix reprend l’exercice, insiste
avec douceur mais obstination. Et peu à peu se dégagent des réponses où la
sensation fait naître l’étonnement, où le souci du détail percé à jour laisse
place à des impressions toutes neuves, comme des évidences, des lois
universelles qui vous auraient échappé et vous rattraperaient
brusquement : on n’avait rien compris jusque là, et voilà que subitement
le monde s’éclaire de lampions tout neufs, prêts à illuminer nos pauvres
petites jugeotes.
Nous venons ni plus ni moins de découvrir
l’accès aux règles de la contemplation ! La voix du maître complète :
« Vous venez d’apprendre à voir sans regarder. Ce sous-bois qui palpite
dans la brise peut rester un moment dans votre regard sans que ce dernier ne
l’épluche en détail. C’est sa masse verdoyante, ondoyante, qui vous apparaît
alors, et cela peut suffire à réveiller dans votre conscience l’acte simple,
primitif, de contempler ce qui est là, sous vos yeux, sans faire l’effort de le
nommer, d’en lister les traits précis, multiples, de faire des liens, des
rapprochements connus, ou de convoquer des souvenirs, des savoirs culturels,
des sensations ou des préférences. Juste le voir. »
Les yeux épatés des primo-contemplatifs en
disent long sur la découverte qui vient d’avoir lieu en direct du dojo !
Pas de doute, l’exercice valait l’effort consenti. Notre bouddha a du mal à
contenir sa satisfaction : encore un coup asséné à son ego ! Mais
celui-là, on le lui pardonne bien volontiers.
Reprendre l’exercice. Encore et encore.
C’est dans cet état d’esprit obstiné que s’ouvre pour nous le troisième jour de
retraite méditative. « Je suis corps » est le mot d’ordre qui revient
le plus dans la bouche de notre mentor. « Connais-toi toi-même à
l’instant » vient compléter une injonction qui n’a rien d’évident au
premier abord. Mais l’exercice du kinhin,
marche méditative, prend maintenant une ampleur renouvelée. Chaque pas compte
dans nos tâtonnements vers la connaissance, et la pratique appliquée du rituel
apporte à chacun l’occasion d’approcher un peu plus ce geste intérieur que nous
sentons maintenant à portée d’attitude. Les corps semblent s’accorder au cours
de cette marche lente où chaque geste est mesuré, soupesé, pensé. Compris. On
évoque aisément la marche féline du chat faisant naturellement patte de
velours, présent dans chacun de ses muscles, même sans intention aucune : la vision évoquée de l’animal pleinement dans
son geste réveille en nous l’animal qui sommeille. Vive la pensée si elle ne me
coupe pas de mon animalité !
La chenille qui redémarre s’est muée en
vraie caravane humaine empreinte de la dignité qui vous élève, vous redresse.
Il me trotte dans la tête la petite musique du Caravan de Duke Ellington. Bien sûr, certaines épaules sont encore
tendues, certains pieds flottent, hésitent, saccadent. Mais il règne dans le
dojo une ambiance imprégnée d’intériorité qui augure d’une adhésion authentique
à la pratique proposée. La station debout et le déplacement souple de la marche
ne sont-ils pas les signes les plus ancrés, les plus évidents, de notre
humanité ? Se mettre en position de se les réapproprier dans une forme de
lenteur étudiée n’est-il pas la manière la plus simple d’un utile et précieux
retour aux sources ? Sieur bouddha apporte là une preuve supplémentaire de
la pertinence de son initiation.
Pas question en tout cas de se laisser aller
à fredonner nos rengaines d’enfance, du style : « La meilleure façon
d’marcher, c’est encore la nôtre, c’est de mettre un pied d’vant l’autre et
d’recommencer ! ». Justement non. Oubliés nos premiers pas enfantins
(à coup sûr !). Lâchées nos marches habituelles, nos arpentages urbains
d’un point à un autre, nos piétinades ordinaires dans les transports
collectifs, nos attentes fiévreuses exécutées dans de pittoresques danses de
Saint Guy d’un pied sur l’autre… Non, rien de tout cela ici. Chaque pas doit
être le premier, en avoir la saveur, le goût de l’exploration unique, sans
copie possible. Tout ambulantes qu’elles puissent être, nos statures se doivent
de garder une assise, une permanence dans la tenue qui signe notre présence à
nous-même. Rien de moins !
Bien sûr, quelque accident n’est jamais à
exclure. Lorsqu’un élément de la caravane flanche dans sa régularité, c’est l’équilibre
de tout le convoi qui s’en trouve remis en cause. Voilà justement qu’un membre
de la file s’empêtre, s’emmêle les pinceaux, et c’est l’incident. Tout à sa
concentration méditative, la file animée poursuit son chemin sans se laisser
impressionner. Mais à l’arrivée, le décalage produit se fait sentir. A petites
causes, grands effets : le retour de chaque élément à sa place d’origine
nécessite parfois un tour supplémentaire de dojo, ce dont certains se passent
volontiers, regagnant leur base en marche arrière et en ordre dispersé. Un mini
chaos s’ensuit, semblable à ces mouvements de foule que nul ne maîtrise plus.
Advienne que peut. Brusquement sourcilleux, le patron assiste en direct à la
survenue d’un os dans sa belle mécanique. Hasard et nécessité remettent une
nouvelle fois à leur place les ego les mieux dimensionnés. La perfection n’est
pas à l’ordre du jour. Pas cette fois en tout cas. Eternelle leçon toujours
d’actualité.
Sire bouddha compte bien sur l’heure
d’enseignement qui suit pour se refaire une auréole toute neuve. Aussi sa
première intervention s’exprime-t-elle sous forme de question boomerang lancée
au groupe à l’écoute : « Quoi pourrait me tourmenter, dans l’instant
présent ? » Question à laquelle il répond lui-même, en orateur
rompu : « le mental ». Evoquant le moment présent et l’espace
vécu, le maître ajoute que toute crispation – prononcé « crise-passion »
– de ce côté-là entrave la respiration, empêchant la « signature de
l’être ». Rien de moins. Qu’ajouter à une telle concision ? La petite
assemblée se tient coite, confondue devant pareille maestria. Notre sachem
dispose décidément de belles réserves !
Mais notre petite assemblée dispose elle
aussi de ressources méritoires autant qu’inattendues. Se passant de toute
permission préalable – l’expérience récente a prouvé que ce n’était ni utile ni
nécessaire – un méditant prend la parole. C’est un homme de petite taille, râblé,
l’œil vif, pourvu d’une fine barbichette taillée en pointe qui lui donne un air
de scientifique avisé, attentif. « Gaston B », se présente-t-il avec
un accent de terroir prononcé. « Je suis scientifique et philosophe. J’ai
beaucoup écrit sur les quatre éléments, et je trouve dans la démarche proposée
ici des échos à la mienne propre. « Que tout corps devienne danseur, tout
esprit oiseau… » : cette parole de mon collègue Friedrich N résonne
fort avec la philosophie de vos exercices. L’acte de respiration rejoint ma
vision du vent et des forces ascensionnelles que l’air apporte à notre être
respirant. L’arbre aussi nous offre cette dimension verticalisante propre à
l’assise méditative : profondément enraciné dans la terre, sa tête s’élève
en cherchant l’aérienne canopée. Ne voilà-t-il pas résumés en quelques représentations
fécondes les deux mouvements anthropologiques de l’être : monter et
descendre ? »
Visiblement satisfait de la pertinence de
l’intervention, le bouddha acquiesce d’unelégère moue approbative. Gaston B poursuit : « A l’image de
l’oiseau et de l’arbre, nous nous gorgeons de cet air alentour sans en être
conscients, tant nos respirations sont devenues mécaniques, insensibles. Sans
savoir vraiment qu’apprendre à bien respirer est bon pour notre santé :
aussi est-il juste de dire que notre vie dépend de cet élément aussi précieux
qu’invisible. Se rendre aérien, c’est se rendre disponible aux images poétiques
à la source d’une éthique de l’air : l’arbre est le seul être vertical
avec l’homme. Il est la preuve vivante qu’on ne peut s’élever sans être littéralement
enraciné. Une vraie poésie se niche au cœur de ce paradoxe : plus on va
profond, plus on s’élève ! »
Toujours en alerte, notre maestro choisit ce
moment pour rebondir comme un culbuto : « Tenir une posture droite et
digne est en effet à la base des exercices que je vous propose : il s’agit
de vivre ici notre verticalité. De même que face à une nouvelle douloureuse, on
dit que l’on en tombe d’accablement, de même il faut apprendre à se redresser à
chaque fois dans nos vies quotidiennes. Cette démarche de l’esprit est à la
base de la méditation zen. »
Gaston B renchérit : « Notre
capacité à nous laisser aller à la rêverie peut nourrir les exercices de
méditation que vous placez au centre de votre formation. N’offre-t-elle pas
matière à ce silence profond qui nous fait habiter notre intériorité ? Les
poètes aussi sont des silenciaires
qui savent faire chanter les images. La poésie est une joie du souffle. Au cœur
des œuvres nichent des mouvements intérieurs spontanés qui savent toucher à
chaque fois notre universalité. Mouvement de l’imaginaire et vision du
mouvement. Au cœur de nos silences. »
Et bouddha de rebondir aussitôt : « Le
ciel, c’est le donné, le fond sur lequel se réalisent toutes les actions du
corps vivant : marcher, entendre, voir, sentir… Dans nos existences, le
vital précède le mental : le tout jeune bébé ne se pose pas de
question : comme l’animal, il ne vit que son corps, suivant en cela le
programme du disque génétique qui l’a précédé ! Ce n’est que bien après,
rompu aux rites et codes de son entourage, qu’il se met à jouer de sa corde
narcissique. Depuis son être essentiel, naturel, le voici bientôt qui bascule
dans son moi existentiel, qui s’inscrit dans la volupté des tourments propres à
l’ego. Une sorte de piège se referme sur lui, et ne se démentira plus… sauf à
conserver les traces de sa vie primitive. L’enfance demeure un paradis toujours
neuf et regretté où l’esprit et le corps vivent une harmonie qu’ils ne
retrouveront jamais complètement. Ci-gisent les clés de la nostalgie de l’enfance ! »
Qu’ajouter à cela ?... Sinon que l’air
nous manque, justement !
« Voyez quel est votre détermination,
ce matin, à vous accorder du temps. Adoptez la position assise dans la posture
d’une montagne. La plus belle des montagnes que vous connaissiez. Vous en
admirez les bases larges, solides, immobiles. Les flancs aux aspects
changeants : forêts, alpages, roches et glaciers, crevasses. Les points
aériens : corniches, arêtes, sommets arrondis, escarpés, pointus. Voyez si
vous pouvez coïncider avec cette montagne. »
Son Eminence nous la bâille belle. Une
montagne, carrément ! Il n’y va pas avec le dos de la cuiller ! Et
quid de l’ego dans l’exercice ? Il va prendre un sacré coup d’ascenseur,
le bougre !
Imperturbable, la voix poursuit : «
Cette montagne traverse les saisons : chaleurs torrides de l’été, rigueur
du gel hivernal et des vents glacés, couleurs verdoyantes et eaux vives du
printemps, tonalités de feu propres à l’automne. Toutes les météos possibles
peuvent la traverser : elle demeure, imperturbable dans son assise. »
Je le vois venir, le boss : la montagne
tient le coup, à vous d’en faire autant dans toutes les circonstances de votre
existence ! Si dit, si fait. Mon choix se porte sur les pentes – plutôt
neutres – du Mont Fuji : ce grand terril volcanique et lointain où coulent
en bavant quelques traînées de neige. Rien d’exceptionnel : mon ego a
toutes les chances de s’en tirer pas trop affecté, et peut-être même
indemne !Et puis on n’est pas loin
des sources asiatiques du bouddhisme (fayot, va !). Double avantage donc.
Identification – intégration, plutôt – en marche. Vers une neutralité
bienveillante, rien de moins.
Dans le dojo, on entendrait une mouche
respirer. Chacun est aux prises avec sa bosse préférée ; l’exercice est
ardu, au moins autant qu’une vraie randonnée sur pentes abruptes, pour des
marcheurs parfaitement… immobiles : on croit rêver !. Dans les deux
cas, c’est la respiration qui décide de la réussite de l’exercice, pas le
dénivelé. Je ne manque pas d’air, alors j’y vais franco. Inspiration,
expiration se succèdent selon un rythme régulier qui n’est pas sans me rappeler
la pratique de la brasse coulée : nez en surface et caboche entre deux
eaux alternent suivant le même mode binaire. Chaque brasse se suffit à
elle-même, à la fois complètement identique à la précédente et – sans doute à
la suivante ! Pourtant aucune n’est rigoureusement la même. L’impression
de rythme naît autant du soin apporté à chaque temps que de celui accordé à
l’ensemble de l’exercice. La méditation ? Affaire de tempo, somme toute.
Ayant émergé de nos explorations diverses,
nous voici revenus à la surface. Ponctuel comme un gong, le bouddha vient de
faire claquer ses baguettes de bambou. Fin de l’exercice. Et retour aux vertus
de l’enseignement.
Sa Certitude prend la parole sur le ton de
la confidence : « J’ai vu tout à l’heure toutes sortes de montagnes,
dont certaines étaient atteintes d’une déformation centrale : les épaules y
étaient levées, tendues exagérément. Leurs propriétaires me faisaient l’effet
d’êtres plutôt souffrants, largués malgré eux au pays de l’humaine
condition. » Les regards accablés de certains en disent long sur la
remarque, confirmant les allégations du grand sachem, qui poursuit : «
C’est là le signe d’un manque de confiance dans l’homme entier, et de son
corrélat : le besoin fondamental de sécurité. L’être ne peut s’accomplir
dans les actions du corps que dans la mesure où celui-ci est libéré des
contraintes du moi et de l’ego qui nous taraudent sans cesse au cœur du monde
où nous évoluons. »
« A nous d’accepter les im-per-ma-nences
du monde. « Impermanence », le mot ne figure peut-être même pas dans
un bon dictionnaire ! Pourtant, il décrit à la fois l’insatisfaction qui
niche dans nos imperfections… et la promesse d’en sortir un jour : le
pendant et l’après, donc ; la cause et son effet souhaité ; la
finitude et l’évolution. Alors, dans la foulée, le bouddha recommande-t-il de
réciter chaque jour les cinq remémorations ci-après :
-Il est dans ma nature de vieillir, il est
impossible d’échapper à la vieillesse.
-Il est dans ma nature d’être malade, il est
impossible d’échapper à la maladie.
-Il est dans ma nature de mourir, il est impossible
d’échapper à la mort.
-Tout ce qui m’est cher et tous ceux que j’aime ont
pour nature de changer. Il est impossible d’échapper à la séparation d’avec
ceux que l’on aime.
-Mes actions sont mes vraies possessions. Je ne peux
échapper aux conséquences de mes actions. »
Si Dieu le veut, donc. Dixit le maestro et
circulez ! Le silence qui suit tient plus d’une marmite de plomb fondu
balancée du haut d’une muraille médiévale que de l’aération céleste qui nous
tenait jusque là en extase. Comme si notre barreur bien-aimé venait de nous asséner une volée de bambou en travers du
visage. Ou carrément de nous planter un couteau entre les deux omoplates.
Sa Majesté Inspirée croit d’ailleurs bon
d’enfoncer le clou en ajoutant : « Vous préféreriez sans doute que je
brosse vos préjugés dans le sens du poil ! Comme tous ces politiques
véreux que vous élisez sur des promesses factices qui s’avéreront comme autant
de mensonges au cours de leur mandat ! Décidément non ! L’une des
puissances de l’être réside dans la lucidité : ce qui est est, ce qui doit
être doit être. Il ne sert à rien d’envisager les choses autrement que ce
qu’elles sont. Telle est au fond la synthèse des cinq remémorations. »
Qu’ajouter à pareille démonstration ?
Qu’y opposer comme parade ? Il nous faudrait du lourd, du très lourd.
Celui-ci se présente pourtant dans la personne d’Arthur R, poète rebelle devant
l’Eternel. L’homme porte la marque d’une jeunesse sans âge, le regard clair et
droit, la voix cinglante, la tenue provocante. Le voici qui se met à raconter
comment l’esprit de la poésie lui est venu, très jeune, et par réaction à
l’univers de ses origines. Très vite, il nous semble inscrire ses pas dans ceux
de Gaston B, dont le témoignage de la veille est encore vif dans nos esprits.
« Fuyez ce monde avant qu’il ne vous étouffe ! », semblent crier
ses grands yeux craintifs comme ceux d’un animal traqué.
« La poésie a été pour moi un vrai
ballon d’ai pur lorsque, gamin, j’errais dans les rues de ma petite cité triste
et lugubre. J’ai compris très vite qu’il me fallait échapper à tout prix à la
misérable existence qui m’attendait si je continuais à être conforme à ce qu’on
attendait de moi, aux projets de l’autre sur moi. C’est alors que, très vite,
j’ai laissé grandir à l’intérieur ce monde de sensations qui m’a toujours été
familier. Mon imaginaire s’est porté à la rencontre du réel tel que je le
voyais alors, et j’ai tenté d’en exprimer l’essence à travers mes propres mots.
Un peu comme si j’écumais mon univers familier de sa substance vitale pour en
livrer les secrets les plus profonds, bien au-delà des apparences. Ainsi, je
trouvai les mots pour partager les sensations nées de la rencontre de
vieillards dans un asile, tels qu’il en existait encore à mon époque. Je
n’étais encore que lycéen. »
« …Ces
vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant
les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les
yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud. »
« Et les Assis, genoux aux dents, verts
pianistes,
Les dix
doigts sous leur siège aux rumeurs de tambours,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs
caboches vont dans des roulis d’amour… »
« On m’a pris pour un ange en exil sur
terre, hésitant à m’attribuer les palmes d’un génie… du bien ou du mal !
J’ai fugué, joué le mauvais garçon, le révolté, l’anarchiste, scandalisant par
ma tenue et ma conduite. Mais j’ai existé ! »
Messire bouddha semble secoué par ce
témoignage, mais à notre grande surprise, il n’y réagit pas négativement. Et
s’adressant à notre poète du moment : « En vous, l’enfant a su
résister à ce que lui imposaient des forces adultes prêtes à le normaliser, et à
phagocyter ses forces vives. Vous êtes demeuré en grande partie cet enfant
originel, vous en avez gardé la fraîcheur et la volonté de puissance qui animent
les êtres neufs. Les poètes s’inscrivent toujours à la marge de notre monde,
assurant un lien entre existence et essence. C’est leur force. »
« Tout est déjà là … », lâche,
saugrenu, Son Assise Impeccable, ce matin-là. Le silence qui suit est lourd des
promesses annonciatrices de vérités révélées. Quel nouvel avatar un tel slogan
martelé peut-il bien cacher ? Nous n’en menons pas large, les uns et les
autres !
Le moment de surprise passé, messire bouddha
s’apprête à en dire davantage, laissant planer un sourire bonasse, tout comblé
de son petit effet. Le bougre n’a pas son pareil pour distiller ses petites
flèches comme autant de dards prêts à nous émoustiller.
« … Et donc rien à espérer »,
complète chacun en contrepoint du bon mot du maître. Mais comme pour nous
contredire, celui-ci prolonge : « Tout est en vous à ce moment
présent ! Il suffit juste de l’amener à la conscience. » D’abord
désarmés par tant d’évidence, les visages se guettent, médusés. Il fallait y
penser.
Le temps de nous caler sur nos respirations
désormais bien rôdées et nous voilà repartis dans un voyage intérieur aux
destinations improbables. « Songez à l’épaisseur incroyable de vos vies en
cet instant », poursuit lentement le bouddha, « … Tout est là, à vous
de pénétrer dans cet univers qui est le vôtre, et près duquel vous n’existez
souvent que de façon parallèle … Faites de vos corps des alliés dans cette
approche où chaque pensée, chaque émotion peut être vue et connue pour ce
qu’elle est. Pas plus, pas moins. Laissez exister toutes ces apparitions
minuscules et fugaces et regardez-les s’évaporer et crever comme autant de
bulles au-dessus d’une grande marmite de pleine conscience ! Voilà, vous y
êtes ! »
Un silence éloquent envahit le dojo,
permettant aux méditants de tenter une incursion dans l’exercice. Chacun paraît
plongé dans le mystère de son brouet personnel, s’efforçant d’en extraire le
fumet le plus subtil. Les petits cinémas intimes vont bon train dans ce jeu de
représentations mentales et de sensations associées. Les visuels évoquent sans
doute des images, des fantasmes ; les verbaux se racontent leurs petites
histoires ; tous sont en contact avec leur monde intérieur… Cela se voit,
cela se sent. Sire bouddha ne cache pas son contentement. L’exercice présente
tous les échos favorables d’une réussite en cours.
Pourtant, quelques signes d’impatience se
font jour, ici ou là. Et comme souvent pour une pratique qui exige silence et
concentration, c’est à travers l’agitation visuelle ou sonore que se perçoivent
les gênes des uns ou des autres. Nul doute que la séance d’enseignement qui va
suivre vaudra son pesant de surprises !
Doué du sixième sens capable de déminer les
situations les plus électriques, le grand manitou a senti monter la mayonnaise.
Le voilà qui arbore son air le plus patelin pour signifier que chacun va son
rythme et que la marmite de l’un n’est pas celle de l’autre ! Laissez
mijoter et vous verrez bien ce qu’il en sortira ! Patience donc, et
répétition de l’exercice sont de mise pour être en phase avec le très haut
message !...
« Mais qu’est-ce que c’est que cette
soupe populaire ?!... », attaque bille en tête un personnage qui se
présente sous le nom – faut-il dire le « râble » ? – de Tonio l’Argoteur. Beau mec, verbe haut en couleur et
moustache frisée, l’homme se veut le contempteur farouche de tous les baratins
intellectuels, prétendant que le langage de base, propre au populaire, est le
seul valable, pour cette raison simple qu’il permet au plus grand nombre de se
faire comprendre. Et de conclure – provisoirement, on aura compris – qu’il n’a
pas eu son compte dans cette séquence des marmites.
Voilà notre bouddha bien embarrassé. Autant
notre guide plane à l’aise dans les hautes sphères de l’esprit, autant il se
sait perdre pied dès qu’il s’agit de prendre la température de la base. Le « popu »,
c’est pas son truc, quoi !
Le temps suspend son vol, se gardant bien de
prendre un parti immédiat au débat. N’empêche que les silences qui s’attardent
laissent présager quelques échanges musclés de part et d’autre.
Adepte de la méthode selon laquelle la
meilleure défense c’est encore l’attaque,Pépère prend son ton le plus suave pour rappeler l’universelle portée de
la démarche zen. Et ce n’est surtout pas parce qu’il la tient d’un aristo
prussien qu’icelle doit être suspectée comme la crème des systèmes propre à
bannir le commun des apprentis méditants ! Tout juste s’il ne termine pas
son petit laïus par un vibrant « Vive la Commune ! »
La réaction du susnommé Toni est fulgurante.
Elle prend la forme d’un torrent d’imprécations. Une avalanche d’interjections
débitées à la vitesse d’une mitrailleuse. Un flot impétueux de rogne et de
grogne s'abat sur sa majesté qui fait le dos rond. Les vannes de la bienséance
ont tôt fait de sauter. Avec un client pareil, il va falloir que notre cher
mentor creuse allègrement ses ressources pour rester dans ses gonds.
« Désolé de dire à Votre Inconséquence
que je ne comprends derche à ses propos. La vérité, c’est que vous êtes infichu
de parler comme tout le monde ! Quant à ma marmite, elle déborde tout
bonnement ! »
Et, prenant à témoin la salle médusée :
« Vous allez rire les gars, mais ça me démange de baffer ce gonze joufflu
et fessu ! Epastrouillant, non ?!... »
Le bonze susnommé ne se démonte pas : « Allons,
mon ami, je comprends votre impatience, mais un zeste de lâcher prise permet
souvent d’appréhender les vérités les plus abruptes. Si vous alliez plutôt
faire quelques pas dehors ? Cela vous ferait sans doute le plus grand bien. Les bonnes
idées sont celles qui viennent en marchant : dixit le philosophe. »
« Ecoutez-le ! Voilà qu’il me vire
comme un malpropre, moi, un mec réputé, respecté par tous ! Pas étonnant
qu’elle ait déjà eu lieu la fin du monde, et depuis lurette, avec des gonziers
de votre espèce ! Non mais regardez-vous avec votre œil paterne de busard
perché. Votre jeu patouilleur des marmites branlantes a dû en estourbir plus
d’un. Mais moi j’vous l’dis, vos délires m’escagassent la cérébrance !
Vous avez beau vous composer ce masque de souverain poncif, ça ne trompe personne !
A force de vous enfoncer dans l’occulte, vous allez vous fourrerle doigt dans l’œil jusqu’au
corgnolon ! »
Les visages des impétrants méditants se
tournent les uns vers les autres, visiblement habités par la même et unique
question : l’ego du dabe va-t-il tenir le choc face à une telle
provocation ? Cet ego dont il nous rebat les oreilles depuis le début,
objet de tous nos affres selon lui. Comment laisser impuni un tel défi exprimé
dans une colère noire et en des termes si peu corrects ?!...
La face rondouillarde du maître a soudain
blêmi, ses yeux se sont embrumés d’un voile de tristesse, l’arc des lèvres a
perdu de sa géométrie sereine : pas de doute, il est atteint. Pour autant, sa réaction est
sibylline, sans excès, métaphorique en diable.
« Sur l’espace d’un échiquier,
reproche-t-on à une pièce de n’être que ce qu’elle est ? Le pion s’avance
en soldat protecteur, le cavalier exécute ses gambades extravagantes, la tour
balaie ses verticales sans état d’âme, le fou joue les diagonales de son
délire, tout cela sous le regard souvent peu concerné du roi et de sa dame. A
vous de choisir dans quelle peau vous vous sentez le mieux ! C’est aussi
simple que cela. »
L’ami Tonio fulmine, cherchant en vain
l’usage immédiat qu’il pourrait bien faire de cette répartie échiquéenne. Comme
rien ne lui vient, il décide de botter en touche en s’expulsant lui-même des
lieux infâmes de son mal-être. Il sort résolument, tête haute, sans un regard
pour son altesse qui a visiblement marqué un point dans la maîtrise du jeu,
mais n’en est pas rassurée pour autant ! L’exercice proposé n’a-t-il pas
donné lieu à une formidable décharge d’adrénaline, de celles qu’il redoute
justement, car elles déstabilisent son travail aux yeux de tous… et le
remettent peut-être un peu en question lui-même. Chacun a joué sur son
registre : match nul sur toute la ligne !
Mais un chouïa d’électricité flotte dans
l’air du dojo.
Plus
rien ne sera jamais comme avant dans notre petit groupe d’apprentis méditants. L’orage
s’est abattu sur le pays du bouddha tranquille ! Comme si un ressort
s’était cassé au creux de la belle mécanique intime proposée jusque là dans le
dojo. La violence des paroles prononcées plane encore dans l’air lorsque nous
reprenons l’exercice sous la direction de notre guide familier. Mais le cœur
n’y est pas vraiment.
« Juste ceci », propose à nouveau sobrement
une voix redevenue calme après la tempête. « Demeurons quelques instants
dans un état de simplicité naturelle, sans attente, l’esprit vide de pensées et
d’émotions » poursuit-elle. « Rien n’est à attendre de plus, car tout
est déjà là » répète-t-elle encore, d’un ton qui hésite entre méthode Coué
et force de conviction. « Et si le flux des idées, des inquiétudes ou des
projets vous assaille à nouveau, ne le chassez pas, mais laissez-vous plutôt glisser
hors de la vague, adoptant la position privilégiée d’un observateur sur la berge
du fleuve, pour mieux apprécier ce flot en le contemplant dans son écoulement
naturel. »
Tonio, étiqueté désormais par tous comme
personnage impulsif et sulfureux, a regagné sa place et repris l’exercice comme
si de rien n’était. Le bouddha poursuit : « Nos pensées et nos
émotions sont des constructions cérébrales qui possèdent l’immense pouvoir de
conditionner nos esprits et d’aliéner nos réactions. Et faute de comprendre ces
constructions de l’esprit, nous devenons étrangers à nous-même à notre insu. »
Une qualité de silence éloquent habite
l’espace, accompagnant les paroles ajustées du maître. Chacun sent confusément
qu’il tient là une clé pour comprendre sa mécanique intérieure. La séance se
poursuit dans le silence et une forme de recueillement qui confirment que le
message est passé. L’enseignement qui suit se ressent de ce climat de sérénité
regagné par tous. Le grand timonier en
profite pour enfoncer le clou. « N’hésitons pas, mes amis, à démasquer
l’imposture de l’ego. Non, nous ne sommes pas cette colère, cette frustration
ou ce désespoir exprimés ! Permettons à notre conscience, la vraie,
d’observer les mouvements divers qui la traversent à l’image de phénomènes
météo qui passent et s’évanouissent comme ils sont venus. »
C’est ce moment où l’apaisement ressenti se
confirme que choisit pour intervenir un retraitant du nom de René G. Grande
carcasse, accent méditerranéen, débit de voix calme et affable, l’homme se
présente comme anthropologue et chercheur. Revenant sur le moment de crise qui
a éclaté au cœur du dojo, il invite notre petit groupe à réfléchir sur le thème
du désir. Selon lui, ce moi, cet ego que nous traquons – tout en étant bien
obligés de nous en accommoder – fluctue selon chacun et sur le mode d’une
contagion de nos désirs, ces tensions issues de nos manques, et qu’il nous faut
nous efforcer de réduire pour nous sentir mieux.
Citant Platon dans son Banquet, René G précise que l’on ne désire le plus souvent que ce
dont on manque, et que cette envie simple et massive ne fait jamais que copier
à notre insu d’autres envies toutes proches, exprimées par nos voisins, dans un
jaillissement qui n’a de spontané que l’apparence. Autrement dit, nous ne
faisons que désirer ce que nos alter ego convoitent eux aussi dans le même temps !
Tous ces désirs identiques et rivaux créent une violence mimétique généralisée
d’où émergent les contradictions du moi, les excès de l’ego. Ainsi, chaque
modèle devient le disciple du modèle d’à côté, choisi par lui, et qui ne peut
se développer que dans une aimantation néfaste, une concurrence effrénée !
Nous ne voulons jamais que ce que les autres possèdent déjà. D’où ce furieux
bal des ego joué dans un chacun pour soi absolu ! »
« Ce phénomène est vieux comme le
monde », ajoute René G. « Qui ne se souvient de la rivalité à mort
des frères Caïn et Abel dans la Bible, chacun voulant s’attirer pour lui seul
les bonnes grâces de Dieu. Une rivalité qui tournera au meurtre ! » « Et
plus encore, ce mécanisme trouve une confirmation contemporaine dans les
neurosciences qui viennent de découvrir au cœur de nos cerveaux l’existence des
neurones-miroirs : le même désir active chez tous des zones identiques de
l’imagerie cérébrale ! Preuve irréfutable du phénomène mimétique. »
La limpidité des observations de René ont
visiblement un impact sur notre petite équipe dont les visages attentifs se
sont éclairés au fil du raisonnement. Sieur bouddha lui-même semble avoir pris
la mesure des nouveautés mises au jour ! Oui, tout cela n’est pas piqué
des vers, comme pourrait le dire l’ami Tonio. Ce dernier ne bouge plus, visage
impassible, sidéré par ce qu’il vient d’entendre… sans tout à fait en
comprendre les tenants et aboutissants.
Un troisième personnage entre alors en
scène, se présentant sous le nom de Candido. « Si je vous comprends bien,
nous sommes tous dotés de trois cerveaux, pas moins ! Le premier,
rationnel, cognitif, se charge d’emmagasiner les connaissances, le second
engrange nos émotions, nos sentiments, et quant au troisième… il est capable
d’impulser toutes les réactions possibles et imaginables vers l’extérieur. Du
rejet – jalousie et fureur mimétiques – à l’apaisement dans notre rapport à
l’autre. Soit je me colle furieusement à l’ombre de mon alter ego et je le vois
comme un rival, un obstacle à mon désir. Soit je dépasse cette concurrence
mortifère et je mets cet autre à distance de mon désir en reconnaissant son
altérité, dans un effort de normalité, de reconnaissance, de sagesse. Homo sapiens contre homo demens : un vrai défi à relever dont dépendent,
individuellement et collectivement, tous les rapports humains. Et, au-delà,
notre avenir à tous ! »
Notre Candide de service a parfaitement
résumé la situation : la moue approbative du bouddha est éloquente. Et
celui-ci, retrouvant son rôle d’initiateur, s’apprête à dresser une synthèse
des récentes interventions. Il ne manque pas – cohérence oblige – de revenir
aux sources de la séance matinale dans le dojo. L’image d’une conscience
dédoublée se regardant elle-même comme dans un miroir est à nouveau convoquée,
ainsi que les ruminations de l’ego, assistant – mais de plus loin cette fois –
au flux continuel des pensées et des émotions. C’est tout notre travail de
méditants depuis le début qui s’en trouve éclairé et enrichi. Le bouddha évite
pour autant de crier victoire : cela serait contre-productif, laissant
entendre que la réflexion sur l’ego renforce toujours… l’ego ! Un circuit
sans fin ! Alors profil bas, il arbore plutôt la mine humble et pateline
du bonze concentré quoi qu’il advienne ! D’autant qu’il n’oublie pas le
ton directif, devenu blâmable entre-temps, qu’il a impulsé au groupe dès le départ. Pas
fou, l’apôtre !...
C’est ce moment entredeux que choisit Tonio
pour sortir de sa torpeur. « C’est bien gentil tout ça, mais je ne pige
que couic à vos cérébrances. Tout ça me navre et je me demande si je vais
continuer à mettre mes piastres dans vos séances. Je me sens comme un cérébral
plein de dadas et de tocades à ne plus savoir où les fourrer. Alors je n’ai pas
besoin de l’absolution du taulier pour me faire la belle si j’en ai
envie ! A vous de me persuader de rester quand même !... »
Candido intervient à nouveau. «
Oui, il me semble que je sens ce que veut dire Tonio. La vraie gifle ressentie
n’est jamais loin de la leçon administrée en vue de briser nos ego
rétifs ! Voilà un prix cher à payer ! Et la méthode est-elle bien la
bonne ?... D’accord pour la tenue et le geste « justes », mais
quid de la volonté du maître de briser toute manifestation de non-conformité
avec la ligne imposée ? »
« Et puis méditation
« laïque », disiez-vous, alors que chacun doit s’incliner mains
jointes et se confondre en mille salutations à l’idole du bouddha trônant ici
dans ce dojo ?!... Sans compter les cérémonies au cierge allumé-éteint,
trois pas en avant trois pas en arrière ? Un peu dur à avaler, avouez-le,
quand on a mis quarante ans à se libérer des génuflexions à la Vierge Marie !... »
« Quid enfin de ce maître qui impose
ses règles sans une once de souplesse bienveillante ? Et quid de ce groupe
en état de soumission plus ou moins consentante, de cette « servitude
volontaire » qui rappelle étrangement celle décrite par La Boétie au XVIè
siècle ? Question taraudante : n’est-ce pas ainsi que naissent
et renaissent sans fin tous les totalitarismes qui sèment la terreur dans le
monde ? Différence de degré ou de nature ? Que dire d’un homme à
l’ego tout-puissant qui affirme son pouvoir sur une foule fascinée,
consentante ? »
Méditants 1. Bouddha en berne.
La
sidération semble avoir gagné Son Indéfectible Assise soi-même. Elle croyait
bien avoir fait le plus difficile dans l’exercice réitéré de la mise en
confiance de sa petite troupe. Mais un très ancien phénomène humain l’a
rattrapé : celui du ressentiment. Une question qui renvoie à une
autre : Qui est le plus piégé par son ego, dans l’exercice de
l’effet-miroir décrétant tout de go que « c’est pas moi, c’est l’autre qui
a commencé » ? Avouez qu’il y a là matière à réflexion !...
L’Histoire n’est-elle pas remplie de ces mécanismes de vengeance qui marinent
dans le secret des ego avant d’éclater subitement comme des bombes à
retardement. ? Il y a dans le mécanisme du ressentiment quelque chose
d’une ceinture d’explosifs que l’on se concocte patiemment, à son insu. On
touche ici au vrai moteur des conflits de tout temps ! Même – et surtout –
si le décor ressemble diablement à celui d’une cour de récréation !
Un moment déstabilisé, le boss tente de
reprendre la main tant bien que mal en expliquant que justement l’exercice de
la méditation a pour but de mettre sur la touche les résidus néfastes du passé
en vue de se rendre attentif à ce présent, seul théâtre d’épanouissement de
notre conscience. D’ailleurs, ajoute-t-il, comment ne pas voir que la nature
même du reproche, ce poison sourd et sans trêve, mène à une utopie de
l’aveuglement en nous éjectant de ce précieux présent ? Il faudrait être
bien sot en effet !
Quant aux accusations à portée religieuse et
directive, promis juré,il y sera plus
attentif dorénavant à travers les signes et les mots. Et soucieux d’une
transition acceptable, voilà qu’il propose tout de go une méditation à
suivre : nous avons rendez-vous avec le lac et ses profondeurs secrètes.
En guise de geste d’apaisement, et surtout pas pour noyer le poisson ! Abandonnant
– pour un temps du moins – la toute-puissance gratouillante de l’amertume, nous
voici plongés à nouveau au cœur de nos rassurantes respirations. Nous sommes en
terrain connu désormais, prêts à explorer de nouvelles voies contemplatives.
La voix du bouddha se met à évoquer les
accalmies aquatiques d’une simple étendue d’eau. A chacun de se créer son
imaginaire lacustre préféré et de l’inclure progressivement à l’intérieur de
lui. Sachant que l’organisme qui incorpore ce lac est lui-même composé de 60%
d’eau, cela devrait pouvoir se faire sans trop de difficulté ! Surtout
après notre essai de caméléonisme minéral et montagnard. Nous remercions au
passage le bienheureux cousinage des substances naturelles qui veille sur ce
monde décidément épatant.
« Imaginez ce lac au fil des journées,
des saisons… Observez sa surface qui vit : eau-miroir sous la lune,
friselis du vent, brumes matinales planant comme du coton, ombres nocturnes.
Tout change en apparence, et pourtant le lac reste le même. Il demeure dans
toute sa présence, d’instant en instant. Vous êtes ce lac impermanent et
pourtant imperturbable. Installez-vous dans cette conscience. »
« Pénétrez maintenant sous la surface
de l’eau, rentrez dans la profondeur invisible du lac. Sa masse aquatique peut
être claire, limpide, ou au contraire trouble, agitée. Dans tous les cas, vous
vous sentez irrésistiblement attiré par le fond, aimanté par la curiosité. Histoire
d’en savoir plus, de pénétrer un univers où la profondeur du sens étreint tout,
où l’on pense avoir enfin accès à l’envers des choses, à leur secret maillage. Peu
à peu cette profondeur vous gagne, à la manière dont on explore une aqua incognitase dévoilant au fil des représentations
projetées par notre imaginaire. La voile gonfle et nous porte au creux de ce
voyage insolite. »
Autant la marche enseigne l’empathie avec
les paysages traversés et les personnes croisées, autant la nage nous plonge
dans le milieu le plus archaïque : les origines amniotiques de notre
embryon-racine, forme la plus primitive de notre petite personne bien avant
l’émergence de toute conscience.
« Toujours en contact avec ce flux du
souffle, imaginez le lac pénétrer en vous-même. Son eau aime explorer les
creux, les anfractuosités secrètes. Elle demande à être retenue, contenue.
Jusqu’à ce que votre être fusionne, ne fasse plus qu’un avec le lac. Respirez
comme si vous étiez le lac, comme si son corps était votre corps. Laissez votre
mental et votre cœur ouvert, moment après moment. Vous expérimentez des
instants d’immobilité complète. » Chacun semble imprégné par une
tranquillité aquatique du meilleur aloi ! On entendrait sautiller une puce
d’eau ! Le murmure se fait bleu aqueux, vert limpide, blanc cristallin.
J’évoque l’histoire d’Helen Keller, sourde, muette et aveugle, bouleversée par la
découverte de l’acte de lire, laissant couler au long de ses doigts le filet
d’eau d’une fontaine et prononçant pour la première fois les lettres magiques
« e-a-u ».
Autour de l’eau profonde, notre philosophe
Gaston a visiblement trouvé sa matière à rêver. « Je suis né dans un pays
de ruisseaux et de rivières », l’entend-on prononcer.« Le même souvenir sort de toutes les
fontaines. Images, textures et profondeurs font émerger en écho toute une
cosmicité intime de l’eau qui étend sa résonance poétique bien au-delà de la
froideur d’une molécule chimique codée H2O : cette eau-là prend la forme
d’une impudeur qui se livre. C’est une vraie grammaire qu’elle nous offre pour
explorer notre être au monde. Ce connecteur biologique nous dit quelque chose
de notre propre émergence. Une chimie des poètes s’imprègne de toutes les
saveurs, de toutes les odeurs. » « La rêverie s’étend tous azimuts
dès qu’elle a trouvé un essor », ajoute Gaston.
« Des écumes blanches aux basses
profondes, Neptune se met à orchestrer un vrai ballet des eaux où chacun a
loisir d’écouter les images autant que regarder les sons. Une vraie poétique
décline notre manière d’être au monde. » Jouant sur les valeurs
métaphoriques de la noyade, du naufrage et de la belle endormie, Gaston évoque
le mythe d’Ophélie assoupie au clair de lune, flottant sur l’onde, sa chevelure
et sa robe ondulant autour d’elle. L’eau se fait lieu de la perte, de la
disparition.
Poésie délicieuse et délicats
verbiages ! C’en est trop pour les oreilles du bouddha qui se mettent à
siffler. « Loin de vous diluer, de vous affaisser, il s’agit pour vous de
reprendre la maîtrise de la tenue juste. Celle qui vous ramène à la respiration
et à son rythme vital. La base de la méditation. »
Un vrai stress hydrique s’empare de nos
esprits anesthésiés depuis quelques instants par les sirènes oniriques de
l’auteur de L’eau et les rêves. Nos
consciences se réveillent et battent le rappel d’une réalité qui ignore les
magies du puisatier comme celles de l’alchimiste. Foin du génie des eaux, nous
voici repris par l’orchestration volontaire de nos souffles biologiques,
ancestraux. L’image du lac refait peu à peu surface et nous rétablit au creux
de ses formes vertueuses, rassurantes. Nous replongeant dans la vigilance
neutre censée animer nos attitudes de méditants endurcis, les fonds lacustres
réinvestissent nos goûts pour l’exploration systématique des plis sans fin de
la conscience. Les dessous du lac laissent entrevoir tout un univers secret
dont l’image vient se superposer à celle, directement accessible, de sa
surface. Comme le négatif d’un cliché inverse les valeurs chromatiques de
celui-ci. Nous voici littéralement renversés !
Les derniers instants de cette séance nous
rappellent à l’expérience proposée à son début : notre présence à la
figure du lac nous a permis de prolonger la reconnaissance de tous les rituels
où l’eau nous rapproche de nous-même en nous tendant son miroir familier. Notre
lien à la liquidité a pris la consistance des évidences qui se réaffirment, des
racines réexaminées de nos identités biologiques. L’eau, matière d’espérance,
nous ramène à une morale selon laquelle une seule goutte peut suffire à
purifier le scandale d’un monde devenu inintelligible. Noblesse propre aux
substances originelles, vitales.
« Vos émotions, réactions et pensées fugaces
vont et viennent comme les ondulations et les vagues, suivant votre contact
avec les énergies changeantes à la surface du lac : le vent, la lumière,
les ombres, les reflets, les couleurs, les odeurs. Identifiez-vous au corps
d’eau tout entier : vous devenez l’immobilité sous la surface. Le cœur
lesté de ce vaste réservoir de pleine conscience sous l’onde de votre mental,
vous pouvez tracer votre voie dans le monde, jour après jour. »
« Demeurons ici dans l’immobilité de cet
instant. Soyons le lac, moment après moment. »
Si
fait.
Les vertus purifiantes de l’eau nous laissent
dans un état pacifié. Comme après une averse orageuse, les lignes se
renouvellent autour de nous avec cette capacité d’estomper de nouvelles
silhouettes pour les choses et les êtres. Tout est à neuf, prêt à prendre un
nouveau départ.
L’enseignement qui suit est imprégné de la
lenteur et de la douceur lentement infusées dans notre groupe. Le bouddha se
veut au diapason : « Nous sommes corps », lance-t-il à notre
groupe entre deux longs moments de silence. L’affirmation prend le temps de
circuler, de s’insinuer entre nous. « Et ce corps que je suis est invité à
habiter chaque geste du présent, à prêter attention à ce qui est. »
Une méditante, Simone de B prend aussitôt la
balle au bond : « Oui, le corps est l’acteur premier de nos
existences. Pour ma part, j’ai toujours aimé marcher, j’ai planté des arbres,
j’ai voyagé, je suis allée à la rencontre des autres. Et surtout, j’ai essayé
de penser par moi-même ! » Cette femme élancée, l’air grave et suscitant la
sympathie, respire la classe et la liberté d’être comme de ton. « Toute ma
vie je me suis efforcée de dire « je ». Pas tant un je coloré par l’ego, mais bien un je qui a osé la solitude et l’exil dans
un monde devenu incompréhensible. J’ai tout fait pour conserver les yeux grand
ouverts et mesurer, apprécier l’empreinte du monde sur moi. Partant du constat
d’une aliénation, je me suis efforcée d’ouvrir sans cesse des chemins de
liberté, pour moi et pour les autres. Il m’a fallu toujours me dépasser en
poussant mon corps à l’immersion dans le monde et mon esprit dans un travail
acharné sur les mots. »
« Je me suis comportée en femme
amoureuse et passionnée tout en voyant l’expérience de ma propre vie comme un
don pour les générations à venir. J’ai exposé mon existence en prenant fait et
cause pour les femmes, et pour le dernier âge de la vie aussi. J’ai essayé de
montrer comment nos habitudes nous empêchent de voir les réalités et nous
enferment dans des schémas conventionnels dès la naissance. Il faut s’efforcer
de rompre le silence des tabous ! »
Chacun a reconnu l’auteur – sulfureuse à son
époque – du Deuxième sexe. Celle qui
s’écria, s’adressant aux femmes : « Prenez votre vie en main ! »
Simone incarne vraiment l’ambition féminine face à un monde machiste, au
tournant du siècle. Elle est de ces personnages dont on pourra dire, avec le
recul de l’Histoire, qu’ils ont fait bouger les lignes pour des millions de
gens. Pour une bonne moitié de l’humanité déjà.
On a pu voir les traits du bouddha s’animer
et réagir à cette intervention qui sort de l’ordinaire. On le sent partagé
entre le désir de laisser les paroles de Simone se conclure sur une note juste
et, comme toujours, celui d’apporter son grain de sel à lui. Ce qu’il finit par
faire, presque à regret, semble-t-il. « Je peux comprendre que ma
référence au corps que je suis réveille en vous les sensations personnelles que
vous nous avez confiées… mais ne sommes-nous pas là, justement, sortis du corps
pour retomber dans les affres de l’émotion et du mental qui va avec ?...
J’avoue avoir des doutes. »
« N’en ayez plus ! » lance
une voix derrière nous. « Comment mieux faire avancer le corps que l’on
est qu’en pointant ce qui l’empêche de bouger ? Pas de progression
possible sans une identité clairement établie, assumée ! Pas
d’individualisme dans une telle attitude, mais ce que j’appellerais, moi,
uneindividuation vraie : à l’exact
opposé donc. »
Le bouddha fait la moue et ne désarme pas.
« Oui, mais ce sont là des mots, encore et toujours des mots !
Laissez-nous revenir au silence de la méditation. »
La voix poursuit sans se démonter :
« Il y a des moments où la vérité des mots se fait plus lourde que
n’importe quel silence, si porteur de méditation soit-il. « Individuation »
semble bien être le mot qui résume le parcours de notre collègue Simone. Un
parcours exemplaire où on la voit libérer ses forces personnelles si longtemps
contenues par les institutions et ses figures insistantes des maîtres du
pouvoir en place. Quel autre moyen que le langage pour dénoncer l’injustice et
ouvrir des voies nouvelles à des pans entiers de la société des humains ? Sans
les mots pour le dire, nos belles consciences sont paralysées devant des états
de fait qui ne demandent qu’à prospérer. Alors faut-il vraiment se taire ou
lutter de vive voix au risque de provoquer du charivari dans
Landerneau ?... »
Notre bouddha est interloqué et semble se
résigner à passer son tour. Il lui faut décidément avaler bien des couleuvres
face à la pression de méditants qui ne manquent pas d’arguments. Quelle
équipe !
C’est l’ami Candido qui vient d’intervenir,
coupant l’herbe sous le pied au bouddha impatient de revenir au sacro-saint
silence de ses méditations savamment orchestrées. « Je suis quant à moi le
pur produit d’un système qui marchait sur la tête », poursuit la voix du
candide de service, « et j’ai dû engager toute une vie pour m’en
remettre ! Je mesure aujourd’hui à quel point chacun est le résultat d’une
organisation sociale qui le dépasse à un moment donné. Pour ma part, j’ai vécu
les vingt plus belles années de ma vie à rabâcher des choses au sens desquelles
on ne m’a que rarement associé. Et que, par voie de conséquence, je n’ai pu
faire réellement miennes. J’ai été allègrement placé dans les conditions de
l’émergence d’un élève passif, absent, privé de sens et désabusé. J’ai saisi
depuis qu’il ne servait à rien d’apprendre si l’on ne se mettait préalablement
en projet de le faire. Afin d’accéder d’une image passive à une image active de
soi. »
« Comprendre le monde est le fruit d’un
geste mental qui prend naissance dans le projet de se donner/redonner en
évocations répétées les objets perçus dans le but de les saisir de mieux en
mieux. Si on ne laisse pas à l’élève le temps nécessaire pour percevoir, puis
évoquer, pour se dire les choses, il
ne peut accéder à rien de concret, de tangible, qu’il ne transforme
véritablement en « sien ». Chacun a besoin de l’assentiment de ses
éducateurs pour édifier patiemment ce sentiment de présence à soi qui fait des
« gagnants » de tous ceux qui apprennent. L’éveil de la conscience
s’ancre dans une éducation aux cinq sens. Il est fils du temps et du sens. La
conscience que vous placez en avant de tout n’est-elle pas ici au
centre ? » conclut Candido en tournant un regard interrogateur vers
le patron.
Celui-ci est à nouveau estomaqué par la
pertinence de ce qu’il vient d’entendre. Qu’opposer à cela sinon un assentiment
en bonne et due forme ? Le maître des lieux nous bassine depuis des
lustres sur l’importance de la conscience dans nos vies, et voilà que celle-ci
est citée en exemple dans des situations centrales, quotidiennes de
l’existence. Au fond, doit-il se dire, les élèves eux-mêmes sont souvent les
mieux placés pour illustrer les vérités mises en avant par le formateur. Que
n’y ai-je pensé plus tôt ! Mais il lui faut à tout prix reprendre la main,
s’il ne veut pas donner l’impression fâcheuse de déchoir ou, à tout le moins,
de se placer en retrait. Et le voici qui entonne, façon méditant :
Nouveau livre paru le 27 octobre 2021
DEFENSE et USAGE de la FRANCOPHONIE par la lecture et l’écriture !
Avec « Eclats de rire », je signe son douzième projet d’écriture. Mon intention ? Faire vivre et partager dans toute sa diversité notre langue française de plus en plus cernée par un globish anglo-saxon colonisateur et délétère. Il y va de notre culture comme de notre identité !
LIGNES d'ERRE
La FORCE de l'INTUITION
LIVRE 11 paru en DEC 2020
Laisser la pensée errer : une rareté qui confine au luxe d’une temporalité désormais perdue ? Qu’est-ce que sentir, apprendre ? Rêver ? Quels liens entre qui je suis et ce que je sais ? Comment la reconnaissance peut-elle faire échec au spectre toxique du ressentiment qui agite notre village global contemporain ? Qu’est-ce qu’un réseau citoyen de savoirs partagés ? Comment le partage magique de l’art peut-il transformer notre école en micro-société bienveillante, fondée sur des rapports de confiance et de coopération ? Comment chacun.e de nous se révèle-t-il via ses œuvres singulières ? Autant de questions originelles propres à enrichir et déployer nos identités personnelles et collectives. Au bénéfice d'un lien social à raviver.
Que signifie « penser » ? Enigme non levée ! Sauf à (se) révéler, via la trace et l’entrelacs, le noble étonnement né de notre autonomie et de notre dignité. Cette question en voile une autre, connexe, touchant à l’esquisse d’une vérité sacrée, qui nous dépasse : « Qu’est-ce qu’être humain ? » Et, pour éclairer nos chemins, ce viatique puissant : la poésie de l’intuition.
A VOIR SUR : edition999.info/LIGNES-d-ERRE.html
ESPRITS NOMADES
EXILS A L'OEUVRE (TEMOIGNAGE)
LIVRE 10 (paru en AVRIL 2020)
Quelle alchimie peut survenir de la rencontre improbable entre émigrés précaires et sédentaires assumés ? Ancestraux, mouvements de migration et gestes d’accueil appartiennent au cours normal de l’histoire. Leur brutale résurgence pose à nos sociétés consuméristes, hyper connectées, la question lancinante du socle des valeurs à sauvegarder.
L’expérience partagée ici, au plus près du quotidien de nos territoires, témoigne d’un échange et d’un enrichissement possibles entre des migrants contraints à la fuite et les exilés de l’intérieur que nous sommes tous à des degrés divers. Elle débouche sur l’opportunité de faire œuvre ensemble autour d’une quête et d'une estime de soi qui nous transcende. Elle nous parle de l’exil comme d’un lieu de révélation possible de cette création. Celle d’une reconnaissance mutuelle s’incarnant dans un récit commun porteur de sens.
« Un homme ça s’empêche » écrit Camus en un mantra moral sidérant. « Mon cirque est dans le ciel » clame en écho Chagall dans une vision rêvée aux parfums d’enfance. Reliant ces deux fils à son propre récit de vie, un certain Candide tente de ranimer les feux puissants des Lumières. Entre son Qui suis-je et son Que sais-je, le fils de Voltaire nous livre sa parole en mutation. De l’espace sonore avorté à celui, médité, de la feuille blanche, le geste et l’esprit rejouent leur duo idéal, nous proposant une belle leçon de vie : l’émancipation par la connaissance et l’acte d’écriture.
" LE CARNAVAL DES MIMES ", Dans l'oeil du désir mimétique
Quels liens tisser entre les attitudes du souffleur sur verre au travail, les lubies du collectionneur passionné, un orchestre d’enfants jouant sur des instruments fictifs et… une bonne tête d’équidé placide ? Quels rapports imaginer entre les arabesques d’un corps dans l’espace, les gestes de pudeur d’une femme voilée et les formes palpitantes d’une nature morte ?Quelles affinités pour figurer les feintes du poulpe mimétique, les facéties chimiques d’une comète et la fascination exercée par nos écrans connectés ?
L’imitation inconsciente d’un désir secret nous balade entre fusion et conformisme, désignant à notre insu des modèles à contrefaire. Partout et de tous temps la mimétique est à l’oeuvre. Le monde est un théâtre d’ombres où chacun consent à délaisser un original unique pour des doublures fictives. Un Carnaval des Mimes s’agite sur fond de caverne sociale. Pour le meilleur et pour le pire. Entre fiction et essai, ces courts récits de vie témoignent d’une observation réfléchie du phénomène et en présentent une vision émouvante aux colorations poétiques et philosophiques.
L'auteur inscrit son travail dans les traces de René Girard (" La Violence et le Sacré " - 1972).
Plongés dans le flux du vaste laboratoire lexical, nous assistons à l’éclosion des mots émergeant du bain révélateur de nos émotions. Dilatant nos paysages intérieurs, ils se font les témoins incarnés de nos étonnantes traversées de la nature à la culture. Origines et généalogies, formes et mythes, chroniques et métaphores, esthétique et philosophie trouvent leur port d’attache dans les dédales enivrants de la langue. Là où se révèle la part infrangible de nous-même.
Sous les fins mots, phénomènes et flux de pensée, dont les épures nous troublent, esquissent des récits mouvants, allégoriques. Ceux de nos mutations profondes, incessantes, célébrant la voie plus que la cible. Tous nos sens aux aguets, nous prolongeons l’éphémère des passages. Jusqu’à goûter l’onde qui se propage intérieurement. La vibration intime de nos émouvances.
PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée
PUBLICATION
" PHILOJAZZ ",mon 3ème livre, est paru le 1er décembre 2012.
" PHILOJAZZ ", une histoire passionnée du jazz écrite au rythme de la pensée philosophique, à travers l'écoute de 25 standards de la musique afro-américaine. Quand jazz et philosophie, passion et raison, nouveau et ancien monde, savent croiser des forces complices dans une démarche commune d'appréhension du monde...
"PHILOJAZZ" sur FRANCE-CULTURE
Au "Journal de la Philosophie" de François Noudelmann
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S'écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage... Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules - Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
En vad...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrouille
En vadrouille
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS
Dans le cadre de la BIENNALE " PHOTOFOLIES EN TOURAINE ", l'auteur expose à la Bibliothèque de Beaulieu lès Loches, sur le thème de la lumière.
Place à la lumière, matériau premier du peintre comme du photographe. Lumière-matière à modeler, sculpter, transformer. Sublime glaise dont chacun peut jouer à l'infini. De l'évidence scientifique à l'esthétique picturale, la lumière surgit, rayonne, diffuse, réfléchit, colore, voile révèle. Et quand elle s'absente sur la fine pointe de ses radiations, c'est en nous confiant le vestige d'une réalité au creux même de la pensée. Convertie en essence philosophique, sa clarté en vient à célébrer la joie mobile de l'esprit. Irait-elle jusqu'à nous livrer la clé des songes ?... Fiat lux ! ... Que la lumière soit !...
ARAGON / FERRE
Je chante pour passer le temps Petit qu'il me reste de vivre Comme on dessine sur le givre Comme on se fait le coeur content A lancer cailloux sur l'étang Je chante pour passer le temps
J'ai vécu le jour des merveilles Vous et moi souvenez-vous-en Et j'ai franchi le mur des ans Des miracles plein les oreilles Notre univers n'est plus pareil J'ai vécu le jour des merveilles
Allons que ces doigts se dénouent Comme le front d'avec la gloire Nos yeux furent premiers à voir Les nuages plus bas que nous Et l'alouette à nos genoux Allons que ces doigts se dénouent
Nous avons fait des clairs de lune Pour nos palais et nos statues Qu'importe à présent qu'on nous tue Les nuits tomberont une à une La Chine s'est mise en Commune Nous avons fait des clairs de lune
Et j'en dirais et j'en dirais Tant fut cette vie aventure Où l'Homme a pris grandeur nature Sa voix par-dessus les forêts Les monts les mers et les secrets Et j'en dirais et j'en dirais
Oui pour passer le temps je chante Au violon s'use l'archet La pierre au jeu des ricochets Et que mon Amour est touchante Près de moi dans l'ombre penchante Oui pour passer le temps je chante
Je passe le temps en chantant Je chante pour passer le temps
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LAZULIE
CHAGALL (détail)
CHAGALL (détail)
PARIS PAR LA FENETRE
MARC CHAGALL 1913
Furtifs
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MUSEE
MUSEE
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VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAU ICEBERG 1
VAISSEAU ICEBERG 2
VAISSEAU ICEBERG 3
VAISSEAU ICEBERG 4
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LE BATEAU IVRE
Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ...
... La tempête a béni mes éveils maritimes Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes Dix nuits sans regretter l'oeil niais des falots
... Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes Toute lune est atroce et tout soleil amer L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !...
Arthur RIMBAUD Poésies
ALBERT CAMUS "Noces à Tipasa"
Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.
L'hiver, le soir : alors, parfois, l'espace ressemble à une chambre boisée avec des rideaux bleus de plus en plus sombres où s'usent les derniers reflets du feu, puis la neige s'allume contre le mur telle une lampe froide
JACCOTTET "A la lumière d'hiver "
RENE CHAR
Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette langue inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence.
APOLLINAIRE " CHANSON DU MAL AIME "
Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir...
... Les dimanches s'y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise...
VERLAINE / BRASSENS
COLOMBINE
Léandre le sot Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson Cassandre sous son Capuce
Arlequin aussi Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous Ses yeux luisant sous Son masque
Do mi sol mi fa Tout ce monde va Rit chante Et danse devant Une frêle enfant Méchante
Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent leurs appas Et disent : " A bas les pattes ! "
L'implacable enfant Preste et relevant Ses jupes La rose au chapeau Conduit son troupeau De dupes
Charles BAUDELAIRE
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre Et mon sein où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière...
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
" UN BALCON EN FORET " Julien GRACQ
Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente Julien Gracq se fait pour nous guetteur muet des sylvestres solitudes. Le coeur de la forêt refuge et prison à la fois carrefour d'histoire à poésie de poésie à géographie. Gracq rêveur éveillé des toits et des belvédères agissant et se regardant agir dans l'épais silence des layons filant à travers bois vers le val de Meuse en contrebas. Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente où l'espace et le temps s'estompent infiniment lecture et art fusionnent étrangement ...
Paul ELUARD " L'Amour la poésie "
La terre est bleue comme une orange ...
Les guêpes fleurissent vert L'aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté
Les idées sont des succédanés des chagrins
Marcel Proust
Au coeur des paysages s'inscrit l'étoffe des rêves comme autant de pays sages arpentés sans trêve
La langue est la peinture de nos idées RIVAROL
La plupart des gens meurent sans avoir vécu. Heureusement, ils ne s'en aperçoivent pas.
IBSEN
BLOGS AMIS La Passée des Arts
Bleu de cobalt
L'Estro Armonico
Infime est la portion de vie que nous vivons SENEQUE
Une preuve du pire, c'est la foule SENEQUE
C'est quand il n'y pas grand'monde qu'il y a grand'chose PREVERT
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil
René CHAR
L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps
MACHIAVEL
On ne retrouve jamais le commencement du commencement, mais toujours l'aurore d'une vie nouvelle JANKELEVITCH
BHAGAVAD GHÎTÂ
En haut, ses racines, en bas, ses branches, tel est l'arbre cosmique immuable. Les hymnes en sont les branches. Qui le connaît connaît la connaissance.
Krishna
RIMBAUD Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume, Leurs culs en rond [,] À genoux, cinq petits, — misère ! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond [.] Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l'enfourne Dans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air. Ils sont blottis, pas un ne bouge, Au souffle du soupirail rouge, Chaud comme un sein. Quand, pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche, On sort le pain, Quand, sur les poutres enfumées, Chantent les croûtes parfumées, Et les grillons, Quand ce trou chaud souffle la vie Ils ont leur âme si ravie, Sous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre, Qu'ils sont là, tous, Collant leurs petits museaux roses Au grillage, grognant des choses Entre les trous, Tout bêtes, faisant leurs prières, Et repliés vers ces lumières Du ciel rouvert, Si fort, qu'ils crèvent leur culotte, Et que leur chemise tremblote Au vent d'hiver.
APPRENDRE ?... UNE ALCHIMIE
Le sage montre la lune, le sot vise le doigt. La scène a valeur de fable. Déjouons-la pour mieux la rejouer. Voici que le sot présumé glisse son regard vers la face joviale de l’astre… jusqu’à le plonger sur son versant caché. Dans le secret gardé des choses, ce lieu de la conscience né de l’épaisseur de qui nous sommes. Notre apprenti – ce frère universel en puissance – se fait soudain plus sage que… le sage lui-même. La leçon a valeur de tremplin. Par où diable est-il passé ? Quels subtils chemins de traverse a-t-il arpentés ? Son parcours tient du labyrinthe mêlé, complexe, d’une gestation aux ressorts intimes dont lui seul détient les clés. L’instant d’apprendre ?... Il le nourrit d’abord d’un souffle alterné, au rythme d’un échange gazeux. Son corps et tous ses sens émergent, vestiges en nous de l’animal qui s’apprête à bondir. Sa tête aussi, sentinelle aux aguets comme un cœur qui bat. Et l’esquisse d’un geste d’attention, l’adresse d’un silence, d’une promesse de soin faite à l’objet d’apprentissage. La connaissance n’en finit pas de s’amorcer dans l’attente de son plaisir différé. Muette et patiente épiphanie. Surprise d’une promesse neuve comme un phénix. Elle n’oublie pas qu’elle est naissance toujours revisitée. Co-naissance, re-connaissance. Rappel bienvenu d’un état croisé dans une autre vie ? Savoir inscrit, toujours remémoré ? L’objet se tient là, le futur sage se sent prêt. Tout en lui vise, pointe, prévoit, anticipe. Gourmande à l’avance. Présent à soi, il sent qu’il entre en état d’initiation, en accès à cette part de lui qui sait… qu’il ne sait pas encore. Attente pleine, concentration… Et bascule. Le cœur du geste d’apprentissage advient telle une évidence longtemps retenue, contenue. A l’image d’un désir qui migre, l’instant survient où tout s’éclaire, l’espace d’un frisson qui entre en résonance avec son objet, le comprend, l’appréhende, le saisit dans sa singularité touchante. Via l’émotion, le corps et le mental réunis. Passage entre frôlement et impulsion. Force de l’évidence. Vertige provoqué et relâchement des sens. Ajustement des liens.
L’après s’annonce déjà, comme l’éclaircie suit l’ondée féconde, l’averse gonflée de ressources. En nous guette encore la vigie grisée d’une veille attentive. Avant que n’advienne le sursis né d’un trop plein de tension. Escale bienvenue que ce moment où le créateur suspend l’œuvre parvenue à son apogée. Le climax d’une attente dès lors comblée, assouvie. L’euphorie pleine des promesses du travail accompli habite l’élève, désormais initié. Tel un vin nouveau, le savoir du jour est arrivé. Rien ne sera plus comme avant. Notre tronc toujours en croissance vient s’enrichir d’une strate fraîche qui fait lien vers la totalité de l’arbre – multiples rhizomes – que nous formions déjà. Somme d’instants anciens, familiers, prêts à se réactiver à tout moment. Gisement de ressources liées à notre récit personnel, unique en son genre, inscrit dans ce que nous ne cessons d’être. Une continuité en mutation. L’apprentissage appelle la transmission, comme sous le matin qui blêmit la rosée s’attarde. Que faire d’un magot dormant ? D’un pactole froid ou d’un astre éteint ? Alors que le plaisir de savoir se dédouble, se redouble à l’infini d’un délice qui dure, s’étale, prend ses aises. La connaissance nous a transformés. Et voici que l’élève appliqué mute en professeur curieux. L’acte d’apprendre vient de trouver sa seconde vie : enseigner. Est-ce une autre histoire ? Ou la même qui lui ressemblerait comme une sœur ? De quel bois sommes-nous faits ? Notre personnalité se révèle ici en compagne accueillante qui sous-tend, anime et ravive nos apprentissages. Elle est ce lieu précieux d’une rencontre à explorer entre ce que je sais et qui je suis…
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