samedi 16 décembre 2017

       L'EGO CHATOUILLEUX DU BOUDDHA (2)
 

                            RECIT


(...) 
   « Comprendre le monde est le fruit d’un geste mental qui prend naissance dans le projet de se donner/redonner en évocations répétées les objets perçus dans le but de les saisir de mieux en mieux. Si on ne laisse pas à l’élève le temps nécessaire pour percevoir, puis évoquer, pour se dire les choses, il ne peut accéder à rien de concret, de tangible, qu’il ne transforme véritablement en « sien ». Chacun a besoin de l’assentiment de ses éducateurs pour édifier patiemment ce sentiment de présence à soi qui fait des « gagnants » de tous ceux qui apprennent. L’éveil de la conscience s’ancre dans une éducation aux cinq sens. Il est fils du temps et du sens. La conscience que vous placez en avant de tout n’est-elle pas ici au centre ? » conclut Candido en tournant un regard interrogateur vers le patron.
   Celui-ci est à nouveau estomaqué par la pertinence de ce qu’il vient d’entendre. Qu’opposer à cela sinon un assentiment en bonne et due forme ? Le maître des lieux nous bassine depuis des lustres sur l’importance de la conscience dans nos vies, et voilà que celle-ci est citée en exemple dans des situations centrales, quotidiennes de l’existence. Au fond, doit-il se dire, les élèves eux-mêmes sont souvent les mieux placés pour illustrer les vérités mises en avant par le formateur. Que n’y ai-je pensé plus tôt ! Mais il lui faut à tout prix reprendre la main, s’il ne veut pas donner l’impression fâcheuse de déchoir ou, à tout le moins, de se placer en retrait. Et le voici qui entonne, façon méditant :
   « J’ai vécu moi aussi des luttes et des apprentissages dont j’ai tiré un livre : Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, et je confirme ce que vous venez de raconter : apprendre relève d’un parcours intérieur que l’on s’incorpore plus ou moins. C’est au corps de réaliser les actions de l’être par la pratique rituelle, sans cesse recommencée, des mêmes exercices. Méditer, c’est d’abord pratiquer. Entrer dans chaque geste en mettant l’ego face à lui-même, en y apportant la qualité de présence, d’attention à ce qu’on est. A la manière des gestes du jeune enfant d’avant le mental, d’avant l’ego. Tout geste achevé est le produit d’une intention de l’être. »
   « Ainsi, l’apprentissage du tir à l’arc réside entièrement dans huit gestes à suivre. Celui de la cérémonie du thé dans… soixante gestes accomplis. L’acte banal d’ouvrir ou fermer une porte requiert une économie de gestes qui peut nous étonner nous-même : la seule inconnue réside dans la pureté de l’exercice tel que nous l’habitons de notre présence : être ou ne pas être là, c’est au fond la seule question qui vaille. Celle qui donne du sens à notre expérience sans cesse recommencée de la présence à… un présent permanent. »
   « Dans cette façon de voir, la peur de la mort même se pose autrement : comme une pensée sur le corps qui n’a plus lieu d’être à partir de l’instant où je décide de vivre ma vie autrement. »
 
 

    Les derniers mots du bouddha ont clos un épisode riche et animé du récit de notre petit groupe. Pour autant, le silence qui suit ne trompe personne : le feu couve sous la cendre et une éruption proche est toujours à envisager. L’air embarrassé du daron en dit long sur ses craintes.

   En attendant, chacun est reparti vaquer à ses samus préférés. L’exercice a le mérite de nous recentrer sur l’agir des corps qui vient d’être vanté, justement. Ceux-ci entament un ballet dont ils ont le secret : un tel s’absorbe dans le maniement séculaire de la serpe ou de la faux, celui-là s’exerce aux vertus purifiantes d’un débroussaillage en règle, cet autre encore aux précisions chirurgicales d’un binage millimétré. Toute ressemblance avec des scènes collectivistes bien connues ne serait que pure coïncidence, comme on dit. On n’est quand même pas au kolkhoze !


   De loin, on peut apercevoir, se découpant dans l’encadrement d’une fenêtre, la silhouette bonhomme du bouddha en contemplation devant la vision apaisante de ses méditants en pleine action… Les corps que nous sommes, disait-il… L’attitude de notre mentor évoque celle d’un bon père de famille satisfait de veiller sur son petit monde familier. Les clichés paternalistes ont la vie dure.
   La transition s’amorce tout naturellement avec la méditation à suivre. Force est de constater que les uns et les autres prennent de plus en plus de liberté avec les rites propres à la vie dans le dojo. La promesse d’un allègement des signes religieux n’est pas tombée dans l’oreille de sourds : les courbettes se font plus discrètes et les clins d’œil complices en disent long sur un lâcher prise qui, au fond, s’avère parfaitement conforme aux directives du boss : il suffisait simplement qu’il daigne enfin se les appliquer à lui-même !
   C’est un bouddha plutôt détendu qui pénètre dans le dojo, même si ses épaules se sont un peu voûtées depuis notre dernière méditation. Le voilà qui s’assoit en maître de cérémonie, saisit les clochettes, prend le temps d’un regard intérieur et donne le signal d’introduction à l’état de respiration consciente.
   « Installez-vous dans une posture qui exprime l’intégrité, la dignité. Rentrez dans le rythme de votre respiration, nouvelle et unique à chaque fois. Soyez présent moment après moment dans l’écoulement d’une durée que vous faites vôtre. Et lorsque vous vous sentez prêt, imaginez une montagne, la plus belle, la plus imposante des montagnes. La vôtre. Voyez comme elle est majestueuse, indétrônable. Mesurez son assise à l’aune de son histoire séculaire. Elle traverse le temps, se joue des saisons, Supporte les météorologies les plus extrêmes. Imaginez les sources qui la parcourent, les transformations minérales qui la travaillent, les mouvements géologiques profonds qui la sculptent lentement. Et pourtant elle est toujours là, semblable à elle-même, stable dans son apparence, immuable dans sa force d’être. » Bon, ce coup-là, il nous l’a déjà fait ! Mais que dire ?... La nécessité de l’éternel retour à la pratique s’impose, comme incluse dans un paquet-cadeau !
   «  Lorsque vous le sentez, accueillez la montagne en vous. Incorporez-la, laissez-la prendre forme. Intégrez-en la puissance tranquille. Jusqu’à vous approprier son assise, d’instant en instant. »
   Dans un silence impressionnant, les corps semblent habités par une expérience qui les dépasse : le dojo n’est plus qu’un vaste et calme paysage granitique où chacun respire une force minérale apte à faire resurgir en lui ses lointaines origines stellaires. Nos corps ne sont-ils pas des composés chimiques nés d’un hasard bienveillant ?
   L’air bonasse arboré par le bouddha en réjouirait plus d’un, mais impossible d’être à la fois acteur et spectateur de cette scène un peu surréaliste. Il va falloir un signal fort pour ébranler de tels massifs ! Visiblement, notre mentor a réussi son coup. Bouddha : 1.
   Pour ce qui est du réveil de nos corps enmontagnés, c’est Candido qui s’y colle encore. L’idée de massif montagneux le pousse à évoquer le Tibet, le Dalaï Lama et les pays alentour imprégnés de bouddhisme comme chacun sait. Les yeux inquiets du boss laissent entrevoir de nouveaux rebondissements. Il s’attend à tout, le bougre. Et il n’a pas tort. Accordant au groupe un délai pour émerger des brumes rocheuses, voilà notre candide qui se met à évoquer l’actualité et ses affres. 
   « Savez-vous que le bouddhisme, dont nous recevons ici les bienfaits, n’est pas si zen qu’on veut bien le laisser croire ? Ainsi, la très bouddhiste Birmanie a-t-elle le privilège néfaste de posséder une des minorités ethniques les plus persécutées du monde. Les Rohingyas, pourtant présents sur cette terre avant les Birmans, sont exclus de toute citoyenneté et reclus dans un minuscule territoire. Ils sont considérés comme sous-hommes par la majorité bouddhiste du pays qui souhaite ouvertement leur épuration. Et c’est un moine qui a pris la direction des opérations en lien avec le gouvernement du pays ! A l’entendre, on le sent animé d’un vrai souci de pureté de la race ! Il ranime là de bien mauvais souvenirs qui nous soufflent que l’Histoire bafouille dès que la raison vacille. Comment le religieux peut-il confiner au racisme pur et simple ? La question est posée. »
   Sa Majesté rocailleuse est comme saisie d’un tremblement de terre. Elle semble s’effriter sur ses bases. Notre bouddha de service n’en mène pas large. La pâleur qui a gagné son visage dit le trouble de l’homme rattrapé par la vérité nue et crue : malgré toute la bonne volonté affichée par le fait religieux quel qu’il soit, les religions, elles, ne sont jamais à l’abri d’excès qu’elles génèrent, même si elles s’en défendent en clamant volontiers leur candeur et leur droit à l’exception. L’alibi du  droit canon a toujours bon dos…
   De son côté, Candido poursuit : « Je connais bien les méfaits souterrains de toute religion imposée comme une morale, une seconde manière d’être. Les initiateurs de telles entreprises avancent masqués par un souci du bien mélangé à un sacré qu’ils se font forts de ritualiser à l’extrême. Le résultat est le plus souvent un enfumage qui vous en met plein la vue et vous décérèbre allègrement sans que vous vous en aperceviez. En réalité, ces bons apôtres sont agités en secret par les motivations très peu catholiques du pouvoir, de l’ascendant à prendre à tout prix sur les autres. Il y a du vrai gourou chez tous ces faux mages, vrais manipulateurs des consciences. Ils jouent aux faiseurs de dieux comme d’autres aux faiseurs de rois. Il est vital pour tout le monde de dénoncer leurs petits calculs mortifères avant qu’ils ne s’insinuent dans votre vie privée. Ce n’est pas un hasard s’ils frappent dès la prime enfance, profitant du manque de défense et de la naïveté de publics à leur portée. Je garde la mémoire de séances épiques, dans la cathédrale de mon enfance, où le jeudi saint donnait lieu à des lavements de pied équivoques des enfants de chœur par l’évêque de la paroisse qui n’était sans doute pas lui-même un… enfant de chœur né de la dernière pluie ! Qui dira la pathologie exprimée par ces hommes ayant fait vœu de chasteté, tentés par les jeunes chairs palpitantes, et sommés d’y résister au mieux ! Inutile de dire que les vrais agneaux, quant à eux, n’avaient pas alors les clés de ce jeu pervers à sens unique. »
   « Comment ne pas dénoncer les religions lorsqu’elles se laissent aller à tourner en abus leurs pouvoirs affichés, comme des prérogatives morales qu’elles s’attribuent. Le philosophe Nietzsche a su très bien déconstruire les fondements vermoulus de cet éternel opium des peuples qui s’enfonce dans nos profondeurs mentales et psychologiques pour y faire les dégâts que l’on sait. Et puis si l’on réfléchit plus avant à l’origine du phénomène religieux millénaire, on demeure médusé : il ne reste en fin de compte qu’une simple propension à se raconter de petits récits pour grands enfants, et à voler dans les plumes de ceux qui s’en racontent d’autres… quasi-identiques. Ce mécanisme du désir et de la jalousie mimétiques mis au jour à la fin du siècle dernier par l’anthropologue René Girard – ici présent – exprime tout du moteur pervers des excès de la fibre religieuse chez l’homme. Fausses croyances et vraie pathologie résument un fait universel qui nous pourrit la vie en engendrant souffrance, dépendance, aliénation et mort. »
   Un long silence succède à la diatribe de Candido et laisse notre public pantois. Messire spirite, quant à lui, s’est mis depuis un  moment aux abonnés absents : son visage a blêmi, son corps immobile semble comme paralysé. Le coup est rude !
  
Les méditants viennent d’instiller le doute au pays du bouddha tranquille et marquent un point incontestable.
                                                            
  La séance s’est achevée sur un silence plombé qui dit le malaise provoqué par le surgissement de vieux dossiers toujours en attente. Les monothéismes éternels et toujours en sursis en ont pris pour leur grade. La pratique du déni, ancienne comme le monde, a ceci de particulier qu’elle prétend enterrer les problèmes pour les placer hors de notre vue, sans les supprimer pour autant. Un peu à la manière des déchets nucléaires qui continuent d’être radioactifs bien après leur enfouissement. On se cache derrière son petit doigt en espérant qu’une poudre de perlin-pinpin va opérer magiquement la dissolution des pommes de discorde. Erreur des scories en cours et magie pour adultes pas tout à fait sortis des brumes de l’enfance.


   Notre guide paraît ployer sous l’accablement. Lui qui pariait sur une session calme, sans heurts, bref « zen », comme on aime à le dire, le voilà confronté à une fronde tous azimuts de méditants – faut-il plutôt parler de militants ? – enragés. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé d’insuffler de la pleine conscience dans tous ces esprits agités ! Que peut-il tenter de plus, de mieux ?... Il nage en plein doute, le bon apôtre !

   Un méditant choisit ce moment d’expectative pour s’avancer dans le dojo. Plutôt laid, bedonnant, barbu, l’homme ressemble à un silène, ce démon hybride, paillard, bouffon. Mais cette apparence peu engageante ne semble pas gêner le moins du monde le nouvel arrivant, apparemment peu soucieux des questions d’image. L’homme se présente sous le nom de Socratès. Il explique que sa mère est sage-femme et que lui exerce en quelque sorte un métier similaire : il accouche les esprits. Pour autant, ce drôle de maïeuticien refuse d’être pris pour un maître – notre bouddha ne manque pas de tiquer à cette annonce qui ne le réjouit guère ! – passe le plus clair de son temps à philosopher en arpentant  les rues, les places publiques, le centre des cités… mais ne se réclame d’aucun système, produisant presque malgré lui de véritables conversions ( là, notre bouddha fulmine de rage !)
   Socratès dit philosopher « par l’exemple », en faisant coïncider au mieux sa pensée, son corps et sa vie. Notre infortuné bouddha ne se sent plus ! Effet mimétique oblige, il avalerait son chapeau si sa calvitie permanente ne lui interdisait !
   Permettre aux esprits d’accoucher de ce qu’ils savent déjà : c’est sa maïeutique à lui, Socratès. Il se dit habité par l’ironie, cette suprême sagacité qui se permet de clamer le contraire des choses en s’adressant à l’intelligence des autres. L’accoucheur feint de perdre son interlocuteur pour mieux le laisser… se trouver lui-même. Sublime contradiction à laquelle tous ne semblent pas forcément sensibles de but en blanc ! L’homme fait mine d’ignorer, de douter, avançant par questionnements, tâtonnements successifs, comme sans en avoir l’air. Au fond, sa vie est celle d’un corps qui va philosophant. Comme au fil d’un hasard tranquille.
   Etonnement dans le dojo ! Mais la capacité de s’étonner n’est-elle pas précisément la définition de l’activité philosophique ? Ce qui est sûr, c’est que l’ami Socratès a produit son petit effet, gommant au passage l’impression de trouble qui prévalait au début ! Et ce sont vingt têtes de philosophes en puissance qui tournent leurs regards interrogateurs en direction du bouddha rouge de confusion. Celui-ci vient de perdre encore un avantage. Face à la concurrence, il nage en plein doute, envahi d’une jalousie proprement de base ! Gare au retour d’ego !
   Socratès, lui, enfonce le clou en ajoutant : « Il faut s’efforcer de prendre de l’altitude pour contempler les choses de plus haut, comme du sommet d’une montagne. Au fond, efforcez-vous d’adopter le point de vue de Sirius en relativisant le réel : voilà un bon exercice de style ! »
   Là, Sa Sagacité se sent remise en selle : l’image de la montagne, elle connaît ! Le voilà conforté dans sa propre démarche et admis à la présence du souffle philosophique qui s’est engouffré depuis peu dans le dojo. Bref, il se perçoit comme tout le monde, au diapason, et cela lui redonne du punch pour la suite. Le voilà tout ragaillardi, Pépère !
   Remis en confiance, notre mandarin a bien envie d’en savoir plus sur Socratès : le personnage lui plaît par son naturel et l’originalité de son regard sur le monde. Il l’invite tout de go à une méditation à partager. Fine mouche, le philosophe se laisse faire, curieux de ce qui va suivre.
   Notre bouddha énonce : « J’ai entendu toute l’énergie et l’originalité de vos luttes et je crois que je les comprends. Mais j’avoue être un peu déboussolé par le foisonnement d’émotions qui les anime. Vos personnalités appellent la confrontation des idées et des actions tournées vers l’extérieur. Je vous propose de vous recentrer sur ce qui fait votre intérieur, l’épaisseur de votre conscience. »
   Docile en diable, chacun des méditants de notre petit groupe s’installe pour ce début de méditation. « Je vous invite à prendre une position droite et digne, ici comme dans votre vie, en considérant d’emblée votre corps comme un allié. Efforcez-vous de faire un pas de côté par rapport à vos schémas mentaux habituels. Nous sommes ainsi faits que nous sommes tous habités, à tout moment, par l’ensemble des récits qui forment notre histoire personnelle et continuent de l’alimenter grâce aux fantasmes qui nous sont secrètement chers. Ne chassons pas d’emblée tous ces matériaux à émotions, tentons plutôt de prendre un peu de hauteur, de distance, pour les voir passer dans le flux qui les emmène : ceux-ci portés par le fleuve de la vie, et nous sur la berge, observateurs étonnés, circonspects, neutres. »
   La voix du bouddha a retrouvé son rythme lent, puissant, doux et convaincant à la fois. Une sorte de paix est revenue et plane au-dessus du groupe. Comme souvent, le chef a su reconquérir la confiance des méditants. L’exercice ira à son terme, chacun le sait.
   La discussion qui suit amorce un rapprochement bienvenu entre notre mentor et l’ami Socratès. Celui-ci évoque l’exercice qu’il vient de partager en le rapprochant du mode de vie des philosophes de l’Antiquité : un dialogue en face à face, seul avec soi-même, soit debout, immobile ou marchant, soit assis et se parlant. Et, citant le stoïcien Epictète : « Va te promener seul, converse avec toi-même ». Le philosophe précise qu’il recourt, lui aussi, à des techniques fort connues du contrôle du souffle. Inutile de dire que notre bouddha est aux anges ! Un nouveau confrère  vient de le conforter dans la démarche qu’il défend.
   Socratès poursuit : « Autrefois, c’était dans le Gymnasion que se pratiquaient les exercices physiques et que se donnaient aussi les leçons de philosophie. Exercices du corps et de l’âme concouraient à façonner l’homme libre, fort et indépendant. Dilatation et concentration de soi dans un même lieu d’apprentissage : ces pratiques visaient à un semblable idéal, celui du sage. Elever l’esprit par la pratique quotidienne de l’exercice du corps, c’était forger au jour le jour l’unité de l’être, le détacher de tout ce qui s’agglomère à lui au fil du temps et qui l’étouffe peu à peu, à son insu. Cet acte d’ascèse si cher aux Anciens est résumé par un ami à moi, Plotin, qui écrit : « Si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle : il enlève ceci, il gratte cela, il rend tel endroit lisse, il nettoie tel autre, jusqu’à ce qu’il fasse apparaître le beau visage dans la statue… »
   Le bouddha ne peut s’empêcher d’acquiescer : « Comme en méditation, c’est l’épaisseur du présent que la conscience de soi cherche à atteindre. Celle-ci n’est rien d’autre que la conscience de notre moi agissant et vivant dans le moment présent. »
   Socratès confirme en citant le grand empereur romain Marc Aurèle lorsque celui-ci confie : « Pour préciser ou redresser mon intention dans l’action que j’entreprends, le destin que je construis, je dois concentrer mon attention sur ce que je pense en ce moment, sur ce que je fais, ce qui m’arrive en ce moment. C’est dans cet exercice de présence à soi-même que le philosophe se sent, se sait adéquat à sa volonté propre… » Et le penseur ajoute : « Quiconque s’est dit : « j’ai vécu » se lève chaque jour pour un bénéfice inespéré. Hâte-toi de vivre et considère chaque jour comme une vie achevée. »  Parole de sage.
 
                                                               
   A l’énoncé de ces paroles, le large sourire du bouddha s’épanouit, révélateur en diable : il vient de réaliser l’étrange similitude des démarches antiques avec la sienne propre. Voilà un sérieux bon point d’acquis ! S’estimant conforté dans ses choix, il s’apprête à poursuivre son programme. Sans ciller.
   C’est sans compter sur l’ami Tonio, de retour sur le devant de la scène… Il a brusquement retrouvé tous ses flux, le gus à la jactance popu. On le sent qui susurre déjà dans les touffeurs de sa gamberge, l’apôtre. Notre bien-aimé bonze lance un regard fixe, impavide et pour tout dire polaire à l’empêcheur de jacter en rond. Mais celui-ci ne moufte pas encore, tandis que notre rutilante équipe s’attend à quelque nouvelle échaffourée du meilleur cru. Le ver est dans le fruit, prêt à remettre le couvert pour pas un rond.
   « Pour tout vous avouer, je me sens en état de tracassage et de navrance existentielle », nous lâche soudain le populeux gouailleur. « Ou je n’ai pas la fibre méditante, ou j’y entrave ballepeau à vos élucubrances. Tout ça ne vaut pas tripette à mon goût ! » Le reste de sa brillante intervention se perd en vociférations vengeresses. Il n’aurait pas le cervelet qui décapote, l’aminche Tonio ? A moins qu’il ne soit jalmince, tout simplement ! Il n’est pas donné à tout le monde de se la jouer  « cérébral » avec des fantasmes à ne plus savoir où les fourrer.
   Sur ce, une idée me traverse le caberlot : et s’il lui manquait de l’émotionnel, du chaleureux, à cet esprit chicanier ? « Hello ! le relancè-je, instillant un chouïa de guilleret dans mon intonation. » Et, m’avançant vers lui, je lui en serre cinq en guise d’apaisement. Y a pas dire, les gens du peuple possèdent un instinct infaillible quand il s’agit de désamorcer des patacaisses fumeux. Et tout de go, on rompt la glace en éclusant gaiement un godet qui traînait par là. On gorgeonne sévère, à la langoureuse, puis le courant repasse au voltage correct. Il a le verre facile le gus, au moins autant que la bavasse confidente. Le môme Tonio n’attendait que ça : délurer à bloc. Alors je l’opère dans un nuage, tout en moelleux. Les larmes nous en salent les joues, de cette ingurgitance improvisée. Remis en fiance, le voilà prêt à se recoller au turbin, Pépère. Il radine sans peine à son poste – dans le fond d’la salle, comme d’hab, pour déconner plus à l’aise ! – la frime aux anges et le blase fiérot. Pacifié, quoi… jusqu’à la prochaine !
   Ce que constatant, notre poussah lui adresse un sourire ascétique, crispé, suivi d’une mimique absolutive. Notre fine équipe pousse un soupir de soulagement – tout intérieur, selon la consigne du taulier – mi-rassurée mi-nostalgique de devoir remettre à plus tard les turlurades osées qui s’annonçaient. L’épique équipée peut se poursuivre, mes lascars !...
   Encore épastrouillé par tous ces événements, mais soucieux de bicher à nouveau les affaires courantes, le camarade bouddha hèle notre groupe de sa voix de stentor : « Eh ! les gars, il va falloir songer à recoller au turbin ! » s’enhardit-il, étonné lui-même de sa hardiesse de ton. Et le voici qui ferme illico les châsses, comme pour s’encourager lui-même à la concentration. Il est des gestes dont l’éloquence prime le geste. L’air profondément concentré du dabe nous incite au turf. Plus question de bavasser de ceci cela : dans quel bateau-mouche le matou papelard va-t-il nous entraîner cette fois-ci ?...
   « Portons notre attention sur le souffle qui va et vient. Appliquons-nous à ressentir l’ensemble du corps respirant. Chevauchons les vagues de ce souffle en demeurant dans la conscience. » Rien à dire, nous voilà en terrain connu. « Laissez maintenant vos pensées aller et venir sans en choisir une seule, sans rien rechercher. Identifiez peu à peu ce flux comme une construction, un échafaudage d’idées, de commentaires, de conseils, d’appréciations diverses, de jugements où vous prenez position de plus en plus automatiquement. Chaque couche de pensées vient s’ajouter à la précédente, créant une rumination intérieure qui grossit, sans que vous en ayez vraiment conscience. Où est passé le cadre de ce flux ? Vous ne savez plus… » En effet, on ne sait plus ! Il nous la bâille belle le boss ! Alors selon lui il faudrait s’arrêter de penser ? On sent notre fine équipe toute tarabustée : présentement, chacun doit s’ébrouer du cervelet comme il peut. Je balance un coup de périscope tous azimuts et constate que les visages semblent perdus dans leur gamberge. Sans espoir de retour ?...
   « Au secours Tonio ! Reviens ! » enjoins-je à voix basse à notre héros popu. Je le rejoins en clopinant, histoire aussi de me dégourdir les flûtes. Mais il est en grand désarroi mental, le chéri. Il ne déverrouille même plus ses lampions et n’en a visiblement  rien à fourbir des idées juteuses du dabe. En sus, ça fouette la sueur prolétarienne dans son secteur ! Je le surprends à claquer des râtiches, l’aminche, pris dans une conjugaison époustouflante de ses biscottos et de ses neurones – enfin ce qu’il en reste ! Lors n’écoutant que mon sens social, je lui assène une monumentale baffe dans le dos. « Caille-toi pas la laitance, mec ! » béé-je. Sa trombine décrit une embardée digne d’un vrai passage à tabac. Ma présence survolte sa glandaille et c’est l’essentiel. Il exécute une volte et ne dit mot. Consent. Fin – provisoire – de  l’épisode. Je regagne mes pénates à l’allure d’un facteur rural.
   C’est alors qu’une drôle de voix s’élève du fond du dojo. Un chant à la texture mystérieuse, comme venu d’ailleurs, se met à coloniser nos oreilles de son charme insolite. Des vocalises aux accents surnaturels nous invitent à une plongée inédite au coeur de nos émotions. Personne ne moufte, comme habité par l’avènement de la beauté se frayant un chemin dans une douce et subtile effraction. Son satiné, rumeur de velours, jeu subtil de moirures, d’irisations sonores, tout en chatoiement furtif… Comme si la voix creusait en elle-même en quête de ses ressources, toujours plus profond. Quelque chose d’invisible se fait jour peu à peu pour les personnes présentes dans le dojo. : chacun s’efforce de n’être qu’oreille. Cette voix qui chante rappelle une trompette sourde, feutrée. Elle émet des accents androgynes, qui troublent, envoûtent.
   L’homme délivre sa mélodie avec une douceur inaccoutumée, les yeux fermés. On le sent jouer avec le silence, en faire un allié de ses vocalises aériennes. Comme s’il apprenait à occuper l’espace sans l’investir en totalité, en en respectant le volume sacré. Avec une façon dépouillée de se mouvoir dans la salle, un parti pris d’élégance et de raffinement. A quelle chimère évanouie voue-t-il son air étrange, cet ange du bizarre ? Ne se livre-t-il pas plutôt à une exploration sans fin des variations intimes de lui-même ? Difficile à dire.
   La force de l’épiphanie en cours laisse notre groupe sous emprise. Sa majesté ronflante affiche lui aussi un air médusé et demeure sans voix. Chacun prend soudain conscience qu’il est entré lui-même sans le vouloir dans un état second, quasi méditatif, sans qu’ait été prononcée la moindre consigne, sans qu’ait eu lieu la plus infime introduction. Pouvoir magique de la musique et des sonorités qui semblent endosser le poids de secrets contrats passés avec l’air respiré, le vôtre et celui des autres.
   Nous réalisons alors à quel point l’expérience à la fois forte et simple qui vient de s’engager peut apporter du neuf, de l’inédit à notre démarche. Elle met en évidence la richesse de variations possibles des rites méditatifs que nous avons adoptés dès l’origine, et qui nous berçaient jusque là, faisant de nous des enfants repus, rassurés de la marche à suivre. C’est fou comme on s’habitue à tout ! Et il a suffi d’une ballade fredonnée pour forger subitement un éclairage insolite et habiller nos regards de questions toutes fraîches.
   L’homme à la voix de velours s’avance, la démarche souple, le corps légèrement voûté. Il a le visage ridé, parcheminé, d’un vieil Indien des plaines, les traits parfaitement en accord avec le timbre de sa voix, léger comme une plume. Il adresse à notre groupe un doux sourire figé en guise de salut. Ce qui a l’effet de nous plonger encore un peu plus dans les vapes !
   Notre boss est le premier à dissiper l’effet de fascination. On ne la lui fait pas, à Pépère !  « Bienvenue », s’entend prononcer le maître des lieux. « Joignez-vous donc à nous si vous le souhaitez », poursuit-il. « Qui est donc derrière cette voix enjôleuse ? Eclairez-nous, noble étranger. »
   Pour toute réponse, l’homme à la figure christique lève son index et le pose lentement sur ses lèvres closes en prononçant avec chaleur « Chut ! Chet !... »
 
 
 
            II  -  UN FORUM DANS LE DOJO
 
 
    Le mystère plane dans le dojo. A y regarder de plus près, les traits du musicien mystérieux, surgi de nulle part, portent les traces d’une vieillesse précoce, tel un masque transparent plaqué sur les vestiges d’une jeunesse qui s’obstine à ne pas le quitter. « Chet B, musicien et chanteur de jazz », prononce-t-il comme une évidence. « J’adore user de l’air pour faire vivre une pulsation, en m’imprégnant de ce que cela comporte de nuances, de variations. Mon matériau de base est le même que le vôtre ici : l’air qui nous environne et dont nous nous gorgeons à chaque instant. »



    Le dabe se montre immédiatement passionné par le nouvel arrivant tant celui-ci semble apporter de l’eau à son moulin. « Nous étions justement en train de nous installer pour une nouvelle méditation », précise-t-il sans détour. « Venez et prenez place, nous allons commencer. »
   Guidé par la force de l’habitude, chacun s’installe comme à regret, désireux d’en savoir plus sur ce méditant fraîchement acquis à la cause. Mais ce sera pour plus tard : notre bouddha préféré montre qu’il tient à garder la main sur l’agenda. Le voilà parti pour diriger une séance de marche méditative.


   « Marcher est une action que nous accomplissons quotidiennement. Je vous propose de le faire en pleine conscience. Nous allons avancer dans la pièce en suivant le sens horaire. Tenez vos mains en shashu : le poing gauche fermé enserre le pouce droit, la main droite couvre le poing gauche, les poignets sont légèrement cassés mais souples. Sur l’expiration, on pousse les deux mains l’une contre l’autre, tandis que la racine du pouce de la main gauche appuie sur le plexus solaire. »
   A l’énoncé de cette consigne à la précision diabolique, la tension se réinstalle illico dans le dojo. Chacun est animé par le désir de bien faire, mais tous n’ont pas la religiosité vissée à la morphologie et on sent que l’exercice peut vite tourner au blasphème. D’autant que le bouddha en rajoute immédiatement une couche.
   « Kinhin, c’est le zen dans l’action. Le menton est rentré, la colonne droite. On pousse le ciel avec le sommet du crâne. Les épaules sont détendues. Le regard porte à trois mètres environ. Chaque pas, de la longueur d’un demi-pied, est effectué après une respiration complète, ce qui donne une impression de course de lenteur. Pensez à la tortue de la fable ! Le commencement de Kinhin est annoncé par deux coups de cloche, la fin par un seul coup. On débute par le pied droit. Sur l’expiration, on pousse le sol avec la jambe avant ferme et tendue et la jambe arrière décontractée. Le talon de la jambe arrière reste au sol ou presque : on dit qu’une fourmi peut passer dessous. Plus on avance dans l’expiration, plus le poids du corps se porte sur la jambe avant et plus particulièrement sur la racine du gros orteil. A la fin de l’expiration, on relâche les tensions, on inspire spontanément et la jambe arrière passe devant. » Débrouillez-vous avec ça, braves gens !...
   Quelques soupirs désabusés se font entendre ici et là. J’imagine dans quel état doit se trouver l’ami Tonio ! Bon, mais chacun se met en marche, à la manière de chemineaux prêts à tracer la voie. La chenille se met donc en branle tant bien que mal, tanguant d’un bord à l’autre comme un cargo ivre d’espaces marins.
   En tête, messire La Gonfle arbore une mine du meilleur effet : ses yeux mi-clos et sa bouche lippue évoquent le crapaud de nos contes enfantins. Ses mouvements de bouche appliqués accompagnent une marche lente, peu naturelle et pour tout dire pataude. Mais il y croit le bougre. Comment pourrait-il faire autrement, lui qui vient d’énoncer une consigne à dormir debout ! Il me rappelle le mécréant chanté par l’ami Georges Brassens, troubadour joyeux des infidélités ordinaires – ou des fidélités crédules : « Mettez-vous à genoux, priez et implorez, faites semblant de croire et bientôt vous croirez ! » Eh quoi ! La méthode Coué, on n’a jamais rien inventé de mieux pour squeezer les problèmes, non ?
   On est en tout cas à mille lieues du moment d’enchantement qui a précédé. La ballade en clair obscur que nous a offerte Chet le jazzman chante encore dans les têtes. Et c’est sans doute ses effets à elle, a contrario, qui nous aident présentement à composer une chenille acceptable. Côtoyer l’harmonie vous aide à planer physiquement au-dessus des exigences les plus rationnelles, les plus pratiques. D’habitude c’est l’âme qui plane sur le corps, là c’est l’inverse.
   Notre file ondule, ondule, ondule encore, dans un flux qui semble ne jamais devoir se tarir. Une sorte de mouvement perpétuel qui accouche de lui-même à chaque instant, sans travail apparent, sans frottement, presque sans effort sinon quelques ahanements poussés ça et là par quelque hérétique à rééduquer d’urgence. Du matériau tout trouvé pour la compétence du patron.
   Le retour au bercail s’annonce tout en rondeur tant les visages expriment une langueur qui confine à l’anesthésie. Ce que voyant, notre sachem roule des yeux : on lit dans son regard la satisfaction candide de la tâche menée à son terme. Sire bouddha est au comble de la félicité. Qui a dit que le zen était réservé à une élite ?!... Un seul bémol à son incurable optimisme : un petit groupe de dissidents, visiblement sous l’effet d’une trop grande concentration, n’a pas vu à temps la file amorcer son ultime virage vers l’intérieur du dojo et se dirige tout droit vers le couloir de sortie, façon « moutons de Panurge » appliqués. Ils nous font l’équivalent gestuel du coup du lapsus linguae : l’erreur énorme des élèves appliqués, voulant trop bien faire et finissant par se vautrer dans l’incartade et l’égarement. La bourde et l’inadvertance mènent tout droit à l’errance programmée. C’est encore raté pour la note maximale à laquelle aspirait notre bienheureux guide !
   Décidément, le zen n’est pas une science exacte, mais bien une expérience à l’image de la vie : soluble dans l’essai et l’erreur. Voilà qui est rassurant, au fond, et met l’exercice à la portée de tous, béotiens comme spécialistes. Tout est toujours à recommencer à chaque instant. Egalité absolue face à notre présence au… présent !
   Chacun finit par regagner sa base dans un état plus ou moins éprouvé. Mais l’exercice a laissé une impression positive dans l’ensemble. Les méditants en ont gardé la sensation d’une activité exécutée en groupe et en lenteur, deux termes qui ne cohabitent pas toujours dans l’harmonie.
   Notre chef préféré se montre positif malgré les a peu près enregistrés vers la fin de la séance. Mais cela ne l’empêche pas de trouver son groupe de plus en plus hétéroclite, déconcertant, imprévisible. Il avoue être souvent pris de court, lui qui adore se laisser bercer par la toute-puissance des choses qui ronronnent. On sent un zeste de lassitude s’immiscer sous ses paupières alourdies. Bref, le boss a le seum, qu’on se le dise ! Et c’est avec un soulagement dans le ton qu’il envoie les méditants se livrer aux samus d’usage. Allez, tous au boulot, ça me fera des vacances ! semble exprimer sa voix fourbue.
   Notre groupe s’organise dorénavant selon les affinités révélées par les personnalités de chacun. Chet, le dernier arrivé, opte pour une solution très personnelle selon la devise qu’il nous énonce sans l’ombre d’un scrupule : « Il faut trouver quelque chose qu’on aime vraiment et faire cette chose-là mieux que personne.» Choix lumineux, imparable, même s’il fera sans doute tiquer la direction, toujours soucieuse d’ordre, de discipline et d’alignement dans l’action.
   Joignant le geste à la parole, notre crooner préféré se pare de sa belle trompette cuivrée dont il égraine quelques accords avant de se livrer au jeu subtil, lancinant, d’une première ballade. Les boucles de notes cuivrées gonflent et refluent comme des vagues successives, épousant nos états intérieurs. Notre petit groupe demeure scotché autour du souffleur sans demander son reste. Et c’est une aubade improvisée qui se joue là devant le dojo, à l’ombre des arbres du parc. Moment magique que celui offert par Chet à ses nouveaux amis. Les esprits se détendent à l’unisson des corps mis d’autorité au repos. 
   Pourtant, le moment reste problématique, puisque la règle du lieu, édictée dès le départ, veut que le silence soit respecté dans l’enceinte du Centre. Comment va réagir notre mentor à ce qu’il peut légitimement prendre pour une provocation organisée ? La réponse ne se fait pas attendre. Au bout de quelques minutes, on entend – plus qu’on ne voit d’abord – les volets extérieurs de la chambre du bouddha s’ouvrir dans un souffle de fureur et laisser échapper ces mots, entre tirade théâtrale et injonction farouche : « Silence dans le jardin clos !! »
 
    La chape de plomb qui s’abat sur notre collectif suite à l’incident dit assez l’embarras de chacun. Mais chute en embûche ne vaut pas culpabilité pour autant. A ce moment du stage, tous les méditants peuvent se targuer d’avoir joué le jeu loyalement. En s’accordant une petite pause inopinée, ils ne font qu’instiller un zeste de pleine conscience dans leur vécu du présent, appliquant ainsi à la lettre l’enseignement distillé par sa Suffisance éclairée ! Quoi de plus naturel ?...
  
Notre petite équipe opte aussitôt pour un débat démocratique improvisé. Socratès rappelle le mot d’un collègue à lui : « Sans la musique, la vie serait une  erreur. » Gaston B se dit ravi de se retrouver plongé dans sa chère nature, assurant qu’il sent venir, hélas, un temps où les enfants des cités surpeuplées seront élevés hors sol et ne sauront bientôt plus à quoi ressemble un brin d’herbe ou un insecte. Simone de B s’insurge de son côté contre le pouvoir machiste des religions, imaginant la « positive attitude » d’une femme à la place de notre bouddha emberlificoté. Tonio en appelle à la mise en place de petites pauses réparatrices et conviviales. Et Jacques T le cinéaste-acteur conclut sur quelques entrechats de sa composition, en guise de pied de nez au maître des lieux : « Nous sommes corps d’abord » !
   Le reste de la troupe ne dit mot. Consent. Les samus ordinaires sont illico renvoyés à des calendes plus favorables, et notre nouveau – bon – génie musical reprend sa ballade cuivrée comme si de rien n’était.

   L’heure passe comme dans un songe. Les esprits planent, les corps s’apaisent, les mémoires oublient : nous ne savons bientôt plus pourquoi diable nous sommes ici et ce que nous y faisons. L’ami Tonio est aux anges : « On n’est pas bien, là, à s’aérer les neurones ? » gouaille-t-il tout fiérot. « Il commençait à nous courir sur le poiluchard, ce gonze soporifique ! A force de jouer les cheftons à la gomme, l’allait tout droit dans l’mur, le bon apôtre ! On a beau tutoyer le 21e siècle après JC, certains se prennent encore pour Dieu l’père en croyant toujours que ça va marcher ! », lance le primesautier popu. Notre petit groupe se montre tourneboussolé par cette intervention. Loin de galvaniser les troupes, la diatribe de Tonio part à derche. Il y a loin du grand gueulard à l’amateur éclairé. Quoi qu’il en soit, je suis prêt à parier que lors de sa prochaine apparition, le dabe sera loin d’arborer un air jubilatoire incitant au pardon ou à l’optimisme. Wait and see…


   Nous en sommes là quand une clameur s’élance du côté de la chambre du boss. Un vrai cri de fureur propre à dissiper les somnolences comme à aviver les inquiétudes. Le voilà qui radine ses pompes, le regard en pétard, visiblement prêt à s’agiter du bocal, ou à émettre  inarticulations et confusions, qui sait ?


   Eh non ! Autant pour nous. Loin de déraper de la matière grise, notre bouddha adopte le ton grandiloquent du chef avant l’assaut : « Ce lieu n’est pas dédié à la musique mais à la méditation ! Je vous prie donc de regagner sans attendre les postes de vos samus comme notre règlement le prévoit. » Le gonzier a la paupière tombante mais l’œil furibard. La situation est en train de tourner en béchamel. Prudent, le groupe vote une retraite stratégique en bon ordre. Chacun opte pour une salutaire suspension de séance. Seul demeure sur place notre jazzman faiseur de musique qui, laissant ondoyer ses phalanges sur les clés de son instrument, semble avoir fait sienne la formule du penseur Lévinas : « La caresse consiste à ne se saisir de rien. » Il ne s’en laisse pas compter et joue bravement de ses pistons, ce fier génie de l’évasion. Est-il adepte de la beauté du diable ou tout bonnement allergique à toute sommation osant briser son inspiration ? Peu importe. Fi des discours institués comme des injonctions qui en découlent ! La liberté n’est pas un vain mot, camarades !


   Va-t-on tout droit vers une révolte en direct des kolkhoziens du zen ? La posture que nous sommes tentés d’adopter mime plus que la simple singularité. Elle va aussi précisément dans le sens de la démarche zen telle que nous la délivre notre cher bouddha depuis l’origine. Chacun sent bien la force du paradoxe soulevé : pas de rencontre harmonieuse possible de soi par soi sans un arrière-fond d’émancipation, voire d’impertinence. L’irrévérence nous guette aussi sûrement que ne l’a fait jusqu’à présent le sérieux de notre adhésion interne à la voie proposée par notre mentor. Malgré nous, notre désir d’émancipation se met à tutoyer l’irrespect, mais en tentant d’exclure tout dérèglement excessif, coupable à nos yeux. Recherche d’autonomie : oui, laisser-aller : non. Un air de libre-arbitre plane dorénavant dans le dojo, laissant entendre à Sa Suffisance que rien ne sera vraiment plus comme avant.


   Comment va réagir le bouddha à cette nouvelle donne qu’il n’avait sans doute pas prévue ? Là est la question qui ne manquera pas d’inspirer la suite de notre stage. Chacun attend la suite, comme figé dans ses pensées, incertain de ses propres attentes. On a regagné sagement nos tapis de méditation, en état d’expectative. Le dabe tarde à pointer sa silhouette familière. Nul doute qu’il ait senti que les cartes devraient se rebattre d’une façon ou d’une autre. A ce moment, sa réaction est imprévisible.


   Il finit par apparaître dans le couloir donnant sur le dojo. Ses épaules se sont tassées, l’air paraît accablé, la mine renfrognée. C’est le bouddha des mauvais jours qui fait son entrée dans la salle. Pourtant, si la posture de l’homme inspire plutôt  la tristesse et le dénuement, c’est d’un air décidé qu’il se dirige vers le petit autel orné de l’icône bouddhiste. Il prend tout son temps pour raviver la flamme du lumignon posé sur la tablette. Puis, reculant d’un pas, il s’incline d’une très lente révérence devant l’icône. Bluff ou provocation ? L’ire nous chatouille !


   Ayant gravement regagné son tabouret de méditation, il amorce un regard circulaire austère, solennel, à destination de notre assemblée. Malgré le silence pesant, ça carbure dans les esprits. Notre grand manitou va-t-il remettre les compteurs à zéro comme après confesse ? Un classique. S’apprête-t-il à débiter les reproches amers, de circonstance, aux méditants devenus pénitents le temps d’une gaffe impardonnable ? Le silence se poursuit dans la durée, s’installe, s’étire, se pose, jusqu’à réverbérer des ondes positives. S’il n’y a pas de vie valable sans musique, son contrepoint le silence tient aussi du luxe sacré : c’est bien la leçon qu’est en train de nous administrer Sa Sérénissime Grandeur en guise de saine réaction à nos écarts de mortels ingrats.


   Succédant à une éternité de vide, une voix étonnamment calme, issue du fond de l’air impalpable, nous invite à porter notre attention sur le rythme de notre respiration : inspir/expir. Nous voilà réintégrés de plein pied dans l’esprit du zen qui apaise. Nous replongeons aussi avec délices dans l’épaisseur déjà entrevue de notre conscience. C’est un voyage neuf qui recommence à chaque tentative. Reprenant les images du lac, nous sommes invités à nous couler dans l’immobilité sous la surface, loin de l’agitation et des eaux tempétueuses du ressentiment. La voix nous invite à nous mettre en présence de ce vaste réservoir de pleine conscience lové quelque part en nous, dans le secret d’un être qui nous contient en totalité. Elle nous incite à adopter une vraie compassion envers nous-même, nous plaçant au cœur des égards pour soi comme pour les autres. Le monde ne s’en sortira pas sans un réel climat d’empathie, de gentillesse. Notre inspirateur en zénitude vante l’équilibre nécessaire à chacun pour lutter contre les angoisses de la vie. Il parle des circuits cérébraux que nous mettons en place très tôt dans nos existences : sans le savoir, nos forces comme nos vulnérabilités pré-câblent notre système neuronal, pour le meilleur comme pour le pire. Et nous sommes vite embarqués vers l’un ou l’autre si nous n’y prenons garde.


« Nous avons touché les limites du système. Partout, la société de performance, de consommation, d’égoïsme, s’effondre. A nous de redécouvrir les vertus de l’altruisme, de la compassion, de la bienveillance, de la douceur. La parole sur la gentillesse se libère. J’ai toujours pensé que c’était une vertu immense. Les avancées scientifiques prouvent aujourd’hui que nous en avons un besoin biologique. A nous de choisir ! »  Gentillesse… Gentillesse… Voire !

   L’épisode en cours s’achève sur une note de gravité à mi-chemin entre autonomie et empathie. Méditants : 1, Bouddha : 1. Equilibré, le match renaît de ses cendres.

  Un bien curieux personnage fait son entrée dans le dojo ce matin-là. « Chef indien Seattle », se présente-t-il. L’homme a le port noble, le ton grave, pondéré, des sages.  « Comment peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? me suis-je demandé tout haut lorsqu’il en a été question avec les pionniers blancs venus coloniser nos espaces primitifs. Si la fraîcheur de l’air et le murmure de l’eau ne nous appartiennent pas, comment peut-on les vendre ? Pour mon peuple, il n’y a pas un coin de notre terre qui ne soit divin. Chaque clairière et chaque insecte bourdonnant sont sacrés aux yeux et dans la mémoire de ceux de mon peuple. »


   Notre petite assemblée semble impressionnée par ces paroles frappées au coin du bon sens comme d’une vraie spiritualité. Une voix poursuit : « Mais que d’eau a coulé depuis qu’elles ont été prononcées… sans être entendues ! Il faut nous pincer pour nous dire que nous ne rêvons pas, hélas ! A quoi ressemble notre terre contemporaine livrée aux dérèglements de ce que nous nous sommes nous-mêmes résolus à nommer l’anthropocène ? Autocritique ou autodérision ? Certaines vérités sont si dures à voir en face ! »
   Surprise, c’est bien notre bouddha qui vient de s’exprimer ainsi, donnant lui-même un nouveau coup de canif à la règle instituée du silence dans le dojo. Chacun y voit l’effet de l’épisode précédent qui a couronné la prise d’autonomie de notre groupe. Et le résultat d’un climat de confiance accru qui règne parmi nous. Jusqu’à quand ?
   Nous sentons tous qu’il faudrait une parole élevée, compétente, autorisée, pour faire écho à ce que vient d’énoncer le chef indien. C’est l’anthropologue Charles D qui s’y colle. Il nous explique qu’il y a des mécanismes universels qui permettent de comprendre nos croyances, des mécanismes aussi naturels que nos manières de voir, de marcher, de respirer. C’est comme si nos idées se diffusaient à la manière de virus s’incrustant en nous pour ne plus en repartir et y laisser des traces physiologiquement inscrites, à transmettre aux générations qui nous suivront. Charles D poursuit son exposé : « Comment firent les premiers hommes pour survivre dans les cavernes, avant de partir en quête d’autres univers à découvrir ? Et les Mayas dans leurs forêts primitives ? Le peuple Inuit perdu dans ses immensités glacées ? Il y a là pour le moins des mystères qui taraudent nos vérités ordinaires ! Quelle confiance dans leur milieu naturel et dans leur propre existence ont animé ces humains ? On sait que le cerveau de l’homme s’est transformé, évoluant lentement au gré des aventures qu’il a traversées comme des milieux qu’il a colonisés. A chaque fois, ce sont de nouveaux neurones, de nouvelles connections qui se sont créées, fournissant aux chercheurs d’aujourd’hui des preuves que l’homme est capable de réagir et de s’adapter physiologiquement à nombre de cadres de vie se proposant à lui. »
   René G, en spécialiste du phénomène mimétique, prend le relais de Charles D : « L’Histoire contemporaine nous montre toute une gamme de comportements humains dont certains nous surprennent ou nous inquiètent même parfois. Comment expliquer aujourd’hui les réflexes meurtriers qui semblent habiter les Islamistes radicaux, à l’image des acteurs des totalitarismes et des fascismes ? Au nom de quoi ces gens s’autorisent-ils à éliminer leur prochain avec un sadisme, une hystérie qui semblent leur échapper autant que les transcender ? Quels schémas narratifs ont pu coloniser leurs malheureux cerveaux ? La question se pose de toute urgence : quelle réaction leur opposer tant que l’on n’a pas compris ces mécanismes ? Ne peut-on supposer que la violence et le sacré reposent sur des récits culturellement satisfaisants, réussis, au nom desquels leurs auteurs ont envie de s’investir, jusqu’à se sacrifier eux-mêmes ? Pour nous, démocrates, si leurs pauvres têtes paraissent bien malades, c’est d’abord parce que nous relevons d’un système de valeurs élaboré autour des idées de raison, de respect, de liberté et de progrès, qui se sont peu à peu inscrites dans nos esprits et, sans doute aussi, jusque dans la physiologie de nos cerveaux. L’expérience millénaire des générations d’Islamistes radicaux est tout autre : au-delà du tabou ordinaire de la jubilation guerrière, elle est imbibée d’expériences extrêmes tournant autour de croyances aveugles les dépassant et menant à l’autosacrifice comme réflexe quasi ordinaire. La violence et le nihilisme ne seraient-ils pas devenus, avec le temps, leurs vertus morales à eux ? Comble du renversement des références – de notre point de vue ! »
   « Au fond, cela ne reviendrait-il pas à avouer que ce qui attire dans toute idéologie quelle qu’elle soit, c’est la gloire, l’enthousiasme, et la transcendance de soi proposés comme but, comme projet commun ? Voici un cocktail gagnant à tous les coups : c’est ce que semble nous apprendre, hélas, une vision réflexive de l’Histoire en marche ! Comment expliquer autrement la séduction mortifère opérée sur des milliers de jeunes esprits embrigadés ? Les traditions sur lesquelles ils s’appuient  ont  programmé leurs connexions pour une bataille aveugle, à mort, que nous ne pouvons appréhender avec nos esprits formés à la démocratie et à l’ouverture ! »
   « Les illusions religieuses représentent des vecteurs de choix pour allumer la mèche de barils de poudre prêts à exploser depuis longtemps. Jouant chacun pour leur propre compte, les monothéismes prétendent depuis toujours posséder la seule et unique vérité transcendante possible, à l’exclusion des chapelles concurrentes, rapidement taxées d’infidélité, de non conformité. Toutes ces croyances ont en commun une même folie : obéissant à des fantasmes intuitifs, elles sont irréductibles à la raison, mais prêtes à soutenir corps et âme tout récit culturellement « réussi », c'est-à-dire capable de se répandre à la manière d’un virus contagieux. La fin des fins, c’est de triompher. Peu importent les moyens. »
   « Le lieu commun le plus pratique de la transcendance de soi devient la transcendance tout court, malaxée, manipulée, hystérisée. L’efficacité nécessite les voies les plus brèves, les formules les plus frappantes. L’aspect cognitif des religions se borne le plus souvent à faire croire à des idées absurdes. Les extrémistes meurtriers d’aujourd’hui ressemblent comme des frères à ceux de nos guerres de religion : leur seul programme se résume dans un joyeux étripage du voisin, même si celui-ci lui a offert son hospitalité historique ! Le feu de Dieu purifiant les âmes a bon dos : il sert de cache-misère à la bêtise qui colore toute religion lorsqu’elle se réduit au martelage primaire de dogmes et de rites aveugles. Derrière l’hystérie des culs bénis se cache la soif de pouvoir sur les consciences, incluse dans toute religiosité virant au fanatisme. Le fait religieux – respectable en lui-même – s’est depuis longtemps absenté de tels comportements, abandonnant à leurs éructations de nouveaux analphabètes sans repères humains. »
   « Pour eux, nos démocraties abouties ont fini de faire rêver, puisque nous ne serions plus prêts à tout sacrifier pour préserver nos idéaux – pourtant longuement acquis au cours de notre Histoire. C’est bien pourquoi il nous faut relever le défi,  remonter à l’origine historique de nos propres récits, les ré-insuffler à nos générations montantes pour qu’elles s’en imprègnent à nouveau. Il nous faut en retrouver les exigences, les devoirs à égalité des droits. C’est en opposant notre propre transcendance morale à celle – aussi fausse qu’affichée – des fous de Dieu, que nous pourrons le mieux leur faire pièce ! Ne soyons pas timorés devant ces mystificateurs sans scrupule ! »
   « Face à leurs défilés de propagande, vraies parades mimétiques de corps masculins hystérisés, opposons la mise en scène esthétique de nos comédiens, de nos danseurs, de nos sportifs. Face à leurs slogans braillés, opposons nos rhétoriques construites, raisonnées. Face aux invectives issues de faux prophètes, déroulons la force tranquille, rimée, de nos poèmes. Répondons argument contre argument : retrouvons les sources de notre art oratoire. Luttons contre l’infiltration des psychés par des fantasmes guerriers primaires. Nous restaurerons ainsi une autorité qui nous revient objectivement grâce aux avancées de nos institutions démocratiques. Contre leur retour à un VIIe siècle pré-moyenâgeux, osons faire droit à nos avancées dans la modernité. »
   « Assumons nos sociétés laïques dissociées des excès du divin. N’oublions pas que notre propre religion chrétienne n’a toujours pas résolu ses propres problèmes avec la légitimité du spectacle théâtral ou cinématographique. Et là, nous n’hésitons pas à nous battre ! Alors, un poids une mesure ! »
 

   La force rhétorique des dernières interventions nous laisse pensifs. Sur leur contenu d’abord. Mais aussi sur la réaction du bouddha. C’est la première fois que celui-ci laisse se dérouler, mieux encourage, un échange oral dépassant le cadre de nos exercices méditatifs.
   Il reprend toutefois la main aussitôt, nous proposant un nouveau travail de méditation marchée. Chacun reprend place dans le dojo et concocte une incursion en lui-même. Avec ce sentiment devenu familier de s’y retrouver comme dans une maison, sa maison. Nous remarquons que cette sensation s’est accrue depuis le début de notre initiation. Nous accordons dorénavant un véritable espace de vie à notre conscience, preuve qu’elle est devenue une réalité à soigner à nos yeux. Il s’agit bien de s’accueillir chez soi en état d’éveil.
   « Laissez d’abord votre esprit aller et venir comme bon lui semble, sans s’arrêter sur rien. Vous reconnaissez là un état de rêverie, d’errance, propre à une balade sans but, sans objet. Vous ressentez la gratuité des choses, comme leur impermanence dans ce monde. Tout va et file sans espoir de retour sur le même, l’identique. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », énonçait Héraclite dès les origines de la philosophie. »
   « Incluez maintenant à cette promenade sans but votre respiration régulière, en imaginant votre présence à la manière d’un instrument de musique qu’il convient d’accorder : trop lâche, la corde flotte et ne délivre aucun son audible ; trop tendue, elle produit une sonorité sèche, contrainte, discordante. Recherchez donc l’harmonie dans la régularité rassurante de votre souffle. Accordez votre propre musique intérieure et laissez-la se dérouler dans le temps, sur un rythme tranquille, apaisant. »
   « Vous vous installez ainsi devant le vaste miroir vide de la conscience qui contient tout, en deçà et au-delà de vous. Vos représentations mentales, émotionnelles, se suspendent, à l’image de chauve-souris venues s’endormir sagement sous le toit d’une grange déserte. Il n’y a plus que vous… et vous ! Et vous demeurez là, installés dans votre corps comme dans un asile tranquille et ouvert sur le monde. Votre regard plane sur un présent intemporel auquel répond votre présence légère. Plus rien n’importe que d’être là, sans attente. Simplement là. »
   Le silence qui suit laisse chacun à son exercice intérieur. Tout est dit et tout reste à faire… sans qu’il n’y ait rien à faire. Clin d’œil gentiment adressé à ceux à qui viendrait l’idée saugrenue de vider l’océan avec un dé à coudre ou de continuer la balade en marchant sur la tête ! Quant à moi, je sens que je me quitte moi-même avec une désinvolture de bon aloi. Une bonne partie de ma petite personne semble s’être absentée, évanouie, me laissant l’esprit libre de toute attache, de toute représentation et de tout souci de… représentation ! Un air d’évasion souffle sur le bonhomme entier. Il n’y a pas à dire, la méditation, ça vous aère les neurones !
   Comment se croire au bout du monde tout en demeurant en soi-même : la solution vient de nous être donnée en quelques indications simples. Nous voilà  devenus de vrais esprits voyageurs flottant comme en état d’apesanteur. La fin de l’exercice voit chaque visage étonné revenir à un semblant de présence où plane encore comme un zeste de doute.
   « Vous venez de pivoter dans la conscience », émet une voix laconique que nous tardons à reconnaître comme celle de notre mentor. « On est encore dans les vapes », résume parfaitement l’ami Tonio qui se remet doucement de l’opération en cours. « Faut qu’la comprenette revienne en douce, camarades ! Y a pas d’urgerie, hein ? quoi t’est-ce ? »
   Le dabe reprend peu à peu possession de son groupe parti en vadrouille. Il nous aime épanouis, Pépère, comme tout initiateur qui soigne son travail : l’exercice a beau friser l’intangible, il lui faut le retour sur investissement qui motive pour la suite. Celle-ci se présente sous la forme d’une proposition d’écoute musicale. Chacun s’allonge à un endroit de la salle et ferme les yeux. Après quelques minutes d’un silence de transition, Sa Zénitude nous demande une disponibilité auditive maximale, sans a priori. « Juste l’entendre », précise-t-il laconiquement, désignant par ce verbe déguisé en substantif l’acte lui-même dans sa pureté originelle.
   « Ne cherchez pas à nommer cette musique, même si elle ne vous est pas étrangère, même si des titres vont sans doute se présenter à vos esprits. Vos repères culturels ne doivent pas faire écran. Faites comme si vous aviez tout oublié. Comme si c’était la première fois que vous l’entendez. »
   Un air d’orchestre retentit sous le plafond du dojo, remplissant l’air de nappes de sonorités lentes, puissantes, aériennes. Chacun est seul avec sa musique, s’autorise à la sentir, à se laisser gagner par elle, tout en cherchant à éliminer toute référence d’orchestre connu, de moment et de lieu d’écoute mémorisé et se rappelant à notre bon souvenir. Exercice aussi difficile que de désapprendre du déjà connu, du repéré, du culturellement acquis. Il faut faire comme si on ne savait pas déjà ! Pas simple, vous avouerez !
   Le bouddha croit bon de compléter sa consigne de départ : « Rappelez-vous notre exercice de contemplation du parc et de sa verdure. Vous avez tenté  d’appréhender des masses de feuillage indistinctes, sans nommer vraiment chaque arbre vu, chaque plante entraperçue. Vous êtes ainsi parvenu à une contemplation sans objet : juste le voir ! Voici juste l’entendre. »
   L’enseignement qui suit va nous en faire voir de toutes les couleurs ! Un méditant qui répond au patronyme de Pierre B demande la parole. Celle-ci lui est accordée sans difficulté par le patron, conformément à son nouvel esprit d’ouverture.
   « Je souhaite rebondir sur la méditation musicale dont nous sortons. Je suis artiste peintre, et ce travail de contemplation me parle beaucoup. J’ai commencé ma carrière en représentant des scènes familiales dans les jardins, les vergers où la couleur verte prédominait dans toutes ses nuances. Mon dessin des choses était figuratif, avec le brin de naïveté qui marque souvent les œuvres de jeunesse. »
   « Puis ma vision des choses et des êtres a évolué, et avec elle ma façon de peindre. Mon trait s’est simplifié et j’ai concentré mon attention sur les couleurs elles-mêmes. J’ai inventé mes propres chromatismes en essayant d’en habiller mes sujets. Je me suis efforcé de sublimer le quotidien par des visions intemporelles. »
   « Insensiblement, je me suis mis à exalter la couleur, à m’enivrer de ses nuances. Ma palette s’est recouverte de couleurs légères, lumineuses, vraies pour moi bien que non réelles. Je me suis livré à des fictions chromatiques que j’ai fini par traiter sous forme de véritables cascades de lumières où la figuration des scènes prenait un rôle secondaire. Je me suis plu à introduire du mystère dans l’apparence visible des choses. On a même dit que je cherchais à représenter une certaine idée du temps perdu, à la manière de mon collègue romancier contemporain Marcel P, passionné par la recherche du temps passé. »
   « Une multitude de chromatismes a toujours habité mon regard intérieur, changeant même parfois avec le temps. Ainsi, il m’est arrivé de retoucher en secret mes toiles une fois exposées au musée. Guettant le passage du gardien d’une salle à l’autre, je sortais de ma poche une minuscule boîte garnie de deux ou trois tubes, et, du bout d’un pinceau, je tentais d’améliorer furtivement, de quelques touches, un détail qui me préoccupait. Et, mon coup fait, je disparaissais, radieux comme un collégien après une inscription vengeresse au tableau noir. »
  Pierre B poursuit : « J’ai utilisé, je crois, tout le spectre disponible des couleurs, à la manière dont un compositeur peut être amené à créer des partitions usant de cascades de notes avec demis et quarts de tons, dans un déluge chromatique similaire. Les couleurs du monde sont illimitées, à l’image de nos sentiments et de nos pensées. La variété de leur appréhension possède une semblable infinité. »
   « Je sens que la contemplation proposée dans ce dojo relève des attitudes à la fois ouvertes et attentionnées propres à l’artiste. »
   Dont acte. 
 

 
 
   Peinture et musique viennent d’enluminer nos esprits méditatifs, et Sa Félicité en semble tout réjoui, ragaillardi presque. Lui qui était obnubilé par la sacro-sainte règle du silence vient semble-t-il de découvrir les mérites d’une souplesse profitable à l’esprit : dans sa malléabilité extrême, ce dernier cherche toujours à s’enrichir de nouveautés, de changements de rythme propres à nourrir ses émotions, matériau de base de ce qui nous fait nous « mouvoir ».


   Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette injonction presque administrée  comme un calmant nécessaire : « Sois raisonnable » ? Avec à chaque fois l’idée qu’il ne fallait pas laisser nos émotions prendre trop de place ! Vieux tic propre à notre Occident sage et raisonneur, suivant la voie de nos penseurs antiques dont l’exemple bimillénaire nous poursuit encore aujourd’hui.

   On se souvient que les Grecs se méfiaient de l’hubris, cet affect de la démesure qui troublait l’ordre social et risquait fort de leur attirer la foudre des dieux. Les savants ont, de nos jours, établi l’origine biologique de ce vaste réservoir d’émotions en chacun, et l’on connaît mieux son empreinte changeante sur nos corps et nos comportements. Que faire de cette grande marmite toujours plus ou moins en état de bouillonnement ? Quel pouvoir avons-nous sur ce mitonnage permanent ?
   La question, évoquée par l’un des méditants, est reprise par les uns et les autres, dans une discussion qui s’annonce aussi ouverte que passionnée. Candido avoue pour sa part être souvent débordé par ses émotions, et donc s’en méfier, à l’image du (proto)type raisonnable décrit au début. « Comment voulez-vous que je reste calme, quand je me sens assailli par la colère, la jalousie ou l’anxiété ? Je sais que c’est toujours un mauvais moment à passer, alors je patiente en attendant la fin de l’épisode, mais sans maîtriser grand-chose ! » On le sent adepte de la méthode Coué, notre Candide !
   « Le climat, l’attitude poétiques me sont d’un grand secours pour nommer, reconnaître et finalement observer mes émotions », lance une voix juvénile derrière moi. C’est Arthur R, le poète de seize ans, qui vient de s’exprimer. Joignant le texte à l’acte, le voici qui déclame avec gravité, l’œil allumé d’une étrange vision :
 
 « Oh ! Ne les faites pas lever, c’est le naufrage…
    Ils surgissent comme des chats giflés
    Ouvrant leurs omoplates, ô rage !
    Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
    Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
    Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
    Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
    Qui vous accrochent l’œil au fond des corridors ! »
    
     « Apprivoiser mes émotions m’est devenu familier au fil de mes écrits : je me plonge dans ce bain dès que les images naissent devant une scène vue, sentie, identifiée. Je prends tout sur moi, comme un photographe de guerre au plus près de l’action : la force émotive surgit d’une vérité crue que je tente de capter puis de  décrire avec les mots du peintre ou de l’anthropologue. J’en ressens toutes les ondes dans mon corps, comme si j’étais à la place de ces émouvants Assis. Comme si je témoignais pour eux ! »
   René G et Charles D, les anthropologues présents, réagissent comme un seul homme à la description puissante de cette expérience, si bien que l’on ne sait plus lequel répond vraiment : « Oui, le corps intervient avec force dans cette drôle d’affaire de l’impulsion émotionnelle : si l’on pouvait placer des capteurs sur le cerveau à ce moment-là, on serait étonné de la réaction enregistrée ! Nos émotions sont comme nos envies : elles ont besoin de trouver une expression, de se sentir exister, dans un premier temps du moins. Alors ça grince fort à l’intérieur de la maison. Et on risque de se laisser emporter purement et simplement par ce flux des passions, sans comprendre ce qui nous arrive, sans trouver de recul. Jusqu’à ce que l’on apprenne à nommer ces mouvements internes, à les repérer, à en saisir le sens. Cela prend du temps, mais permet un jour d’anticiper en assistant à l’orage d’un œil plus extérieur. Comme l’observateur regardant passer un train et se disant : « Tiens voici la peur. Tiens voici la colère, l’angoisse… » On commence alors à vivre plus détaché. En spectateur. »
   Gaston B, en familier des quatre éléments, nous plonge, lui, au cœur d’une métaphore toute météorologique : « Au fond, il conviendrait d’assister à nos états émotifs comme à des passages de formations nuageuses : légers nimbus, bas stratus, cumulus en bulles multiformes, chaque atmosphère a ses particularités. Il en va de même pour notre ciel émotionnel où nos impressions varient à l’infini d’un moment à l’autre. Mais tout cela passe, ne demeure pas : c’est l’impermanence décrite par nos ancêtres stoïciens. Il suffit d’un peu de patience pour assister à ces évolutions sans y rajouter nos propres constructions mentales. Aiguisons donc seulement notre attention à ces phénomènes, sans nous y plonger corps et âme. Demeurons comme des observateurs aussi neutres que possible face à notre météo intime. »
   « Ouais, mais quand ça vous chatouille les tripes, faut bien qu’ça sorte ! », lance l’ami Tonio sur le ton gouailleur qu’on lui connaît bien. « Se laisser aller à dire c’qu on r’sent, ça m’paraît un peu mieux que rien, comme disait mon cher aïeul. Moi, j’aime trop la véritance pour laisser quimper à tout va. Quand on se sent fripé de l’intérieur, vaut encore mieux s’brancher illico su’l’compteur à chavirance que d’négationner en solo », hypothèse-t-il. « Et puis quand je grince de méninges, j’aime bien qu’ça s’sache ! Sinon, j’dessèche sur pied ! » diagnostique-t-il.
   L’argoteur regagne son port d’attache sans moufter, fier comme Artaban. Alors qu’un certain Antoine de La G intervient avec assurance : « J’ai trouvé des similitudes frappantes entre le domaine des émotions et mes recherches sur notre capacité à l’évocation : dès qu’il s’agit d’entrer dans la connaissance des réalités, on ne peut se passer de se faire des représentations, des images, de se parler et de s’entendre dire les choses : en l’occurrence ici, il faut tenter d’appréhender les signes intérieurs qui se présentent à notre conscience avant d’en décoder le sens et, enfin, d’en faire quelque chose. Il est question, là encore, de rentrer dans l’accointance profonde des phénomènes, dans leur intelligence aiguë. Seule différence de taille : ces objets ne sont plus extérieurs à notre vision, mais surgissent du dedans ! Familiarisons-nous avec cette vie intime qui est la nôtre, avant d’y avoir un accès de plus en plus clair. »
   La romancière Simone de B souligne de son côté la nécessité de fouiller le caractère de ses personnages pour mieux croquer leurs attitudes, leurs aventures. « Il y a du psychologue et du policier chez tout romancier qui doit se fondre dans l’identité de ses personnages, percer leur caractère, expliquer leurs comportements à travers les émotions véridiques qu’ils sont amenés à traverser. Il faut proposer une certaine logique au lecteur pour qu’il se coule dans la peau de ses héros ! »
   Enfin, Chet, Pierre B et Jacques T donnent leur avis d’artistes. La musique comme la peinture et le cinéma sont directement porteuses d’émotions, c’est justement leur fonction, leur raison d’être. Les créateurs et les interprètes endossent ce rôle unique : se faire des passeurs de sensations pour un public qui reçoit des signes sans forcément être capable d’interpréter la finesse des codes ou l’intention des artistes. Rude et belle responsabilité d’initiateurs pour les amateurs que nous sommes.
   Et comme pour faire le lien avec l’expérience zen en cours, Pierre B ajoute en se tournant vers notre bouddha : « Le lien que nous établissons ici entre esprit et art peut s’incarner dans cette belle réflexion d’un collègue peintre, Paul Cézanne : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience. » 
   Pour la première fois, tous les méditants déjà connus, identifiés, ont pu prendre la parole dans l’enceinte du dojo. Cela réjouit visiblement le bouddha dont la voix grave énonce clairement : « Et si nous méditions, à présent ? »
   Décidément, il veut toujours avoir de dernier mot, Pépère.     
 
 
 
   « Suspendre les émotions pour mieux les… cerner. Comme pour les prendre à revers. Tel pourrait être l’objet de notre méditation de l’instant. » Le bouddha s’inscrit dans la continuité de nos échanges précédents. « Cela reviendrait à sortir du film de notre vie ordinaire pour en devenir le spectateur curieux, attentif, à la manière du héros de Woody Allen dans La rose pourpre du Caire, celui-ci quittant l’écran pour passer du côté de  la salle de projection. Autrement dit, et pour paraphraser Lewis Carroll : comment passer De l’autre côté du miroir. »
   Les méditant échangent des regards médusés : il en a des références, le maître de l’assise ! Celui-ci poursuit : « Quoi de plus libérant que de voir et de reconnaître pour ce qu’elles sont toutes ces pulsions qui nous habitent et nous mettent en mouvement ? Mais cela exige d’abord une meilleure approche de notre identité physique. Je vous propose donc maintenant un scanner du corps. »
   L’étonnement se lit sur les visages. Que signifie ce langage médical dans un stage de méditation ? On demande à voir ! En tout cas, on peut dire que le dabe possède à merveille l’art incomparable du contre-pied.
   « Etendez-vous confortablement. Vous entrez en contact avec votre respiration, régulièrement, paisiblement. Peu à peu, installez votre attention dans la plante de votre pied gauche. Dirigez l’air inspiré vers ce lieu précis de votre corps. Puis laissez-le remonter avant de l’expirer. Recommencez plusieurs fois en enveloppant cet endroit aussi chaleureusement que possible. Jusqu’à expirer une dernière fois dans votre plante de pied en la laissant se dissoudre… »
   « Portez ensuite votre attention sur vos orteils, l’un après l’autre. Respirez dans chacun d’entre eux tour à tour, avant de les laisser se retirer à la dernière expiration. »
   Et vous remontez ainsi le long du corps en explorant votre jambe, votre genou, vos hanches… l’abdomen, le diaphragme, les membres supérieurs, les épaules, le visage, le crâne… Scrutez, sondez chacun de ces lieux du corps avant de les laisser se dissoudre à votre conscience. Constatez combien chaque point s’est réchauffé à la présence de votre attention. Sentez le flux de la respiration traverser votre morphologie. Prenez simplement conscience de votre unité physique, de votre totalité. Vous savez maintenant scanner votre corps. »
                                          
                                               (A SUIVRE...)
 
 
 

 
 
 



 
 
 



 





 
 
 

 
 
 
 
 

 
 
 
 
 

 
 
 
 
 

 
 
 

 
 

 
 

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