LE CARNAVAL DES MIMES (3)
CHAPITEAU
Il y a un instant, il n’était encore qu’une
silhouette gesticulant là-bas, sur la scène lointaine. Et le voilà niché au
faîte de l’immense toile dressée, tel un magicien surgi du diable vauvert.
Ludion espiègle et diabolique, il violone parmi les dernières rangées des
spectateurs ébahis.
Comment s’est-il posé là, cet oiseau
tonitruant ? Nul ne saurait le dire, tant incongrue est sa présence à cet
endroit. Surprise des renversements, des dédoublements : voilà bien une
présence hors scène, obscène diraient les mauvaises langues. Et pourtant, nul
incident marquant n’est venu interrompre dans sa durée le jeu brillant,
virevoltant, de l’archet sur les cordes. Bien au contraire, soutiendront mille
témoins. Simplement, l’artiste s’est mis en marche, fendant les allées entre
les gradins de l’amphithéâtre de toile. Depuis qu’il a quitté la scène pour
entamer son ascension, la musique qui sourd de son instrument a pris du volume
comme une pâte qui lève. Jusqu’à devenir un immense soufflé qui colonise tout
sur son passage. Jusqu’à saturer l’espace sonore tout entier.
Décuplant ses sonorités, le violoniste
poursuit son dialogue sublime avec la scène perdue loin en bas, bardée d’une
machinerie complexe, aux ordres. En fier capitaine, il salue ses musiciens,
fidèles matelots restés cette fois à quai. Le soliste subtil sait jouer de
l’écho décalé du réenregistrement permanent, délivrant ses volutes sonores
comme le dompteur lance ses fauves à l’assaut des cercles de feu. Il se
dédouble avec gourmandise, ingénieux marin gagnant le large sans vraiment lever
l’ancre. La musique sature à présent le volume imposant du chapiteau.
Se fondant au sein de la foule qui retient son
souffle, le subreptice athlète démultiplie à l’infini l’écho du son qui le
porte, mire sa toute-puissance à l’aune d’un espace patiemment, savamment conquis.
Et continue d’explorer cet espace en le dévorant de son jeu puissant. Nul ne
s’étonnerait de le voir enfin, tel le clown chanté par le poète, crever le plafond
de toile, et puis… rouler dans les étoiles.
La réalité se révèle moins glorieuse, plus
prosaïque. Parvenu au sommet de son effet comme au faîte de la gamme qu’il
honore, le violoniste magicien amorce la sage désescalade qui seule est à même
de le rendre à son statut d’humain retrouvé. Le public apprécie ce geste
d’hommage qui voit le musicien regagner peu à peu la scène dont il est issu. Et
réintégrer sa musique entre les traits assagis des portées ordinaires. Virtuose
oui, manipulateur non.
Au moment d’aborder le misérable plateau de
planches où continuent de s’escrimer ses fidèles compagnons de l’orchestre,
l’homme porte un dernier et langoureux regard à ce chapiteau qui lui est cher.
Et, l’espace d’une sensation, il lui semble percevoir les dernières volutes de
son baignant encore les rangées de spectateurs ébahis, là-haut sur les gradins.
La musique en croisière a déposé ses traces lumineuses sur les visages ravis,
comme sans doute au creux des consciences, touchées par tant d’audace.
Sédentaire
devenu nomade le temps d’une mélodie, visionnaire de lui-même, voyageur comblé
affranchi de son port d’attache, le musicien saisit l’instant béni de sa divine
ubiquité.
BON CHEVAL
Impassible, arborant sa bonne tête d’équidé
placide, le cheval tend son museau avenant à qui veut le flatter. Sa petite
mémoire animale appelle des souvenirs de caresses anciennes enregistrées comme
autant d’agréables gourmandises. Lui, la plus belle conquête de l’homme, se
sent d’emblée remis en confiance. A chaque fois. Ne fait-il pas partie de
l’écume animale ? De son intouchable aristocratie, à l’image du chien et du
chat, ses petits frères de condition ?
C’est oublier un peu vite qu’il représente
avant tout une belle mécanique à satisfaire les envies et caprices du maître
humain qui le tient sous sa férule. L’Histoire devrait pourtant lui avoir
appris le rôle de soldat-bis que son mentor agressif l’a toujours contraint à
assumer durant les conflits armés de toutes les époques. Dieu sait qu’il y a
laissé des poils !...
Il n’est jamais bon, à la longue, de se
retrouver en permanence dans les petits papiers de cette curieuse bête humaine
aux obscures visées. Même s’il se sent mieux loti que la vache, le porc ou la
volaille, animaux plébéiens, démunis de « belles gueules » et que
l’on a vite fait de ne considérer qu’à travers les produits alimentaires
associés. Non, lui le cheval, c’est autre chose ! Il appartient à cette
aristocratie racée que l’homme reconnaît et promeut, comme propre à satisfaire
les valeurs esthétiques dont il aime se vanter.
Mais qu’il y prenne garde, les arrière-pensées
ne sont jamais loin dans la tête du grand manitou. Que sait-il, lui, pauvre
équidé, des projets échafaudés dans ses méninges tortueuses ?...
Voilà qu’on l’entraîne à fond, qu’on le
drogue, qu’on le cravache à mort pour franchir le premier des poteaux d’arrivée
illusoires. Qu’on le prend pour un animal savant capable de se mouvoir au
rythme imposé par une musique obligée, ou aux ordres d’un dressage millimétré.
Et qui dit qu’en noble serviteur il ne sera pas un jour tout bonnement licencié
comme un malpropre ? Sans réel souci pour les services rendus.
Sait-il, en bon cheval qu’il est, qu’il
bénéficie depuis peu d’une déclaration universelle de ses droits ? Qu’il
est passé du statut de bien meuble à celui d’être vivant doté de
sensibilité ? Ce qui devrait faire bouger les lignes, et lui valoir au
moins d’échapper aux abominables bouffeurs de carne rabelaisienne ! Ce
serait le moindre égard à lui accorder, à lui qui embellit tant nos
paysages !
Non décidément, si l’homme a décidé un jour de
l’enfourcher pour franchir les vastes espaces, il n’y est pour rien. Il n’a
rien demandé, lui l’animal solitaire et flegmatique.
Et ne souhaite au fond que continuer à battre
la campagne en toute liberté. Et saisir, de temps à autre, une lueur
d’affection complice dans un regard d’enfant.
TUEUR DES MERS
Sorcellerie sur la matière et rappel des
origines de la pangée. Un septième continent se meut au gré des courants marins
qui dérivent. Nous n’en finissons plus d’envoyer nos bouteilles à la mer. De
drôles de bouteilles en exil flottant, saturées de messages mortels. Curieux
signes que ces sachets de courses, godasses, casques de chantiers, flacons
d’ambre solaire à huiler les océans… et quoi encore ?!
Débris, déchets, détritus de toutes origines surnagent,
ondulent à l’eau libre, sur la plus grande décharge du monde. Dans une mer
épuisée, aux nœuds des courants. Sur trente mètres de profondeur, un continent
de plastique. Sacs, bidons, flacons de toutes marques et couleurs, estampillés
dans toutes les langues. Le globe terrestre se mue en égout des humains, dans
des eaux lointaines, solitaires, invisibles à nos aveuglements : cela
existe-t-il ?... Le plastique ronge le plancton qui l’ingère. C’est comme
si chacun se lavait les mains dans cette gadoue de plastoc. A qui ces coquilles
d’œufs, ces écorces de melons, ces capotes et bouts de pain, os de poulets,
épluchures exsudant leur essence, leurs effluves ? Faudrait-il passer les
menottes à l’humanité entière ? Culpabilités exponentielles.
Bactéries, virus, toxines s’accumulent à cœur
joie dans les organismes. Poissons intersexués, baleines bleues lentement
empoisonnées, tortues centenaires étouffées par des emballages plastiques qui
ont servi quelques minutes. Mer ou polymère ? Installation ? Land Art,
Ocean Art ? Pierre, bois, acier s’usent. Eternel, mimétique en diable, le
plastique n’en finit pas de contrefaire. Jeune quinquagénaire à l’aspect fourbe
de diamant populaire.
Ce septième continent est une gigantesque
œuvre associative, créée par tous, même ceux qui n’ont jamais mis les pieds
dans un musée. Des myriades de sacs à base de pétrole et de gaz naturel
s’envolent au gré d’une légère brise vers les fleuves, les ports, les docks et
égouts pluviaux. Ciels, mondes souterrains, terre et mer, espace naturel et
social se donnent la main pour offrir leurs étendues à la circulation de ces
déchets flottants expulsés par l’humain. Et qui ne manqueront pas de lui peser
bientôt sur l’estomac sous la forme de micro-organismes pathogènes. Retour à
l’envoyeur pour une nécrose qui s’organise en cycle corrompu.
Comment de multiples et minuscules gestes
répétés chaque jour ont-ils le pouvoir de changer le flux du grand bain de
l’Histoire ? La puissance de la métaphore s’impose naturellement.
Imaginons, à l’instar des nettoyeurs de rivières, l’immense pantomime résultant
des actions assemblées, coordonnées, de millions de débarbouilleurs des mers.
L’avenir s’en trouverait-il modifié pour autant ? Peut-être, mais à la
condition expresse que se tarisse, en amont, le flux ininterrompu des rejets.
Rien ne se perd rien ne se crée : logique imparable des lois naturelles.
Que les consciences s’éveillent enfin au tri indispensable des monceaux
d’informations qui les envahissent ! Pour ne garder que les plus utiles à
nos existences enfin allégées du trop plein et accessibles au meilleur.
Le pire n’est jamais sûr. Mais le meilleur
n’empêche pas le soleil du Pacifique de se lever sur une surface vitrifiée,
irisant la lumière dans une variété de couleurs hallucinantes. Est-il si fou
d’imaginer que ces traces plastiques nous auront survécu, dans quelques
millions d’années ? Et que nous continuerons de verser nos larmes salines
sur l’océan de nos origines.
Message toxique et amer adressé au futur.
LAPSUS
Il joue gros et il le sait. Son public le
sait. Chacun sait que l’autre sait. Jeu d’images bloqué à deux coups lisibles.
Comme dans ces dispositifs ingénieux de miroirs reflétant votre image à
l’infini.
La mécanique oratoire est réglée au millimètre.
Le discours veut sonner haut et fort. Mais ses accents tinteront-ils
juste ? Huilée, rôdée, la belle machine se met en route, entre arguments
logiques et affirmations soigneusement pesées. Le discours déroule, la voix
martèle, rassurante, comme égrenant les modulations d’un conte pour enfants
sages. Alors le prince… Puisqu’on vous le dit.
Le raisonnement se tient, allume des échos de déjà, ponctue par des encore, appelle des toujours. On imagine bien l’auditoire bercé somnolant, comme
anesthésié, enjôlé, enrôlé, prêt à signer. C’est dans la poche.
La vigilance s’endort, apaisée par la petite
musique de la voix désormais familière. Dormez braves gens, rien ne vous menace !
Moment de tous les dangers, pourtant, que celui où le camp s’assoupit, veillé
par la seule sentinelle voûtée au coin du feu. L’ennemi rôde, embusqué. Il a la
tête du lapsus prêt à enfourcher la première langue qui passe.
L’orateur choisit – lui ? l’autre en
lui ? son inconscient ? – la sortie d’une phrase ciselée au couteau –
ou ronflante à souhait ? – pour y instiller malgré lui – à l’insu de son
plein gré – une petite note discordante. Un mot pris pour un autre, deux
syllabes qui se percutent, un jeu de voyelles qui se chevauchent, un
chuintement discordant… et c’est l’accident. L’implosion brusque. Un excès de
confiance vient de trahir le beau parleur attendu au coin du bois. Du dit,
prononcé, articulé devant témoins, il ne pourra plus s’exonérer. On la lui
ressortira.
Au jeu de la perfection cherchée, revendiquée,
affichée, la moindre erreur est fatale. Et s’érige aussitôt en contre-modèle.
En image de ce qu’il ne fallait pas faire, pas dire. Le malgré soi énoncé,
pensé si fort, prend soudain la force obscure d’on ne sait quelle intention
secrète, inavouée. Voilà que l’envie cachée, trahie, fait irruption dans un
monde qui se rêvait pur, sans faute. Moralement irréprochable. L’homme public a
fauté en public, en direct, sur son terrain d’élection. Et c’est tout son
discours, sa bonne foi, et jusqu’à son personnage qui en sont entachés.
Durablement.
Bousculé à bas de son piédestal, il imagine
déjà les sarcasmes dans la presse du lendemain. La petite phrase moquée,
commentée, triturée. Comme l’aveu public de sa faute. La trace de sa faiblesse
à jamais établie. Echec irréversible pour le tenant avoué du sans-faute. Il
s’est laissé conquérir par l’erreur. Le champion est désormais celui des
glissades sémantiques et jeux verbomoteurs de l’inconscient.
Un interprète peut-il être constamment
génial ? La question le hantera sans doute désormais : celle de ce
point qui tourne autour de la fidélité à la source. Et des obstacles à surmonter
pour y parvenir. Le malheureux orateur vient de saisir l’enjeu de son dérapage
dans une forme de servilité à la complaisance, cette obligation de plaire à
tout prix à un public assimilé à une clientèle. Son adhésion plus ou moins consciente
au formatage du parleur narcissique, en quête de perfection, lui a fait perdre
les pédales. La belle mécanique s’est enrayée, omettant les fondamentaux du
fond au profit des écumes de la forme. Dans l’ombre de la passion forcenée pour
le talent se profile l’exigence oubliée d’un fond de vérité. Rude mais
nécessaire leçon.
Le langage tue. Ou fait évoluer vers des
mondes neufs
CYBORG
Une escouade de petits robots sympathiques, aux
yeux clignotants, passent entre les tables, prennent les commandes et servent
des plateaux à des enfants émoustillés et conquis. Ceux-ci seront-ils un jour,
devenus adultes, traités comme des ennemis par ces intelligences artificielles
devenues supérieures ? Demain, le posthumain.
Bardé d’un exosquelette anecdotique, le robot
explore la jonction du cybernétique et de l’organique. Vainement. L’humain se
mue en crustacé version homard. De quel désir le cyborg est-il porteur ?
Celui d’une invulnérabilité rêvée, fantasmée. Etre le produit d’une fabrication
programmée, c’est s’arracher au déterminisme. S’abstraire de la chair mène à
l’obsession de la prothèse. C’est l’abandon du sujet en échange des facéties
toutes neuves du pantin-cyborg. Le robot de science-fiction ouvre la voie à
l’homme présumé parfait, vivant sur le mode de l’autocentration.
Rêve d’immortalité contre affirmation de la
pensée. Face à l’expression d’une conscience se dresse le désir fou d’échapper
à la décomposition qu’implique notre état charnel. Esprit et corps, deux
espaces distincts. D’où surgit l’idée folle : « télécharger »
l’esprit d’un corps à l’autre. Vieille lune d’apprenti sorcier. Dissocier
existence et pensée, antique défi philosophique.
Où siège l’humanité ? Dans le regard.
Dans ces deux yeux aptes à capter comme à offrir l’empathie. Regard, résultat
d’une histoire unique. Seul l’être humain peut se targuer d’être porté par un récit.
Son inscription dans un temps vécu, c’est sa singularité. Sa force et sa
fragilité. L’œil qui pleure signera toujours l’émotion qui passe.
La dimension de notre salut d’humain s’inscrit
dans l’émotion. La pensée apparaît avec la conscience d’une déchirure. Exit le
vieux rêve cybernétique : télécharger son disque dur dans un autre corps.
Penser sans être, transvaser l’intelligence d’un corps à l’autre et gommer la
différence entre cerveau et conscience ?... La pensée peut-elle se réduire
à du câblage ?
L’immortalité nous priverait du désir. Pour
une vie sans joie, sans finalité. Perfectionnisme mortifère. Alors retour à
notre incomplétude, celle qui nous balade d’une souffrance à un ennui. Désirer
ne plus désirer… aller vers l’extinction du désir ? Gageons que
l’humanoïde accompli ne s’encombrerait jamais de ces problèmes qui nous sont
chers.
Mais notre mémoire nous sauve, la mémoire de
notre histoire, la composition du récit qui nous porte. Un livre, c’est une
pensée qui survit à qui lui donne le jour. Un fameux réservoir d’émotions
aussi ! Comme la philosophie, la littérature est gage que l’homme n’est
pas simplifiable à ce prototype auquel la technologie serait tentée de le
réduire.
Notre plasticité rebelle est la voie du salut
pour résister à la fascination robotique. Paradoxe ! C’est dans la
vulnérabilité charnelle que réside notre capacité de résistance singulière à la
cybernétique aux aguets.
Le corps a encore et toujours son mot à dire.
PRESIDENT
Sa silhouette s’est figée quelques instants
sur le perron de son palais. Comme pour prendre la pause, immobiliser l’instant.
Et défier l’éternité. Il n’a pas le profil d’un prince. Le petit homme affable
et lisse évoque davantage l’allure du bureaucrate assidu, compétent, que celle
du chef d’état solide, sûr de lui, à laquelle on s’attendrait. Le corps a ses
mystères que l’épreuve du réel se charge de mettre à nu.
Il s’exprime avec une éloquence posée, sur un
ton poli. On sent un verbe attentif, aimable. Une gentillesse franche,
spontanée, affleure de son discours, teintée d’un réel humanisme, d’un regard
tendre sur la vie. L’homme est réservé, mesuré, pudique.
Le style de personne que l’on apprécie
d’emblée. Dans un réflexe de sympathie, de fraternité. Sans arrière-pensée. Son
physique respire une confiance bonhomme, à recevoir comme à donner. Le débit et
le volume apaisés de son discours, les mots choisis, disent la compétence
appliquée, le projet construit, affirmé, le désir d’action dans la durée.
Oui mais voilà. A la moitié de son mandat, le
président est en échec. Ou plutôt le pays qu’il dirige. Enfin les deux, puisque
leur sort est lié. Et puis, le peuple n’a jamais que les dirigeants qu’il
mérite. Antique récit que celui des liens entre le prince et son peuple.
Lorsqu’un homme fait naufrage et échoue sur le rivage d’une île inconnue, que
les habitants lui trouvent une ressemblance physique troublante avec leur
souverain égaré, ils décrètent ex abrupto qu’ils viennent de retrouver ce souverain.
Que faire ? Accepter la couronne, ou leur avouer : vous faites
erreur ? Pourtant, le peuple sait bien, d’instinct, qu’être roi, c’est
être pris pour… un roi ! La royauté est un attribut dérisoire qui ne
réside pas dans la chose en soi, mais dans le regard qui se pose sur elle.
Implacable jeu des miroirs.
« Ce n’est pas facile », répète le
regard triste, accablé, du Président. Il l’avoue aussi verbalement. Du ton de
celui qui n’a visiblement pas saisi toute l’ampleur de la tâche avant de s’y
lancer. Il en a pourtant rêvé des habits de sa fonction ! Il s’y est
souvent vu. Un vieux rêve d’enfant, on imagine. Et puis la fiction est devenue
réalité. Et la réalité cauchemar.
Lui seul sans doute a la capacité d’évaluer
son drame à l’aune de son propre rapport à lui-même, à sa propre histoire, à
ses ressources personnelles. Sa doublure précédente de candidat à l’élection souhaita,
annonça, afficha un rapport normal à ses concitoyens. Et à sa fonction, telle
qu’il l’envisageait, l’espérait, y collait déjà de toute sa personne.
Mais son récit personnel – son karma ? –
a rattrapé le velléitaire. Implacable, la mission a rejeté l’homme, lui
délivrant au passage une vérité première : s’afficher dans une normalité,
c’était le meilleur moyen de passer inaperçu, mal perçu donc. Or la fonction
exige la visibilité. Pour un sans-faute assumé. Il en est resté bloqué à ce
point où on ne laisse rien échapper de soi. Où on demeure dans l’indéterminé,
le malentendu. Jusqu’à ce tournant, peut-être, où on ne s’autorise plus à
éprouver d’affects pour les autres. Ne plus rien lâcher de soi qui puisse
faire l’objet d’un récit construit dans le temps. Le piège se referme.
L’homme a atteint ce point de rupture entre
corps intime et corps social. Le lieu mimétique de l’impuissance et du déni.
Rejeté par le peuple qui l’a élu – et qui ne le reconnaît plus – le prince est
nu.
AIR CONNU
Un frisson
court le long de l’échine. Ouvrir un livre nouveau, c’est baptiser un monde qui
se lève. Titre, quatrième de couverture, page de garde, dédicace, tout a le
goût de l’inédit et prête à signe. On se met en passe d’arpenter pour
nous-mêmes le chemin créé par l’auteur. Prêts à déchiffrer les terres vierges
d’un imaginaire unique, d’un récit aux allures primitives. Tout porte à œil
neuf. Nous sommes en partance.
Au fil de la lecture, le rythme s’installe,
l’esprit déchiffre, l’émotion se pique. Un univers se crée. Et puis l’inconnu
supposé se met à révéler des zones troubles, fait briller des lacunes en forme
de doute. Un écho, faible encore, se lève en marge du récit. Inattendu et
pourtant familier, comme l’air d’une petite musique connue qui se lève au loin.
A l’image des lignes d’un paysage où pointent déjà quelques repères coutumiers.
Un mot allume les feux de la mémoire, puis un autre, un troisième suit de peu.
Chacun se pose en trace, s’affirme en témoin. Et c’est bientôt toute une phrase
qui éveille l’attention, prend les couleurs d’un souvenir reconnu. D’un
ressouvenir connu.
La trame de fond qui maille notre esprit
allume de petits clignotants sur le tableau de bord de nos sensations. Puis ce
sont des situations entières qui surgissent de l’écume de nos lieux de mémoire,
en bordure de conscience. Multiples souvenirs-traces qui viennent en percuter
d’autres jaillissant à leur tour du magma neuronal. Nous suivions un sentier
dont la virginité s’avère soudain relative. Déception devant l’illusion qui
s’avoue ou accalmie rassurante du retour au même ? Les impressions se
mêlent, se dédoublent en anamorphoses mouvantes.
Le récit multiplie les repères connus. Là où
nous croyions saisir du neuf, c’est le familier qui pointe son nez. L’histoire
recompose les pièces d’un puzzle, s’habille de références. Les petits points
ont grossi jusqu’à se poser aux frontières de domaines identifiés. Passé et
présent s’entrechoquent dans une sarabande qui nous abasourdit. Nos souvenirs
se réveillent, comme une porte s’entrouvre sur le flot de lueur s’engouffrant
dans l’angle aigu d’une chambre obscure.
Nous découvrons soudain que nous avons déjà lu
ce livre. Nous n’avons fait que le rechoisir. Par goût, enthousiasme,
adhésion ? Inattention ? Notre trop pleine présence à son récit se
détache dans l’ombre de l’absence qui nous a fait oublier sa première lecture. Les
traces d’une page cornée, une biffure discrète dans la marge, une annotation
peut-être, viennent nous confirmer que ce livre nous est passé par les mains. Et
par l’esprit. Mais dans une vie antérieure à notre mémoire vive, peut-être.
Dans cette pliure du temps où se rejoignent mémoire vive et mémoire
morte ?
La mémoire se joue du temps, le défie, le
contourne. Modèle et sélectionne nos oublis, temporaires ou définitifs.
Connaissance ou reconnaissance ? A l’image d’auteurs écrivant et
réécrivant sans cesse le même livre, nous nous plaisons – jusqu’à ne plus les
identifier – aux ritournelles des éternels retours.
Séduction familière des airs connus.
JOURNALEUX
Il apparaît et tout est déjà dit. Aucune
information n’échappe à sa complaisance. Grâce à lui, la vraie parution
sérieuse s’absente au profit de l’apparition trompeuse. Complet léger sur
chemise ouverte, légère barbe de deux jours, œil complice et ton voracement
suave, il surjoue l’image lisse du gendre parfait. Celle qui plaît au
téléspectateur moyen ciblé par la chaîne à grands coups de sondages.
Phagocytant d’emblée son public, le voilà dans la peau de ce joueur de flûte
oriental expert à faire ondoyer le serpent à sonnettes des illusions en lui
serinant de sirupeuses promesses. Sur le pavé, il excellerait dans le rôle du
souteneur vantant la qualité de sa marchandise.
La chaîne a délivré ses directives : se
démarquer à tout prix de la concurrence. Faire émerger l’image unique de la
Maison, grâce à l’esprit… maison. Tout est dans l’emballage. Audience et
audimat avant tout. Il faut plaire. De cette séduction séductrice, experte à
occulter toute construction vraiment… séduisante. L’habit du verbe pour
anesthésier l’information en lui donnant des airs de fiction. Comme la manière
parfois sait tuer l’objet.
Faits divers, nouvelles tragiques du monde,
exploits sportifs, carnet mondain, il déballe l’ensemble sur le même ton
doucereux de la confidence. Tout prend allure de petit potin. A peine dit, déjà
enfoui. En digne échotier, il a étudié les tournures à la mode, s’est imprégné
des tics en cours, ressort comme des pains chauds les expressions en vogue. Les
on dit, on s’est laissé dire du
moment. Foin du contenu, il est dans le ton.
Pourtant, il n’atteint pas le comble :
celui concocté par ses collègues, les commentateurs sportifs, rois incontestés
de la coulisse pipée et de l’interview machiste. « On peut être une grande
championne et rester jolie aussi », claironne l’un. « Deux Français
sur le podium ! Ne boudons pas notre plaisir, on n’avait pas vu ça depuis
longtemps », susurre l’autre. Lentement, insidieusement, l’information
cède la place à la communication. Neutralité contre complaisance. Egocentrisme,
outrecuidance et chauvinisme plombent les scènes sportives, comme autant de
lieux d’expression d’un mimétisme éhonté. « Effet-miroir de la télé,
suis-je le plus beau ? », semble clamer à tout bout de champ
l’hystérique journaleux, appuyé – il le sait et il en joue – par des milliers
de regards ravis de lui donner carte blanche. Qu’il est dur, décidément, de
vanter des clampins passant leur temps à pédaler ou les grands gamins en short
poussant fiévreusement un ballon devant eux ! Comment ne pas en ressortir
bas de plafond, le QI en berne ? Et puis l’orgueil national en
demeure-t-il indemne pour autant ?
Du pain et des jeux pour les gueux… On n’en
sort pas. Et ne comptons pas sur la collègue de la météo pour rattraper la
sauce. La voilà justement, robe kitsch et sourire mielleux, prête à nous vendre
du cumulus et du strato-nimbus, comme l’épicier ses melons. Son corps moulé
ondule sournoisement devant la carte du jour. Las, son chemisier jaune citron
élude le théâtre des opérations. Amalgame ses propres formes et couleurs avec
les zones de perturbation qu’elle prétend mettre en exergue. Fâcheuse confusion
des géographies : c’est elle la vraie perturbatrice !
Ses mains proprettes caressent la carte dans
le sens du vent. La voix enjôleuse nous vend de la vigilance orange au prix de
l’anticyclone salvateur. Dormez braves gens ! Rien ne vous menace… mais
restez prudents quand même ! Tout en elle respire l’empathie surfaite, la
fausse obligeance travaillée.
Et lorsqu’elle s’éclipse enfin, vraie face de
lune qui se mire, le contenu présumé de son bulletin s’évapore avec elle,
abandonnant le spectateur éberlué à la vision onctueuse d’une chimère coloré. Au jeu
des dupes, la surface du ciel est toujours étale.
VERTIGES
Une simple page blanche. Surface lisse sans
aspérité visible. Les fibres délicates accrochent la pointe du stylet. Doux et
problématique survol d’une surface vierge. L’éclat du blanc ouvre des horizons
mouvants. L’espace colonise l’esprit jusqu’au vertige. Espace à courir :
mais quand partir ? On envie secrètement l’élan glissé, métronomique, du
patineur laissant filer de droite et de gauche ses jambes fuselées, chahuté par
les flux centrifuges qui le déportent hors de l’anneau de glace cent fois
redessiné. Singulier mouvement des jambes qui se croisent, lâchant et retenant
à la fois la course millimétrée à l’intérieur de l’ellipse parfaite. Miracle
des équilibres.
Page blanche. De l’horizon fluide à la
muraille lisse flotte un parfum d’évasion. Le support gagne la verticalité, se
fait pan de glace arpenté par le piolet-stylet d’un alpiniste fou. Insecte
dérisoire muni de pattes adhésives à marcher tête en bas. Pattes noires sur
page blanche. Ecran de cinéma muet peuplé de spectres agités par nos
imaginaires convulsifs. Drap de lit aux senteurs champêtres d’où le dormeur
éveillé puise des rêves sans fond.
Vertige de l’étendue blanche. Alors, changer
de lieu, d’angle, de sujet ? Non, la page est là qui nous fixe. On la
regarde autant qu’elle nous attend. Elle est là qui accueille tout. Evocations,
désir, renoncement. Ratures, repentirs, trouvailles. Marcher, parcourir,
rouler. Penser. Invite à se lancer dans le vide, sans garde-fou. A oser.
Il faudrait entrer dans cet océan comme on va
à la plage. Happer les métamorphoses en passant : l’homme deviendrait
canard, poisson, voilier. Légèreté des nuages et pulsion des marées. La page
prend des couleurs. Même fragiles, quelques certitudes ouvrent des espaces
secrets. Nos vies minuscules sont un pied de nez à l’épaisseur de la feuille.
Timidement, une fine goutte d’encre vient teinter le verre d’eau proche. En
attente d’aquarelles diaphanes.
Pourtant la volonté de bien faire se trouve
aspirée par le désir de trop bien faire. Comme si tout se suspendait soudain,
s’annulait, se dissolvait dans une attente trop forte, exclusive. La forme
anticipée d’un opus idéal nous glace jusqu’au sang. La barre est mise très
haut : il nous faudrait écrire une œuvre magnifique, incomparable. Serions-nous
à la hauteur de la mission que nous nous fixons ?... La crainte d’échouer
bloque l’inspiration, annule les énergies, suscite une vraie paralysie.
La page blanche, c’est aussi l’expérience d’une
solitude à affronter. Nous voilà seuls face à un miroir, page ou écran, qui
nous renvoie notre propre image. Et puis, sans prévenir, ce pas de côté :
nous voici transportés dans un paysage aux topographies familières dont nous
tirons soudain une phrase insolite. Un haïku providentiel nous souffle une
petite musique intérieure qui s’élève, s’impose. Prend voix. Elle a l’allure
d’une conversation de moi à l’autre, de moi à moi. Eveil subtil d’un mouvement
intérieur face à un paysage reconnu. Une exploration devient possible.
La mélodie lointaine – et pourtant toujours
proche – de récits parcourus et restés tapis dans l’ombre de la conscience, se
lève, prête à formuler des allusions, opérer des croisements, alimenter les
rêves. Nous ne sommes plus seuls. Petites taches noires sur des milliers de
pages lues, les mots remémorés font émerger en nous tout un univers de sons, de
couleurs, d’odeurs. D’émotions, de souvenirs, d’attentes. Une immense
bibliothèque invisible apparaît soudain devant nous.
Le voile d’autocensure se dissipe comme le
ferait une brume tenace percée à jour par un soleil bientôt révélé. Jusqu’à
laisser résonner un drôle d’écho où nous reconnaissons, émus, les accents
singuliers de notre propre voix.
ORCHESTRE DE PAPIER
Contre le pouvoir aveugle des gangs armés, la
seule gamme de sept notes et ses jeux musicaux associés. Contre l’idée d’élite,
la confection de centaines d’instruments fictifs. En papier, carton, aluminium.
Avec les moyens du bord. Face à la terreur, la musique et ses valeurs :
discipline, travail, écoute, responsabilité. Intégration contre exclusion.
SISTEMA donne le ton.
Pour de faux, les instruments de papier. Pour
de vrai, ce qu’on en tire, ce qu’on en apprend et qui fait grandir. De la
fiction naît le réel. La fraternité sublime d’un chœur enfantin a quelque chose
de l’odeur d’un feu de bois sous la lune.
Raconter, lire le monde, c’est le lot commun à
tous les enfants. Le chanter, à portée de chœur, voilà pour eux un moment rare
et pourtant vital. Avec, en filigrane, cette question : en quoi la musique
leur parle-t-elle déjà, alors qu’elle ne dit rien ? Et très vite
l’approche d’une géniale exception : la musique est le seul art qui
invente, fabrique ses matériaux. Sur fond de jeu social. Le chœur et
l’orchestre, puissances tranquilles des harmonies collectives.
Mais il arrive que l’excès de raison tue la
joie dans l’œuf. Pour un enfant de six ans, la taille et le poids de
l’instrument figurent la perfection qui touche à la performance musicale. Le
parfait est-il cette barre mise à hauteur d’adulte ? Comment s’identifier
à un instrument plus grand que vous, que votre propre corps ? Il faut
apprendre au regard à suppléer l’oreille : l’image musicale parle aux yeux
d’abord. Le sentiment du silence – expression du sacré musical – ouvre la voie
au plus noble des sons. L’attente crée le désir.
Mais à ce stade, pas de son produit extérieur
à soi : et pas encore de crainte, d’intimidation. L’enfant est libre de se
consumer à d’autres jeux : imiter, faire croire, imaginer, c’est encore et
toujours s’amuser. Le monde est aussi un code à déchiffrer, une partition à
enchanter. A ce jeu des intelligences, aucun illettré à redouter à l’horizon du
futur adulte.
Tambourins, claves, cordes, vents,
caisses-violons et archets-bâtons se dessinent, se découpent, se décorent, se
colorent, s’approprient. Se manipulent sur le mode ludique de la récréation
musicale. Se muant ex abrupto en drôles d’outils pour orchestre rythmique ou
groupe choral discipliné. Au plus grand plaisir du public des bambins réceptifs
aux mille subterfuges du jeu.
Aux délices de l’exploration enjouée, ni
réussite ni échec, mais une participation qui vaut récompense. Fierté,
confiance en soi : l’art naît là d’une majorité à l’intention d’une
majorité. Foin de l’élite ! Haussons les exigences. Petits chansonnards ou
vrais classiques, on ose fréquenter les compositeurs qui nous parlent.
Et un beau jour, passé à l’âge du concert – le
vrai – l’enfant de sept ans lance goguenard : mais c’est idiot de jouer
avec des instruments qui ne produisent pas de son ! La suite, logique, va
lui souffler ce qu’est une ronde, une noire, une croche… et d’où vient la magie
du son que l’on construit patiemment. Ensemble. La récréation se fait lentement
création, la ludophonie harmonie. La musique pour tous est en marche.
L’orchestre de papier ouvre ses clés de
lecture uniques. Pour tutoyer le meilleur du monde sensible.
BURLESQUE
Un petit homme s’agite dans la fureur des villes
naissantes. Temps suspendu au passage pour piétons. Un groupe de quidams
attroupés en bloc compact fait face à la rue. Métaphore de la rivalité des
coureurs alignés sur une ligne de départ sans cesse réinventée, repoussée. La
vie, course à l’infini sans réel pourquoi.
Le petit homme n’attend pas le signal qui
autorise et libère. Il a sa propre ligne d’horizon. Son temps intérieur n’est
pas le même que celui, officiel, fixé par les contraintes urbaines. Le voilà
parti, bille en tête et nez dans les étoiles, pour une expédition hasardeuse de
l’autre côté de la rue. De l’autre côté du monde. D’un coup de sifflet, l’agent
posté aux feux le rappelle à l’ordre, à la loi, au retour repentant dans le
groupe toujours à l’affût. Volte-face du vagabond qui doit affronter un soudain
démarrage du groupe obéissant au signal. Celui-ci l’avale tout cru, l’emballe,
le phagocyte dans une chorégraphie brouillonne dont les mouvements de foule ont
le secret. Mais le miracle opère : l’homme réussit à regagner en solitaire
le bord premier, tandis que les autres sont déjà passés. Retour aux origines
permises. Le voilà seul, prêt à affronter un second round de passage.
Face à lui, de l’autre côté, un nouvel essaim
de piétons qui s’élance au signal, dans l’autre sens… et l’absorbe malgré lui
en plein milieu de la rue. Emporté à reculons par la foule, sans espoir de
retour. Et le petit homme se retrouve… à son point de départ initial ! Le
gag a fait long feu. Mais ne clôt pas pour autant l’infernale orchestration des
hantises urbaines.
Quel instrument d’observation ou de mesure
saurait rendre compte des itinéraires fous tracés au cœur de nos villes ?
Allure, détours, retours, contournements, hésitations, ruptures, arrêts,
ajournements, oublis… Nos corps urbanisés épousent à leur insu des topographies
complexes, fruits de la rencontre des contraintes objectives avec leurs propres
intentions. Le résultat tient de la nécessité teintée d’une dose variable de
hasard. Obscurs effets des lois de la cité.
Une caméra miniature embarquée rendrait un
compte impartial de ces virées délirantes qui nous voient imiter au quotidien
la course aveugle des fourmis. On y assisterait sans doute à la dévoration
muette, obstinée, de l’espace avalé en un rien de temps, au rythme du pas
nerveux, machinal, qu’habitent nos projets, nos routines. Qu’en resterait-il de
mémorable, de remarquable ? Peu, sans doute.
Il faudrait y mêler le regard lent, appliqué, fureteur,
du romancier ou du cinéaste, pour y repérer anecdotes savoureuses, faits
loufoques, actes manqués, menues aventures aux allures familières ou insolites.
Tant la distance d’un regard neutre, apte à s’enchanter, est sans doute seule
capable de surplomber l’enchaînement incertain de nos menues taquineries
citadines. Et d’en esquisser les contours parfois burlesques.
Plongés, souvent sans le savoir, au cœur de
l’absurde, nous sommes tous le petit homme du carrefour.
MINIATURES
Soldats, canons, place forte. Tout semble vrai
sur ce champ de bataille pourtant improvisé. Mais qui joue vraiment à la
guerre ? Ces figurines anonymes grisées qui gisent, comme déjà mortes,
figées dans leur matériau plombé aux reflets sombres, incertains ? Elles
appellent les doigts d’un enfant qui joue. Capturent déjà son regard enfiévré
d’images. Dans un espace sans repère net, dont seuls les personnages minuscules
donnent l’échelle supposée : une mise en scène à grand spectacle mimée sur
le premier coin de table venu. A la frontière du réel et du fantasme,
l’ambiguïté fleurit, nourrit l’évocation, redonne corps à la matière du
souvenir. Que de pouvoirs accordés à de simples soldats de plomb !
Des scènes d’enfance sans cesse revues et
corrigées activent ce curieux livre d’Histoire. Sur la page vierge du jour,
chacun peut mettre en scène son histoire, celle qui l’habite. Comme il
l’entend. Cartes, citations, récits de bravoure et figurines héroïques s’agitent
dans un travail de trompe l’œil qui crée l’illusion de la chair vivante sur un
terrain aux topographies rendues crédibles. Les discours réalistes du petit
joueur brassent carton-pâte et leurres plastiques dans un simulacre où s’allume
un florilège de représentations vraisemblables. Auxquelles son esprit fantasque
se plaît à adhérer.
En arrière-fond du réel se glissent peu à peu
des lambeaux d’apparences propres à célébrer le mythe, du moins le temps du
divertissement. Une joie ludique enlumine le visage au gré des comme si, des on
dirait, qui épousent la fable. Sous nos yeux de témoins attendris, le véridique
dévore allègrement le réel, le vraisemblable ouvre des ivresses à n’en plus
finir. Funèbre, le mortel s’est mis en état d’affabulation, comme l’animal
s’endort en état d’hibernation. Paisiblement, sans en avoir l’air.
Au théâtre de l’intime, le trop plein narratif
sait nourrir les imaginaires, malaxant gaiement le matériau toujours mouvant de
nos visions intérieures. Une fois le réel escamoté, son reflet demeure. Sa
trace forme une frontière qui s’assouplit au gré des mille travaux de la
mémoire, prête à reconstruire, enjoliver, romancer. Mannequins, poupées,
automates et santons divers fascinent les univers enfantins à la manière dont
les personnages de romans sauront coloniser les esprits adultes. Dont le cinéma
détournera l’angoisse du spectateur vers les mystères du hors champ. Dont le
théâtre figurera pour nous la variété des caractères humains. Dont la poésie
nous confiera le secret de la musique des mots.
Lieu d’une confusion gourmande, le
travestissement ludique appelle la parodie. Et s’il nous venait brusquement
l’envie de faire hennir le chien ? Ou aboyer le cheval ? Nul doute
que dans l’instant tous les chiens henniraient, les chevaux aboieraient !
Jeu de retournement des miroirs. De la récréation à la fiction parodique, il
n’y a qu’un pas. Les masques troublent nos réalités ordinaires, démultiplient
une originalité qui jouit de se décliner à l’infini.
A l’image d’un jeu labyrinthique où l’on se
plairait à se perdre.
PETITES MANIERES
Soldats, canons, place forte. Tout semble vrai
sur ce champ de bataille pourtant improvisé. Mais qui joue vraiment à la
guerre ? Ces figurines anonymes grisées qui gisent, comme déjà mortes,
figées dans leur matériau plombé aux reflets sombres, incertains ? Elles
appellent les doigts d’un enfant qui joue. Capturent déjà son regard enfiévré
d’images. Dans un espace sans repère net, dont seuls les personnages minuscules
donnent l’échelle supposée : une mise en scène à grand spectacle mimée sur
le premier coin de table venu. A la frontière du réel et du fantasme,
l’ambiguïté fleurit, nourrit l’évocation, redonne corps à la matière du
souvenir. Que de pouvoirs accordés à de simples soldats de plomb !
Des scènes d’enfance sans cesse revues et
corrigées activent ce curieux livre d’Histoire. Sur la page vierge du jour,
chacun peut mettre en scène son histoire, celle qui l’habite. Comme il
l’entend. Cartes, citations, récits de bravoure et figurines héroïques s’agitent
dans un travail de trompe l’œil qui crée l’illusion de la chair vivante sur un
terrain aux topographies rendues crédibles. Les discours réalistes du petit
joueur brassent carton-pâte et leurres plastiques dans un simulacre où s’allume
un florilège de représentations vraisemblables. Auxquelles son esprit fantasque
se plaît à adhérer.
En arrière-fond du réel se glissent peu à peu
des lambeaux d’apparences propres à célébrer le mythe, du moins le temps du
divertissement. Une joie ludique enlumine le visage au gré des comme si, des on
dirait, qui épousent la fable. Sous nos yeux de témoins attendris, le véridique
dévore allègrement le réel, le vraisemblable ouvre des ivresses à n’en plus
finir. Funèbre, le mortel s’est mis en état d’affabulation, comme l’animal
s’endort en état d’hibernation. Paisiblement, sans en avoir l’air.
Au théâtre de l’intime, le trop plein narratif
sait nourrir les imaginaires, malaxant gaiement le matériau toujours mouvant de
nos visions intérieures. Une fois le réel escamoté, son reflet demeure. Sa
trace forme une frontière qui s’assouplit au gré des mille travaux de la
mémoire, prête à reconstruire, enjoliver, romancer. Mannequins, poupées,
automates et santons divers fascinent les univers enfantins à la manière dont
les personnages de romans sauront coloniser les esprits adultes. Dont le cinéma
détournera l’angoisse du spectateur vers les mystères du hors champ. Dont le
théâtre figurera pour nous la variété des caractères humains. Dont la poésie
nous confiera le secret de la musique des mots.
Lieu d’une confusion gourmande, le
travestissement ludique appelle la parodie. Et s’il nous venait brusquement
l’envie de faire hennir le chien ? Ou aboyer le cheval ? Nul doute
que dans l’instant tous les chiens henniraient, les chevaux aboieraient !
Jeu de retournement des miroirs. De la récréation à la fiction parodique, il
n’y a qu’un pas. Les masques troublent nos réalités ordinaires, démultiplient
une originalité qui jouit de se décliner à l’infini.
A l’image d’un jeu labyrinthique où l’on se
plairait à se perdre.
ABSURDE
Trente vies sauvées sur nos routes cet été,
titrent fièrement les manchettes des journaux. Trente morts de moins ?
Trente vies en plus ? Qui sont ces trente existences préservées ? Les
heureux élus qui n’ont pas eu d’accident ? A-t-on réalisé un reportage
pour les connaître, voir leurs photos ? On aimerait toucher les heureux
visages de ces trente vies sauvées.
Quand on sauve une vie, on veut connaître son
histoire, c’est naturel. Mais ces trente vies sauvées n’existent pas ! Ce
sont des fantômes, de purs produits du langage. Un simple jeu d’expression a
fait passer des morts en moins pour des vivants en plus. C’est façon de parler,
comme on dit. Par quelle vertu quasi-miraculeuse aurait-on le pouvoir de
ressusciter des vies ?... L’absurde se cache derrière les mots et prend un
malin plaisir à nous balader comme de grands benêts prêts à tout gober.
Et l’on pourrait s’amuser à poursuivre ces
curieux effets de logique langagière. Si 40% des accidents sont dûs à l’alcool,
est-ce à dire que les 60% restants sont provoqués par la consommation
d’eau ? Que penser lorsqu’un mort et plusieurs rebelles sont blessés en
marge de violents affrontements ? Ou que la faim est au menu d’un sommet
des Nations Unies ? L’absurde se niche dans toutes les failles ménagées au
cœur du langage ! Pesons nos mots, camarades beaux parleurs !
Et tournons sept fois notre langue… avant de
retrouver – peut-être – un vrai sens aux paroles. Et même, ne conviendrait-il
de s’imposer carrément une cure de silence ? Comme deux personnes se
livrant aux joies de la communication en ascenseur… Souvent, l’exercice dure
trop longtemps. Le gênant, l’embarrassant s’installent. L’un regarde par terre,
l’autre les étages qui défilent. Un troisième cherche fébrilement ses clés ou
tapote son téléphone. On attend. Pudiquement.
Toute une série d’artifices permettent aux
gens de ne pas communiquer. Au moins autant que ceux qui leur permettent
d’énoncer des bêtises. Un ascenseur invisible n’en finit pas de parcourir et de
mesurer l’espace entre le bas et le haut de la langue. L’absurde adore jouer
sur la gamme infiniment extensible entre vide et trop plein.
L’ascenseur de la communication est donc en
panne. Jusqu’au moment où survient réellement l’incident technique. Panne,
obscurité brusque, irruption d’un quidam surgi d’on ne sait où… A cet instant,
la glace se brise, l’éclaircie jette une lueur nouvelle sur les visages. La
tension se dissipe soudain. Quelques mots échangés peuvent suffire. Hésitants,
prononcés à mi-voix, mais justes, vrais. Sans risquer l’anecdote, cette
fois : on a failli perdre un fil vital.
Quand deux personnes pourraient avoir quelque
chose à se dire, elles sont obligées de se taire… Est-ce absurde ? Nos
deux passagers se sont trouvés contraints au mutisme pour n’avoir rien à se
raconter. Mais le langage renaissant de ce silence entre eux y trouve du coup
une force neuve. Comme une source oubliée qui rejaillirait après avoir été
galvaudée dans un trop plein navrant. Parler simplement sans jamais simplifier
outre mesure : n’y aurait-il pas là parade à l’extravagant toujours aux
aguets ?
OBSESSION
C’est plus fort que lui. Comme une deuxième
peau. Il collecte comme on respire, naturellement. Et passionnément. Tous les
sens aux aguets, il hume les traces alentour : un seul objet lui manque,
son monde est dépeuplé. Un exemplaire a échappé à sa toute-puissance et c’est
lui qui doit s’avouer en souffrance. L’échantillon de moins, c’est l’absence de
trop. Le triste constat de la série incomplète l’installe au creux d’une
sensation de vide. Un appel d’air se crée. La mobilisation est déclarée.
Le collectionneur amasse, compte, décompte,
recompte, fait et refait ses comptes. Car rien ne doit être oublié dans cet
appel captatif, angoissé. Mais justement, quelque chose – numéro, exemplaire,
échantillon… babiole – a dû échapper à son attention, la prendre en défaut. Cet
instant d’absence toujours présente le hante, désoblige en lui l’homme des
totalités exemplaires, le fondu des séries complètes. Son esprit tangue à
l’idée qu’il lui faille bientôt tout mettre en œuvre pour retrouver la brebis
égarée. Même si la quête fiévreuse du numéro manquant, en l’occupant
pleinement, va lui faire oublier, un temps du moins, son angoisse. Il le sait.
Même si la valeur, à ses yeux, de l’objet de son désir tend à se diluer dans le
fil même de la quête incertaine qui mène à lui. La médication est tapie dans le
symptôme.
Opiniâtre, l’homme s’apprête à remuer ciel et
terre pour palper enfin l’instrument de sa tension. Rien ni personne ne saurait
le détourner de sa ferveur, raisonner l’anxiété qui lui vrille le coeur.
Angoisse déjà ancienne, issue des paradis de l’enfance. Lorsque, solitaire, il
se lançait éperdument, avec la fraîcheur et la naïveté propres à son jeune âge,
à l’affût de séries, de menus objets en rangées, de bagatelles alignées.
Satisfaction monomaniaque à réunir ensemble des articles de même nature, des
éléments d’une même famille. Le même répertorié à l’infini, rassurance
apaisante du collectionneur obstiné. Sensation de (re)tenir le monde. Ad
nauseam.
Bouchons en liège, timbres poste, soldats de
plomb, vignettes publicitaires, tout était bon à sa folie collectrice.
Transformée en caverne d’Ali Baba, sa chambre prenait des allures de musée
intime dont il interdisait systématiquement l’entrée à tout intrus non initié.
Là était né et s’était développé subrepticement son rapport passionnel aux
objets. Une sidération ludique l’avait lentement gagné, envahi, et bientôt
submergé. A l’image de l’artiste peintre hanté par une fresque chargée de
combler sa vie. Ou du détective menant une enquête dont il sait par avance
qu’elle n’aboutira jamais.
L’adulte qu’il était devenu allait-il
s’accommoder longtemps d’une passion dévorante qui confinait au tic ?
Curieusement, c’est par le biais d’une collection que put se faire la
résolution, l’allègement, le deuil. Le mal fournit parfois le remède, comme le
vaccin protège du virus. La fréquentation assidue des bibliothèques le mena
vers l’apaisement progressif de son obsession. L’acte de se retrouver
régulièrement plongé dans une forêt de livres lui fit porter son attention sur
leur contenu plus que sur leur nombre. Un livre était simplement fait pour être
ouvert, pas seulement pour être regardé, sagement rangé dans ses rayonnages et
démultiplié à l’infini. Une découverte qui valait son pesant de collections en
tous genres.
Le collectionneur fou se mua en lecteur
assidu. Le décrypteur du fond et du sens se glissait enfin dans la peau de
l’obstiné du pareil au même. Le nom mieux que le nombre. La fin d’un combat
avec un trop plein aux accents de vide.
Et la
conscience enfin claire des illusions de la représentation du monde
TROT
La vision n’a ni début ni fin. Elle est pleine et
consistante, persistante, comme depuis toujours déjà là. Et trouve un reflet
juste dans la placidité propre à la gent équestre. Une cavalière chevauche sa
monture, du même pas tranquille, régulier. Hors de la durée. De ce rythme
inusable que savent mimer les balanciers millimétrés. Ou la danse, circulaire
et sans fin, des Derviches tourneurs.
Cheval et cavalière accordent leur mouvement
dans une forme d’équilibre qui saisit et apaise à la fois. Assiette et trot.
Stabilité et mouvance homogènes, uniformes. Les quatre points cardinaux
s’impliquent, s’agencent, s’imbriquent. D’arrière en avant, de gauche à droite.
Et symétriquement. Métronomie tirée au cordeau, mais exécutée en souplesse. En
phase, dans une ambiance de ritournelle qui apaise, rassure. Le trot, musique
des corps accordés.
Chacun – cavalière, monture, témoin – apprécie
une sûreté qui jubile en silence, se reconquiert dans le creux invisible,
transparent, de l’instant. Le duo va, tranquille. Il transpire l’élasticité,
pénétrant des territoires sereins où chaque initié cherche à faire vivre
d’anciens rites habités des mêmes codes. Comme on entretient la flamme
rassurante. Chimère adorable d’un monde qui s’accepte comme reflet d’une très
antique tradition. Flegme animal et noblesse d’une chevalerie altière surgie
des profondeurs de l’Histoire.
L’avenir est beau, vu depuis le passé. Il est
tout entier ce reflet que projette notre présent dans un espace vide. On n’est
jamais le premier à penser ce qu’on pense. Et l’idée d’un monde qui va son
train est vieille comme … le monde. Tranquillité des évidences. Allure trottée
de la raison.
L’allure équestre, question de rythme.
Symétrique, le trot saute à deux temps égaux, par bipèdes diagonaux. Chaque
temps est séparé par une période de projection. On trotte comme on pense, par
sautes régulières d’un objet à l’autre, par liens successifs, au rythme d’une
raison raisonnante.
Toute époque se précède elle-même. De loin.
Nous marchons dans nos propres traces, humant nos propres odeurs. Quelqu’un est
déjà passé par là, familière impression de déjà vu. On se croise fortuitement,
quand on ne se cherche pas. L’issue de l’Histoire se trame dans le tissu de
notre esprit en marche. Hasard et nécessité.
Que sais-je ? Pas grand-chose, sinon que
ça pense en moi. Trottons, rythme en tête, habités du pur sentiment d’exister.
Conscients que les élégances de la forme nous allègent parfois des épaisseurs
du fond. Comme le nageur sait se laisse glisser entre deux eaux, au sein de
l’onde fluide.
Entre conscience pleine, éveillée, d’un
rythme, et automatismes acquis au gré des apprentissages, se glisse le fantasme
de l’insouciance animale. Détachement apparent d’une existence indolente qui ne
demande rien, anticipe peu, ne projette rien. Image parfaite de la nonchalance
qui s’active.
Sur ordre, la belle et puissante mécanique met
en branle une masse de centaines de kilos de muscles. Chaque articulation
étonne par sa capacité à amortir ce poids en mouvement. Les jarrets dégagent
une énergie qui se communique aux épaules avant de gagner le reste du corps.
Tout à son attention de ne pas casser le rythme impeccable, la cavalière semble
ne jamais devoir s’arrêter.
Image du trot, métaphore de la pensée qui
court, inspirée, sur la page de nos chevauchées à venir.
A SUIVRE...
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