LegoBaladin

LIVRE 11 paru en DEC 2020

Laisser la pensée errer : une rareté qui confine au luxe d’une temporalité désormais perdue ? Qu’est-ce que sentir, apprendre ? Rêver ? Quels liens entre qui je suis et ce que je sais ? Comment la reconnaissance peut-elle faire échec au spectre toxique du ressentiment qui agite notre village global contemporain ? Qu’est-ce qu’un réseau citoyen de savoirs partagés ? Comment le partage magique de l’art peut-il transformer notre école en micro-société bienveillante, fondée sur des rapports de confiance et de coopération ? Comment chacun.e de nous se révèle-t-il via ses œuvres singulières ? Autant de questions originelles propres à enrichir et déployer nos identités personnelles et collectives. Au bénéfice d'un lien social à raviver.

Que signifie « penser » ? Enigme non levée ! Sauf à (se) révéler, via la trace et l’entrelacs, le noble étonnement né de notre autonomie et de notre dignité. Cette question en voile une autre, connexe, touchant à l’esquisse d’une vérité sacrée, qui nous dépasse : « Qu’est-ce qu’être humain ? » Et, pour éclairer nos chemins, ce viatique puissant : la poésie de l’intuition.

A VOIR SUR : edition999.info/LIGNES-d-ERRE.html

LIVRE 10 (paru en AVRIL 2020)

Quelle alchimie peut survenir de la rencontre improbable entre émigrés précaires et sédentaires assumés ? Ancestraux, mouvements de migration et gestes d’accueil appartiennent au cours normal de l’histoire. Leur brutale résurgence pose à nos
sociétés consuméristes, hyper connectées, la question lancinante du socle des valeurs à sauvegarder.

L’expérience partagée ici, au plus près du quotidien de nos territoires, témoigne d’un échange et d’un enrichissement possibles entre des migrants contraints à la fuite et les exilés de l’intérieur que nous sommes tous à des degrés divers. Elle
débouche sur l’opportunité de faire œuvre ensemble autour d’une quête et d'une estime de soi qui nous transcende. Elle nous parle de l’exil comme d’un lieu de révélation possible de cette création. Celle d’une reconnaissance mutuelle s’incarnant dans un récit commun porteur de sens.

AUTO-EDITION numérique sur
https://edition999.info/
Lecture libre sur https://signature-touraine.fr/

ECHOGRAPHIES, Texte paru en Déc. 2018

« Un homme ça s’empêche » écrit Camus en un mantra moral sidérant.
« Mon cirque est dans le ciel » clame en écho Chagall dans une vision rêvée aux parfums d’enfance.
Reliant ces deux fils à son propre récit de vie, un certain Candide tente de ranimer les feux puissants des Lumières.
Entre son Qui suis-je et son Que sais-je, le fils de Voltaire
nous livre sa parole en mutation.
De l’espace sonore avorté à celui, médité, de la feuille blanche, le geste et l’esprit rejouent leur duo idéal, nous proposant une belle leçon de vie : l’émancipation par la connaissance et l’acte d’écriture.

AUTOEDITION NUMERIQUE, à lire sur
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Page Auteur sur https://signature-touraine.fr/

PARUTION EN AOÛT 2017

SENTINELLES DE PAPIER,

CENT VIES DE PHILOSOPHES

UN PANORAMA HISTORIQUE DES AVENTURIERS DE LA PENSEE QUI CONTINUENT DE NOURRIR NOS QUESTIONNEMENTS SUR LE MONDE.

POUR ALIMENTER CETTE JOIE DE PENSER OUVERTE A TOUS !...

AUTOEDITION NUMERIQUE, A LIRE SUR :

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LE CARNAVAL DES MIMES

Nouvel ouvrage publié le 15 septembre 2015

" LE CARNAVAL DES MIMES ", Dans l'oeil du désir mimétique

Quels liens tisser entre les attitudes du souffleur sur verre au travail, les lubies du collectionneur passionné, un orchestre d’enfants jouant sur des instruments fictifs et… une bonne tête d’équidé placide ? Quels rapports imaginer entre les arabesques d’un corps dans l’espace, les gestes de pudeur d’une femme voilée et les formes palpitantes d’une nature morte ?Quelles affinités pour figurer les feintes du poulpe mimétique, les facéties chimiques d’une comète et la fascination exercée par nos écrans connectés ?

L’imitation inconsciente d’un désir secret nous balade entre fusion et conformisme, désignant à notre insu des modèles à contrefaire. Partout et de tous temps la mimétique est à l’oeuvre. Le monde est un théâtre d’ombres où chacun consent à délaisser un original unique pour des doublures fictives. Un Carnaval des Mimes s’agite sur fond de caverne sociale. Pour le meilleur et pour le pire.
Entre fiction et essai, ces courts récits de vie témoignent d’une observation réfléchie du phénomène et en présentent une vision émouvante aux colorations poétiques et philosophiques.

L'auteur inscrit son travail dans les traces de René Girard (" La Violence et le Sacré " - 1972).

A voir sur www.harmattan.fr

www.signature-touraine.fr et www.amazon.fr

Plongés dans le flux du vaste laboratoire lexical, nous assistons à l’éclosion des mots émergeant du bain révélateur de nos émotions. Dilatant nos paysages intérieurs, ils se font les témoins incarnés de nos étonnantes traversées de la nature à la culture. Origines et généalogies, formes et mythes, chroniques et métaphores, esthétique et philosophie trouvent leur port d’attache dans les dédales enivrants de la langue. Là où se révèle la part infrangible de nous-même.

Sous les fins mots, phénomènes et flux de pensée, dont les épures nous troublent, esquissent des récits mouvants, allégoriques. Ceux de nos mutations profondes, incessantes, célébrant la voie plus que la cible. Tous nos sens aux aguets,
nous prolongeons l’éphémère des passages. Jusqu’à goûter l’onde qui se propage intérieurement. La vibration intime de nos émouvances.

RIMBAUD "Les ASSIS"

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.

" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS

Dans le cadre de la BIENNALE " PHOTOFOLIES EN TOURAINE ", l'auteur expose à la Bibliothèque de Beaulieu lès Loches, sur le thème de la lumière.

Place à la lumière, matériau premier du peintre comme du photographe. Lumière-matière à modeler, sculpter, transformer.
Sublime glaise dont chacun peut jouer à l'infini. De l'évidence scientifique à l'esthétique picturale, la lumière surgit, rayonne, diffuse, réfléchit, colore, voile révèle.
Et quand elle s'absente sur la fine pointe de ses radiations, c'est en nous confiant le vestige d'une réalité au creux même de la pensée. Convertie en essence philosophique, sa clarté en vient à célébrer la joie mobile de l'esprit. Irait-elle jusqu'à nous livrer la clé des songes ?...
Fiat lux ! ... Que la lumière soit !...

ARAGON / FERRE

Je chante pour passer le temps
Petit qu'il me reste de vivre
Comme on dessine sur le givre
Comme on se fait le coeur content
A lancer cailloux sur l'étang
Je chante pour passer le temps

J'ai vécu le jour des merveilles
Vous et moi souvenez-vous-en
Et j'ai franchi le mur des ans
Des miracles plein les oreilles
Notre univers n'est plus pareil
J'ai vécu le jour des merveilles

Allons que ces doigts se dénouent
Comme le front d'avec la gloire
Nos yeux furent premiers à voir
Les nuages plus bas que nous
Et l'alouette à nos genoux
Allons que ces doigts se dénouent

Nous avons fait des clairs de lune
Pour nos palais et nos statues
Qu'importe à présent qu'on nous tue
Les nuits tomberont une à une
La Chine s'est mise en Commune
Nous avons fait des clairs de lune

Et j'en dirais et j'en dirais
Tant fut cette vie aventure
Où l'Homme a pris grandeur nature
Sa voix par-dessus les forêts
Les monts les mers et les secrets
Et j'en dirais et j'en dirais

Oui pour passer le temps je chante
Au violon s'use l'archet
La pierre au jeu des ricochets
Et que mon Amour est touchante
Près de moi dans l'ombre penchante
Oui pour passer le temps je chante

Je passe le temps en chantant
Je chante pour passer le temps

LE BATEAU IVRE

Comme je descendais des Fleuves impassibles
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ...

... La tempête a béni mes éveils maritimes
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes
Dix nuits sans regretter l'oeil niais des falots

... Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes
Toute lune est atroce et tout soleil amer
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !...

Arthur RIMBAUD Poésies

ALBERT CAMUS "Noces à Tipasa"

Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.

VERLAINE / BRASSENS

COLOMBINE

Léandre le sot
Pierrot qui d'un saut
De puce
Franchit le buisson
Cassandre sous son
Capuce

Arlequin aussi
Cet aigrefin si
Fantasque
Aux costumes fous
Ses yeux luisant sous
Son masque

Do mi sol mi fa
Tout ce monde va
Rit chante
Et danse devant
Une frêle enfant
Méchante

Dont les yeux pervers
Comme les yeux verts
Des chattes
Gardent leurs appas
Et disent :
" A bas les pattes ! "

L'implacable enfant
Preste et relevant
Ses jupes
La rose au chapeau
Conduit son troupeau
De dupes

" UN BALCON EN FORET " Julien GRACQ

Au coeur de la forêt d'Ardenne
comme au coeur de l'attente
Julien Gracq se fait pour nous
guetteur muet
des sylvestres solitudes.
Le coeur de la forêt
refuge et prison à la fois
carrefour d'histoire à poésie
de poésie à géographie.
Gracq rêveur éveillé
des toits et des belvédères
agissant et se regardant agir
dans l'épais silence des layons
filant à travers bois
vers le val de Meuse
en contrebas.
Au coeur de la forêt d'Ardenne
comme au coeur de l'attente
où l'espace et le temps s'estompent
infiniment
lecture et art fusionnent
étrangement ...

RIMBAUD Les Effarés

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond [,]
À genoux, cinq petits, — misère ! —
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond [.]
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.
Quand, pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche,
On sort le pain,
Quand, sur les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
Et les grillons,
Quand ce trou chaud souffle la vie
Ils ont leur âme si ravie,
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
Qu'ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, grognant des choses
Entre les trous,
Tout bêtes, faisant leurs prières,
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,
Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
Et que leur chemise tremblote
Au vent d'hiver.

APPRENDRE ?... UNE ALCHIMIE

Le sage montre la lune, le sot vise le doigt. La scène a valeur de fable. Déjouons-la pour mieux la rejouer. Voici que le sot présumé glisse son regard vers la face joviale de l’astre… jusqu’à le plonger sur son versant caché. Dans le secret gardé des choses, ce lieu de la conscience né de l’épaisseur de qui nous sommes. Notre apprenti – ce frère universel en puissance – se fait soudain plus sage que… le sage lui-même. La leçon a valeur de tremplin.
Par où diable est-il passé ? Quels subtils chemins de traverse a-t-il arpentés ? Son parcours tient du labyrinthe mêlé, complexe, d’une gestation aux ressorts intimes dont lui seul détient les clés. L’instant d’apprendre ?... Il le nourrit d’abord d’un souffle alterné, au rythme d’un échange gazeux. Son corps et tous ses sens émergent, vestiges en nous de l’animal qui s’apprête à bondir. Sa tête aussi, sentinelle aux aguets comme un cœur qui bat. Et l’esquisse d’un geste d’attention, l’adresse d’un silence, d’une promesse de soin faite à l’objet d’apprentissage. La connaissance n’en finit pas de s’amorcer dans l’attente de son plaisir différé.
Muette et patiente épiphanie. Surprise d’une promesse neuve comme un phénix. Elle n’oublie pas qu’elle est naissance toujours revisitée. Co-naissance, re-connaissance. Rappel bienvenu d’un état croisé dans une autre vie ? Savoir inscrit, toujours remémoré ? L’objet se tient là, le futur sage se
sent prêt. Tout en lui vise, pointe, prévoit, anticipe. Gourmande à l’avance. Présent à soi, il sent qu’il entre en état d’initiation, en accès à cette part de lui qui sait… qu’il ne sait pas encore. Attente pleine, concentration… Et bascule. Le cœur du geste d’apprentissage advient telle une évidence longtemps retenue, contenue. A l’image d’un désir qui migre, l’instant survient où tout s’éclaire, l’espace d’un frisson qui entre en résonance avec son objet, le comprend, l’appréhende, le saisit dans sa singularité touchante. Via l’émotion, le corps et le mental réunis. Passage entre frôlement et impulsion. Force de l’évidence. Vertige provoqué et relâchement des sens. Ajustement des liens.

L’après s’annonce déjà, comme l’éclaircie suit l’ondée féconde, l’averse gonflée de ressources. En nous guette encore la vigie grisée d’une veille attentive. Avant que n’advienne le sursis né d’un trop plein de tension. Escale bienvenue que ce moment où le créateur suspend l’œuvre parvenue à son apogée. Le climax d’une attente dès lors comblée, assouvie. L’euphorie pleine des promesses du travail accompli habite l’élève, désormais initié.
Tel un vin nouveau, le savoir du jour est arrivé. Rien ne sera plus comme avant. Notre tronc toujours en croissance vient s’enrichir d’une strate fraîche qui fait lien vers la totalité de l’arbre – multiples rhizomes – que nous formions déjà. Somme d’instants anciens, familiers, prêts à se réactiver à tout moment. Gisement de ressources liées à notre récit personnel, unique en son genre, inscrit dans ce que nous ne cessons d’être. Une continuité en mutation.
L’apprentissage appelle la transmission, comme sous le matin qui blêmit la rosée s’attarde. Que faire d’un magot dormant ? D’un pactole froid ou d’un astre éteint ? Alors que le plaisir de savoir se dédouble, se redouble à l’infini d’un délice qui dure, s’étale, prend ses aises. La connaissance nous a transformés. Et voici que l’élève appliqué mute en professeur curieux. L’acte
d’apprendre vient de trouver sa seconde vie : enseigner. Est-ce une autre histoire ? Ou la même qui lui ressemblerait comme une sœur ? De quel bois sommes-nous faits ? Notre personnalité se révèle ici en compagne accueillante qui sous-tend, anime et ravive nos apprentissages. Elle est ce lieu précieux d’une rencontre à explorer entre ce que je sais et qui je suis…

ARPENTER L'ART ...

Ecouter voir ... Se parler, se dire ... L'écrire pour s'entendre ... Penser, acte à réactiver au quotidien, jusqu'à sentir l'écho juste d'une architecture propre à son monde intérieur. D'une architecture qui nourrit l'esprit. Tracer ce chemin , unique et varié à la fois, de l'esprit à l'esprit.

Une balade dans les arcanes de l'art universel prend des allures d'utopie buissonnière. L'esprit s'abreuve au mouvement brownien des oeuvres produites par l'Histoire humaine. Même s'il doit accepter de n'en percevoir d'abord confusément que la fertile profusion d'ensemble, il se met peu à peu en mesure d'en saisir les rapports multiples et les chronologies croisées.

Alors ?... Bousculer les auteurs évanouis pour réveiller leurs oeuvres ?... Non, bien sûr. Mais plutôt se forger, au fil du temps, un regard de promeneur, aiguisé mais léger, disponible mais sans tension. Pour une quête inlassable et curieuse des menus indices comme des signes forts. Geste gratuit, mais intensément présent et concerné, de l'autodidacte apprenant au fil de son désir. Marche instructive du randonneur puisant ses informations au gré des sensations de l'instant et du lieu : l'art s'arpente... Balade effrontée de la "Zazie" de Queneau questionnant un Paris désert. Mise en projet de capter l'épaisseur, parfois infime, des choses vues ou entendues, comme on respire des vents nouveaux ou comme on goûte un mets délicat. Les postures de la pensée se nuancent devant l'oeuvre qui s'offre.

Accepter, pour cela, de réveiller le lien à sa propre part d'enfance et d'ouverture au rêve. Pour laisser vibrer l'émotion unique, celle d'une jubilation intérieure, d'un "Eurêka !" intime.

Alors peut venir le moment d'une déconstruction organisée des formes, des lignes, des couleurs, des histoires originales et des chronologies éclairées. D'une saisie lucide des oeuvres, au-delà des lectures officielles, des à peu près scolaires et des a priori culturels. Exercice personnel et créatif des chemins nombreux, sans fin, empruntés par l'art universel. Dévoiler un peu de la syntaxe des oeuvres nous les rend plus familières. Récits, formes, couleurs, gammes, nuances, contrastes, c'est notre propre jardin personnel qui s'embellit au contact du grand jardin des arts.

L'inégalable fonds des oeuvres produites par l'Histoire nous offre généreusement ses richesses pour oser des reconstructions originales, des tissages hardis de liens parfois souterrains entre les artistes. Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, cinéastes, photographes, philosophes sont là pour nourrir notre fierté d'être reliés à une culture universelle. Nous sommes alors à même, selon le vers de Rimbaud, ultime touche de son Poète de sept ans, de "... pressentir violemment la voile..." Et de prendre notre part active, par-delà l'espace et le temps, au tressage patient et fertile de cet infini et précieux "fil d'humanité" ...

CHUT !... CHET

Seul dans les rues d'Amsterdam, perle du nord aux cent canaux. Par un jour de belle lumière sans doute. De cette lumière ardente et froide qui repeint les sites comme les espaces clos des tableaux. Une lumière qui incite aux rêves et à l'écriture des rêves !... Chet flâne. Chet se tait. Chet chante. Sa mélodie est nostalgique ; sa trompette cuivrée aux accents rocailleux trace une épure dans l'espace clair, y inscrit des volutes incertaines qui musardent avant de s'évanouir paresseusement dans le ciel vide au-dessus des canaux. Le musicien suit sa ligne d'erre au gré de sa chanson triste, invitant à la bourlingue nos esprits libérés de leurs démons en cours .../...

Lors advient la rencontre. Rencontre unique, instant magique. La Jeune Fille à la perle. Allure enfantine, élégant turban oriental, regard clair de statue, peau mate émergeant d'une ombre en clair-obscur à peine soulignée par l'éclat discret d'une perle de chasteté; de trois quarts, elle tourne vers Chet son visage élégant et juvénile, réponse muette mais éloquente à une question absente. Chut !... Ses lèvres à peine entrouvertes laissent aller un filet de voix blanche. Temps suspendu "à la Chet".

.../... Sad Walk, la balade triste s'achève. Chet va bientôt s'absenter, ne plus être là pour personne, enfin ... Enjambe-t-il la fenêtre de son hôtel miteux pour une dernière pirouette dans les rues d'Amsterdam, ce 13 mai 1988 ? ... Non, bien sûr. Il se contente de pénétrer discrètement mais avec jubilation dans l'ouverture du tableau, comme hypnotisé par le regard-invite de la jeune fille à la perle. Chut ! Le voici qui la rejoint enfin ... Il nous reste sa musique, précieux vestige planant dans l'espace d'Amsterdam, de Delft ou d'ailleurs. Sa musique suspend le temps de nos vies, s'inscrit dans l'épaisseur de nos consciences et gagne le droit d'y demeurer. A jamais.

D'habitude, à ce que l'on raconte, c'est l'âme qui quitte le corps. Avec Chet, c'est l'inverse. Chut !... Volez les anges !...

RODIN ET FREUD COLLECTIONNEURS : LA PASSION A L'OEUVRE

Le taureau et l'aigle
La terre et le vent
Sidérés par l'art du fragment

Un vaste et haut musée aux parois entièrement blanches. Lieu propice au surgissement du Temps. Lieu magique pour explorer le profond mystère des mythes. Chambre d'échos offerte à la multitude des créateurs anonymes surgis ensemble d'un passé multimillénaire. Recueillement. Les musées, comme les églises, sont des lieux où le divin créé par l'homme le regarde.
Un flot de lumière vive coule d'une verrière supérieure, inonde la vaste salle centrale aux murs d'un blanc mat, page vierge de l'écrivain ou pierre brute du sculpteur. Se dressant à l'entrée, légèrement à droite, une colonne antique haute de plusieurs mètres hisse la silhouette massive et volontaire, fragmentée mais harmonieuse, de l'Homme qui marche (1902/1907), antique ascendant de la filiforme sculpture éponyme de Giacometti (1950).

Au centre, se faisant face pour un dialogue intemporel, deux longues rangées de vitrines alignées où niche, silencieuse et noble, une foule d'antiques égyptiens, grecs, romains. Sur le long mur blanc et mat qui les abrite s'inscrivent les chronologies croisées d'un sculpteur et d'un écrivain. Deux hommes pour une histoire. Une histoire faite de récits fondateurs, de bribes d'aventure humaine. Deux créateurs qui ne se rencontrèrent jamais de leur vivant, mais dont les vies sont intensément reliées par la même passion de la collection, une démarche dont furent témoins maints amis communs, figures intellectuelles du siècle.../...

Le titan Prométhée saisit et façonne sa boule d'argile dure et grise, l'air pensif ... Instant magique où le sculpteur se fait démiurge, dieu à l'égal des dieux .../... Parfois même, la statuette de terre semble creuser ses reins en un geste proche de l'enfantement, suggérant une autre naissance simultanée à la sienne propre. Il en résulte un sentiment de mise en abyme d'une poésie infinie : Vénus renaissant à elle-même dans une greffe multiple et incessante, ou le Phénix légendaire surgissant de ses cendres ...

L'ONIRISME DEVOILE DES MAÎTRES DU MYSTERE

"Songe à ce que serait pour ton ouïe
toi qui es à l'écoute de la nuit
une très lente neige
de cristal"

Philippe Jaccottet

.../... Légers, sur la pointe des images, des sons et des mots, les maîtres du mystère s'évanouissent dans les arcanes insolites de leurs oeuvres dévoilées. Chacun à sa façon sera parvenu à entrouvrir une lucarne virtuelle dans nos consciences : l'univers sensible, dans ses multiples dimensions, vogue toujours à la portée des esprits en éveil. Nous permettre de faire et refaire sans cesse le trajet magique d'un rêve inaccessible à une réalité tangible, tel est le mérite du créateur.
Qu'il soit muni d'un pinceau, d'une caméra, d'une trompette ou d'un stylo, l'artiste sait nous mener par les yeux et par le coeur dans l'acte singulier de nous confier sa vision intime du monde. Cet acte unique, original et complexe à la fois, est souvent empreint d'une gratuité légère qui nous rend meilleurs l'espace d'un instant, l'espace d'un rêve : et paradoxalement, c'est dans cette légèreté qui nous oblige que gît la profondeur de l'oeuvre. L'oeil "onirique" du peintre ou du poète, l'ouïe attentive de l'harmoniste, comme l'oeil "mécanique" du cinéaste, dardent leurs signes hors de la caverne platonicienne où les prisonniers que nous sommes prennent leurs illusions pour des vérités immuables. Ce faisant, ils transportent nos regards étonnés loin des banalités ordinaires, leur offrant de vrais chemins de liberté. La place de l'artiste rejoint ici celle du philosophe : au creux du sens à partager se tient la pensée, en sentinelle toujours aux aguets ...

L'ART MULTIPLE RE-ENCHANTANT LA MORT : UN ETERNEL PIED DE NEZ A LA CAMARDE

La mort, la mort toujours réinventée

Sept créateurs embarqués sur les eaux noires et glacées du Styx, fleuve des Enfers ... Sept harmonistes talentueux pour conjurer la disharmonie de la mort et l'étrangeté des passages ... Pour moquer l'omniprésente faucheuse, image en négatif de la vie multiforme. Pour débusquer la morsure subtile qui s'insinue dans chaque pli de notre humanité : chaleur des sons et des couleurs, histoire des mots, clarté et puissance des formes, nuances infinies de la pensée ...

Aux acteurs de son théâtre macabre se pose l'éternel dilemme : la pourfendre sans pitié au nom d'une jeunesse adulée, l'escamoter distraitement pour l'oublier mieux dans l'insouciance des jours, l'apprivoiser sans remords comme l'on fait d'un animal familier ... Le témoignage des artistes formule autant de réponses personnelles, originales : à chacun sa vie, à chacun sa mort. Ou, comme dit le sens commun, on meurt comme on a vécu .../...

Lentement, après s'être racontés à travers la diversité de leurs oeuvres, nos sept artistes s'éloignent au long des flots sombres du Styx : Hadès veille au fond, qui les attend ... Sans espoir de retour ... L'antique union de l'homme et de la mort va se réaliser, une fois encore. Et pourtant nous revient en mémoire l'exemple fondateur du héros Ulysse (L'Odyssée), de retour à Ithaque, sa mère-patrie, après une très longue absence peuplée de mille aventures. Avant de retrouver sa Pénélope, il venait de refuser à la sublime déesse Calypso son élévation au rang des dieux, ré-acceptant ainsi définitivement et librement sa condition de mortel : la spiritualité laïque, premier visage de notre sagesse de mortels et legs précieux de la mythologie grecque à la philosophie naissante, venait de damer le pion à la mort. Mieux vaut une vie courte et bien remplie de mortel qu'une éternelle existence divine. N'en déplaise aux monothéismes, souvent prompts à des prosélytismes de complaisance et à une confiscation univoque de nos espaces spirituels ... L'homme au plus fort de son antique dialogue intérieur avec lui-même et sa destinée.

FETES GALANTES ET TEMPS SUSPENDU DANS LE PAYSAGE

"Les donneurs de sérénade
et les belles écouteuses
échangent des propos fades
sous les ramures chanteuses"

Paul Verlaine

Quelque part au bout du monde, laissons-nous imaginer un paradis des amoureux. Une île enchantée au milieu d'une mer brumeuse ... Dans ce paysage aux parfums d'origine, un charmant cortège de personnages disparates s'ébranle lentement d'un bord à l'autre de la scène, sarabande encore assoupie émergeant d'un rêve imaginé sans fin. Destination : une gondole appareillée menée par deux nautonniers à demi nus et une myriade de chétifs amours évanescents.

.../... Mais la barque pour Cythère semble prête à appareiller. Vers quelle destination, quel paysage emporte-t-elle les insatiables et insouciants pèlerins de la quête amoureuse ?... A la mélancolie du départ se joint subtilement l'angoisse de la mort. Tout départ porte en lui l'ombre d'un plus grand départ ... Les roses ornant la statue de Vénus sont désormais cueillies, et l'amour consommé fait place à une méditation mélancolique sur la vie : le peintre et le poète ont achevé ensemble leur fable du temps suspendu ... On pourrait presque entrevoir en filigrane, derrière le cortège encore insouciant des pèlerins amoureux, se profiler la sarabande macabre des morts-vivants dansant sur l'écran du Septième Sceau du cinéaste Ingmar Bergman ... Eternelle ronde de la vie et de la mort, que Paul Verlaine enveloppe ultimement dans sa Sérénade :

"Ouvre ton âme et ton oreille au son
De ma mandoline
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline ...

...Comme la voix d'un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse. "

MYTHE DE LA CAVERNE ET CAMERA OBSCURA

" Nul n'entre ici s'il n'est géomètre "
Platon

Dans une demeure souterraine en forme de caverne, des hommes sont enchaînés. Ne nous ressemblent-ils pas ?...
Ils n'ont jamais vu la lumière du jour, dont ils ne perçoivent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu'à eux. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissent que les échos .../...

"Photographier, c'est retenir son souffle quand toutes nos facultés se conjuguent devant la réalité fuyante ; c'est alors que la capture de l'image est une grande joie physique et intellectuelle." Ainsi s'exprime celui qui aime à se définir comme un "foutugraphe". Henri Cartier-Bresson fut à coup sûr l'un de ces heureux évadés de la caverne platonicienne.../...

" Etant gosse, j'avais une passion pour la mythologie grecque et pour le paganisme. On rencontre les dieux dans la vie de tous les jours, ces dieux-là ! " Tous ceux qu'il photographie partout dans le monde, tous ces inconnus qu'il saisit en une fraction de seconde et ne nous permet pas d'oublier ensuite, sont de véritables dieux pour lui : des Apollon, des Athena, des Aphrodite, des Mercure de la vie courante, égarés sur les trottoirs, sur les routes et dans les champs.

.../... Platon, en philosophe averti, avait modelé le destin de l'homme à la " lumière " de ses visions cosmologiques, sans savoir qu'il anticipait sur leur réalité physique et esthétique. Il fallut attendre plus de deux millénaires après lui pour que s'éveillât " l'oeil mécanique " du photographe-géomètre, issu des mêmes sources et dardant ses propres rayons hors de la caverne, aux confins du monde sensible. La " Chambre noire " s'était agrandie aux dimensions de l'univers.

VARIATIONS A FOISON SUR LES CYCLES DU TEMPS

Délaissant les rumeurs du monde
Habitons l'épaisseur du Temps

On le fait sien ou on le trompe, on le tue ou on le prend comme il vient. On peut le trouver long, en gagner ou en perdre, tenter de le rattraper, en jouir lorsqu'il est libre ...
Le temps passe, fuit, s'écoule, se dilue, déborde, se suspend, s'évanouit. Nous n'avons pas le temps : nous le sommes. Temps de la balade, il se confond avec l'espace. Temps de la discussion, de la réflexion ou de l'action, il s'affirme. De la rêverie, de l'oubli ou de l'absence, il s'envole. Le temps nous parle au gré de la rumeur du monde.

Indifférent à nos humeurs, le temps sème ses lignes d'errance et de réminiscence : il advient que nous repassions par des étapes que nous reconnaissons pour nous avoir fondés. Le temps laisse alors sur nous sa marque ... Trace fugace, volatile, propice à l'oubli, mais que nous distinguons après coup comme appartenant "à notre temps" ("... de mon temps !...") Empreinte irréparable, indélébile, des accidents comme des bonheurs ici-bas : le temps imprègne sur nous son sceau.

Les arts s'emparent du temps pour nous faire habiter ses dédales : temps d'un concerto, d'un film, espace-temps de la toile. Arts du temps, temps de l'art qui s'inscrit sur les lieux de la création : toile du peintre, partition du musicien, écran du cinéaste, page de l'écrivain. Le temps grave l'esprit du créateur sur des supports propres à le réitérer et à nourrir d'autres esprits : ceux des visiteurs de l'oeuvre.
Riche de son déroulement indéfiniment modulable, le temps se pense et se repense à travers des cycles perpétuels. Il possède ce pouvoir paradoxal de s'insérer dans les nuances comme de se perdre dans la nuit ... des temps. Mais l'oeuvre lui résiste par la force de son image et de sa présence éternellement surgissante : on peut faire rempart au temps.
Toile de fond de l'ouvrage, le temps façonne aussi le matériau du créateur : touche picturale, variations musicales, flux de l'image, l'artiste exploite le temps pour concevoir, élaborer et imprimer le rythme de son oeuvre. Mais ses intentions, son projet, et jusqu'à l'histoire de sa création, débordent le temps strict de l'ouvrage, le nourrissent de mille intentions, de mille signes glanés au fil d'autres temps précédant l'oeuvre elle-même. Elevé au rang d'un matériau éternellement élastique, malléable, le temps se fait l'alpha et l'omega de projets qui en émergent, le submergent : un accordéon au flux et reflux incessants, une spirale infinie d'actes inventifs, une épure dont le parfait tracé entretient le mouvement perpétuel de l'oeuvre en ébauche.

LE MASQUE ET SON DOUBLE AU THEATRE DE LA VIE

"Ma vie est un film doublé, mal monté, mal interprété, mal ajusté, une erreur en somme "

Marguerite Duras

Les filaments de la lampe d'un projecteur qui s'échauffent jusqu'à la naissance visuelle de l'arc électrique. Une pellicule qui commence à défiler au rythme du claquement de ses boucles; des chiffres qui se déroulent ... Nous sommes dans le projecteur, nous voyons défiler le couloir de projection. Et, subitement, la pellicule flambe, l'image s'évapore laissant place à un blanc immaculé : sur la "page blanche" du film va se jouer un drame ordinaire : Persona nous parle de la vie.

Un enfant se réveille, se place face à la caméra, nous regarde, avance sa main et touche l'écran - notre écran - prenant contact avec nous, spectateurs. Puis la perspective s'inverse : l'enfant fait volte-face. Sa main caresse la surface lisse sur laquelle évolue le visage d'une femme en gros plan. Par ce plan - le masque du visage - nous rejoignons l'actrice du film dans ce monde de représentation dont elle est prisonnière et d'où elle tente de s'échapper. Nous sommes aux côtés du cinéaste Ingmar Bergman, au coeur de son acte de création : nous percevons les artifices qui préexistent au film ; nous devenons nous-même, en quelque sorte, des personnages de fiction.

Les contours du visage d'Elisabet s'estompent ; seule la lueur de ses yeux continue de percer l'obscurité ... et bientôt, ses traits s'évanouissent ; il ne subsiste que deux petits points blancs qui brillent dans les ténèbres. Ces pupilles qui luttent contre la nuit, c'est la peur d'Elisabet d'être absorbée par le néant, c'est le sentiment de sentir son corps s'évaporer, disparaître. La place du visage et du regard est au centre de Persona.

.../... C'est l'art qui permet la relation de l'être - aimant ou artiste - au monde. L'écran est une sorte de miroir, une glace sans tain, qui permet au spectateur de s'y réfléchir ou de passer de l'autre côté pour se retrouver dans un univers fantasmé : on pense à Lewis Caroll et à sa plongée "à travers le miroir"... De l'usage du "masque" de l'oeuvre d'art comme medium pour une immersion dans le monde de la création et de l'imaginaire ...

.../... Le parcours d'Alma-Elisabet nous le révèle : une vraie guérison implique la force renouvelée de se fondre à nouveau dans le monde réel après un délicat voyage intérieur "aux sources de soi". Nul ne peut prétendre "danser sa vie" s'il n'a, au préalable, revêtu jusqu'à la mort, puis "tombé" résolument, le masque de ses apparences et de ses illusions ...

RIMBAUD AU SOLEIL DE BALTHUS

Le corps s'ouvre

L'image parle

La langue les éprouve l'un et l'autre

Sans les épuiser

"Ils ont greffé dans des amours épileptiques

Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs

De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques

S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !... "

Noirceur scintillante des visions rimbaldiennes. Scène saisissante captée dans un asile ou un mouroir des Ardennes par le poète-enfant, du plus profond de ses seize ans. Mythe, énigme, "voleur de feu", en Rimbaud le poète meurt vers 21 ans. 1870 le voit nous livrer quelques-uns de ses tableaux visionnaires. Dont cette Malédiction des Assis, crépusculaire dans sa forme, et picturale intensément dans les images qu'elle révèle.

.../... 1949/1950. A quelques quatre vingts ans de là, un autre coloriste en adolescence enlumine l'origine du monde de sa palette cousine de l'enfance. Balthus, prince moderne échappé d'un lointain Quattrocento, émule amoureux des fresques de Piero della Francesca, n'aime rien tant que mêler les jeunes filles et les chats qui rêvent : délicieux projet pour ce dandy un peu aristocrate, voire "féodal", ainsi qu'il se définissait lui-même.

.../... Le Nu au chat allonge ses lignes et ses courbes, assis, ou plutôt vautré sur un fauteuil aux lignes torves, recouvert d'un velours vert. Balthus suggère à qui veut le voir le contact du satin de la peau accolé au velours du siège. Le Nu détend ses formes avec délice sur l'étroite assise de ce siège, défiant par sa formidable extension l'exiguïté de celui-ci, le débordant de toutes parts, le survolant de son éclat incarnat. Deux fines mules rouges forment les uniques ornements de ce corps éperdu, ainsi que les seules taches rouges et crues du tableau. La ligne du corps envahit toute la diagonale du cadre comme s'il voulait en repousser les limites à l'infini grâce à sa détente magnifique. Le fauteuil disparaît sous le corps, devient divan, devient lit, estompe ses formes disgracieuses au profit d'un corps qui repose au comble de l'épanouissement, comme en lévitation dans l'espace clos de la chambre.

"... Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,

Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambours,

S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,

Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour ..."

Chiffe molle en apesanteur, la tête du modèle gît en arrière, abandonnée, les yeux clos, la chevelure pendante. Son profil droit repose dans l'ombre d'un sommeil extatique. Le cou puissant étend son arc en pleine lumière, formant un triangle naturel et tranquille avec les pointes discrètes des deux jeunes seins. Parachevant ce mouvement, l'épaule droite reçoit un rais de lumière qui s'accouple à la courbe du cou. Balthus nous donne à voir - comble du repos - les dunes amollies d'un désert parfait dans ce buste négligemment offert.

"... Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges

Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,

Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,

Tremblant du tremblement douloureux du crapaud ..."

Le bras gauche, levé en manière d'imploration, surgit du désert du buste, tel l'un des mutiples bras du dieu Vishnou, de l'Antique hindou. Son geste dégage un espace entre la tête et lui : un chat au pelage fauve clair, langoureusement allongé, y engage son corps félin dans une pose identique et symétriquement opposée à celle du modèle, comme en harmonie de sommeil avec lui. Si bien que les deux têtes également abandonnées dessinent leurs paisibles formes à un souffle l'une de l'autre ... sublime complicité des corps dans une lascivité naturelle où se dit l'harmonie. Entente parfaite qui se lit jusqu'au parallélisme des membres, deux à deux : patte droite bras gauche, patte gauche épaule droite. Balthus, le "roi des chats" (chat lui-même sur la toile ?), nous livre sans doute là un peu de ce qu'il nomme sa "mathématique intime", nous plongeant dans l'éternelle métaphore de l'instantané des corps.

UNE TRAVERSEE INCONNUE DANS LA TOILE

" Le corps humain a des profils à l'infini "
Auguste RODIN

1435. Quinze ans avant la découverte décisive de l'imprimerie. Une "Descente de Croix" du maître flamand Rogier Van der Weyden. Peinture religieuse typique de l'Ecole du Nord au XVè siècle. Tableau d'autel destiné à être admiré de loin aux fins d'instruire le commun des fidèles.

Composition glacée, limpide, où se lit sans peine la claire évidence de la mort. Mise en scène théâtrale où le peintre s'est employé à placer chaque personnage avec précision, pour jouer pleinement son rôle : une sorte de "Mystère féodal", avec ses acteurs connus et leurs mimiques expressives ... Les codes réitérés de la Tradition religieuse sont là pour rassurer les fidèles de l'époque.

.../... Une vision de plus en plus fouillée peut permettre la mise à nu de signes inconnus jusqu'ici. C'est alors qu'intervient la technologie haute résolution, capable de disséquer un chef d'oeuvre avec une acuité supérieure à ce que peut discerner l'oeil nu ... et de nous proposer cette nouvelle lecture "en ligne" grâce à ... la "Toile". Prouesse proposée (début 2009) par le musée espagnol du Prado à Madrid, avec la collaboration de Google, le géant de l'Internet, via son site d'images satellite. Les outils de visualisation géographique, qui ont fait le succès de Google Earth, ont été transposés à l'exploration de plusieurs toiles du Prado, dont cette Déposition de Van der Weyden. On sait que, à l'aide de cet outil, l'internaute navigue sur tout le globe terrestre puis, en zoomant, peut accéder à un point quelconque et découvrir villes, paysages, reliefs ou bâtiments, dans leurs trois dimensions. Plus l'on zoome, plus l'image est pointue, la limite étant la résolution des clichés satellite et la capacité d'affichage de l'ordinateur.

En appliquant ce principe à l'oeuvre d'art, celle-ci devient accessible depuis n'importe quel point du monde, et les secrets de création du peintre décelables jusqu'à la plus infime des craquelures. "Le numérique ne peut se substituer à l'oeuvre originale, mais grâce à un niveau de résolution prodigieux, nous arrivons à des détails que jamais nous ne pourrions voir à l'oeil nu.", s'enthousiasme le directeur du Prado. Un projet qui ne nécessita pas moins de huit mois de travail pour la quinzaine d'oeuvres choisies. Techniquement, ce fut un travail de fourmi exécuté de nuit, à lumière constante, par une escouade de photographes. Plus de 8000 clichés pris de ces toiles, dont 1600 pour l'une seule d'entre elles. Toutes ces images ont ensuite été assemblées, comme un gigantesque puzzle, pour reconstituer ces tableaux que nous pouvons désormais admirer dans leurs moindres éléments : infinie richesse des toiles ... sur la Toile. On pourra maintenant s'amuser à compter les poils de la barbe de Dürer, ou les larmes de la pleureuse de la Déposition de Van der Weyden.

.../... Le maître flamand avait-il imaginé que l'on pût saisir les quelques larmes infimes qui coulent du visage d'une femme de sa Déposition ?... L'agrandissement étonnant que nous offre la "Toile" nous permet aujourd'hui de vérifier la présence réelle de ces larmes, sans doute oubliées depuis le geste de celui qui les a peintes il y a presque cinq siècles ! Un vertige légitime et une fierté reconnaissante des nouveaux "internautes" que nous sommes devenus en une si faible fraction de temps, peuvent témoigner de cette traversée nouvelle et inconnue dans la toile picturale.

L'ECHAPPEE BELLE DES ESPRITS VOYAGEURS

"Etrange voyageur sans bagages,
Je n'ai jamais quitté Paris "

Philippe Soupault

... Ces regards pensifs, porté sur un globe, sur une carte marine ou sur un livre, mais aussi sur la voûte céleste, sont ceux de l'homme sage du temps ; celui dont dont l'esprit voyage entre réalités extérieures et univers intérieur, entre le macrocosme et le microcosme des Anciens, tissant infatigablement des liens secrets de l'un à l'autre. Dans ces toiles de Jan Vermeer, l'esprit chevauche, en quelque sorte, la lumière : il s'en dégage comme la métaphore d'un grand voyage immobile.

.../... L'Astronome et Le Géographe laissent planer autour d'eux comme un air d'énigme. Faut-il voir dans ces deux scènes la connaissance du mystérieux alchimiste parvenue à son terme en ce Siècle d'Or hollandais ? Ou le savoir des hommes de corporation, de l'aristocratie et du clergé, des artisans bâtisseurs de cathédrales ? Les regards de l'astronome et du géographe se concentrent vers le globe terrestre et la voûte céleste qui figurent les confins de la connaissance en cette fin de XVIIè siècle : allusion claire à la conscience de l'univers. Le géographe suspend son compas dans l'espace, le regard porté vers la lumière de l'extérieur, vers le ciel et le soleil. L'astronome, lui, n'a pas besoin d'outil ; son attitude suggère qu'il travaille sur la voûte terrestre. La lumière et les visages inspirés des modèles symbolisent à merveille la "curiositas" qui s'empara des esprits éclairés de ce temps : c'est bien la projection de l'homme dans un futur progrès qui émane de ces deux toiles ... Comme un périple par anticipation issu d'une science-fiction picturale.

Hantise des marins arpenteurs d'océans, une légende circule depuis des siècles : celle de "Hollandais volant" (The Flying Dutchman), le plus connu sans doute de tous les récits de bateaux-fantômes. Selon d'anciennes chroniques datant de 1680, un courageux capitaine hollandais partit d'Amsterdam et fit voile vers le Comptoir des Indes Orientales Néerlandaises établi à Batavia. Mais en cours de route, une tempête déchiqueta les voiles et détruisit le gouvernail, condamnant le vaisseau à dériver sans fin et l'empêchant de doubler le Cap de Bonne Espérance. Profitant de la situation dramatique du capitaine, le Diable lui apparut en rêve, lui soufflant l'idée de lancer à Dieu le défi de l'empêcher de doubler le Cap. Dans un accès de rage et de désespoir, le Hollandais suivit le conseil de Satan. L'Ange du Seigneur condamna alors le marin à errer seul sur les mers jusqu'à ce que la trompette du Jugement dernier vienne déchirer les cieux ... Depuis, nombreux sont les marins affirmant avoir croisé le fantôme du Hollandais volant, errant dans les brumes océaniques ... Y a-t-il échappée plus belle pour tous nos "esprits voyageurs" ?! ...

DU CHEF D'OEUVRE INCONNU (BALZAC) A LA "BELLE NOISEUSE" (RIVETTE)

Cueillir l'inspiration sur le voile mouvant du fleuve

dans la vapeur volatile

qui le lie à l'azur

L'oeil rêveur, Jacques referma son livre sur la nouvelle qu'il venait d'achever. Son esprit vagabonda un instant, délicieusement porté par la chaleur moite d'un air épais, saturé des senteurs lourdes d'un après-midi d'été. Il sentit son corps s'abandonner et partir dans une douce dérive. Le livre qui l'absorbait quelques instants plus tôt glissa lui aussi dans l'oubli, la page ouverte sur la fin du Chef d'Oeuvre Inconnu ...

... Un grand fleuve sauvage déployait généreusement ses ailes bleues jusqu'aux lisières infimes de l'horizon. Jacques marchait avec nonchalance, suivant un chemin de rive bordé de noisetiers sauvages. De beaux oiseaux blancs planaient sur les lisières d'un ciel au bleu pur. La conscience de Jacques voguait à leur suite, sans but. Là-bas, plus avant, le chemin s'élargissait, faisant place à une aire dégagée en forme de plage sableuse. Une gabarre ancrée au repos posait sur l'eau son profil dévoilé. la haute silhouette d'un personnage en redingote et chapeau haut de forme se découpa au détour du chemin, s'avançant vers lui d'une allure réfléchie. Plongé dans la langueur du paysage, le promeneur avait le regard perdu dans ses pensées, et c'est au dernier moment qu'il vit Jacques approcher.

.../... Les deux hommes échangèrent un sourire complice avant de se séparer, chacun reprenant de son côté le chemin de grève qui se perdait dans les joncs ... Emanant de l'eau, de fines volutes de vapeur s"élevaient vers le ciel, rendant flous les contours du fleuve, comme dans un rêve ... un rêve dont Jacques émergea lentement ... Son bras relâché toucha le cuir du livre posé à ses côtés. Sa main s'ouvrit pour le saisir, et il sentit à cet instant comme une lueur : la nouvelle d'Honoré de Balzac émergeait à nouveau de son esprit, prenant forme et donnant naissance à un riche flux d'images mouvantes. Jacques se laissa envahir par ce flux qui lui rappelait celui du grand fleuve arpenté en rêve : il sentit combien ce flot nourrissait avec justesse une propension naturelle à dilater le temps. De la substance-même de cette courte nouvelle, il s'imagina tirer un film complet, dans lequel il saurait capter les gestes de l'artiste à l'oeuvre, pénétrer dans le secret de sa relation à son modèle, et comprendre enfin de l'intérieur l'alchimie intime présidant à la naissance de l'oeuvre ...

Honoré de Balzac, son compagnon éphémère d'une balade en Loire, avait su faire émerger en lui un vrai désir d'oeuvre : son film s'appellerait "La Belle Noiseuse", clin d'oeil au modèle rebelle avec lequel le vieux peintre Frenhofer engage une lutte où il met en jeu sa propre vie. Ainsi, l'oeuvre littéraire du grand Balzac accoucherait d'une soeur jumelle, cinématographique celle-là. Juste rappel de la transmission intemporelle évoquée avec Honoré au bord de la Loire.

L'ARTISTE AU THEATRE DE LA VIE

Et le grand fleuve continue de charrier, insensible et sourd, le flot immense des illusions humaines, de ses essais et erreurs, de ses affres divers. Pourtant, juste à sa surface, affleure une très légère et fine pellicule : la "peau" de l'eau, sur laquelle certains insectes savent se mouvoir avec agilité, comme sur un miroir solide ... Les oeuvres possèdent auprès de nous, semble-t-il, ce même pouvoir. En chef éclairé de la Nouvelle Vague du cinéma, Jacques Rivette avait cultivé, au milieu du siècle, l'art de ne pas être dupe. A la suite de Balzac, et fidèle en cela à son héritage, le cinéaste met en scène devant nous un peintre au travail : l'artiste "à l'oeuvre", dans la durée de ses joies et de ses peines, de ses certitudes et de ses illusions.Le cinéaste comme l'homme de lettres nous font pénétrer là au coeur d'un troisième art majeur : la peinture. L'histoire du peintre, à son tour, nous transporte au coeur de la vie, dans un quatrième art qui aurait à voir avec le théâtre : le théâtre de la vie, en somme.

Mise en abyme vertigineuse et éclairante : sur la vaste scène de ce jeu théâtral, les éternelles passions humaines se frottent aux vieilles lunes de la perfection. Réminiscences des anciens mythes grecs, plus que jamais d'actualité : Narcisse s'anéantissant dans son propre reflet, Icare disparaissant dans son rêve fou de s'affranchir de notre pesanteur d'êtres de chair.

A leur image, la liste est longue des artistes-météores n'ayant pas survécu à leur oeuvre : de Socrate à Pollock, d'Artaud à Van Gogh, Modigliani ou Rimbaud. De Charlie Parker à Chet Baker, oiseaux célestes tutoyant les muses, mûs en anges déchus de la vie ... Plus d'un s'est noyé, submergé par ce flot intense, inquiétant, des passions à l'oeuvre. Et pourtant - et peut-être justement pour cela - leurs oeuvres demeurent et continuent de nous interroger aujourd'hui encore. Reposant sur cette "peau" de l'eau, en surface du grand fleuve des passions, elles existent visiblement, "charnelles" traces de la chair des hommes. Dans cette interface infime et consistante à la fois, elles occupent leur place immuable entre l'eau bouillonnante des passions et l'azur léger de l'inspiration. Comme autant de petites flèches prêtes à jaillir à nouveau devant la curiosité d'un regard, le nôtre. Preuve que l'artiste n'a pas travaillé en vain : l'oeuvre demeure ...

L'INSTANT MAGIQUE DE LA TRANSMISSION

Quelle est la nature du lien secret qui se transmet, via l'oeuvre, de l'artiste au visiteur ? Comment dire ce qui se joue là, dans ce triangle intime artiste/oeuvre/visiteur ? Question de regard encore : c'est bien lui, le regard, par sa présence et sa qualité, qui "crée" (ou recrée) l'oeuvre, au sens où il en valide l'existence, au-delà de sa légitimité de fait. Une toile illustre cette occurence lumineuse qui se met en scène dans l'interface artiste/visiteur: " Saint-Joseph charpentier ", de Georges De La Tour.

La scène figure la silhouette puissante de l'artisan "à l'oeuvre", silhouette voûtée sur une pièce de bois qu'il vrille consciencieusement. La majorité de la surface de la toile est envahie par ce corps imposant qui ne laisse qu'une étroite bande de tableau au corps frêle d'une fillette tenant la bougie qui éclaire la scène. La haute et droite lumière de la flamme distribue subtilement ses clairs-obscurs (si chers à De La Tour) : les bras, le front et l'oeil de l'artisan "flambent" d'une lueur blanche, de même que le visage de l'enfant, totalement irradié par elle. Quant aux regards, leur cheminement est comme happé par la langue de feu dont ils semblent tirer toute leur force.

Dans ce trajet étudié des regards se dit et se joue l'existence de l'oeuvre et toute sa secrète puissance : l'oeuvre "advient" quand et où se croisent les regards de l'artiste et du visiteur : elle réchauffe son souffle à la flamme de leur rencontre singulière. Mots de la langue, touche picturale, argile malléable, séquence d'images, phrase musicale, constituent autant de signes ou de matériaux bruts dont dispose l'artiste pour extraire son oeuvre telle qu'il la dévoilera enfin aux yeux du visiteur. La toile de De La Tour est la métamorphose pleinement signifiante de la naissance, en cours, de l'oeuvre sous un double regard : celui de l'artiste et celui du visiteur, qui s'y croisent. Le coeur du visiteur se trouve transporté au coeur de l'oeuvre. Un "coeur à coeur", en somme, succède au "corps à corps" (auteur/oeuvre) qui a présidé à la naissance. L'oeuvre renaît d'un regard nouveau qui lui est porté et de tous ceux, innombrables, qui ne manqueront pas de suivre. Dans le regard unique du visiteur repose le secret partagé de l'oeuvre.

Au coeur de l'oeuvre, l'acte de transmission.

" DANS LES FAILLES DE L'ENTREMONDE "

" La Nature est un Temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ... " Baudelaire

Que renvoyer à Stéphane Mallarmé se désolant d'avoir "lu tous les livres" ?... sinon sa propre réponse, contenue dans le vers qui suit : "Je sens que des oiseaux sont ivres d'être parmi l'écume inconnue et les cieux !..." L'homme contemporain reste muet face à la finitude, à jamais comblante semble-t-il, de ses mondes connus. A l'ouest comme ailleurs, rien de nouveau. Cela signifie-t-il pour autant qu'il nous faille accepter, à l'aune de cet épuisement programmé, une issue simultanée à nos périples imaginaires ?... Ce serait d'abord imposer une limite bien étriquée à notre rapport au monde. Ce serait encore faire fi des forces imaginatives qui nous habitent, en contrepoids vital aux impératifs souvent contraignants de la connaissance. Albert Einstein lui-même le clamait haut et fort : "L'imagination est plus importante que le savoir." Ce serait enfin frapper d'une ignorance coupable nos "espaces du dedans", ces épaisseurs vivantes de ressenti et d'émotions, mises à jour par notre capacité à inventer d'autres chemins.

Notre pouvoir existe bel et bien d'aborder aux rives de "cet autre en soi" ; il s'agit ni plus ni moins, pour ce faire, que de dresser les éléments volatiles d'une cartographie personnelle. En exerçant notre regard sur le monde, il peut nous être donné d'étendre notre conscience aux frontières de continents jusque là ignorés, même si pressentis parfois, mais rarement abordés. En quête de ces espaces du dedans, nous nous posons alors la question neuve d'un sentiment géographique du monde, sentiment issu de nos origines et construit -bien souvent à notre insu- depuis l'enfance. A l'image des Anciens, il nous vient l'envie irrépressible de provoquer des échos fraternels entre macrocosme et microcosme qui n'aiment rien tant que se renvoyer la balle dans un jeu de miroirs sans fin. Et il peut s'en passer des choses "de l'autre côté du miroir", comme se plaisait à nous le conter Lewis Caroll ...

La créativité, pour paraphraser Lautréamont, c'est "beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine à coudre et d'un parapluie..." Mis en condition par le spectacle toujours changeant qui accompagne le rythme de ses jours, le sujet pensant n'en a jamais fini de dérouler ses questionnements et d'explorer la manière dont il construit ses territoires. Tout au long de l'érection édifiante de son "schéma corporel", l'enfant qui apprend la vie se confronte aux réalités matérielles et bâtit peu à peu les représentations mentales qui lui sont propres. Il ébauche ainsi par touches successives son identité unique, jusqu'à nommer le "je" qui deviendra la base de sa géographie personnelle.

Mémoire, imagination, raison : en nommant les trois facultés définissant à ses yeux les spécificités de notre espèce, le philosophe Michel Serres pointait, en 2007, que l'Internet nous allégeait désormais de l'une d'elles, la mémoire : "Nous sommes condamnés à devenir inventifs. L'inventivité est tout ce qui nous reste; la nouvelle est catastrophique pour les grognons, mais elle est enthousiasmante pour les nouvelles générations." Il y a cent ans déjà, dans la foulée d'un certain psychiâtre viennois, Jean Piaget défendait l'idée du caractère ludique de la pensée précoce : en cours d'adaptation au monde extérieur, le jeune enfant ne peut que développer sa capacité à "faire semblant". Se retirant d'une réalité encore trop rude, il soumet ainsi ses représentations du réel au jeu de son imaginaire : vrais crapauds et faux princes font à cet âge bon ménage ... Et c'est dans ce même creuset imaginaire élargi qu'il sera bientôt à même de se livrer au jeu fertile des associations d'idées. Le "mind mapping" -cartographie des idées- repose sur l'exercice habituel, renouvelé, des suites de connexions mentales : une vraie méthode, en somme, pour explorer nos imaginaires, déjà promue en son temps par les créateurs surréalistes. En libérant la pensée, c'est tout le champ de nos visions intérieures que nous ouvrons, pénétrant ainsi dans les fractures multiples et parfois ténues de mondes parallèles implicites.

Ainsi dévoilée, notre carte géographique personnelle constitue la trace vivante de nos lieux de mémoire, historique légendé de notre "conscience d'être au monde ", dont il nous est loisible de tracer en quelque sorte le "génome". Car, comme pour toute bonne carte, sa légende est gorgée d'informations en provenance du passé, et par nous modulable dans l'avenir. Nous découvrons un paysage intérieur jalonné de valeurs, de critères et de croyances qui sont nos indicateurs de déplacement dans notre relation au monde. Notre géographie personnelle contient toute notre histoire : elle en est la topographie, le relief original patiemment édifié, et comme gravé en nous. Notre "manière de voir le monde" en somme. Et comme dans la nature, nous avons le pouvoir de nous y déplacer de multiples façons, d'y engager randonnées et vagabondages, à l'affût des matériaux du rêve, des émotions, des sentiments et des circonstances de la vie. Arpentant patiemment, sillon après sillon, la terre fertile de notre subjectivité, ce sont de vrais et fabuleux continents que nous avons la surprise de mettre au jour. Plongés au coeur du grand récit mouvant de l'Histoire, nous constatons qu'il nous reste toujours la liberté unique d'y insérer notre aventure originale.

Maints contes nous présentent un héros se mettant en quête d'une chose importante, un trésor peut-être. Des années plus tard, devenu vieux, notre "Ulysse" revient chez lui, apparemment bredouille. Et c'est seulement sur les berges de ce retour qu'il découvre le trésor qu'il cherchait ... et qui était là depuis le début !... Se pourrait-il que nous ayons, nous aussi, achevé notre odyssée, et que nous nous soyons endormis sur la plage de notre prétendu paradis perdu, sans pouvoir nous réveiller ?... Ne devons-nous pas alors, à l'image d'Ulysse, nous dégager d'abord de la brume, pour saisir la vérité d'ensemble du chemin parcouru ?... Pour pénétrer bientôt dans les failles d'un monde "entr'aperçu", celui de nos atlas imaginaires. La Terre Natale de nos entremondes ...

VOL AU-DESSUS D'UN FLUX D' ECUME

Et l'on meurt de hasards

Lorsqu'il se mit à courir sur la plage, ce matin-là comme chaque matin, V était loin de se douter qu'il n'allait pas rester longtemps tout à fait seul. Et pourtant, tout s'annonçait tel qu'à chacune de ses sorties matinales. L'étendue vide tapissée de sable doré, rendue écumeuse par la marée montante, accueillait à nouveau sa foulée souple pour une exploration, renouvelée à l'envi, des espaces-marges côtiers, repères familiers au déroulement fluide de ses journées.

Seul sur la plage, absorbé dans l'arpentage tranquille de cette bande de monde visible ?... Comment imaginer qu'il ne le fût qu'en apparence ?... Comment se douter que, tapie entre deux eaux, entre deux vagues, planait une autre géographie tout intérieure, intime, mais ô combien proche ; celle de son entremonde, fruit du jeu permanent des hasards aussi multiples que fugaces, capables de nous croiser, de nous recroiser, tels les synapses éphémères tissant nos topographies mentales.

Empreinte... Empreinte... Ce mot se mit à danser sur son écran intérieur avant de venir résonner en écho dans son haut-parleur interne. Il naquit du fond de sa conscience, avant de la traverser, de s'y inscrire en gros plan, puis de refluer bientôt vers des abîmes inconnus ... Un peu à la manière d'un son familier qui, issu du lointain, grandit et se rapproche jusqu'à envahir tout le champ de l'esprit, avant de s'évanouir comme il est venu. Phénomène sonore, pensa-t-il ... Visuel aussi, comme ces paysages plans sur lesquels l'oeil s'amuse à zoommer pour aller y dénicher tel élément caché, tel détail invisible à l'ensemble et pourtant bien contenu dans cet ensemble, essentiel et comme ancré à celui-ci. Réminiscence du parc mystérieux dans le "Blow up" d'Antonioni ...

A cette empreinte rendue ô combien familière en si peu de temps et qui inscrivait , à chaque pas retombant de la foulée, son creux éphémère au coeur du sable mouillé, succéda insensiblement, comme en écho, un nouveau mot non sans rapport avec le premier : footprints, son équivalent anglo-saxon, à la consonance fraternelle (bienheureux cousinage des langues !) Et ce nouvel écho intérieur fut aussitôt accompagné d'une fine mélodie qui se mua, au fil des foulées, en un rythme obsédant, langoureux, doucement enivrant. Une sorte de topos sonore né des profondeurs de la mémoire. V ne put s'empêcher de penser à la " Petite Sonate de Vinteuil " évoquée par Marcel Proust dans La Recherche du Temps perdu. " Temps retrouvé " donc, se dit-il dans un souffle ... "Ré-actualité" écumeuse et solaire, sableuse et brûlante, fidèle au décor de cette plage où V délivrait sa foulée souple avec entrain, oublieux des contraintes du temps. Footprints ... air enivrant, entêtant, "jazzé" infiniment, répété dans la durée éternellement prolongée de l'instant -à l'image de ce ruban illimité de plage- se mit à habiter la conscience de V dans toute son épaisseur. Air valsé presque, que cette mélodie à quatre temps pulsés dont le quatrième s'étire comme pour mieux figurer le temps suspendu de la foulée du coureur solitaire, tandis que les trois précédents s'appliquent à marquer le martèlement infatigable du pied et le repère de son empreinte immédiatement estompée à la surface du sable humide. Et cette répétition sans fin - ad libitum diraient des comédiens de théâtre - du même pas aérien lancé dans l'espace physique comme dans celui du souvenir.

Footprints, rythme devenu familier, mélodie veloutée de la trompette du jazzman Miles Davis, dansant sur la partition, telle un corps survolant le paysage plat mais toujours mouvant du partage des eaux : écume montante, sable uniformément humide, trace du pas immédiatement effacée ... cela répété à l'infini, selon l'éternel cycle du temps, ronde tournoyante des saisons et des années, ou course quotidienne apparente du soleil couronnant nos têtes ... Le hasard en camarade connu, reconnu par qui sait le quérir, accouchant là, juste tangeant aux bords mystérieux de la conscience, d'une petite musique belle comme une foulée, compagne incarnée épousant la trajectoire idéale du corps de V. "Un chemin long comme un baiser ...", pensa-t-il en se laissant envahir par un vers de Borgès. Borgès, grand amateur de hasard, justement. " ... A la mer quand elle embrasse les seins dorés des plages vierges qui assoiffées attendent ..." Sa foulée se fit plus ample, plus volontaire, ne perdant rien de sa souplesse. "... Et mon corps, tendu comme un arc, lutte contre tes muscles impétueux ..."

Et dans la tête de V se concocta comme un alliage inédit, insolite, des vers du poète argentin et de la musique de Miles Davis. Une sorte de Footprints poétique aux senteurs salines, baignant dans la clarté naissante d'un soleil matinal. "... Un hymne constellé d'images rouges luminescentes ..." continua de lui souffler Borgès. Un vers qui lui fit tourner insensiblement le visage vers l'astre du jour, omniprésent dès l'amorce de sa course du matin ; astre si cru, à l'ubiquité si évidente, qu'il possède naturellement ce pouvoir étrage de se faire oublier des humains. Et pourtant, le sel dans l'écume de l'eau, le jaune orangé changeant de la plage, le bleu d'un ciel vide : tout cela peut-il seulement exister sans les jeux subtils, amoureux, d'une lumière solaire ?... Et la vague toujours réinventée n'est-elle pas la métaphore parfaite des marges picturales, de leur finitude apparente comme de leurs entrelacs savants ?... La réponse viendrait peut-être d'un Turner mêlant furieusement sur la toile les mille couleurs des éléments marins et célestes jusqu'à recréer un nouveau et hardi spectacle du monde, intransmissible avec des mots. La réalité se dérobant à mesure que la palette innove, comme le sol s'estompe sous le battement saccadé des pas ... Renoncements et griserie, implosion de l'intimité ; l'oeuvre se réfugie dans l'intensité d'une nouvelle solitude : celle-là même que ressent V dans sa course vers l'aube toute neuve, alors qu'il n'est plus que ce coureur de fond avalant l'espace, épousant le rythme des éléments où il baigne avec une jubilation primitive.

Mû radieusement par sa foulée éternellement renouvelée, V laisse le flot d'images l'envahir, remerciant le hasard fertile qui a bien voulu porter sa cavale solitaire du jour. Le hasard comme une heureuse rencontre de tout ce que V a longtemps éprouvé et qui était déjà là, prêt à se révéler, n'attendant qu'une conjonction d'éléments naturels, sensibles, pour se dévoiler. Le hasard, point de confluence des menues étincelles vivaces entretenues à fleur de conscience, à la pointe extême des émotions. Le hasard, ce fils prodigue -et prodige- de la nature et de l'esprit, toujours en vadrouille, en éveil, en partance pour des chemins de traverse, des marches singulières.

Encore habité par la mélodie et les images toutes proches, V se rend disponible à l'accueil en lui de sensations fraîchement distillées par un nouveau créateur qui a déjà - secrètement, lointainement et à son insu - essaimé en lui. Albert Camus, l'homme juste, et ses " Noces " résonnent maintenant de mille éclats de voix. " Noces ", " le grand libertinage de la nature et de la mer " , " ce bonheur intense à se balancer dans l'espace sous le soleil du matin ". " Noces " : " ... Ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu... " Et cette " heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde ... " Laisser la langue enflammée de Camus - la langue, sa seule, sa vraie patrie - venir s'incarner dans la foulée élastique de V : c'est bien là , il le pressent, entreprendre la géographie d'un certain bonheur. C'est sur ce balancement qu'il faudrait, sinon s'arrêter, du moins revenir sans cesse. L'émotion pure guette les corps qui s'abandonnent à la fusion des éléments : l'air, l'eau, la terre, le feu solaire ... et la langue commune et profonde pour dire tout cela en puisant aux sources physiques de nos sensations. "Le monde est beau, et hors de lui point de salut ... " murmure Camus à l'oreille de V "... et l'esprit trouve sa raison dans le corps ..."

Mer et soleil, mer-sol, mer-so ... La langue nous mène vers d'autres aubaines fortuites ... Meur-sault, le Meursault de l'Etranger, fruit d'un nouveau hasard, nous plonge au coeur de la Méditerranée, paradis d'une nature élevée à l'état divin par l'auteur de Noces : le sel de la mer, le bleu d'un ciel vide, le silence énigmatique de la vie. La langue comme patrie et la camaraderie humaine comme ligne de vie. V se branche, tous ses sens en alerte, sur ces nouveaux liens délivrés par les sons, par les mots et les mille récits qu'ils savent tisser inlassablement au long de ces noces dorées et silencieuses : " ... Comment alors ne pas s'identifier à ce dialogue de la pierre et de la chair à la mesure du soleil et des saisons ?... " confie encore Camus, attentif à cette " odeur qui consacre les noces de l'homme et de la terre ", clamant haut et fort " qu'il n'est pas de bonheur surhumain, pas d'éternité hors de la courbe des journées. "

Encouragé, enivré, et comme bercé par la ronde pure et juste des mots, V sent sa foulée pénétrer le paysage, son corps ne faisant plus qu'un avec la grandeur minérale, comme recouvrant ainsi de lointaines origines. Albert lui susurre une dernière fois : " ... la mesure de l'homme ? Le silence et les pierres mortes ... ". " Pour entreprendre la géographie d'un certain désert. " Géographie sauvage que V arpente depuis l'aube, accueillant et scrutant la pulsion des mots et des sensations. Abrité sous la course épurée d'un soleil vif courant à son zénith, et la suivant fidèlement à contre-courant, à contre-feu, V a tracé un chemin unique, lieu bienheureux de tous les hasards ... Un silence, vaste comme la plage qu'il survole, s'installe peu à peu dans sa conscience, ponctué par le martèlement sourd du sang qui cogne ses tempes. A mille lieues des contingences familières, V goûte les saveurs brutes et grisantes d'un Panthéon retrouvé. Il n'est plus qu'ouverture au monde alentour, au silence solaire de cette plage qui comprend maintenant tout son univers. Il se sent et se sait enfin attentif à la bande-son de sa vie.

Et le hasard lui fournit une ultime occurence, en forme de silence : celui inventé par le musicien John Cage déroulant ses partitions à la manière de paysages imaginaires. Le vide - qui me va si bien, songe V - objet du désir, enfin ; le corps simplement rendu à l'espace d'une foulée tranquille comme au sens prodigieux des hasards. En toile de fond de cet intense silence peut apparaître alors l'ébauche d'une composition vide, baptisée 4'33'' - ultime hasard des chiffres ! - que ne figure pas la moindre note. John Cage, l'anarchiste du silence, celui qui aimait à s'introduire dans des chambres sans écho pour entendre le battement de ses veines, se met à palpiter au coeur de la solitude du coureur de fond. Ultime empreinte inscrite dans l'écume de son jour. Pur plaisir d'exister dans la beauté du monde ...

DERNIERES VOLONTES

Tétanisé. De marbre. L regarde le grand fleuve comme s'il ne l'avait jamais vu. C'est toujours la première fois, alors qu'il le connaît par coeur : toute son histoire se confond avec la sienne dès l'origine. Gamin, pêcheur, il l'a parcouru des yeux, des bras, maintes et maintes fois, de toute sa stature maigre et ingrate. De sa gaule en bambou lancée et relancée inlassablement, coulée après coulée, il en a arpenté le cours, guettant la course espiègle du flotteur au gré de remous capricieux. Des journées entières à oublier le temps au bord du lit mouvant du temps ...

Un jour il a rêvé de s'y enfoncer, d'y pénétrer du regard, d'en visiter les fonds insondables, à la rencontre de poissons merveilleux. En sous-marin de poche (!), lubie saugrenue germée il ne sait comment, dans la lecture assidue des bandes dessinées de son enfance, sans doute. Voguer au creux d'un lit ancien, géologique, immémorial, pour accéder au doux mystère de la "couche" primaire, du lit parental, en quête de ses improbables origines. Jeu d'enfant, rêve innocent, délire candide pour gommer, escamoter les scories douloureuses du réel et y substituer les délices imprévisibles de la fiction.

Plus tard, le grand fleuve offrit à ses jeunes années la plénitude de ses formes et toute la variance de ses couleurs changeantes : ce fut le temps bienheureux des balades photographiques. Moments enchantés qui le voyaient avide de posséder le réel par le simple geste de le reproduire à l'envi. Magie des déclics ludiques parsemant ses errances exquises sur des chemins perdus au gré des bords sableux.

Alors l'adulte s'empara de sa géographie, la disséquant pour de jeunes publics écoliers si délicieusement naïfs. Ah ! les divagations merveilleuses recréant un fleuve qui courait depuis l'estuaire jusqu'à sa source ... Et la platitude parfaite de son tracé sur la carte, ignorant toute notion de bassin versant. Dans sa rage, combien de fois n'a-t-il pas rêvé d'emmener tous ces innocents toucher des yeux et du doigt à ses rives sauvages, à ses coteaux rieurs, à ses berges accueillantes !?... Bref à la réalité topographique et bien vivante du cours d'eau... Avant de se plonger lui-même au coeur de la poésie vivante du fleuve à travers les multiples textes offerts par ses auteurs préférés. Voyages incessants du réel au rêve et du rêve au réel...

Et le grand fleuve est toujours là. Mille fois inconnu et mille fois reconnu. Toujours le même et toujours changeant. Celui des Anciens dans lequel on ne se baigne jamais deux fois à l'identique. L le voit et le revoit d'un regard semblable et fidèle : celui qui l'a accompagné tout au long de son fil de vie. En ami loyal, le fleuve s'offre à ses vieilles années jusqu'à se permettre d'interroger avec lui sa destinée. Deux vies si liées, par des noces si anciennes, peuvent-elles un jour séparer leur cours ?...

L a la vision brève d'une assemblée réunie sur les rives du grand fleuve. Face au petit groupe, une gabarre a pris l'eau, emmenant ses proches au milieu du lit. Une urne passe de main en main, d'un membre de sa famille à l'autre, avant d'être ouverte. Des cendres s'en échappent, se mêlant à l'eau et au souffle du fleuve. L se voit soudain dans l'unité et la cohérence de son destin. Il vient de rejoindre discrètement le cosmos qui l'a vu naître.

TROU DE MEMOIRE

" Mais quand aurons-nous donc la paix ?... " La voix hésite, reprend, patine, s'éteint. Le regard se fait implorant, éperdu, noyé dans les limbes d'une mémoire à jamais rayée. Comme si le texte du poème demeurait figé dans une strate lointaine, oubliée, d'où l'élève est impuissant à le faire émerger. Le professeur attend. La classe espère. Le silence pèse.

" Mais quand aurons-nous donc la paix ?... " Dieu sait pourtant que ce premier vers lui parle, autant qu'il a dû résonner, un jour, dans la conscience de leur auteur. Et l'écho revient, à l'élève, de ce moment béni d'une découverte simple, où le poème lui est apparu aimable, familier, d'une belle et forte évidence. Il se souvient encore de cette joie élémentaire qui l'a envahi lors de son émergence en lui. La première lecture du professeur a suffi pour le toucher, le conquérir tout entier : quelqu'un enfin sur terre était au diapason de sa détresse, de l'état de malaise permanent qui couvait sous sa vie d'élève apparemment docile et sans histoire. Comment un inconnu lointain avait-il pu deviner, percer à jour son secret d'enfant et proclamer à haute et intelligible voix ce qu'il ne ressentait que confusément ?... Le poète, lui, l'avait compris, et cela suffisait à son bonheur.

" Mais quand donc ?... " Des siècles s'écoulent, le temps file sans qu'il puisse le retenir. L'angoisse gonfle comme un lourd cumulus d'orage au-dessus de sa tête. Il lui faut absolument et très vite une bouée de secours pour surnager, gagner du temps, ajourner le malaise, conjurer le fiasco attendu où le plonge l'épreuve.

" Mais quand ?... " La survie lui est subitement accordée par le peu d'extérieur visible que ménagent les baies vitrées de la classe. Là-bas, surplombant la cour, une tache de ciel bleu laisse passer l'ombre fugitive d'un battement d'ailes. Un oiseau a traversé l'espace ténu et l'élève a capté dans l'instant cette bouée aérienne pour remonter enfin à la surface de son présent : la récitation du poème. Mais la figure de ce dernier se modifie singulièrement à la lumière de l'oeillade désespérée que l'enfant a lancée au ciel en manière d'imprécation; c'est désormais un autre texte qui occupe son champ de conscience et fait résonner son coeur ...

" Mais voilà l'oiseau-lyre qui passe dans le ciel ... "

Les lèvres du récitant reprennent leur murmure, comme à l'adresse d'auditeurs lointains, absents, hors de la salle de classe et de son public ébahi.

" ... alors l'oiseau descend et joue avec l'enfant ... "

Ses poumons se gonflent à nouveau. La voix renaît, ferme, assurée, confiante.

" ... et les murs de la classe s'écroulent tranquillement ... "

Un récit nouveau déroule ses visions irréelles, fabuleuses, portées par la musique des mots.

" ... et les vitres redeviennent sable, l'encre redevient eau ... "

Le ton de l'élève s'ajuste au texte, semble l'habiter de l'intérieur, comme épousant les délices d'une joie toute neuve.

" ... les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise
le porte-plume redevient oiseau ... "

L'enfant l'a reconnu : c'est le grand Prévert qui est en train de le sauver d'un doute mortifiant. C'est aussi un vrai poète qui est accouru à la rescousse pour en sauver un autre : fraternité sainte de l'artisanat !... L'enfant peut enfin saluer d'un sourire intérieur cette fameuse paix retrouvée.

SAN ANTONIO AU MUSEE (PASTICHE)

Moi vous m'connaissez, j'ai l'goût d'l'époustouflant et des explorances à vous en mettre plein les badigouinsses !...
Quand les journaleux gorgechaudent dans tous les baveux sur la dernière expo cotée (sans maille), je pointe présent et décide illico d'aller flânocher pour en choper plein les mirettes, me mettre l'oeil en chavirance. J'ai comme un faible pour l'ineffable, l'archi-sublime. Je kiffe pour le bioutifoul en accoutumance. Y a pas d'mal à s'octroyer une dose d'évasion d'pensarde.
Alors dès qu'je peux, j'me précipite au muséhom. Pourtant j'sais qu'y va m'falloir poireauter, nager dans la surcohue, la grouillance humaine qui s'tient chaud !... Mais j'suis prêt à m'abandonner là où caprice le hasard. Nez cécité fait l'oie.

Me v'là donc embroché vif dans une queue longue comme un day sans fin : ça filedattente à tout va. Y a du du populo et des problos dans la circulanche. On m'happe, on m'pousse aux reins. C'est duraille d'garder sa place dans ce bazardier, mes princes. J'sens qu'y va s'mettre à vaser des calamités sous peu. Tripotées, embardouflées, coups de coude dans l'baquet, les airs grincheux se friment à la dérobade. On se zieute mornement, prêts à brigander sans vergogne. Mais moi tu m'connais : je biche les les missions châtaignantes. J'suis un nostalgique du passage à tabac.
Un haut-jacteur annonce pas plus de cinq broquilles à faire le pied de coquecigrue. Ce dont. L'entrée dans le hôl a lieu façon marée grand flux. Le personnel à gampettes réglos mate la scène sans broncher, blasé par ces infernalités coutumières : dès qu'y s'trouve en groupance, le monde sait plus s'tenir... Eh bien, me dis-je en aparté (car je parle aussi cette langue), n'attendons - d'Achille - pas davantage ! Lors je pointe au guichet dare dare. Une ouvreuse (à tiroir) peu amène me défrime vilainement. Alors tu m'connais, mézigue, toujours bon prince avec ces dames, je lui virgule mon sourire estampillé 39 bis, large comme une césarienne. J'ai pas besoin d'lui bricoler un encéphalo pour lire dans ma pensarde : me v'là introduit dans la place, muni d'un tickpasse et d'la guide ad hoc.

Césigue présente tous les avantages dûs à son rang. Fichtre la jolie personne !... Mais gare à ne pas outrecuider jusqu'à laisser traîner la paluchette sans permittance en bonne et due forme, kif pour les croûtes à r'luquer. A tout hasard, j'lui vote un sourire sur écran large, et la visite peut commencer. Après un temps mort réclamé par l'arbitre pour changement de pensée, elle nous introduit dans la casa où les croûtes sont disposées façon propice au tronche à tronche (et viça versez).

S'ensuivent quelques secondes de flottement qui tranforment mon palpitant en chicorée frisée. On continue bellement d'investir la place. Et quelle place, les aminches ! On mutisme comme d'autres gueulent : en choeur. J'me tais. A court. A vif. A vide. Avide. David !... Grande confuse m'empare ! Ce qui m'apparaît flanquerait le vertige à un nain. C'est tout un monde en saturance qui s'écoule. Les croûtes ont toutes le même ciel, d'un bleu klein qui donnerait le tournis au premier piaf venu. et des teintes un tantissoit ocrées qui nous ramènent sur notre bonne vieille terre. Et des dorures et chamarrances à pleines pelles. Et des personnages en p'tit'tenue qui polissonnent, nus comme des ampoules électriques, dans toutes les positions, dont la foetale, celle des grands secours. Là on vadrouille au large du lyrisme. Tout ça frétille dans mes souvenances, mais j'me rappelle plus la distribe !... La trouillance me biche : j'ai tout subitement la comprenance qui flanche ...

Reusement, miss "Guide-moi là" est une sacrée dégourdoche : me voyant en perturbance miséreuse et le cervelet clopinant, elle se met à gazouiller à pleine vibure. Elle compte bien éclairer nos pensardes en berne, dans la masure de son possible. Elle jacte d'importance, la gazelle, témoigne, prouve, dix-court, désosse, étalonne, enrobe, bienfonde, époustoufle, diverge (et c'est beaucoup). Passant d'une croûte à l'autre, elle pousse le feux de nos imaginances dans le monde clos du ripolinage à tout va. On vadrouille bientôt au large du lyrisme !... J'te parie c'que tu sais contre c'que j'ose pas te dire qu'elle a fait ses révises avant d'venir. En tout cas, on est conquis (-dam y a d'quoi !). Enhardis, on joue des méninges comme jamais, kif des guiboles papattantes et des esgourdes aux aguets : elle nous a branchés sur nos compteurs bleus, la soeur. Nous a mis en prise sur de l'harmonieux qui nous vagualâme. Du style : "Bichez-moi ce musée !... C'est bien plus beau que la Chapelle Sixteen !..." Rien de tel (Guillaume) pour nous rencarder au paradoche des ripolineurs réunis, munis d'un aller simple.

Après l'ensuite de quoi on décide de poumoner un chouïa. Prendre son temps à libre dispose, comme il est dit sur les dépliants des croisières. Un toutriste japonouille bardé d'appareils à défrimer semble s'enquiquiner à cent dollars le baril. Il a l'air un peu écroulaga devant ce cirque coloré : il ne pige que couic à tout ce cinoche, l'apôtre. Les secrets de l'élégance françouaise, c'est pas pour césigue-pâte. Il rétice à tout va, cogne, rogne, grogne, trogne et va à dame. A l'impossible, nul détenu (comme on dit à la Santé).

Quant à votre San A, mesdames, les idées mafflues l'affluent. J'entreprends Miss " Je sais tout " avec des questions tout droit sorties de ma giberne, des z'encore mieux qu'elle pensait, la mère. Ma terlocutrice fait l'interlocutée mais répond du tac au tac sans s'démonter. Elle en a vu d'autres et depuis lulure : la vie de guidouille est si pleine d'alinéas !... J'oeuvre un max, gamberge comme jamais, tentant d'recaser aux pelotes mon gougnafiage ancestral : eh oui, mes chéries, y a pas qu'le ventre chez San A, il existe aussi un coeur, et un coeur à son échelle, comme disent les pompiers !

Des effluves de caoua me sauvent d'une surchauffe fatale. L'envie lui vient de s'esbigner, à votre serviteur. Pour citer Aristophane, " l'homme est inconstant comme l'oiseau est volage ... " Je d'mande un arrêt technique à la cantonnade et vote mes hommages les plus appuyés à la maîtresse des lieux qui n'en a cure, vu qu'elle est entreprise par un vieux romain bon comme la romaine. Notre idylle a vécu ce que vivent les roses : les spasmes d'un mâtin !...

LegoBaladin

mardi 9 février 2016

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