mercredi 30 mai 2012

PHILOJAZZ (4) : AU SOUFFLE DE LA PENSEE

ENERGIE, FABLES, COLERE, DIEUX ET DEESSES, CHANSONS DE RUE...


PAT METHENY : " LAST TRAIN HOME "

   Last train home, composition du guitariste Pat Metheny, débute « en fanfare » par une imitation au réalisme saisissant de la mécanique chuintante, haletante, soufflante, d’un train emmené par une locomotive à vapeur. Comment une énergie mécanique, sommet d’ingéniosité, peut se muer en énergie intérieure : c’est la transmutation exprimée par cette pièce. Toute la puissance est là, présente, en action et réaction : mécanique, topographique, humaine. Un condensé d’histoire de l’énergie aussi, lorsqu’une guitare électrique se met à faire vibrer ses cordes aériennes, adressant des frémissements légers, lumineux, aux étages du ciel. Raccourci saisissant, planant, de la vapeur à l’électricité. Voyage d’un monde à un autre – du réel à l’imaginaire – que poursuit la locomotive endiablée, transperçant des sites montagneux, forestiers ou urbains. Le flux sonore sature l’espace d’un vrombissement rassurant, offre un coussin moelleux à la petite musique de la guitare qui poursuit sur sa palette de textures le récit céleste où s’ancrent nos rêves familiers. Le son cosmique de la guitare baryton nous propulse ailleurs, entre chacun des quatre points cardinaux ; partout et donc nulle part, là où nous mène le dernier train, dans l’air du soir encore tout embaumé de lucioles, de reflets rougeoyants, et de nos serrements de cœur de voyageurs ébahis. (...)
 
      (...) « C’est tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir, ce sentiment de s’étonner », dit Socrate à Thééthète pour évoquer l’instant extraordinaire qui voit son compagnon s’émerveiller. Passage d’envie, transmission de désir, la philosophie  – comme la pédagogie, également initiée par Socrate l’accoucheur des intelligences –  naît de l’étonnement, on le sait depuis Aristote. Une leçon de philosophie, c’est comme une promenade dans la nature où, émergeant de l’indifférence et du banal, on va exister dans un monde… qui existe. Le monde est ce qu’il est. C’est extraordinaire que le monde soit. Il est bon que le monde existe. On est dans quelque chose de bon à l’intérieur du réel. Les choses sont et en plus elles sont ce qu’elles sont ! Voilà bien une double raison de s’émerveiller. (...)
  




CHARLES MINGUS " FABLES OF FAUBIUS "


           C’est une musique de la colère. Celle d’un homme qui crie sans retenue sa rage à la face du monde ; d’un homme fâché, profondément, définitivement fâché. Le jazz comme arme de combat, de règlements de comptes.
       Alors cela crie, cela grince, meugle, vocifère ; les instruments se bousculent entre eux, tonitruent dans la dissonance, la déchirure. La fureur se propage à tout l’orchestre, en vagues vibrantes, méchantes. On se raille, on s’invective. Ce ne sont que ricanements, éructions, vindictes, comme dans un dialogue de sourds. On se coupe la parole, le climat est à la peur, à l’intimidation. Cela respire la vilaine bagarre de coin de rue entre vauriens du même acabit. (...)
          Peut-on s’opposer aux lois au nom de la conscience ? Dans la tragédie de Sophocle, Antigone, fille d’Œdipe, se dresse face à Créon, roi de Thèbes, en répondant par l’affirmative. Refusant d’obéir à Créon, Antigone a enterré son frère Polynice. Arrêtée et condamnée à mort pour avoir violé les lois de la cité, elle se défend au motif que Créon lui-même a violé une loi supérieure, d’essence divine ou naturelle, en laissant son frère sans sépulture – châtiment considéré comme monstrueux et impie à l’époque. C’est au nom de cette loi supérieure, de son sentiment du devoir familial, qu’Antigone défie l’autorité des lois. En « punissant » Créon, qui se donnera la mort, Sophocle veut marquer que la justice est du côté d’Antigone et que les lois de la conscience peuvent être supérieures aux lois de la cité. Pour autant, le cas d’Antigone apparaît comme un cas particulier. En général, on ne peut tirer argument du fait que les lois sont contraires à nos convictions morales ou à notre sens de la justice pour justifier n’importe quel type de désobéissance civique. Si les lois sont admises par tous les autres citoyens, elles sont probablement justes, et il est difficile de les rejeter au nom d’un sentiment privé de la justice. (...)
 
 

MODERN JAZZ QUARTET : " SUMMERTIME " 

 
1987. Le Modern Jazz Quartet. 3’44’’. La duré suspendue d’une ballade aux allures de berceuse. Le tempo lent et doux d’une « slow swing ballad ». Les accents d’une musique qui cherche à apaiser, à endormir.
         La ligne mélodique est simple : elle fait alterner deux couplets de seize mesures dans une tonalité mineure, coloration d’un état affectif particulier : celui d’un passage en douceur des portes de la nuit. La formation musicale est classique ; piano-basse-batterie, à ceci près que l’instrument soliste brille par son originalité : un grand clavier de lames métalliques larges et blanches que le vibraphoniste frappe au moyen de deux mailloches feutrées. Ses mains dansent en rythme, survolant le clavier d’un jeu savant et précis, toujours en attente de la phrase musicale à suivre. Les lames vibrent de façon aérienne, laissant traîner quelques secondes dans leur sillage l’écho des notes, comme si la musique continuait à flotter dans l’air avant de s’évanouir. Sensation d’un chant ouaté et lumineux à la fois, qui ondule à la manière d’une chevelure au vent, toujours à la poursuite de son ombre. (...)
      Kant l’affirme : on peut apprendre les principes de la physique exposés par Newton, alors qu’aucun Homère ne saura montrer comment s’assemblent des idées pleines de poésie… « Ils l’ignorent eux-mêmes et ne peuvent l’enseigner à personne d’autre.» Un scientifique saura parcourir à l’envers le cheminement qui l’a conduit à sa découverte, mais aucun poète n’expliquera comment il en est venu à écrire le Bateau ivre. A quoi tient cette différence de nature entre science et art ? Illusion ou spécificité du registre artistique ?... Pour Valéry, la création résulte de 1% de talent et de … 99% de travail. L’œuvre d’art ne sera jamais intégralement explicable. Etre contemporain d’un processus créateur, c’est se mettre dans l’impossibilité de dire comment ça vous vient. Pensée magique ? Absolu à l’œuvre ? L’aptitude à créer sourd-elle d’une muse qui viendrait vous visiter ? Si l’inspiration relève d’une intention supérieure, cela ne la rend pas décomposable pour autant. La transmission artistique serait alors une intransmissible donation. (...)
 



 SARAH VAUGHAN : " MISTY "

          Une voix de miel qui coule comme une caresse pour des mélodies de belles de nuit. Lover man, September song, Lullaby of Birdland, I’m through with love, East of the sun, Trouble is a man, Misty… A défaut de pouvoir isoler une pièce, il faut les retenir toutes, tant cette voix unique, d’une pureté absolue, nous ensorcelle dès les premières mesures !
         La voix de Sarah Vaughan a tout de l’instrument. Elle développe une tessiture digne d’une chanteuse d’opéra. Se jouant des basses comme des aigus, « La Divine » aime à flâner sur une échelle de sons qui parcourt plusieurs octaves. Basses profondes, émouvantes, sons moyens caressants, aigus précis, transparents, vibrato ample, retenu, la chanteuse maîtrise son organe à la manière d’un instrument, sautant des registres différents d’une rare amplitude. « Sarah pense aux notes et au phrasé avec la mentalité d’un saxophoniste », note un camarade musicien. (...)
      Si le jazz a su magnifier ses chanteuses, qu’en est-il de la philosophie ? Jusqu’au XXè siècle, les philosophes ont été avant tout des hommes. Pendant des siècles, les femmes ont été exclues de la pensée et de la politique. Pour Platon (La République), bien que tous aient reçu les mêmes aptitudes de la nature, les femmes sont moins aptes à les exercer. Selon Rousseau, elles sont prisonnières du rôle que la nature leur a assigné : dépendantes des hommes, elles sont donc vouées à la passivité, à la maternité, à l’espace privé et domestique. Kant leur refuse le droit de vote, car, dit-il, elles « manquent de personnalité civique ». Quant à Nietzsche, il s’oppose à l’émancipation des femmes, celle-ci corrompant, selon lui, leur véritable nature. Faut-il pour autant accuser les philosophes de misogynie ? Ce serait simpliste. Ainsi Aristote parle d’« individus » et de « l’être humain en général ». Plus près de nous, Stuart Mill dénonce, dans l’Asservissement des femmes, les inégalités fondées sur le sexe et appelle de ses vœux une modification des lois. Pour Simone de Beauvoir, la femme a été reléguée au rang de « deuxième sexe » par des habitudes culturelles. Jusqu’au XXè siècle en fait, la plupart des philosophes n’ont fait que refléter les préjugés de leur époque. Et si la question des sexes n’a pas été centrale dans la tradition philosophique, cela n’enlève rien à la valeur d’une pensée qui ne se veut pas masculine, mais universelle avant tout. Le nombre grandissant des femmes philosophes depuis les années 1970 va dans le sens d’un rééquilibrage rassurant. (...)
 

SONNY ROLLINS : " SAINT THOMAS " 

   Une musique de la joie dans un paradis – enfin – à  portée humaine. Un air de carnaval gorgé de soleil qui chante et danse, incite à chanter et danser. Cela commence par quelques mesures d’un rythme aux accents familiers : ceux d’un djembé africain lançant ses appels en pleine brousse. Une supplication aux dieux de la musique noire. On devine la jubilation des mains qui frappent les peaux tendues sur les grands fûts dressés. On sait déjà que leur appel sera entendu.
         Et c’est un saxophone qui répond, de son phrasé clair, distinct, comme par une prise de parole qui clame l’évidence, en entonnant une ligne mélodique reconnaissable entre toutes, que l’on se prendrait aisément à siffloter ou à chantonner tant elle résonne avec simplicité, conviction. Et voilà notre saxo lancé dans une imprécation ironique entre doute et persévérance, ceux de Saint Thomas l’apôtre, qui, saisi d’un questionnement tout philosophique, demande à voir… pour croire !... (...)
  « Dieu n’est pas un objet de la philosophie (…) Si Dieu est, il ne se laisse qu’aussi peu que possible découvrir par la philosophie. Il ne peut se découvrir que s’il se révèle à lui-même. Mais la philosophie n’a pas le moindre organe pour entendre une révélation. » C’est en ces termes que Heidegger aborde le phénomène religieux. Le penseur estime que la philosophie, en guise de concept de Dieu, ne produit que des idoles, c’est-à-dire autant d’images qu’elle se fait de la grandeur ou de la perfection du divin. Si la philosophie est impuissante à se saisir du phénomène du divin, c’est parce que celui-ci se voit dénaturé dès qu’on le considère du point de vue de la raison. La religion se caractérise par un mode de pensée et de représentation fondé sur la croyance et non sur le savoir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule de Kant : « J’ai dû mettre de côté le savoir afin de laisser place à la croyance.» . (...)
   

DJANGO : " CHANSON DE RUE "

   Des cordes vibrent à l’unisson, évoquant un voyage imaginaire, une quête secrète. Un monde de cordes sans anches, ni peaux, ni cuivres. Une musique qui emporte ailleurs. Dans les rues, royaume des pauvres, des exclus, à la recherche de quelques pièces à ramasser, d’un regard à croiser, d’un peu de chaleur humaine à échanger. Cette « Chanson de rue » est jouée par un violon du pauvre, celui de l’élégant Stéphane Grappelli, soliste chouchou des musiciens manouches. Mélodie rêveuse, nonchalante, mélancolique, qui cherche à nous perdre dans des aigus n’en finissant pas de s’évanouir avant de disparaître. La musique manouche – qui en douterait ? – c’est d’abord une très ancienne affaire de partance, sous toutes les formes possibles. Comme le prouvent les pièces enregistrées dans les années 40 par le quintette du Hot Club de France, fondé par Django Reinhardt avec Stéphane Grappelli, un combo qui signe la naissance du jazz en Europe. (...)

Régnant sur l’éphémère, vous êtes des « sans terre » riches… de ne rien posséder. Votre fierté est celle des chevaux sauvages qui vous accompagnent, vos frères en indépendance. Sans écriture, vos générations ont su se transmettre les forces secrètes d’une tradition orale profonde qui est votre marque. Dresseurs d’animaux, chanteurs, bateleurs, musiciens, devineresses… Autrefois cantonnés dans les travaux du feu et du métal, c’est un peu de la magie de l’imaginaire que vous symbolisez aux yeux de tous. Abandonnant un instant votre statut de faibles, vous semblez vous muer alors en éternels héros mythologiques.
         Que poursuivez-vous, Tziganes ?!... Le Graal impossible d’une éternelle liberté, la quête juste d’un improbable salut, ou l’ivresse excitante d’une fuite qui serait à elle-même sa propre fin ?... Vous représentez assurément la trace vivante d’une aventure immémoriale des peuples qui aurait su se passer de frontières, d’hymnes et de drapeaux. Votre épopée singulière peut être citée en exemple vertueux d’un souffle toujours renouvelé : celui de l’avènement – utopique et attachant – d’une planète des peuples. (...)
  
 



   



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