, composition du guitariste Pat Metheny, débute
« en fanfare » par une imitation au réalisme saisissant de la
mécanique chuintante, haletante, soufflante, d’un train emmené par une
locomotive à vapeur. Comment une énergie mécanique, sommet d’ingéniosité, peut
se muer en énergie intérieure : c’est la transmutation exprimée par cette
pièce. Toute la puissance est là, présente, en action et réaction :
mécanique, topographique, humaine. Un condensé d’histoire de l’énergie aussi,
lorsqu’une guitare électrique se met à faire vibrer ses cordes aériennes,
adressant des frémissements légers, lumineux, aux étages du ciel. Raccourci
saisissant, planant, de la vapeur à l’électricité. Voyage d’un monde à un autre
– du réel à l’imaginaire – que poursuit la locomotive endiablée, transperçant
des sites montagneux, forestiers ou urbains. Le flux sonore sature l’espace d’un
vrombissement rassurant, offre un coussin moelleux à la petite musique de la
guitare qui poursuit sur sa palette de textures le récit céleste où s’ancrent
nos rêves familiers. Le son cosmique de la guitare baryton nous propulse
ailleurs, entre chacun des quatre points cardinaux ; partout et donc nulle
part, là où nous mène le dernier train, dans l’air du soir encore tout embaumé
de lucioles, de reflets rougeoyants, et de nos serrements de cœur de voyageurs
ébahis.
CHARLES MINGUS :
" FABLES OF FAUBIUS "
C’est une musique de la colère. Celle
d’un homme qui crie sans retenue sa rage à la face du monde ; d’un homme
fâché, profondément, définitivement fâché. Le jazz comme arme de combat, de
règlements de comptes.
Alors cela crie, cela grince, meugle,
vocifère ; les instruments se bousculent entre eux, tonitruent dans la
dissonance, la déchirure. La fureur se propage à tout l’orchestre, en vagues
vibrantes, méchantes. On se raille, on s’invective. Ce ne sont que ricanements,
éructions, vindictes, comme dans un dialogue de sourds. On se coupe la parole,
le climat est à la peur, à l’intimidation. Cela respire la vilaine bagarre de
coin de rue entre vauriens du même acabit. (...)
Peut-on s’opposer aux lois au nom de
la conscience ? Dans la tragédie de Sophocle, Antigone, fille d’Œdipe, se
dresse face à Créon, roi de Thèbes, en répondant par l’affirmative. Refusant
d’obéir à Créon, Antigone a enterré son frère Polynice. Arrêtée et condamnée à
mort pour avoir violé les lois de la cité, elle se défend au motif que Créon
lui-même a violé une loi supérieure, d’essence divine ou naturelle, en laissant
son frère sans sépulture – châtiment considéré comme monstrueux et impie à
l’époque. C’est au nom de cette loi supérieure, de son sentiment du devoir
familial, qu’Antigone défie l’autorité des lois. En « punissant »
Créon, qui se donnera la mort, Sophocle veut marquer que la justice est du côté
d’Antigone et que les lois de la conscience peuvent être supérieures aux lois
de la cité. Pour autant, le cas d’Antigone apparaît comme un cas particulier.
En général, on ne peut tirer argument du fait que les lois sont contraires à
nos convictions morales ou à notre sens de la justice pour justifier n’importe
quel type de désobéissance civique. Si les lois sont admises par tous les
autres citoyens, elles sont probablement justes, et il est difficile de les
rejeter au nom d’un sentiment privé de la justice. (...)
MODERN JAZZ QUARTET : " SUMMERTIME "
1987. Le Modern Jazz Quartet.
3’44’’. La duré suspendue d’une ballade aux allures de berceuse. Le tempo lent
et doux d’une « slow swing
ballad ». Les accents d’une musique qui cherche à apaiser, à endormir.
La ligne mélodique est simple :
elle fait alterner deux couplets de seize mesures dans une tonalité mineure,
coloration d’un état affectif particulier : celui d’un passage en douceur
des portes de la nuit. La formation musicale est classique ;
piano-basse-batterie, à ceci près que l’instrument soliste brille par son
originalité : un grand clavier de lames métalliques larges et blanches que
le vibraphoniste frappe au moyen de deux mailloches feutrées. Ses mains dansent
en rythme, survolant le clavier d’un jeu savant et précis, toujours en attente
de la phrase musicale à suivre. Les lames vibrent de façon aérienne, laissant
traîner quelques secondes dans leur sillage l’écho des notes, comme si la
musique continuait à flotter dans l’air avant de s’évanouir. Sensation d’un
chant ouaté et lumineux à la fois, qui ondule à la manière d’une chevelure au
vent, toujours à la poursuite de son ombre. (...)
Kant l’affirme : on peut
apprendre les principes de la physique exposés par Newton, alors qu’aucun
Homère ne saura montrer comment s’assemblent des idées pleines de poésie… « Ils l’ignorent eux-mêmes et ne peuvent l’enseigner à personne d’autre.»
Un scientifique saura parcourir à l’envers le cheminement qui l’a conduit à sa
découverte, mais aucun poète n’expliquera comment il en est venu à écrire le Bateau ivre. A quoi tient cette
différence de nature entre science et art ? Illusion ou spécificité du
registre artistique ?... Pour Valéry, la création résulte de 1% de talent
et de … 99% de travail. L’œuvre d’art ne sera jamais intégralement explicable.
Etre contemporain d’un processus créateur, c’est se mettre dans l’impossibilité
de dire comment ça vous vient. Pensée magique ? Absolu à l’œuvre ?
L’aptitude à créer sourd-elle d’une muse qui viendrait vous visiter ? Si
l’inspiration relève d’une intention supérieure, cela ne la rend pas
décomposable pour autant. La transmission artistique serait alors une
intransmissible donation. (...)
SARAH VAUGHAN : " MISTY "
Une voix de miel qui
coule comme une caresse pour des mélodies de belles de nuit. Lover man, September song, Lullaby of Birdland, I’m through with love,
East of the sun, Trouble is a man, Misty… A défaut de pouvoir isoler
une pièce, il faut les retenir toutes, tant cette voix unique, d’une pureté
absolue, nous ensorcelle dès les premières mesures !
La voix de Sarah Vaughan a tout de
l’instrument. Elle développe une tessiture digne d’une chanteuse d’opéra. Se
jouant des basses comme des aigus, « La Divine » aime à flâner sur
une échelle de sons qui parcourt plusieurs octaves. Basses profondes,
émouvantes, sons moyens caressants, aigus précis, transparents, vibrato ample,
retenu, la chanteuse maîtrise son organe à la manière d’un instrument, sautant
des registres différents d’une rare amplitude. « Sarah pense aux notes et au phrasé avec la mentalité d’un
saxophoniste », note un camarade musicien. (...)
Si le jazz a su magnifier ses
chanteuses, qu’en est-il de la philosophie ? Jusqu’au XXè siècle, les
philosophes ont été avant tout des hommes. Pendant des siècles, les femmes ont
été exclues de la pensée et de la politique. Pour Platon (La République), bien que tous aient reçu les mêmes aptitudes de la
nature, les femmes sont moins aptes à les exercer. Selon Rousseau, elles sont
prisonnières du rôle que la nature leur a assigné : dépendantes des
hommes, elles sont donc vouées à la passivité, à la maternité, à l’espace privé
et domestique. Kant leur refuse le droit de vote, car, dit-il, elles « manquent de personnalité
civique ». Quant à Nietzsche, il s’oppose à l’émancipation des
femmes, celle-ci corrompant, selon lui, leur véritable nature. Faut-il pour
autant accuser les philosophes de misogynie ? Ce serait simpliste. Ainsi
Aristote parle d’« individus » et de « l’être humain en
général ». Plus près de nous, Stuart Mill dénonce, dans l’Asservissement des femmes, les
inégalités fondées sur le sexe et appelle de ses vœux une modification des lois.
Pour Simone de Beauvoir, la femme a été reléguée au rang de « deuxième
sexe » par des habitudes culturelles. Jusqu’au XXè siècle en fait, la
plupart des philosophes n’ont fait que refléter les préjugés de leur époque. Et
si la question des sexes n’a pas été centrale dans la tradition philosophique,
cela n’enlève rien à la valeur d’une pensée qui ne se veut pas masculine, mais
universelle avant tout. Le nombre grandissant des femmes philosophes depuis les
années 1970 va dans le sens d’un rééquilibrage rassurant. (...)
SONNY ROLLINS : " SAINT THOMAS "
Une musique de la joie dans un paradis – enfin – à portée humaine. Un air de carnaval gorgé de
soleil qui chante et danse, incite à chanter et danser. Cela commence par quelques
mesures d’un rythme aux accents familiers : ceux d’un djembé africain
lançant ses appels en pleine brousse. Une supplication aux dieux de la musique
noire. On devine la jubilation des mains qui frappent les peaux tendues sur les
grands fûts dressés. On sait déjà que leur appel sera entendu.
Et c’est un saxophone qui répond, de
son phrasé clair, distinct, comme par une prise de parole qui clame l’évidence,
en entonnant une ligne mélodique reconnaissable entre toutes, que l’on se
prendrait aisément à siffloter ou à chantonner tant elle résonne avec
simplicité, conviction. Et voilà notre saxo lancé dans une imprécation ironique
entre doute et persévérance, ceux de Saint Thomas l’apôtre, qui, saisi d’un
questionnement tout philosophique, demande à voir… pour croire !... (...)
« Dieu n’est pas un objet de la philosophie (…) Si Dieu est, il ne
se laisse qu’aussi peu que possible découvrir par la philosophie. Il ne peut se
découvrir que s’il se révèle à lui-même. Mais la philosophie n’a pas le moindre
organe pour entendre une révélation. » C’est en ces termes que
Heidegger aborde le phénomène religieux. Le penseur estime que la philosophie,
en guise de concept de Dieu, ne produit que des idoles, c’est-à-dire autant
d’images qu’elle se fait de la grandeur ou de la perfection du divin. Si la
philosophie est impuissante à se saisir du phénomène du divin, c’est parce que
celui-ci se voit dénaturé dès qu’on le considère du point de vue de la raison.
La religion se caractérise par un mode de pensée et de représentation fondé sur
la croyance et non sur le savoir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la
formule de Kant : « J’ai
dû mettre de côté le savoir afin de laisser place à la croyance.» . (...)
DJANGO : " CHANSON DE RUE "
Des cordes vibrent à l’unisson,
évoquant un voyage imaginaire, une quête secrète. Un monde de cordes sans
anches, ni peaux, ni cuivres. Une musique qui emporte ailleurs. Dans les rues,
royaume des pauvres, des exclus, à la recherche de quelques pièces à ramasser,
d’un regard à croiser, d’un peu de chaleur humaine à échanger. Cette « Chanson de rue » est jouée
par un violon du pauvre, celui de l’élégant Stéphane Grappelli, soliste
chouchou des musiciens manouches. Mélodie rêveuse, nonchalante, mélancolique,
qui cherche à nous perdre dans des aigus n’en finissant pas de s’évanouir avant
de disparaître. La musique manouche – qui
en douterait ? – c’est d’abord une très ancienne affaire de partance, sous
toutes les formes possibles. Comme le prouvent les pièces enregistrées dans les
années 40 par le quintette du Hot Club de France, fondé par Django Reinhardt
avec Stéphane Grappelli, un combo qui signe la naissance du jazz en Europe. (...)
Régnant sur
l’éphémère, vous êtes des « sans terre » riches… de ne rien posséder.
Votre fierté est celle des chevaux sauvages qui vous accompagnent, vos frères
en indépendance. Sans écriture, vos générations ont su se transmettre les
forces secrètes d’une tradition orale profonde qui est votre marque. Dresseurs
d’animaux, chanteurs, bateleurs, musiciens, devineresses… Autrefois cantonnés
dans les travaux du feu et du métal, c’est un peu de la magie de l’imaginaire
que vous symbolisez aux yeux de tous. Abandonnant un instant votre statut de
faibles, vous semblez vous muer alors en éternels héros mythologiques.
Que poursuivez-vous,
Tziganes ?!... Le Graal impossible d’une éternelle liberté, la quête juste
d’un improbable salut, ou l’ivresse excitante d’une fuite qui serait à
elle-même sa propre fin ?... Vous représentez assurément la trace vivante
d’une aventure immémoriale des peuples qui aurait su se passer de frontières,
d’hymnes et de drapeaux. Votre épopée singulière peut être citée en exemple
vertueux d’un souffle toujours renouvelé : celui de l’avènement – utopique
et attachant – d’une planète des peuples. (...)
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