STANDARDS, MIMETISME, VERTIGE, DIGNITE, RACINES ...
MILT JACKSON : " SOFTLY , AS IN A MORNING SUNRISE "
Ce qu’il apprécie dans
cette musique qui lui est familière depuis son plus jeune âge, c’est son
« phrasé ». A ses yeux, le phrasé
jazzy (
jazzeux ou
jaseur conviendraient tout autant) est à la musique ce que le babillage
d’une troupe d’enfants est à une cour d’école : un discours volubile issu
des origines d’un monde qui poserait d’emblée un regard étonné sur lui-même.
Mais plus encore, démentant les rumeurs élitistes évoquées ici ou là, le jazz
représente pour lui une musique experte à accompagner la diversité des moments
apparemment banals d’une journée ordinaire, pour en restituer toutes les
nuances. Tenez, prenez ce morceau (après
y avoir goûté, vous en reprendrez, c’est sûr !...) intitulé
« Softly
as in a morning sunrise » (ou, traduit :
« Avec
douceur, comme dans un lever de soleil matinal »).
(...)
Laissant là notre amateur de jazz à
ses découvertes, demandons-nous ce qu’aurait à dire la philosophie face à la
question du « standard », sorte de trésor commun, de patrimoine
propre à cette musique. La discipline de pensée fonctionnerait-elle comme un
« prêt à penser » se rechargeant continuellement à la source de ses
antécédents classiques ? La réponse relève davantage de la méthode que du
patrimoine. Ainsi, à la question de savoir si elle possède une réelle valeur
pratique, la philosophie saura s’appliquer, pour répondre, son propre schéma de
pensée. Un schéma qui peut se résumer – mais pas seulement – en trois étapes
suivant une logique propre : thèse, antithèse, synthèse (ou conclusion). (...)
Aristote le pense et l’affirme :
la philosophie est supérieure à toute autre activité humaine. Elle constitue
une éducation morale indispensable pour permettre aux hommes de connaître le
bonheur et de contribuer à celui de leur Cité. Alors que les sciences servent à
nous faire acquérir des biens, la philosophie est un bien en soi. Contemplation
pure et désintéressée, l’exercice de la pensée et de la vertu apporte le
bonheur absolu. L’exercice de la pensée est nécessaire, enfin, au bon
gouvernement de la Cité. Défendant les idées politiques de son maître Platon,
Aristote affirme que le meilleur Etat est un Etat dirigé par les
philosophes ; ils sont les seuls à pouvoir gouverner avec sagesse, avoir
en vue le bien public, veiller à la justice et à la paix. Alors oui, la
philosophie possède bien une valeur pratique. (...)
BILLIE HOLIDAY : " STRANGE FRUIT "
Que nous chuchote « Lady
Day » dans ce « Strange
fruit », chanson composée en 1946 afin de dénoncer les immondes
« Necktie Parties » (pendaison de Noirs) qui avaient lieu dans le Sud
des Etats-Unis et auxquelles les Blancs assistaient en grande pompe ?
Ceci :
« Les arbres du Sud portent un fruit
étrange
Du sang sur leurs
feuilles et leurs racines
Des corps noirs se
balancent dans la brise du Sud
Un fruit étrange suspendu
aux peupliers. » (...)
C’est en enseignant la littérature aux
Etats-Unis, dans les années soixante, que René Girard y a découvert la source
de sa théorie. « C’est à partir de
trois personnages que l’on peut parler correctement des rapports humains,
jamais à partir d’un sujet seul. C’est la rivalité mimétique qui est première
pour moi, non l’individu ». La vérité romanesque est le propre d’une
modernité où les ego s’affrontent. Ainsi Don Quichotte se plonge-t-il
totalement dans l’illusion du chevalier errant redresseur de torts et
pourfendeur… de moulins à vent. L’Emma Bovary de Flaubert se leurre elle-même
en permanence sur la manière chimérique dont elle mène sa vie. Proust, quant à lui, nous dépeint de
l’intérieur les envies, les jalousies et perfidies variées qui animent le petit
monde snob du Salon Verdurin : il est de bon ton de vénérer plus tard ce
dont l’on s’est d’abord moqué. Et l’on est alors prêt à toutes les courbettes
et à toutes les compromissions pour « en être » ! Cruelle,
l’expérience mène au rejet sans pitié de celui qui, non « conforme »,
n’a pas senti venir le coup. Une vérité
qui s’élargit sans peine à l’échelle d’une société : tous les citoyens
sont individuellement faibles en rencontrant la concurrence de tous. Que dire
de l’efficacité des campagnes publicitaires modernes fondées sur les
préférences prêtées à une star ?! « Nespresso,
what else ? », nous chuchote le beau Georges Clooney, modèle à
rêver, en croisant son alter ego féminin devant la machine à café. L’éternel
féminin se profilant derrière une simple capsule de café… (...)
LESTER YOUNG : " I CAN'T GET STARTED "
Même
époque, décor semblable. Quelques accords lents de guitare introduisent le
corps chaud, vibrant et velouté d’un saxophone ténor. Le son est doux, lascif.
Le musicien flâne, s’attarde, étire les notes, échange ses bonnes sensations
avec la guitare, discrète. Le thème (I
can’t get started, standard notoire) est mis en pièces, se décompose à
l’infini, se dissout dans l’interprétation, devient presque méconnaissable.
Lester le malaxe à son souffle – un
souffle intérieur intense – le modèle selon ses aises, le liquéfie dans un
lyrisme où pointent des fragilités qu’il sait rendre exquises. « Il chante avec sa voix ; quand
vous l’écoutez, vous pouvez presque
entendre les paroles », dit de son jeu sa complice Billie Holiday,
elle dont la voix savait se faire… instrument. Lester Young sait comme personne
faire la planche sur la mélodie, se laisser porter par le courant. Un courant
qui l’a, lui aussi, malmené durant toute son existence ... (...)
Au
cœur de l’homme, de tout temps, observe René Girard, le désir triangulaire a
représenté la forme essentielle du désir humain. A ne désire un objet B que
parce que C – le « modèle » –
désire ou possède lui-même l’objet B. Il
n’y a pas de ligne droite du sujet à l’objet, pas d’autonomie du désir, mais
bien un « triangle » du désir entre le sujet, le médiateur et
l’objet. Nous ne sommes pas libres de désirer. Aristote l’affirmait déjà dans
sa Poétique : « L’homme se différencie des autres
animaux en ce qu’il est le plus porté à imiter. »
Ainsi, le schéma triangulaire montre que le désir humain est en réalité
profondément mimétique. Un mécanisme qui se déroule en trois temps :
désir, rivalité, et enfin crise (crise « mimétique »). Castor et
Pollux, Romulus et Remus, les exemples de rivalité ne manquent pas dès
l’Antiquité. (...)
DIZZY GILLESPIE : " SALT PEANUTS "
Après ce cours de base au public, le pédagogue
fait place au chef d’orchestre. Se retournant vers son combo, Dizzy adresse un
signal au batteur qui joue quelques mesures, immédiatement suivi par la
trompette coudée. Celle-ci énonce trois fois le thème et fait mine d’improviser
fugacement avant que le maître ne lance son fameux « salt peanuts », ponctué par un geste
auquel le public réagit au quart de tour, accentuant fidèlement la seconde
syllabe. Rire jovial du trompettiste reconnaissant qui remercie et passe le
relais à son guitariste pour une improvisation tout en finesse et
accélérations. Et Dizzy reprend la main, improvisant sur une cadence effrénée,
jouant avec les aigus, faisant s’envoler des notes par cascades cuivrées, par
blocs compacts, seulement interrompus par une reprise de respiration régulière.
Sa bouche se déforme à chaque ponctuation, telle une énorme cornemuse dont la
trompette serait la flûte : Dizzy joue les « Satchmo » (« bouche en sacoche »), surnom
attribué à son prédécesseur Louis Armstrong, roi du cornet puis de la trompette,
son illustre aîné, au début du siècle. (...)
Thalès de Milet, bien connu pour son
théorème, est considéré comme le premier philosophe de la nature. Considéré
comme l’un des fondateurs de l’astrologie, grand mathématicien, celui qui fut
l’un des sept Sages de la Grèce Antique privilégie l’observation et la
démonstration dans sa méthode d’analyse du réel. Pour autant, sa renommée se
fonde aussi sur certaines anecdotes, comme l’épisode du puits rapporté par
Platon (et repris par Jean de La Fontaine dans sa fable intitulée L’astrologue qui se laisse tomber dans un
puits). « Socrate :
L’exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore. Il observait les astres
et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de
Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à
savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui
était devant lui et à ses pieds.» L’humour de l’anecdote tient tout entier
dans la disproportion entre l’ampleur de la tâche du savant et le ridicule de
sa chute, amplifié par le sourire malicieux, plein d’à propos, de la servante
qui l’observe. Du cosmique au comique, la philosophie – vieille dame sérieuse –
est confrontée ici au phénomène burlesque. Thalès est admirable, la servante a
de l’esprit, et le philosophe converse avec les dieux : l’humour se révèle
alors sous l’apparence d’un sublime qui s’inverse face à la vanité pure et dure
du monde. Le comique mesure l’infini d’un point de vue fini. (...)
AHMAD JAMAL : " POINCIANA "
Comment le plus simple combo
rythmique, le classique trio piano-basse-batterie, parvient à nous souffler un
air de majesté figurant le superbe arbre exotique connu à la Jamaïque sous le
doux nom de « Poinciana ».
Le doigté magique d’Ahmad Jamal nous fait toucher les voiles légers et profonds
à la fois d’une noblesse tout en retenue.
Ambiance apaisée sur la scène. Un
rythme simple et lent de batterie s’installe dans une sérénité palpable. Pas de tension :
la section rythmique, posée, tranquille, semble habitée d’une paix sage,
studieuse. (...)
« Les
hommes ne sont certes pas des saints, mais l’humanité est sainte pour
eux », nous livre Kant. Il y a quelque chose de plus haut que moi… en
moi. Quelque chose qu’il me faut préserver de la meute de mes affects,
médiocrités ou passions tristes… sans pour autant le réduire au snobisme de
celui qui pense que certaines choses sont indignes de lui. Ainsi, dans un
dialogue génial mis en scène par Platon, Parménide explique au jeune Socrate
qu’il est au fond une « idée » de la boue, du poil, de la crasse,
signifiant par là qu’il n’est pas d’objet indigne pour la philosophie, pour
l’exercice intellectuel en tant que tel.
La question de la dignité
amène naturellement à poser celle de la misère. L’homme, selon Camus, est
assigné à la lutte pour la vie, dans la mesure où, selon lui, « la misère est une forteresse sans pont-levis ». Mais l’homme qui
vit miséreux peut rester digne. Revoyons ces images des Lumières de la ville où Charlot croise la route d’un milliardaire
fantasque et lui sauve la vie devant un officier de police. Souvenons-nous de
ce petit coup de chapeau, geste récurrent de Charlie qui salue toute chose,
humain ou objet, en toutes circonstances. (...)
ELLA FITZGERALD : " A NIGHT IN TUNISIA "
Nuit noire et brillante. Nuit chère à Van Gogh,
fasciné par un flamboiement argenté, celui des spirales décrite par les
étoiles. Bleus profonds et jaunes cuivrés, lueurs douces et chaudes d’une nuit
africaine. La voix d’Ella est celle d’une étoile sur le fond du tableau. Une
voix de renaissance et de gratitude tournée vers le ciel. « A Night in Tunisia ».
Amorce toute africaine pour la section
rythmique : les maracas donnent le tempo au piano. Rythme alerte aussitôt
rejoint par une voix clairement timbrée, enjouée, pleine et légère, prête à brosser
une toile sur un couplet :
« La lune est la même
au-dessus de vous
Avec sa chaude et douce
lumière du soir
Brille dans la nuit de
Tunisie
Lumineuse comme
jamais » (...)
Bergson,
philosophe de la simplicité, esquisse l’intuition philosophique : « En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment, de si extraordinairement
simple, que le philosophe n’a jamais
réussi à le dire, et c’est pour quoi il a parlé toute sa vie. » Si la
question des origines est simple, c’est qu’elle répond à un double mouvement de
la pensée : si on connaissait l’origine, on pourrait connaître la
suite ; pour comprendre l’origine, il faut d’abord comprendre tout le
reste. L’origine est donc tout à la fois le problème et la solution. (...)
ART BLAKEY : " BLUE MARCH "
Une joie intense, sans mélange, se lit
sur son visage : l’homme est heureux d’être là, au milieu de ses Jazz Messengers, son orchestre mythique. Ayant établi le rythme en quelques
mesures calmement exécutées, Blakey porte son regard sur ses solistes,
attendant leur réaction. C’est le saxophoniste qui se coule le premier sur
l’allure imprimée par son batteur. La mélodie est simple, alerte : elle
vient se calquer avec une précision de métronome sur la cadence donnée par le
batteur. Celui-ci assure une transition franche qui relance l’allure à
l’intention du trompettiste, heureux d’entonner « sa » marche avec un
instrument cuivré naturellement voué à ce style de musique. On pense bien sûr à
ces jeunes tambours et fifres qui menaient les braves grognards à la bataille
sous les monarchies européennes. « Trois
jeunes tambours s’en revenaient de guerre… »,
nous rappelle la chanson. La parodie jazzistique n’en est que plus
savoureuse !... (...)
Nous possédons un corps et celui-ci
invite à la jouissance, c’est cela que rappelle Nietzsche constamment. Dans l’Antéchrist, le philosophe proclame la
fin du christianisme et signe notre entrée dans l’ère du Salut ; il nous
annonce la guérison. Après deux millénaires, nous avons trouvé l’issue, dit-il,
exalté. Nous sortons enfin de ce labyrinthe de l’ère chrétienne, du
protestantisme et de sa haine de la vie. Illumination que Nietzsche veut nous
partager. Maintenant, là, dans ce corps très bizarre, habité par le langage et
la frénésie de marche et d’écriture. Un corps saisi d’un besoin de créativité
invraisemblable. Le penseur marche cinq heures par jour, écrit Ainsi parlait Zarathoustra… en trois
semaines. Il nous parle du « surhomme », l’homme échappé du
nihilisme, l’homme redevenu joyeux, créateur. Celui qui a fait sien le vers
d’Hölderlin : « Là où
croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».
En philosophant « à coups de marteau », l’auteur du Gai savoir balaie les vieilles
certitudes et fouette les corps qui s’amollissaient. Que dit Zarathoustra aux
hommes ? « Apprenez à
danser ; vivez dans votre corps le plaisir et la douleur ; le rythme
du devenir et de l’Eternel Retour… » Aux côtés d’Héraclite, Nietzsche
loue Dyonisos ; le dieu de l’héroïsme humain, le dieu de la sagesse
tragique, celui qui prenait le risque d’engager les hommes à vivre le cosmos
dans leur chair, dans leur corps, à accepter la douleur de cette démesure, à habiter
et aimer le destin, le fatum des
Anciens. Et la vie devient danse : « Je ne saurais croire qu’en un dieu qui saurait danser ».
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