CHATS, NOCTURNE, AFRIQUE, AMOURS, NOSTALGIE ...
RICHARD GALLIANO : " CHAT PITRE "
Quel est cet animal malicieux,
insaisissable, qui se promène au fil des notes d’une ballade jazzée ? Un
accordéon et une trompette bouchée entament sur scène un dialogue feutré,
ludique et félin. Les deux instruments à vent, remplis de mystères et d’espoirs
éoliens, échangent leurs airs complices et nous délivrent un récit léger sur la
pointe des pieds, sur la pointe des pattes. Car c’est bien un chat qui traverse
le clair-obscur de la scène, de son allure souple, domestique et narquoise.
Divinement aguicheur, le matou fait le pitre. Le Chat-Pitre.
L’animal et son ombre, l’accordéon et
sa trompette, jouent à défiler la bobine en se la renvoyant, rôdant subtilement
autour de ce toton improvisé, en déployant l’air exquis du chat qui se lèche
les babines et nous coule un regard de velours. Si l’animal est à croquer,
l’air est à siffler, à siffloter, plaisir dont ne se privent pas – discrètement
– les musiciens. Tout est moelleux dans cette pièce : air simple, léger,
ténu comme un vent matinal, que chaque musicien distille sur la pointe des
touches, comme avec la saveur des instants de charme. Paolo Fresu à la
trompette bouchée, Richard Galliano à l’accordéon. (...)
La « persona »
grecque, théâtrale à l’origine, exprime le « masque » de chacun où
l’on retrouve le « moi » et le « ça », le rôle social et le
soi-même. Avec la biométrie contemporaine, on atteint les limites du masque en
tentant de « naturaliser » l’identité. Une puce minuscule posée à
même le doigt s’assure d’une identité désormais infalsifiable. Le passeport
biométrique représente le sommet de la quête d’une identité : absence de
visage et déconstruction savante d’une personne en empreintes digitales, codes
génétiques et mini-puces ; on culmine dans l’impersonnel avec l’anonymat
absolu. Il faut aller au-delà pour commencer la quête du moi, de moi à moi, de
moi à soi ; pour me saisir moi-même comme un objet, à la façon dont je me
perçois dans un miroir. (...)
THELONIOUS MONK : " ROUND ABOUT MIDNIGHT "
Un pianiste noir en costume lamé,
coiffé d’un drôle de bonnet en coton. Quelques notes se détachent avec clarté,
une clarté nocturne, hors de notre temps. Et aussitôt, c’est tout le corps du
musicien qui se met en mouvement. Marionnette animée de l’intérieur par une
musique qui l’inclut et le dépasse à la fois. Les doigts bondissent, entre
applications calculées et atermoiements élégants. L’introduction annonce une harmonie
colorée, peuplée de ces chromatismes inattendus qui marquent la suspension
propre à la rêverie, aux dérobades entendues.
La préface finit d’annoncer la couleur,
se ponctue d’hésitations qui marquent le pas du chercheur de cap, et lance
l’intervention discrète de la section rythmique, contrebasse et batterie. Le
tempo se veut lent, apaisé, c’est peu de le dire : il se balade comme un
battement de cœur au repos, un petit père tranquille qui vaque à ses
occupations, l’esprit ailleurs. Le pianiste, lui, a décidé de s’emparer de
l’espace sonore pour déployer une composition sophistiquée que ses deux mains
tricotent, parfaitement en accord, en suspension au-dessus des touches du
piano. Accords plaqués, montées et descentes de gammes ponctuent des
interstices de silence : une paix nocturne se glisse entre les notes,
subtile comme les arabesques d’un oiseau qui sautillerait délicatement sur la
glace d’un lac gelé. (...)
Comment mieux coordonner, raccorder toutes ces
temporalités locales éparpillées, qu’en faisant appel à la philosophie ? Cette
dernière plaide pour la survivance du temps, sa suspension pensée quand on ne
le voit pas. Elle essaie de réfléchir à ces zones de déconnexion où le raccord
se fait mal, de poser la question des points aveugles : que se passe-t-il
dans tel pays d’Afrique dont l’actualité ne parle plus aujourd’hui ? Il
s’agit de distinguer le temps commun, familier, des horloges, du temps
subjectif, plus ou moins vécu, celui des consciences. La philosophie permet au
fond de poser cette question simple : que signifie coexister quand on
n’est pas en train de construire un temps commun ? (...)
MICHEL PORTAL : " MOZAMBIQUE "
Un souffle voyageur qui installerait
une transe de l’éternel départ. Un immense jeu lunaire tournoyant sur lui-même,
sans fin – mais non sans finalité – à la façon de la ronde gracieuse des astres
mimant leur balade aérienne. Mozambique,
musique planétaire, cosmique.
Un air maritime, souffle de brise
chargé d’embruns du large. Musique de vents qui courent, invisibles et puissants,
colonisant l’atmosphère de leur sauvage présence. Une corne de brume, venue de
nulle part, laisse entendre sa plainte lointaine, répète un motif sans fin,
ponctué par une légère cadence métallique frappant la mesure ternaire propre au
jazz. Une « marine » s’esquisse, toile des espaces entre cieux et
nappes aqueuses. Marine mouvante, animée d’un mouvement continu, improbable,
qui nous laisse en attente. Mozambique,
musique maritime. (...)
Quelle philosophie pour exprimer cette force
des métissages ? Celle de Baruch Spinoza, le « Prince des
philosophes », penseur éclairé du XVIIè siècle hollandais, auteur d’une Ethique courageuse qui l’opposa aux
intransigeances de ses contemporains : exclu de la communauté juive
d’Amsterdam, il partagea son temps entre le polissage des verres d’optique et
la méditation philosophique. « Penser
mieux augmente le degré d’être », suggère son panthéisme tourné vers
la compréhension du monde et une forme de sagesse menant à la liberté. Soumis
aux polémiques vaines d’opposants ultras, Spinoza trouvera une reconnaissance
posthume, grâce à Hegel entre autres, qui considère que tout philosophe a deux
philosophies : la sienne et celle de Spinoza.
Si une pierre tombée d’un toit tue
quelqu’un, pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?!... Poser des
questions est sans fin. S’appuyant sur le jeu des pourquoi, familier des
enfants, Spinoza laisse entendre que cette question n’est pas la bonne. Car
remontant ainsi la chaîne des causalités, nous en arrivons à nous réfugier dans
la volonté de Dieu, c'est-à-dire dans… l’ignorance qui accompagne les causes
surnaturelles. (...)
"COLEMAN HAWKINS : " THE MAN I LOVE "
The Man I love. L’histoire d’une rencontre. En trois
temps, trois mouvements. La force d’un récit amoureux qui développe ses
envoûtements sur 5 minutes 22 secondes précisément, de son début à sa
conclusion heureuse. The Man I love,
standard lumineux qui élève l’expression musicale à son apogée grâce à la
ferveur peu commune de musiciens en état de grâce.
Cela commence par une introduction au
piano : un swing indécis, curieux, fureteur, développé sur un tempo alerte,
léger et serein à la fois. Une mélodie circulaire de la quête, de l’approche,
de la capacité à s’étonner. Le phrasé révèle un air de liberté : la
rencontre se fait dans l’évidence d’un hasard, dans l’imprévu des attitudes
disponibles. Légers de tout désir a priori, les futurs soupirants sont prêts à
tous les enchantements. Ne reconnaît-on pas les sortilèges les plus fous à leur
évidente absence de calcul ? Le piano subtil témoigne de ces deux minutes
magiques où la rencontre advient. Simplement. (...)
Sommes-nous impuissants devant les
passions ? interroge la philosophie. Descartes nomme
« passions » toutes les affections de l’âme résultant de l’action du
corps sur celle-ci. Les passions ne dépendent pas plus de nous que les
mouvements de notre respiration ou de la circulation du sang ; il n’est
pas en notre pouvoir de les contrôler. Les confondant souvent avec nos
volontés, nous ne savons même pas que nous sommes sous leur influence. Plus les
passions nous agitent, plus nous les ignorons de fait. Descartes fait de
l’exercice de la vertu un souverain remède contre les passions. Bien que mise
de côté, notre volonté peut toujours reprendre l’initiative, résister et
maîtriser la passion. D’abord en faisant l’effort de la connaître, puis en
ménageant une place à la générosité de l’âme : c’est l’usage de la vertu
qui nous permet la maîtrise de nous-mêmes. « Les
Passions de l’âme », un traité d’éthique qui prône la volonté… de
vouloir ! Chez Descartes, la vraie générosité suppose une juste
connaissance de soi, de sa liberté, et la volonté de l’utiliser au mieux pour
juger du bien et du mal. Force du Cogito
cartésien. (...)
BILL EVANS : " GLORIA'S STEPS "
Ambiance de
club, confidentielle, feutrée. Chaude intimité d’une ballade menée sur un tempo
medium lent. Swing discret du trio piano / basse / batterie, figure classique
de la musique afro-américaine. Les musiciens aiment y pratiquer de l’intérieur l’art
subtil de la conversation. En quête de l’émotion pure d’un dialogue qui invite
à la contemplation.
Aussi chaleureux qu’aéré, ce jazz de
chambre fait naître une musique entre utopie et réalité, où le partage se veut
exigeant. Ce qui se dit alors donne jour à ce qui se voit, se devine, et rend
le présent intemporel. Un sentiment de quiétude rare envahit l’auditeur.
Le pianiste expose une petite mélodie,
simplissime, sur laquelle il se met à broder nonchalamment, accompagné de ses
deux collègues de la petite formation qui assurent la section rythmique. Ce long
solo tranquille et anodin du piano révèle une capacité étonnante du discours
musical à la légèreté, lorsqu’il parvient à frôler l’intention poétique. Ce
sont autant de petits cailloux que sème le soliste au fil de sa mélodie
lentement égrenée, autant d’ondes qui se propagent dans l’air environnant sans
pour autant le saturer, telles des spirales fugaces adressées à l’espace où
elles s’évanouissent délicatement. (...)
Faut-il redouter le hasard ?
Celui-ci explique-t-il le monde ? s’interroge le philosophe. Parce qu’il
est temporel, notre monde est soumis aux caprices du hasard,
« contingent ». C’est par hasard que la vie a surgi sur la troisième
planète du système solaire. C’est par hasard encore que le croisement de tel
animal avec tel autre, de telle plante avec telle autre a produit telle
nouvelle espèce. Certaines causes agissent par accident. Il y a fatalement de
l’indétermination dans notre monde, des événements rebelles à l’intelligibilité
et, par suite, à la prévision. La vie est soumise aux phénomènes fortuits. Un
homme creuse la terre pour planter un arbre : il découvre un trésor ;
cet autre se rend sur l’agora pour assister à l’Assemblée du peuple : il y
rencontre un débiteur qui lui restitue sa dette. Le hasard a-t-il fait les
choses ?... Non, pas si simple, répond Aristote : « Ce n’est pas le hasard, mais la
finalité, qui règne dans les œuvres
de la nature. ». (...)
CHET BAKER : " MY FUNNY VALENTINE "
Voilà une
musique à flanquer le blues – le vrai – à un mort de passage, à coller la
guigne à un macchabée en quête de rédemption. My funny Valentine, une drôle de Valentine… qui n’a rien d’une
Valentine drôle !... A moins de se lover passivement, comme elle, au creux
de coussins familiers en regardant lascivement tomber la pluie.
Dans la trompette cuivrée de Chet
Baker s’insinue un malaise doucereux comme un poison létal coulant lentement
dans vos veines. La trompette, on n’entend qu’elle, tant elle sature le climat
d’un tempo nostalgique, langoureux, « lentissime ». Lyrisme, sens de
la mélodie, chaleur aussi. Une chaleur engourdie, épaisse, paresseuse qui
semble appartenir à un temps sinon révolu du moins impérissable tant il peut
être familier de nos humeurs maussades. Si la langueur possède un timbre, c’est
à coup sur celui de la trompette de Chet. Musique impressionnante,
impressionniste au sens brut où elle « impressionne ». Confirmation de l’intéressé, en forme d’aveu
inconscient : « Dans la
musique, je suis accroc à une substance. Elle n’a ni poids, ni volume, ni forme
et elle est pourtant plus dense que tout ce que je connais de matériel sur
terre. » (...)
Nostalgie et solitude parcourent de
leur présence l’histoire des arts et de la pensée. Etymologiquement, la
nostalgie c’est la douleur du retour ; une douleur qui semble toujours
avoir un coup d’avance, oscillant entre celle de ne pas encore avoir atteint le
lieu espéré et celle de s’apercevoir que ce n’était pas là où on voulait aller.
Dans Quelque part dans l’inachevé, Jankélévitch parle d’Ulysse,
héros nostalgique par excellence, le lendemain de son retour au pays
natal : « Ulysse distrait,
taciturne… regrette l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où
l’être de son espoir était encore entre l’existence et l’inexistence. »
La nostalgie n’est pas soluble dans les retrouvailles avec le lieu si longtemps
attendu, c’est plutôt la fin de l’histoire : Ulysse a accompli et achevé
un périple – un cercle au sens propre. Seule
Pénélope, en tissant au quotidien le fil des Parques, a pu croire qu’elle
pourrait abolir le temps. Ulysse a vieilli, le monde a changé et nous avons changé : nous ne sommes
plus nous-mêmes. Comme le dit Proust parlant de ses contemporains : « Leur vieillesse me désolait car elle m’avertissait de
l’approche de la mienne. » (...)
A SUIVRE ...
LA SUITE DES TEXTES A LIRE ET DES PIECES A ENTENDRE SE TROUVE DANS LES ARCHIVES DU BLOG, SOUS LES TITRES " PHILOJAZZ " (4) , (5)
L'ENSEMBLE COMPOSE LE CORPS DE MON NOUVEL OUVRAGE " PHILOJAZZ " A PARAÎTRE COURANT 2012 ...
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