Les villes et la campagne, enfin tout,
Il n'est rien qui ne me soit souverain Bien
Jusqu'aux sombres plaisirs d'un coeur mélancolique "
Ainsi parle l'homme qui conçut le dessein de "se servir des animaux pour instruire les hommes". Mais d'où vient chez lui ce secret qui est la quintessence absolue de l'éblouissement de la langue ? La Fontaine, ce n'est certes pas la belle langue " à la Saint Simon ". Non, plutôt la langue inventive, vivante, émouvante. D'une beauté faite de douceur, de vélocité, de discrétion.
Sens de la rupture, richesse (jamais docte pour autant), fluidité, rigueur, liberté au milieu de la contrainte. Fond et forme au service d'une même force philosophique du propos. Et tout cela s'enracine dans des situations de la pleine vie. Tel " L'homme et la couleuvre " :
" S'il fallait condamner tous les ingrats qui sont au monde
A qui pourrait-on pardonner ? (.../...)
On en use ainsi chez les Grands : la raison les offense
Ils se mettent en tête que tout est né pour eux :
Quadrupèdes et gens et serpents
Si quelqu'un desserre les dents
C'est un sot j'en conviens
Mais que faut-il donc faire ?
Parler ou bien se taire ?... "
Belle illustration de la difficulté extrême à se confronter au pouvoir en tout temps. Ainsi le classicisme du XVIIè siècle engloberait-il dans un même souffle l'académisme officiel du règne des puissants et la liberté insolente de quelques poètes de génie. La Fontaine est un réceptacle, un passeur qui traîne avec lui toutes les mythologies de la vie : Antiquité, Renaissance, tout. S'y mêle même la légèreté colorée, pittoresque, quasi intemporelle propre au haïku asiatique :
" Une tortue était à la tête légère
Qui lasse de son trou
Voulut voir du pays ..."
Jusqu'à nous questionner dans les dérives consommatrices de nos sociétés contemporaines. Le poète se pose en adversaire résolu du cogito cartésien, s'en prenant avec vigueur à l'idée de l'animal-machine. Que dirait La Fontaine aujourd'hui face aux excès de nos élevages industriels ? Ou plutôt que ferait-il dire aux animaux du XXIè siècle ?...
En homme de la morale commune, le fabuliste écrit toujours comme pour argumenter face à de potentiels contradicteurs. Invitant à la sagesse, il nous fait sentir aussi l'insuffisance de toute sagesse.
" La mort ne surprend point le Sage
Je voudrais qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet "
Là est sa participation au grand "memento mori" qui parcourt l'Occident depuis l'Antiquité jusqu'à Nietzsche : " Comme on voit bien derrière chacun se dresser son ombre, son obscur compagnon de route. J'aimerais leur rendre l'idée de la vie encore mille fois plus digne d'être pensée ". Et, plus près de nous, jusqu'à Jankélévitch : " La mort lorsqu'elle arrive, arrive toujours pour la première fois et nous trouve invariablement démunis ".
La Fontaine, artisan de la précision et de la souplesse de notre langue. Patient alchimiste, aussi, du liant tragi-comique des situations où il nous plonge. Ainsi dans "L'ours et l'amateur de jardins" :
" Il est bon de parler et meilleur de se taire
Mais tous deux sont mauvais dès lors qu'ils sont outrés ...
Les jardins parlent peu si ce n'est dans mon livre ...
Le fidèle émoucheur vous empoigne un pavé
Le lance avec raideur
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur
Raide mort étendu sur place il le couche
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami
Mieux vaudrait un sage ennemi "
" Je suis ébloui du retentissement subjectif que les oeuvres produisent sur nous ", notait Roland Barthes. L'amitié maladroite comme le surinvestissement amoureux peuvent donc tuer ! L'homme cerné d'affects et de solitudes.
Aux yeux de Louis Ferdinand Céline, " Il y a très peu de stylistes. Le plus grand, c'est La Fontaine : c'est fin, c'est ça et c'est tout. " Même rejet de la lourdeur chez les deux écrivains. Et ce mélange de l'argot rural avec la grande langue du XVIIè chez La Fontaine. Les deux ont en commun d'avoir su "oraliser" la structure de la langue, d'avoir injecté charme et fluidité dans cette oralité. Infinie richesse des mots au service du " parler vie ".
Jubilation du rythme. La Fontaine anticipe le "slam" moderne de la langue dans le savoureux "Conseil tenu par les rats" :
" Un chat nommé Rodilardus
Faisait des rats telle déconfiture
Qu'on n'en voyait presque plus
Tant il en avait mis dedans la sépulture ...
Leur doyen personne fort prudente
Opina qu'il fallait et plus tôt que plus tard
Attacher un grelot au cou de Rodilard. "
" Amor fati " murmure le philosophe Jean au fabuliste La Fontaine : des Anciens il faut accepter tout, y prendre le meilleur.
" Je chante les héros dont Esope est le père
Troupe de qui l'histoire encore que mensongère
Contient des vérités qui servent de leçons
Tout parle en mon ouvrage et même les poissons. "
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