Quelque chose a été vécu, réalisé, qui s'inscrit pour toujours dans une " sempiternité ". C'est l'irrévocable dont peuvent témoigner les rescapés de la mort.
Modulation haut perchée, la voix de Jankélévitch chante juste et faux. Il digresse sans jamais se perdre, improvise, pense par métaphore, sa façon à lui de faire cours/t (dans la Sorbonne familière). Sa philosophie ne cherche pas à saisir, à cristalliser, mais laisse entrevoir le " je ne sais quoi " ou son cousin proche, le " presque rien ". Comme un mystère concret qui existe indubitablement ... et disparaît l'instant d'après. La note, la parole, le cri , le souffle... Le temps porte cet indéterminé par excellence : je sais que le temps est, mais je ne sais pas ce qu'est le temps. Je sais que je suis ... mais qui suis-je ?...
Propulsés au coeur de ce temps, René et Descartes se regardent l'un l'autre, se saisissent en train de penser. Le funambule se demande, l'espace d'une fraction de seconde, ce qu'il est en train de faire ... et chute ! Je suis, j'existe, et cette vérité sera toujours vraie chaque fois que je la concevrai. Le "je" est contenu dans l'instant, la fulgurance, l'apparition/disparition.
La musique joue le langage de l'indétermination. Son expression multivoque nous ouvre des horizons à déployer. Quant aux idées en fuite, on ne les cherche pas parce qu'elles sont géniales, mais elles sont géniales parce qu'on les cherche. Subtile inversion des causalités. On touche au coeur de la nostalgie selon Vladimir : crissements, odeurs, parfums, se chargent d'affectivité. De menus détails sont porteurs d'un sens profond lié à notre vérité humaine. Mais des idées en fuite, il nous faut faire le deuil.
L'horizon des possibles irrigue le futur, l'horizon de l'impossible défait le passé. Le futur se dit dans l'architecture urbaine, le passé dans l'Eden, dans les brumes du Jardin Perdu disponible à l'errance. La musique est de l'ordre du jardin, de l'inutile, de l'impossible : rêver, chanter, poétiser, peindre, sont les seules attitudes viables face au passé.
" Si l'Homme a un bel avenir derrière lui, c'est parce qu'il a devant lui un vaste passé. " Lorsque l'énigme se met à tutoyer la clarté...
Fils du traducteur de Freud et de Hegel, nourri de culture grecque, juive, chrétienne et russe, Jankélévitch pointe la tragédie de toute culture : la vie qui en est la source porte en elle des forces contraires. Et l'homme est cet être "mitoyen" constamment soumis au mouvement alternatif du pendule cher à Schopenhauer : il sait qu'il va mourir, mais il ne sait pas quand. La vie n'est vivante que parce qu'elle est promise à la mort. On ne peut être et savoir que l'on est. " Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait !... "
L'avoir été est inscrit dans l'avenir comme porté par un " presque rien " incomparable. Et l'univers tout entier ne serait pas ce qu'il est sans l'idée d'un enfant gazé à Auschwitz. L'affectivité profonde marque de sa trace ineffable ce que nous fûmes. L'indignation infinie jaillit d'un rapport silencieux à l'indicible : pour le philosophe, le pardon est mort ... dans les camps de la mort.
La pensée morale de Jankélévitch nous ramène à une vie vécue selon l'ordre du coeur. Il s'y développe une réflexion sur l'existence de la conscience dans le temps. Le philosophe du devenir, à l'instar de son maître Bergson, se propose de surprendre en équilibre, en " flagrant délit ", la fine pointe de l'instant. La vie ne serait-elle finalement que cette mélodie éphémère arrachée à l'infini de la mort ? ...
Celui qui a vécu ne peut plus " ne pas être " : " Désormais, ce fait mystérieux, profondément obscur, d'avoir vécu, est son viatique pour l'éternité " (L'irréversible et la nostalgie).
On peut avoir été ... et continuer d'être. Volatile éternité.
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