Jusqu’où peut mener la honte d’être analphabète ? Et la peur née d’une telle honte ?...
Hannah, 35 ans, amante mystérieuse et impassible, partage avec le jeune Michaël, 15 ans, le rite passionné – passionnel ? – d’une lecture quotidienne à haute voix. Un rite qui amène Bernhard Schlink et son narrateur, au mitan du récit, à lever l’insoupçonnable secret qui éclaire la destinée incroyable de cette femme. Un destin que l’auteur condense dans ces deux phrases : « Elle (Hanna) combattait depuis toujours, non pour montrer ce dont elle était capable, mais pour dissimuler ce dont elle était incapable. C’était une vie dont les élans consistaient à battre vigoureusement en retraite, et les victoires à encaisser de secrètes défaites. »
La vie d’Hanna la contraint à garder coûte que coûte le masque de ses origines. Tous ses efforts sont tendus vers un seul et même but : sauver sa propre image au prix d’années de prison qu’elle ne mérite objectivement pas.
Schlink, via son narrateur, enfonce le clou : « Avec l’énergie qu’elle mettait à maintenir ce mensonge de toute une vie, elle aurait pu apprendre depuis longtemps à lire et à écrire. » Jusqu’où, à quels excès, peut mener le déni de réalité ? C’est la question de la distance à soi-même qui se trouve posée là. A travers l’acte de tromperie infligé à l’autre.... et finalement à soi-même. Avoir peur pour les autres les rend vulnérables. Le problème d’Hanna trouve un écho inattendu dans l’histoire personnelle de son amant Mickaël et d’un père distant mais capable de formuler une question éducative centrale : faut-il mettre en avant l’idée de bonheur en lieu et place de celle de dignité et de liberté ?...
La réponse de Schlink, via le père de Mickaël, est sans ambages : « S’agissant d’adultes, je ne vois absolument rien qui justifie qu’on mette ce qu’un autre estime bon pour eux au-dessus de ce qu’eux-mêmes estiment bon pour eux. » Essayer d’ouvrir les yeux de l’autre, oui pourquoi pas. Mais en lui laissant le dernier mot, en lui parlant à lui et non à quelqu’un d’autre derrière son dos. Ou en plaquant sur lui des points de vue factices par une justification en valeur d’excuse qui n’en est pas une. Avoir peur pour ses enfants les rend vulnérables. Alors bien sûr Schlink tempère : « En tant que père, être incapable d’aider ses enfants est une expérience quasi-intolérable. »
Liseur d’émotions contre analphabète de l’âme. Là est le vrai débat. Essayer/éprouver la tonalité de sa voix, propre et unique, face au monde et à ses résistances, c’est cela trouver sa voie. Nul ne peut réaliser à la place de l’autre cet apprentissage d’une langue universelle : celle, infiniment précieuse, irremplaçable, des émotions, des sentiments. Vouloir se substituer à l’autre dans cette entreprise ne conduit qu’à l’insécuriser pour plus tard, à installer au cœur des personnalités des stratégies hésitantes, des peurs coupables, des silences paralysants, des impuissances durables.
Curieuse homophonie de langage que celle qui rapproche « je me suis tu » et « je me suis tué ». Comme si autour de soi s’installait une chape de plomb qui dicte le silence. Notre rapport au dire, à l’écrire, ou à « l’apprendre à lire » - tous trois codes d’une même participation au monde – rappellent sans fin de premières expériences , souveraines ou douloureuses : ne pas être écouté, entendu, compris reconnu, au cœur de ces aventures originelles, peut suffire à se forcer à se murer dans un silence de mort.
Il faut apprendre à repérer ces gestes symboliques qui en disent tant. Le mécanisme d’auto-protection qui s’incarne dans le mouvement instinctif des deux bras que l’on place devant son visage pour se protéger de coups qui risquent de pleuvoir. Ou encore les doigts placés verticalement sur la bouche de celui qui écrit dans le silence : « Ce secret que j’écris ne peut se dire. » Ainsi peut-on s’enfoncer très tôt et durablement dans les souterrains de sa personnalité. Ce qui est impossible à dire, « l’indicible », se fait de plus en plus impossible à entendre avec le temps. Dans ce silence forcé, forcené, on finit par ne plus s’entendre soi-même … allant parfois jusqu’à s’inventer des récits à la troisième personne pour se décharger du poids de sa propre vie, devenu intolérable. Ou pire, à confondre sa honte avec une moralité bien assumée : la pudeur, surtout fausse, pourrait-elle rendre muet celui qui fuit ce qu’il ressent comme de vagues poisses d’obscénité.
Schlink place dans le personnage d’Hanna l’image d’une énergie inversée, tournée contre elle-même et niant le monde. C’est son secret inavouable qui va la conduire à mener le rôle involontaire de bourreau anonyme dans « l’administration » d’un camp de la mort. Hanna appartient à ce type humain « taiseux », en mal d’éducation, pour tout dire misérable, qu’ont toujours cherché à s’acoquiner les régimes totalitaires, les religieux fanatiques ou les monarques absolus, en vue d’accomplir leurs basses besogne de conservation du pouvoir à tout prix. Apeurés, dociles, sans recul, ils sont les instruments tout désignés dont on n’est sûr qu’aucune prise de conscience, aucun surmoi tapageur ou tyrannique, ne viendra gêner l’activisme aveugle.
Ainsi Hanna est-elle jugée et condamnée pour avoir été l’un de ces innombrables bourreaux anonymes dont l’indifférence apparente à l’égard de leurs victimes semble d’emblée incompréhensible et révoltante. « Où est la solidarité, le respect de la vie ?!... », s’insurge Schlink. Mais ces valeurs n’en ont – de valeur – qu’aux yeux de ceux qui ont la faculté de se parler à eux-mêmes, de parler aux autres, de s’expliquer, de comprendre et d’ajuster leurs moyens d’action au monde. Avec justesse. Justice.
Le drame secret d’Hanna – son analphabétisme ancré, assumé – s’est peu à peu mué, à son insu, en drame social : les manques primaires de son histoire ont fini par rejoindre fatalement les brutalités sans nom de l’Histoire. Ce destin-là, que rien n’est venu détourner à temps, semblait écrit comme bien d’autres. Les bourreaux consentants se construisent souvent à l’ombre de victimes silencieuses.
Michaël, bouleversé par cette vérité, veut à la fois condamner et comprendre après coup le crime d’Hanna. Une chose et son contraire, le grand écart impossible : une impasse. Hanna n’est pas une criminelle : elle n’est qu’une femme faible, paralysée, qui s’est laissé embarquer comme surveillante obéissante d’un camp. Et quand viendra l’heure de la condamnation, elle ne saura, elle ne pourra se défendre, incapable qu’elle est de lire l’acte d’accusation. Rejointe par son passé.
La victime d’analphabétisme, forme d’anorexie, acte manqué en réponse à l’incompréhension du monde, clamera toujours son désir de justice auprès de liseurs lucides et impuissants. Hanna finira, sur le tard et en prison, par faire cet effort d’apprendre à lire. Par amour, grâce à des cassettes sonores enregistrées et envoyées par Mickaël. Ce dernier raconte : « Je relisais à l’époque l’Odyssée. Ulysse ne revient pas pour rester mais pour repartir. L’Odyssée est l’histoire d’un mouvement qui à la fois vise un but et n’en a pas, une histoire de succès vains… Je me suis mis à lire à haute voix, à lire pour Hanna … »
Pour Hanna, « l’éternel retour » aura été bien tardif ! Mais qu’il est long de faire la paix avec son histoire !…
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