Manifestement privé d'un sur-moi scolaire, le jeune Sartre put s'appuyer sur un vrai grand-père, à défaut d'un père tôt disparu ("... par chance, il est mort en bas-âge ..."). Un aïeul doté d'une vraie tendresse qui lui transmit l'outil symbolique du langage : Sartre s'en souvient dans "Les Mots", livre-magie et livre-tombeau, à la force et à l'ambivalence insolites. A l'aube de ses vagabondages dans la bibliothèque grand-paternelle, voilà le jeune Jean-Paul lancé dans d'incroyables aventures comme en une caverne d'Ali Baba, grimpant sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches. Il y fait d'horribles rencontres sous la forme de planches en couleurs avec insectes hideux et grouillants. Mais il y découvre aussi Aristophane et Rabelais. Il se glisse avec délices sous la peau de La Pérouse, Magellan, Vasco de Gama. " Hommes et bêtes étaient là en personne " : l'enfant-Sartre recueille patiemment l' "humus de sa mémoire ".
"C'est dans les livres que j'ai rencontré l'univers : assimilé, classé, étiqueté, pensé ... Platonicien par état, j'allais du savoir à son objet."
A sept ans, Jean-Paul accède à la réalité du monde par la découverte de sa laideur. Trouvant à la fois l'insurpassable et le surpassable dans cette apparence disgracieuse, il se donne un corps de gloire à travers l'écriture : soumis au rite du passage, de la virilisation, le prince se fait crapaud. Mais qu'importe, puisqu'à la manière de l'homme-livre d'Arcimboldo ( " Le Bibliothécaire " ), Sartre se décrit devenant livre. Transfiguré par l'écriture, il se mue en un grand fétiche maniable et terrible :
" On me lit, je n'existe plus nulle part, je suis partout. "
Le style confident des " Mots " transmet les bondissements de l'enfant au rythme de leur énergie jaillissante. Orphelin de père, fils de personne, Jean-Paul est " sa propre cause, comble d'orgueil et comble de misère. " " Tout se passa dans ma tête; enfant imaginaire, je me défendis par l'imagination. "
A rebours de ses origines, Sartre lutte contre l'inculqué en soi. Comme son frère ennemi Flaubert qui a souffert de ses contradictions et fui dans la littérature, l'intellectuel médite sans fin sur les ambiguïtés du monde. Son voeu : être la matière et n'être que du vent. Spinoza et Stendhal. Antimoderne, désenchanté, il appelle à lire ses textes comme une émeute, comme une famine. Avouant que " sa folie l'a protégé contre l'élite ", Sartre ne peut s'empêcher de voir dans le talent " ce qui sépare des autres, un crime contre les autres ". L'aristocrate-écrivain vit une liberté qui doit s'arracher en permanence : le pôle tendre et le pôle acide créent la tension propre aux " Mots ", trace vivace de l'écrivain à la tâche.
Sartre admet sans peine que ses livres sentent " la sueur et la peine ". Une ardeur ancrée dans le plaisir incomparable de l'enfant prenant " les choses vivantes au piège des phrases ". Et s'adressant à son tour au lecteur en l'autre, l'écrivain éprouve et nous partage ce pouvoir enivrant de dresser " des cathédrales de paroles sous l'oeil bleu du mot ciel... "
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