Hugo met là en scène le " Chaos vaincu ". Drame pourtant injouable tant le spectacle est selon lui obscène. Mais Gwynplaine triomphe de la mort : le rire fixe engendre bientôt le rire vivant, anticipation du rire de Bergson en 1900 : " de la mécanique plaquée sur du vivant ".
L'enfant est livré seul à la nuit, à la neige et à la mort. Gwynplaine, dix ans, hideuse face, sauve la petite Déa. L'enfant perdu portant l'enfant trouvé. Déa, aveugle, sait percevoir l'âme, diaphane, et converse avec les dieux. Elle est Isis, déesse ambiguë de la mort et de la vie. Déa, bergère sublime d'un ciel étoilé qui s'affirme à rebours de la vieille lueur monarchiste, monothéiste, d'un temps qui chancelle. Contre le grotesque en perdition, un nouveau divin.
Enfin, Hugo a rendez-vous avec lui-même, comme Gwynplaine avec un gibet lugubre qui s'agite au vent. L'immobilité de la mort se met soudain à vivre. Derrière l'instrument des ténèbres où combattent la mort et la nuit, se profile une gigantesque main en train d'écrire. Le gibet laboratoire de l'écriture ! Formidable allégorie hugolienne : ce corps noir et informe, attaqué par une meute de corbeaux, c'est l'écriture en train de se décrire elle-même, de s'entendre crisser "dans un va et vient farouche". La plume trempe et gratte comme le spectre prend sa substance, dans l'encrier, réceptacle des larmes et du sang des hommes.
L'homme selon Hugo est un mutilé, comme le genre humain dont on a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence. L' "Homme qui rit" est la figure forte de ce peuple passif qui a choisi de s'esclaffer et de se soumettre. En spectrographe visionnaire de l'Histoire, Hugo mobilise le passé pour écrire avec tous ses chers disparus. Dans cet ultime ouvrage de son exil qui s'achève (1869), le mythe hugolien est plus que jamais à l'oeuvre.
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