mercredi 13 août 2014

EMOUVANCES (8)

CHORALISES


   Vocalises à s’enchanter. Gaîté sans motif. Naturelle impudeur d’un chant pour soi. Expression du pur sentiment d’exister. Le chant est à lui-même sa propre fin, la tonalité fine, légère, de notre être au monde. Séduction primitive louée par Jankélévitch, philosophe de la musique : « Celui qui parle tout seul est un fou, mais celui qui chante seul est simplement gai. » (La musique et l’ineffable)

   Chant XII de l’Odyssée d’Homère : Ulysse se révèle le premier mélomane à oser  se plonger dans la séduction abyssale du chant premier. Prudent, le héros du retour nostalgique se laisse lier à un mât de son navire. Il s’agit d’entendre et de jouir du chant ensorceleur des sirènes sans succomber à leur piège fatal. « Retenez-moi d’être envoûté !... » Le maître a pris soin de mettre du miel dans les oreilles de ses marins, galériens enchaînés à leurs bancs, chargés de convoyer leur héros au-delà des périls qui le guettent. Figure du  bourgeois mélomane jouissant des plaisirs de la vie tandis que l’ouvrier rame. Air connu, contrairement à celui, magique et mystérieux, des sirènes, plus proche d’une pensée mythique exprimée par les chœurs tragiques grecs.

   Ulysse, premier homme moderne à côtoyer le mythe… pour mieux s’en affranchir. Le héros voyageur enchante pleinement ses oreilles avant de poursuivre son périple, en sortant de cet univers magique qu’il s’agit de dépasser. Se plonger dans la langue pure, originelle, pour aller outre et l’oublier ensuite au profit d’une reconquête objective du vaste monde qui s’ouvre à lui, d’un éternel retour qu’il appelle de ses vœux. Ulysse, premier aventurier à dire adieu au mythe, à s’arracher par la raison aux folies séduisantes du chant. La modernité et la culture naîtront de ce dé-chantement, de ce désenchantement.

   Déchirement et regret. Nostalgie d’un éden perdu. L’oubli volontaire du chant primitif des sirènes signe la perte d’une innocence première. Celle d’un chant des origines. Celle évoquée par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues : d’abord purement chantante, la langue exprime le cœur. Avant qu’elle ne se fragmente, ne se démodule, ne se détimbre pour se muer en parole éternelle. Dénaturation, maturation vers d’autres horizons.

   Le chant dégénère-t-il en parole, ou le bruit s’élève-t-il en harmonie ? Cette bascule vers la culture est-elle déchéance ou élévation ? C’est toute l’ambivalence du chant : cri brut, animal, des passions qui s’exaltent ; vocalise à modulation humaine. Le bruit se métabolise en son devenu signifiant. Adieu au langage parfait qui doit laisser place à la parole mesurée, comptée, soupesée, travaillée. Se mettre à parler, c’est déchanter. L’acquis de la parole est l’adieu permanent à notre état de nature, à l’enfance du chant. Passage de la nature à la culture, cette dernière se concevant par la nostalgie de ce qu’elle à cessé d’être, par ce dont elle signifie la fin.

   A l’opéra, ce qui nous séduit, ce n’est pas la voix parfaite, mais la voix singulière. Celle du castrat, inouïe, sublime, révèle la dimension sexuée de nos émotions. On a transformé l’homme en instrument destiné à produire du beau. L’organisme trafiqué à des fins esthétiques : violence faite à l’état de nature. L’opéra, espace privilégié de la voix, scène des passions premières, lieu de déclamation des grands récits antiques. La langue originelle n’était-elle pas parole et chant indistinctement mêlés ?

   Le chant figure, délimite un univers qui nous ramène au pur sentiment d’exister. Quand on chante, on expire. Le chant comme crépuscule sans cesse renouvelé. Un éternel chant du cygne est à la racine de nos existences : la modulation interminable d’un premier souffle anime notre vie entière. Combien de fois encore ce souffle battra-t-il dans nos poitrines avant d’exhaler son tout dernier opus ? Question lancinante. Le chant, expression d’une mortalité toujours en attente et toujours repoussée.

   Entre passion antique et raison affirmée au XIXe siècle, entre chant et voix, quel intermédiaire ? La chanson peut-être, mise en musique de paroles, sur les paroles. Ou musique agrémentée de textes ? Exhalaisons de poèmes, les textes se mettent soudain à vibrer, les mots se distinguent, s’allongent, prennent leur temps, ivres d’un voyage tout neuf au cœur de mélodies créées à leur mesure. Le discours se mélodise. Des chansonniers singuliers déclarent leur flamme à ces chants d’un ton original, unique. Bruant au Chat Noir, père des chansonniers populaires. Fous chantants façon Trenet, narrant le merveilleux des instants ordinaires et la mélancolie de nos vies se conjuguant au passé. Troubadours bateleurs à la Brassens redonnant chair à la langue moyenâgeuse d’un François Villon. Gouailleurs du verbe s’enchantant de jouer sans fin avec les mots : onomatopées bondissantes d’un Boby Lapointe. Raviveurs de poètes écrivains tombés dans l’oubli : Léo Ferré réenchantant Verlaine, Rimbaud, Apollinaire. Nougaro injectant la poésie des mots sur des mélodies jazzées… Choralises inspirées

 

BOHEMIENS


 
   D’où surgit cette « tribu prophétique aux prunelles ardentes » évoquée par Baudelaire ? Du lieu d’origine géographique d’une population nomade ? Trace douteuse, à l’accent près : Bohème n’est pas Bohême. Du mode de vie de jeunes artistes du XIXe siècle, revendiquant pauvreté et insouciance, à la recherche d’un idéal, en marge du mouvement romantique ? Un siècle plus tard, leurs descendants « bobos » - bourgeois bohèmes - appuieraient leur originalité sur la métaphore des « peuples bohémiens » ou tziganes associés à ce même mouvement.


   Appartenance au désordre et réprobation commune touchent la mouvance de ces étranges étrangers venus de nulle part. Soldats, vagabonds, voleurs, cavaliers d’aventure, mendiants professionnels. Mondes pittoresques, inquiétants, trop vite assimilés à l’invasion de sauterelles. Manière de fléau propre à effrayer le bourgeois - encore lui ! - et à déranger l’imaginaire des boutiquiers. La bohème surprend, étonne, dérange, pose question, fait rumeur. Comme la différence fascine.

   La bohème est une république où les lois n’ont pas cours. Désillusion et misère fondent le dévergondage des mœurs et le « drôle » de lien social qui s’ensuit. Sur ce terreau se greffent des créations propres à l’imaginaire, des mythologies ivres de brouiller les pistes. Marginalité et exaltation de la liberté. Charmes et faculté de séduire. Mais la tentation de l’errance à outrance finit par relever d’une pathologie à répertorier : la folie des routes, « dromomanie », entre fuite et neurasthénie. Cette impulsion irrésistible à marcher ou à courir : l’automatisme ambulatoire d’un Nerval s’agitant en tous sens, à la recherche éperdue de sa mère. Ou les lignes d’erre répertoriant les déplacements des enfants autistes confiés à Deligny dans les années soixante au cœur de Cévennes. Du mal nommé jaillissent inquiétude et questionnement, peur et rejet. Ou envie nostalgique : les « Souliers » de Van Gogh, allégorie parlante des vagabondages de l’artiste parti sans le sou sur les routes du sud de la France.
   C’est au café, lieu ouvert, de rencontres et de croisements, que bohème et pensée trouvent un point d’achoppement, de complicité. Du siècle des Lumières émerge ce goût de se rencontrer, de faire société. Le café, version publique des salons aristocratiques et privés qui fleurissent à l’époque. Il abrite les philosophes : Denis (Diderot) et Jean-Jacques (Rousseau) adorent se retrouver au café de la Régence pour se livrer aux joies intellectuelles du jeu d’échecs, des après-midi entières. Passion cousine de la lecture et du théâtre. Jeu de l’esprit et plaisir de penser qui seront partagés, à deux siècles de distance, par Sartre, Beauvoir et tous les intellectuels de l’après-guerre au café de Flore. Après qu’André Breton et Louis Aragon, aperçus en grande discussion, y aient inventé le mot de surréalisme.
   Bohémiennes, silhouettes ambiguës entourées de vivaces légendes ; celle des femmes tziganes venues de la « Petite Egypte » - la Grèce, en fait -, diseuses de bonne aventure craintes, respectées, reconnues. Retour à l’enracinement des Tziganes en Europe au Moyen Age. Un âge d’or aux affinités partagées avec la noblesse ancrée de l’époque : amour des chevaux, goût de liberté, nostalgie de l’Orient mythique, du temps des croisades héroïques. Temps béni, avant celui d’une lente bascule de la diffuse « nation bohémienne ». Finis, alors, l’accueil chaleureux dans les châteaux, l’engouement fasciné pour les spectacles de danses. Etiquetés « errants et vagabonds », « mendiants et gens sans aveu », les Tziganes se voient pourchassés dans toute l’Europe, condamnés au bannissement collectif. Intolérance, sévérité des textes, sanctions. On dénombre, recense, soumet à mensurations, identifications : l’horreur du carnet anthropométrique rappelle d’autres jugements au faciès. Tout à sa logique de fichage, la république n’a de cesse de rassurer ses angoisses. L’ancrage national exige des assurances de légitimité qui confinent au déni permanent. Il ne fera plus jamais bon être bohémien.
   Trois cent mille Tziganes français forment aujourd’hui sur notre sol un ensemble culturel original. Ils demeurent une composante de notre histoire, de notre imaginaire collectif. Une part de nous-mêmes, dans leur façon de vivre au jour le jour, pauvres et insouciants. Ils sont les derniers tenants d’une innocence évanouie. Défiant les jugements ratés de l’histoire, Gitans, Romanichels, Manouches et autres nomades viennent nous rappeler qu’il n’y a plus de terres vierges à découvrir, et que le « sauvage » est maintenant à débusquer à domicile. Accueilli par eux, il revient à l’artiste bohème de se faire littéralement « bohémien » lui-même. Il lui reste sa palette compassionnelle pour sauver ses frères en errance de la nuit de l’oubli.
   A la bascule du siècle, la bohème était déjà le nom de code d’un mode de vie à part entière. Les « Vilains Bonshommes » - Verlaine, Rimbaud et consorts -  étalaient une marginalité en quête d’un idéal artistique et littéraire : celui de l’artiste moderne. Avant que, prenant le large vers les déserts éthiopiens, Rimbaud ne redevienne « l’homme aux semelles de vent » : « J’entends rester libre de voyager », rappelle le poète et aventurier à ses proches, retrouvant sur sa fin les ivresses des premières fugues. En écho aux gens du voyage, ces fuyards éternels évoqués par Baudelaire, toujours en route vers « l’empire familier des ténèbres futures ».
 
 

HERALDIQUE


 

   Sonneries martiales. Déploiement de tissus bariolés au vent étrange du combat qui s’annonce. Des hérauts martiaux embouchent hardiment leurs longues trompettes de la renommée. Ornements colorés, figures, blasons, armoiries clinquantes. Toute la représentation est là, suspendant l’événement en attente. Panoplie rutilante. Proclamation et couleur. Singularité manifestée haut et fort. Des écus pimpants clament à tous le grand tournoi médiéval. La puissance prête à parler.


   La quête du pouvoir commence par celle de la reconnaissance. S’avancer, se mettre en avant. Et, à cette fin, se faire remarquer de tous, se faire « remarquable », par son mérite, sa qualité présumée. Se montrer distingué, éminent. « Insigne », à l’image des membres du groupe que l’on représente. Les signes se font système cohérent d’identification, d’appartenance à des collectivités humaines, à des lignées soigneusement entretenues, cultivées, mises en valeur. Héritage et degrés de parenté sommeillent sous une construction emblématique unique, que l’on peaufine d’âge en âge, dans la singularité, voire l’exclusion. Drapeaux, hymnes et frontières parachèveront ce même besoin humain en élargissant le principe à l’échelle des nations.
   Chef, cœur, flancs dextre et sénestre, pointe. L’écu déploie ses codes sur cinq régions du corps de l’écuyer. Cotte d’armure, bannière, caparaçon et housse de cheval complètent le signalement. Blason sur la poitrine, le chevalier se présente de face dans sa chevauchée. Sur lui reposent les espoirs de tout son clan. Comment ne pas se réjouir et se sublimer d’ « en être » ?! Sa généalogie entière - ascendance glorieuse - suspend son souffle dans cette re-mise en jeu permanente des forces en présence. Ne pas décevoir, surtout, s’engager comme si cet instant devait être le premier… et même s’il devait s’avérer le dernier. Lutte sans merci pour la suprématie. Fierté héraldique aveugle d’appartenir à un arbre, d’en être issu, d’en être.
   « Engagez-vous, rengagez-vous !... », clameront de tout temps les autorités militaires, appuyant leur sourd désir de conquête sur ces orgueils claniques. Ordres de bataille, stratégies étudiées, les soldatesques répondront toujours présent à l’injonction d’aller faire son affaire au camp d’en face tout en redorant… son propre blason. Aux rigoureuses géométries des écus et armoiries sauront répondre les impeccables ordonnancements d’opérations militaires froidement prémédités, figures d’alignements parfaits. Les non moins appréciées médailles  et décorations en tout genre venant récompenser les méritants guerriers. L’écu se fera signe discret au revers des vestes, réplique miniature d’exploits en tout genre. Titres et dignités s’apprécieront au cœur de discussions de salon, reconnaissance sociale oblige. La héraldique continuera se pratiquer entre les murs, à la façon dont la musique classique en grand orchestre se fit peu à peu musique de chambre. Une musique mise en partition par Proust au sein du salon Verdurin de sa Recherche : il vaut mieux en être ouvertement, apprend à ses dépends le pauvre Swann, que de faire semblant de s’y rattacher en dernier recours. La bonne société ne supporte pas les francs-tireurs solitaires, pas plus que les anti-héros dérangeants.
   A mille lieues d’exploits et flonflons guerriers qui lui étaient sans doute étrangers, le philosophe Diogène marqua les Athéniens de son temps, cinq siècles avant notre ère. L’homme vivait chichement, vêtu d’un simple manteau, arpentant les rues de la cité muni d’un bâton, d’une besace et d’une écuelle. Dénonçant l’artifice des conventions sociales, il préconisait une vie sans affectation, proche de la nature, se contentant d’une jarre ouverte pour dormir. Il n’hésitait pas à mendier à proximité de statues, pour mieux s’habituer aux réactions de refus. Même si les traits scandaleux de ses écrits l’ont fait tomber dans l’oubli, on peut se souvenir que sa Politeia (République) s’attaque à nombre de valeurs du monde grec pour prôner : l’indifférence à la sépulture, la négation du sacré, la suppression des armes et monnaies, l’autosuffisance, l’égalité hommes-femmes… bref une remise en cause de la cité et de ses lois. Son raisonnement : tout appartient aux dieux, or les sages sont les amis des dieux et entre amis tout est commun, donc tout appartient aux sages…
   « Ôte-toi de mon soleil », ordonne-t-il au roi de Macédoine venu voir s’il ne manquait de rien. Une lanterne à la main, il erre la nuit dans les rues à la recherche de… l’homme idéal. Simplicité du regard, sobriété des attentes, un tel sujet bouscule par la brillance de son anonymat et l’absence réaliste des illusions sur le genre humain. On est loin du clinquant héraldique avide de récompenses et grand consommateur de gratitude clanique. Tout autre est le souci de Diogène : celui d’un citoyen du monde avant l’heure, abolissant jalousies familiales, mesquineries fratricides, vaines fiertés guerrières ou conquérantes, et fastes afférents. Quitte à se retrouver seul de son espèce, il rejoint le Petit Joueur de flûteau de Brassens, renonçant à toute tentation de blason : « Sans armoirie sans parchemin, sans gloire il se mit en chemin… nuls ne disent dans le pays : le joueur de flûte a trahi !» Il signe aussi l’éternel besoin de solitude exprimé par le poète : « Bande à part, sacrebleu, c’est ma règle et j’y tiens ! »
   Comment ne pas adhérer à cette philosophie du moins - du rien ? - lorsqu’elle nous invite à fuir aujourd’hui comme la peste ces grands spectacles « sportifs » - ou dits tels - qui nous offrent la délirante et lamentable vision de haines trop longtemps comprimées et subitement expulsées entre supporteurs de camps adverses. Les slogans lancés et gestes agressifs présentent tous les traits de frustrations tournant à l’hystérie : on n’existe plus que par délégation, et donc par absence. Le soi conscient est déserté au cours de ces versions contemporaines des tournois d’antan virant à une guerre de clochers autour d’un simple… ballon de cuir. Emporté dans un tourbillon aveugle de passions occultes, chacun endosse le masque d’une collectivité qu’il prétend représenter et servir. Alors qu’abruti d’un désir caché de notoriété rampante, le supporteur aveuglé ne fait que se parer d’un masque de partialité qui le dépasse. A trop adorer nos seules couleurs, nous voilà devenus de mauvais hérauts facilement épinglés par l’œil indifférent et narquois du poète. « Une preuve du pire, c’est la foule », nous souffle Prévert. 
 

VOLUPTES


  

 Vénus callipyge. Sensualité narcissique. Erotique Aphrodite soulevant impudiquement son péplos pour apprécier elle-même la plastique de son fessier, nécessairement superbe. Statue d’un éternel objet du désir, honorée dans l’antique temple de Syracuse. Légende ré-enchantée par La Fontaine et Brassens, poètes modernes.


   Sexe, érotisme. Nature et culture. L’art de désirer n’est-il que l’art de jouir ? Adam et Eve, nos bibliques ascendants, chassés de l’Eden terrestre, signent la faute originelle qui  nous voue à la pudeur que sous-entend la nudité consciente. Dans le moment de la chute unique de nos lointains aïeux naît la culture. Et l’entrée de l’humanité dans l’Histoire.

   Image duelle, trouble, devenue hideuse que celle où « l’interdit redouble le désir », selon Bataille. Sculptée par l’érotisme issu du tabou édicté, la sexualité se renforce, s’imagine, se raffine. Le désir - cette « nostalgie de l’étoile » - creuse son éclosion et love sa floraison dans une faille de la plénitude jamais atteinte, toujours à poindre : celle du désir désirant… le désir. Schopenhauer dessine ce chemin vertigineux « de la souffrance du manque à l’ennui de la possession ».
   Etiqueté impur, infâme, obscène, moyen de plaisir plutôt que fin en soi, le sexe en tant qu’organe n’est pas une affaire de morale. Mais prétendre faire l’amour sans morale, ne serait-ce pas s’interdire l’érotisme ? La célébration qu’est la sexualité n’est pas réductible au « sexe ». Elle se joue dans l’interface entre notre part la plus animale, naturelle, a-morale, et la plus culturelle, la plus sublime qu’est l’amour. Entre sexe naturel et érotisme culturel.
   De la génitalité au service de la reproduction de l’espèce à la sensualité créatrice de beauté, le philosophe interroge : « La persistance de l’espèce humaine est-elle la preuve de sa lubricité ? » L’expression de la libido des singes bonobos s’étale devant nos yeux pour nous rappeler que nous partageons 98% de gènes communs avec le règne animal. Les 2% restants dévoileraient-ils cette pudeur - pudor, honte latine - qu’un penseur définit comme « la plus héroïque de nos vertus » ? Pourquoi la pornographie nous troublerait-elle autant sinon par ce fait que nous ne sommes pas des bêtes et que notre pudeur sait nous préserver de la brutalité du monde animal ? La sexualité humaine ne repose pas d’abord sur l’instinct, mais sur un plaisir sciemment échangé. Partages et tendresse éclairent notre part humaine d’une lueur novatrice. Aimer l’autre passe par une reconnaissance de son altérité singulière. Et cela traverse le visage, cette « épiphanie de la morale » dont parle Lévinas. Un fessier, forcément quelconque et aussi plastique soit-il, ne symbolisera jamais qu’un anonymat : la pulsion sexuelle n’aime l’autre que dans sa généralité, dans une ouverture indéterminée propre à la nature. L’amour identifie, nomme, s’apprête à construire patiemment un récit harmonieux, sublimé, du rapprochement des corps. Faire l’amour, c’est ouvrir un moment de plénitude où je ne manque de rien et où j’ai tout à inventer. Esthétique divine qui nous rappelle aux bons souvenirs du créateur.
   L’érotisme repose-t-il sur la transgression ? Tendant à la dégradation et à la mort, le corps est mis en demeure d’assumer une sexualité nécessaire. L’érotisme, expérience des limites, doit transgresser les tabous. Dissolution de l’être, la jouissance érotique préfigure la dissolution définitive dans la mort. Le philosophe Georges Bataille y voit une connaissance et une transgression du sacré proche de l’expérience mystique. L’érotisme comme préparation à la mort ?... Non, répond Freud : la pulsion érotique est une force de vie qui s’oppose à la pulsion de mort. Il ne peut y avoir de sexualité saine sans respect de la dignité humaine. Selon l’auteur de Totem et Tabou, deux tendances biologiques sont à l’œuvre en l’homme. Eros, pulsion de vie qui pousse les êtres vivants à se reproduire, à se lier, à s’unir pour faire société. Et Thanatos, pulsion de mort qui les incite à se dissoudre, à se détruire, à tendre vers le néant. Vers une mort qui n’est pas un anéantissement, mais un passage vers une autre vie. Le corps, la vie, la dignité s’inscrivent dans une forme de sacré.
   De la faute et de ses interdits conséquents naît l’art. La voûte de la Sixtine nous entraîne dans une débauche de corps glorieux qui nous touchent et suscitent nos émotions culturelles. La beauté des corps s’y double de la force et de l’affirmation des visages. La joyeuse répétitivité des formes physiques, l’incroyable diversité de leurs attitudes parfois acrobates, cet opéra de muscles et de chairs que nous livre Michel Ange - le bien nommé ! - crée une cosmologie humaine qui confine au cœur d’un érotisme vivant. Au centre de la voûte, la ténuité et la flaccidité du sexe replié d’un Adam monumental tiennent presque de l’anecdote et de l’ironie. On est bien loin de l’impudence un peu risible de notre statue callipyge se mirant outrageusement dans ses propres rotondités. Délaissant une volupté trop joueuse d’elle-même, l’amour s’est fait entre-temps le comble de l’art.
 
 

ATLAS

 
   Guadalcanal, Panamaribo, Tegucigalpa. Magie des mots prononcés, articulés. Incantation des lieux évoqués. Nommer le monde c’est déjà en accomplir une première et délicieuse traversée. Géographies et récits se donnent rendez-vous pour alimenter nos rêves. Emouvant, impérial, l’antique géant Atlas porte la voûte céleste sur ses épaules. Sensation confuse d’un terrible et légendaire châtiment accordant, en retour, la naissance aux cartes, planches, plans, graphiques comme autant de labyrinthes secrets offerts à nos mémoires enfantines.
   Syracuse, Katmandou, Mangalore, Kamtchatka. Des mots qui chantent comme des visages sur fonds de zones colorées, aux traits finement sculptés, aux tracés cabalistiques. Formes curieuses, abstraites, arbitraires, découpées - par les soins de la nature ou de main d’homme ?... mystère ! - et propres à révéler d’insondables légendes. Profils énigmatiques des géographies.
   Samarkand, cité d’art nichée au creux d’une vaste oasis, courtisée tour à tour par Alexandre le Grand, Gengis Khan et Tamerlan. Puerto Rico, Trinidad, Asuncion, aux paysans métissés récoltant le café dans les estancias ou frappant les tambours au rythme de boléros fantasques et envoûtants. Chesapeake, Kentucky, Oklahoma, aux pionniers débraillés se lançant à la conquête des vastes espaces brûlants de l’ouest. New Amsterdam, perle de l’île de Manhattan achetée aux Indiens pour quelques verroteries, ancêtre de la grande New York planifiée en immense damier, lointaine cousine de la placide Venise du Nord aux cent canaux…
   Noms chantants, clés mystérieuses pour des mondes enchanteurs d’enfants prêts à rêver les premiers récits de voyage de leur courte vie. Sous la Géographie l’Histoire. Ils trônent à une place bien en vue dans les bibliothèques, ces grands livres, encyclopédiques à l’image des vastes univers qu’ils renferment. Et si les mains menues hésitent à en saisir l’épaisse reliure cartonnée, c’est autant pour la crainte sacrée des secrets qu’ils scellent que pour la masse et le format de leurs impressionnantes paginations.
   Lac Athabaska, Saskatchewan, réservoir Manicouagan, froides et blanches étendues canadiennes tutoyant effrontément les glaces du pôle. Oulan Bator des cavaliers mongol et son désert de Gobi. Placides ruines du Machu Picchu, derniers vestiges du fabuleux Empire inca et des rois Yupanqui. Java, Bali, Sumatra, îles de la Sonde, émergeant à peine de la plus vaste plateforme continentale du monde. Valparaiso, Conception, et le désert d’Atacama, long et aride haut-plateau braquant, sous la voûte étoilée soudain devenue proche, ses télescopes géants prêts à disséquer les origines de l’univers.
   Qui eût prédit le foisonnement de tous ces récits géographiques issus d’une seule et unique pangée, résultante facétieuse d’entrechocs gigantesques des continents entre Carbonifère et Jurassique ? Fractures, collisions, soubresauts, dislocations, ouverture d’océans, redistribution des continents, émergence de courants marins rebattant les masses d’eau, réinventant d’autres météorologies… aptes à enfanter de nouvelles espèces du vivant. Géographie en constante éruption de récits insolites à l’échelle d’un temps sans mesure familière.
   « La terre est bleue comme une orange », chante, faussement naïf, le poète Eluard. Sa parole est vérité : la fine écorce de fruit sur laquelle nous nous mouvons ne nous suffit-elle pas à déployer nos récits, dans l’ignorance de ceux que la planète se raconte à elle-même dans ses tréfonds ? Nous ne vivons bien qu’à la surface des choses, méconnaissant les formidables poussées telluriques qui agitent les volcans sous-marins faiseurs d’îles en archipels. Tributaire de sa propre histoire, la géographie nous permet seulement d’inventer la nôtre, forcément incluse, dépendante, nous appelant soudain à plus de retenue, de modestie.
   Atlas, compagnon des Géants, fils de Titan, frère de Prométhée, avait défié les dieux. Zeus le condamna à porter la voûte du ciel sur ses épaules. La légende veut aussi qu’il eût aidé Héraclès à cueillir les pommes du Jardin des Hespérides. Pleioné lui donna, dit-on, sept filles, les Pléiades, nom attribué dans l’histoire littéraire à des groupes de sept poètes considérés comme des constellations poétiques. A l’image des quatre-vingt huit constellations stellaires projetées sur la voûte céleste par les esprits éclairés de la tradition hellénique. Points de repère précieux pour les hardis marins lancés à la découverte des continents insolites concoctés par les pulsions rageuses de notre bonne vieille terre.
   Intense besoin humain d’identifier, de nommer, de s’enivrer de récits merveilleux pour affronter des forces qui nous dépassent. L’Histoire rassure l’homme-enfant au seuil de ses géographies improbables. Et parvient à le griser au cœur du vertigineux palimpseste des mots.
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