Courir le risque d'être " tartuffié " : voilà bien ce qui guette chacun, quel que soit son siècle ou son groupe social. Molière prévient :
Déclaration douce-amère propre à la société-spectacle en place sous le Grand Règne, comme à toute mise en scène -intemporelle- d'un moi coupable et pathétique.
" Et je ne suis rien moins hélas ! que ce qu'on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien,
Mais la réalité pure est que je ne vaux rien. "
Aveu cruel que celui qui révèle le réel derrière le masque. Molière dévoile sans détour la fausse bonne conscience qui se revêt des atours de la tromperie. Le Tartuffe, imposteur par nature, prend l'autre pour une ... "truffe" (quasi homonymie, mi-familière mi-vulgaire, du mot "tartuffe", et autre sens de ce mot). Pour que le mécanisme de l'usurpation fonctionne, il faut être deux : le trompeur et le trompé, le duplice et son complice. Et que chacun tienne son rôle sans faillir ! La tartufferie est un plat qui se mange chaud, en pleine connivence. Tartuffe, forçat évadé, est tel qu'Orgon l'invente, le veut, le rêve : réceptacle de tous les péchés du monde, rédempteur improbable et messie malgré lui.
C'est un mal bien profond que l'imposture, puisqu'elle se pare des apparences de la vérité -confisquée- assénée au nom d'un Souverain Bien... hypothétique, symbolisé par une religion intimement associée au pouvoir royal de l'époque. Arme imparable contre les dissidences de toutes natures, sauf-conduit passe-partout où se complaire ouvertement sans risque d'être critiqué : bienheureuse surenchère !
Or il s'agit rien de moins que de transformer le sacré en instrument de violence, d'agression. Le Tartuffe, expert en dissimulation, se cache derrière une pureté qui n'existe pas, car étrangère au monde tel qu'il est : l'imposteur se nie lui-même comme il nie le monde. Le Tartuffe tient commerce occulte avec une sorte d'obscénité secrète et, sommet de (mauvaise) foi, se veut et se fait le justicier du Ciel. Comble de la tromperie pourfendant... la tromperie !
" ... Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir ... "
Il se déclare l'alpha et l'oméga du Bien et du Salut à administrer aux autres :
" Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme
... Et par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui peut faire obstacle à vous sauver. "
Pureté, dureté infaillible, il est la voix de l'Inquisiteur, prêt à faire abjurer tous ses proches :
" ... Et je sacrifierais à de si puissants noeuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux. "
Il se pose en prototype, en porte-parole avoué de tous les fanatismes, même les plus larvés, des prosélytismes de tous bords (religions, sectes , communautarismes, clans, castes et processions ...) qui tiennent à tout prix à se donner raison pour étendre leur emprise sur les esprits. Molière ne dénonce pas là seulement les "faux-monnayeurs en dévotion", mais aussi les "gens de bien à outrance". Le théâtre, royaume de l'apparence, a bel et bien la vertu de dénoncer les façades mensongères. Imposture et folie s'écartent de la norme : c'est le mérite de la comédie de le révéler. Ce lieu des masques est par excellence celui où l'on ... démasque. Tartuffe n'avoue jamais, ne tombe jamais le masque : il faut le lui arracher à la fin de la pièce.
Apparence contre réalité, double langage contre bonne foi, illusion contre connaissance, tutelle contre liberté : et si toute religion renfermait en elle-même les ferments de sa propre parodie, à travers cette propension têtue à convertir les âmes ? Projet suspect que celui qui pousse tout homme à renoncer à son intégrité naturelle pour ... se tartuffier lui-même !
Molière, en défenseur élégant et subtil d'une morale du "juste milieu", nous rend à notre lucidité et à notre liberté de conscience. N'en déplaise aux dévots et justiciers de tout poil !... Renvoyant duperie et complaisance dos à dos, Orgon, enfin délivré, peut s'écrier (un peu excessif) :
" C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien ... "
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