"Dans la plaine les baladins s'éloignent au long des jardins ..." (Apollinaire) ...
Arpentons, amis lecteurs, ces jardins chatoyants qui, tels maints livres effeuillés, nous content mille récits ardents dont les figures mémorables pansent nos blessures et régénèrent nos désirs... Pour que ce flux magique continue d'irriguer notre Coopérative idéale : celle des Lecteurs Réunis.
dimanche 27 novembre 2016
LE CARNAVAL DES MIMES (6)
Juste un frisson.
Celui qui vous parcourt l’échine lorsque la sensation vous saisit
soudain : une présence derrière la porte. Comme le sursaut d’une
conscience qui vous soufflerait à l’oreille l’apparition d’une doublure
fraternelle. Une rassurante copie de soi-même.
L’imitation s’est
longtemps voulue la reproduction fidèle du monde sensible et la finalité
essentielle de l’art. Il ne s’agissait au fond que de copier d’aussi près que
possible les apparences du monde visible. Intangible cliché ?
Deux légendes
antiques incarnent ce concept d’imitation né au cœur de la mimesis grecque. Pline l’Ancien narre le récit du peintre Zeuxis, capable de figurer des raisins avec
tant de ressemblance que des oiseaux se mirent à les becqueter. Quant à Ovide,
il raconte dans ses Métamorphoses
comment le sculpteur Pygmalion, voué au célibat, tomba amoureux de la statue
d’ivoire née de ses mains, qu’il nomma Galatée,
et qu’une déesse rendit vivante selon ses vœux.
Plus avant, au
théâtre de sa Recherche, le jeune
Marcel Proust mime ses adieux aux aubépines de Combray comme il le ferait à des
jeunes filles en fleurs. De tout temps, sur les planches, la mélopée exprimée
par une voix d’acteur déclarant et soupirant nous fait mimer intérieurement la
modulation musicale d’un violoncelle : tension des muscles du diaphragme
et comme l’écho d’une voix intérieure apte à faire vibrer en nous la corde de
l’émotion. N’en va-t-il pas de même pour toute musique qui nous est
chère ?
De nos jours,
saisie du réel et travail mimétique s’imbriquent avec un tel souci de réalisme
que les images virtuelles qui en résultent se donnent à voir comme similaires à
celles qui nous sont familières. Or leur réalité
n’est bien souvent que le produit de notre désir. Au point que nous prenons
pour vérité toute trace apparente du réel qui se donne. La réalité a rejoint la
fiction. Ou l’inverse, comment savoir ?
Alors, objets et
clones d’objets : du pareil au même ? La simulation est venue se
loger au cœur du contemporain. L’imaginaire, filtre posé sur le réel, a laissé
place à la réalité comme source de fiction souvent plus forte que le réel
lui-même. Jamais notre faculté de nous prendre au jeu du même et de l’identique
n’a été autant stimulée. Jusqu’aux conflits modernes, enracinés dans des
fureurs mimétiques où battent leur plein surenchères idéologiques et
religieuses. Les martyrs en tout genre étalent un zèle suspect quant à leur
objectif : rejoindre au plus tôt les prairies d’un Eternel hypothétique.
Que n’y vont-ils seuls et sans fracas ?
Plus mesuré, le
poète propose un temps de réflexion préalable avant de passer à l’acte : mourir pour des idées,d’accord, mais de mort lente… Pourtant,
modèles, séries, prototypes se pressent à l’appel, envahissent nos espaces
communs – nos lieux communs ? – au point de coloniser les esprits. La fabrique
mimétique tourne à plein régime, démultipliant l’ivresse des ego dans une obscénité irrépressible.
Jusqu’aux clichés langagiers les plus éculés : ne lance-t-on pas à tout-va,
dans l’espace social, des « bonne
journée »… même en fin d’après-midi ? Langage avalé par une
mécanique du vide, de l’insignifiant. Absurde collectivement consenti.
Nous voilà campés
dans la position de touristes volages devant l’univers simple et ordinaire des
choses humaines. Il faut que la réalité ne nous oppose aucune résistance !
Quitte à outrepasser le fictif. Drôle de temps que celui qui se laisse porter
par l’illusion d’une humanité en voie de duplication à l’infini. Dans l’ombre
portée de nos silhouettes s’agitent de curieux doubles dansant une sarabande
qui nous échappe. Nous voici mimant des rôles muets dont le sens demeure
étranger à nos raisons en exil. L’ombre obsédante, le double maléfique se sont
emparés de nos familiers séjours. A force de vouloir apprivoiser notre part
obscure, celle-ci a subverti nos forces vives, phagocytant à notre insu notre
vision du monde et jusqu’à nos désirs les plus profonds.
Au carnaval des
mimes, la réalité a détrôné la fiction.
ABSURDE
Trente vies sauvées sur nos routes cet été, titrent fièrement les manchettes
des journaux. Trente morts de moins ? Trente vies en plus ? Qui sont
ces trente existences préservées ? Les heureux élus qui n’ont pas eu
d’accident ? A-t-on réalisé un reportage pour les connaître, voir leurs
photos ? On aimerait toucher les heureux visages de ces trente vies
sauvées.
Quand on sauve une
vie, on veut connaître son histoire, c’est naturel. Mais ces trente vies
sauvées n’existent pas ! Ce sont des fantômes, de purs produits du
langage. Un simple jeu d’expression a fait passer des morts en moins pour des
vivants en plus. C’est façon de parler,
comme on dit. Par quelle vertu quasi-miraculeuse aurait-on le pouvoir de
ressusciter des vies ?... L’absurde se cache derrière les mots et prend un
malin plaisir à nous balader comme de grands benêts prêts à tout gober.
Et l’on pourrait
s’amuser à poursuivre ces curieux effets de logique langagière. Si 40% des
accidents sont dûs à l’alcool, est-ce à dire que les 60% restants sont
provoqués par la consommation d’eau ? Que penser lorsqu’un mort et plusieurs rebelles sont blessés
en marge de violents affrontements ? Ou que la faim est au menu d’un sommet des Nations Unies ? L’absurde
se niche dans toutes les failles ménagées au cœur du langage ! Pesons nos
mots, camarades beaux parleurs !
Et tournons sept
fois notre langue… avant de retrouver – peut-être – un vrai sens aux paroles.
Et même, ne conviendrait-il de s’imposer carrément une cure de silence ?
Comme deux personnes se livrant aux joies de la communication en ascenseur…
Souvent, l’exercice dure trop longtemps. Le gênant, l’embarrassant
s’installent. L’un regarde par terre, l’autre les étages qui défilent. Un
troisième cherche fébrilement ses clés ou tapote son téléphone. On attend.
Pudiquement.
Toute une série
d’artifices permettent aux gens de ne pas communiquer. Au moins autant que ceux
qui leur permettent d’énoncer des bêtises. Un ascenseur invisible n’en finit
pas de parcourir et de mesurer l’espace entre le bas et le haut de la langue.
L’absurde adore jouer sur la gamme infiniment extensible entre vide et trop
plein.
L’ascenseur de la
communication est donc en panne. Jusqu’au moment où survient l’incident
technique. Panne, obscurité brusque, irruption d’un quidam surgi d’on ne sait
où… A cet instant, la glace se brise, l’éclaircie jette une lueur nouvelle sur
les visages. La tension se dissipe soudain. Quelques mots échangés peuvent
suffire. Hésitants, prononcés à mi-voix, mais justes, vrais. Sans risquer le
ludique, cette fois : on a failli perdre un fil vital.
Quand deux
personnes pourraient avoir quelque chose à se dire, elles sont obligées de se
taire… Est-ce absurde ? Nos deux passagers se sont trouvés contraints au
mutisme pour n’avoir rien à se raconter. Mais le langage renaissant de ce
silence entre eux y trouve du coup une force neuve. Comme une source oubliée
qui rejaillirait après avoir été galvaudée dans un trop plein navrant. Parler
simplement sans jamais simplifier outre mesure : n’y aurait-il pas là
parade à l’extravagant toujours aux aguets ?
LIBRE ECHANGE
Piano, contrebasse. La petite musique se promène en boucle,
revisitée jusqu’à l’incrustation en soi. Dans cet espace qui fait le lien entre
nos états conscients, en surface, et la sphère de notre intimité, au fond. Lieu
du dialogue, aussi, entre la mélodie légère égrenée par le piano et la voix
grave émise par la basse.
Le piano délivre un
petit air vif, délicat, ailé. Gai sans excès, doux sans mièvrerie, optimiste
sans candeur. Avant de ne plus se faire entendre que par intermittence, par
petites touches, confiant le témoin à la contrebasse qui résonne dans les
couches profondes. Mélodie claire, évidente, sur fond de rythme qui bat
sourdement.
La petite musique
se fait l’écho d’une métaphore humaine à laquelle elle donne chair, tout en la
dépassant. Les touches délicates du piano se détachent comme le ferait un
découpage d’artiste dans la matière même du présent qui s’écoule : elles
sont ce travail précis, nuancé, actif, que nous modelons, taillons, sculptons,
à chaque instant de notre ligne de vie. Celui que notre conscience enregistre,
valide, comme ce qui nous convient, ce qui nous correspond. Notre fil
d’existence, en somme. Notre raison d’être au présent.
Le rythme assourdi,
vibrant, de la basse nous relie à ce qui nous fonde : le disque dur édifié
patiemment depuis les origines. Celui auquel nous tenons par-dessus tout, car
il nous fait ce que nous sommes. Et sur
lequel nous nous appuyons pour continuer d’écrire notre récit actuel. Il
confirme en permanence qui nous sommes devenus jusqu’à ce moment de musique parfaite.
Une forme de consistance intérieure, que nous tenons à défendre becs et ongles,
que nous voulons stable, constante. Parfois jusqu’à l’excès propre à la
passion, la démesure, l’aveuglement. A l’extrême difficulté à se laisser aller,
à se laisser vivre.
Il peut arriver que
ce noyau intérieur se raidisse contre les – présumées ou réelles – agressions
du monde extérieur. Les vibrations de la basse se font alors de plus en plus
sourdes, parfois jusqu’à l’inaudible. Jusqu’à installer un silence aux allures
de retour sur soi, de méditation active. Mais le curseur reste toujours à
portée de main : à nous de faire jouer le piano ou vibrer la basse, tour à
tour. De les placer en position de communiquer entre eux. Pour créer les
conditions de cette libre conversation où chacun se retrouve avec lui-même.
Thème, improvisation, chorus, et retour au thème… les variations de la mélodie
épousent les évolutions subtiles de nos états de conscience. Pour un voyage
dans l’espace de nos émotions.
La musique court
tel un furet, glisse, épouse la vague qu’elle crée, alterne les pianissimi et
les pointes d’intensité. Et ce sont les mêmes vagues, les mêmes houles, et de
semblables ascendances qui appellent au fond de nous cette transe passagère qui
nous meut, nous étreint. Pour une détente et un apaisement que nous
reconnaissons comme résonnant d’un écho similaire en nous. Bientôt, il nous semble
que les choses se dédoublent, se volatilisent comme dans un monde devenu
pluriel. L’univers se fait multivers.
La musique se fond dans un éther aux allures de songe.
La mélodie des
origines se mue en parole légère, sensuelle, impressionniste. Les musiciens ont
entamé un dialogue avec eux-mêmes. Leurs corps tendus – que notre imaginaire
évoque en toile de fond de cette fugue aérienne – impulsent des ondes où nous
devinons, rassurés, les traits familiers d’un monde qui se laisse apprivoiser.
Et auquel nous
avons envie de ressembler.
PALIMPSESTE
Le poète troubadour
s’avance sur la scène en chansonnier irrévérencieux, prêt à lancer son texte
au-devant d’un public qu’il pressent réceptif, acquis. S’il croit à sa bonne
étoile, c’est qu’il n’est pas seul : dans l’ombre de l’artiste se glisse
l’immense famille des chantres artisans et familiers de la langue, ses
compagnons multi- centenaires. Ceux qu’il entretient dans son cœur depuis la belle lurette de ses propres lectures
et de ses balades de jeunesse aux Puces. L’homme érudit, lecteur boulimique,
sait d’expérience que l’on peut se laisser transporter par la magie d’un texte.
Le passeur est prêt à porter la parole de tous ses confrères en poésie. A
partager comme du bon pain les valeurs chaleureuses de la camaraderie et de l’émotion
partagées.
En messager averti,
l’homme évoque le temps où les amoureux savaient s’évertuer à échanger des
tirades amoureuses qu’ils puisaient allègrement dans les trésors de la langue.
On osait alors faire bon usage des poètes et s’envoler vers cette sublime
liberté des gueux qu’ils célébraient avec ferveur. A la suite de l’artisan
assidu, le chansonnier a décliné ses gammes parmi les trésors déposés au cœur
de notre verbe écrit. Et en a retiré des pépites d’invention où traînent dans
un subtil mélange plaisanteries de potache, compliments à la Belle et chansons
de corps de garde. Comme un écho universel se diffracte en mille éclats de
voix.
Associant son et
sens dans un même bouquet délicat, l’artisan bateleur se fait fort de recourir
à la citation puisée au patrimoine littéraire. Il n’a pas son pareil pour élire
la couleur sonore propre à développer son récit, à l’insérer au cœur d’une
petite musique qui saura le faire chanter
juste. Son texte pulse au gré du rythme obsédant, de la ritournelle malicieuse,
propre aux chansons populaires. Irrévérencieux dans l’attitude comme dans la
parole, le sculpteur de mots lève avec légèreté tabous du corps et interdits
sociaux, élimant avec naturel la glaise de nos rituels et de nos compromis.
La censure
officielle a depuis longtemps déclaré son cas intraitable, tant elle se sait
impuissante à narguer l’universel. Que dire lorsque le bon peuple des rieurs
moque sa propre mort en se tapant les cuisses ? Que l’on célèbre entre
amis la musique, l’ivresse et les plaisirs de la vie ? Lorsque,
chevauchant gaillardement les passerelles de sens entre les siècles, un
ménestrel hors d’âge se mue en chantre des valeurs les plus simples, en passeur
de la tradition, garante de nos mémoires intimes ? La force du poème est
d’offrir un espace pour dire ici ce que l’on n’ose exprimer nulle part. Le
poème, lieu unique ouvert à tous.
Arborant guitare et
pipe, le menuisier des mots creuse la sémiologie puissante du bois avec une
spontanéité toute enfantine. La figure de l’arbre enracine en lui tous les
espaces qui fondent la nostalgie de nos origines : paysages de campagnes
et places de villages esquissent en quelques mots un inconscient collectif qui
ne demandait qu’à renaître.
La poésie chante
quelque part en nous un théâtre collectif où les mots font résonner nos récits
de vie, les célébrant d’un langage dont nous aimons partager les traces.
Exhausteur de mots et d’émotions, arpenteur des chemins de traverse, le poète
est son interprète choyé.
Bonhomme, le chansonnier chante le monde. Le joli monde de
tout le monde.
CARICATURES
Ils ont osé représenter, arborer la figure divine. Donner
une face reconnaissable à la divinité. Dieu ou son prophète – peu importe son
nom, sa dénomination – aurait donc une image présentable ? Une identité
totémique ? La question est vieille comme l’Histoire. Aussi ancienne que
la morale. Presque aussi antique que la collusion organisée entre éthique et
religions. L’iconographie vient réveiller des pans de peurs enfouies au plus
profond de nos consciences.
Il arrive que les
mots s’emparent du maquis des craintes, battent la chamade, filent en exil. Et
joignent la force de leur sens à la puissance contemporaine, rabattue, des
images. En plantant dans nos consciences sa vérité crue en forme de point
d’interrogation,l’exercice libre de la
caricature force à s’interroger sur l’endroit précis où les esprits en sont de
leur appréhension du monde.
L’irrévérence
masque le doute, force le sens, démonte les habitudes mises en place par les
rites ancestraux, déconstruit nos vérités toutes faites. Pose questions. Quand
la bouffonnerie épouse les traits d’un prophète ou d’un dieu – quels qu’ils
soient – c’est le rapport à certaines valeurs qui est mis en jeu.
Mais l’ironie est
ainsi faite qu’elle ne devrait tromper personne sur ses propres intentions.
Loin de travestir les vérités, elle met justement son point d’honneur à
arracher les masques d’artifice apposés en couches successives par les censeurs
de la liberté. Seuls peuvent se croire trompés les Béotiens ricanants qui
veulent bien l’être. Aux innocents les
mains vides…
Les obscurantistes
de tout poil se nourrissent des interdits violents de la censure radicale,
comme nous de l’air ambiant. Comment pourraient-ils détecter l’oscillation fine
qui fait vibrer l’humour, entre grotesque et transgressif, totem et raison,
réalité et fiction ? L’ambiguïté – radicale, elle aussi – du rire nous
conduit tout naturellement à la réflexion critique sur le monde et au deuxième
degré inévitable qui niche au fond de toute chose.
La collusion
organisée entre réalité historique et œuvre de fiction peut virer à la
collision pure et simple lorsque les esprits ne sont pas préparés. Le sens
caché que creusent nos imaginaires à travers la réflexion critique et l’œuvre
d’art ne devrait pourtant pas être réservé aux élites. A quand un vrai travail
d’alphabétisation sur le statut fluctuant des vérités ordinaires ?
Le rire tue la peur et sans la peur il n’est
pas de foi. Car sans la peur du diable, il n’y a pas besoin de Dieu, avoue– sans rire – le moine inquisiteur d’un
roman de trame médiévale. Que rajouter aux accents délibérément primaires de la
– fausse – naïveté qui voile et abuse les consciences, en toute perfidie ?
Sinon que cette conception de l’Histoire n’appelle que des victimes pures,
manipulées par des pouvoirs totalitaires, dans un présent éternel, sans
épaisseur ni intention de progrès.
Au creux de la
moquerie niche ce petit air de dissonance qui nous permet à la fois de rire et
de réfléchir, et où l’on peut déceler l’une des formes du savoir. D’un savoir
qui fait passer des choses que l’on ne peut pas dire. La caricature est faite pour ne tromper personne, puisqu’elle
se dénonce elle-même comme fiction. Jeu de parodie initié par ses auteurs.
Contre les cagoulés pathétiques, l’humour,
politesse de l’idéal.
RETOUR DU PHILOSOPHE
Plusieurs décades et quelques années plus tard, parvenu au
bout d’un certain chemin, l’homme se retourne, habité par l’impression curieuse
de ne plus être le même. Il se sent plein et pourtant vide, las et encore
avide, sans illusion mais toujours résolu. Car il sait maintenant qu’il est né
deux fois. Une première, très ancienne, à la nature biologique qu’il reconnaît
comme sienne, qui fait son identité physique et sociale. Une seconde,
originelle et intemporelle, à sa conscience. Cette renaissance lui permet de tourner aujourd’hui son regard en
direction d’un monde des idées qu’il a mis toute une vie à apprivoiser. Une vie
de l’esprit nourrie par les expériences qui ont jalonné son parcours.
L’homme formé
connaît de l’intérieur les obstacles à la vie bonne. Préjugés de toutes sorte,
idées reçues, soumission à l’autorité, au pouvoir de la rumeur commune. Risques
de tromperie permanente au contact des apparences sensibles. Le conditionnement
des esprits pèse d’un poids permanent sur la légèreté d’origine des âmes.
Jusqu’au déni de réalité opposé par les habitants de la caverne, anesthésiés
dans un confort aux invisibles conséquences. Souvent l’humain s’aveugle.
Il y a bien
longtemps, nous assure le philosophe, nos âmes auraient contemplé le monde des
idées. Mais qu’est devenu ce monde idéal
célébré par les origines de la philosophie ? Un monde en comparaison
duquel notre univers réel peut nous apparaître souvent comme une mauvaise
doublure, une bien pâle copie. A ce paysage idéal
qu’il vante en connaisseur, le Sage oppose le sombre décor d’une caverne où des
hommes enchaînés, immobilisés, n’ont accès qu’à leurs ombres, aux silhouettes
floues et aux échos d’un monde qu’ils ne peuvent connaître : une manière
de carnaval où s’agitent des fantômes aveuglés. Pertinente allégorie de la
connaissance.
Si le monde
sensible est la prison de l’âme suggérée par le philosophe, ce dernier nous
appelle à notre propre dépassement dans une voie de réflexion qui lui est
familière : il l’a arpenté lui-même au cours d’une longue et lente
initiation conduite à travers l’âge mûr. Il lui reste maintenant à redescendre
au fond de la caverne pour partager et témoigner. Lui le nanti, le privilégié,
s’est donné un devoir de responsabilité publique vis-à-vis de ses semblables.
Entre culture et conscience pointent l’esprit critique, la capacité au
dialogue. Et la noble exigence de partage au cœur de la cité.
Comment s’extraire
du carnaval des mimes – ne serait-ce que pour en apprécier les nuances – sinon
en amorçant une trajectoire alternative, grâce à l’éclairage d’un sens
neuf ? S’élever hors du champ ordinaire pour trouver l’élan qui élève
au-dessus des contingences qui plombent, étouffent, endorment ? Aux effets
de réel et aux habitudes établies, le Sage oppose l’acquis vital de sa
formation intellectuelle : le geste premier de penser le monde sans a priori. A lui d’en assurer la transmission
patiente aux habitants de la caverne.
Au pays des âmes en
peine, le philosophe est de retour.
DECLINAISONS
« Qu’est-ce qu’y veut ?
Il a l’air chagrin ce
matin ! » Le ton se veut banal, familier. Avec une pointe de badinage
qui ne m’échappe pas.
« Alors, y dit rien ? » Je me retourne
aussitôt, saisi par une brutale sensation de transparence. Y a quelqu’un derrière moi, c’est sûr… Eh bien non ! Ce y / il, c’est bien moi. Comme je suis de
bonne humeur, j’endosse tout de go cette drôle d’appellation et engage ma
réponse – ma réaction plutôt – sur le même mode.
« Y dit qu’y va pas mal. Y fait les
courses et y voudrait… du café, du
lait, du miel et de la verveine en sachet. » Pas de doute, pour lui j’en
suis un autre, au moins sur le moment. Amusé, je décide de jouer le jeu. Je me
dédouble, l’instant de ma réplique. Je me réplique donc. Mais bien décidé à
prolonger l’étrange dialogue à ma façon.
« Tu as tout ça en magasin, bien
sûr ? » osè-je. Air interloqué du bonhomme. « Ah ! mais on ne me tutoie pas comme
ça ! » rugit-il offensé. « Il
est tombé sur la tête ! »
Et j’enfonce le
clou. Anecdotique : « Tu la connais celle du gars qui ne se déplace
jamais sans sa doublure ? Empruntant une porte de sortie, il n’en finit
pas de faire des manières avec son alter ego : Je vous en prie, après
vous, je n’en ferai rien !... A la fin de ce petit manège, il sort l’un derrière l’autre, les deux
s’engouffrant en même temps par l’ouverture, saturant la porte de sa double
corpulence ! »
Rien de tel que la
plaisanterie pour détendre l’atmosphère, c’est bien connu. Mon homme a
visiblement compris le message. Au jeu du tout à l’ego, chacun est prêt à faire
un pas vers l’autre. Je lui soumets alors la suite des déclinaisons possibles
entre le je perso, le tu amical, le y impersonnel… et le courant se met à passer.
Il me raconte, ému,
l’histoire du chômeur qui marche dans la rue, le matin, avec son cartable tout
neuf. Celui-ci semble partir au travail. Mais va traîner, en fait, toute la
journée dans un quartier lointain, retardant le moment douloureux où s’avouer
qu’il n’a rien à faire et que son beau cartable ne lui sert à rien. Et il ne
revient chez lui que le soir, comme si de rien n’était, … « Que faire
quand les doubles se font la paire ? » conclut, faussement badin, mon
épicier du moment.
Je lui confie en
écho la métaphore bouddhiste : pour le Bouddha, le moi n’est que pure
illusion, c’est juste un courant d’être. Plus de calculs pour mesurer
l’embarras, le sentiment de gêne ou de ridicule, la culpabilité. Et autres
délicatesses à vous pourrir la vie. Inutile de recalibrer en permanence son
hontomètre pour exister
la tête haute. Plus besoin de se regarder le nombril : il suffit de
s’oublier et de jouir de l’écume qui reste en surface : une simple estime
de soi en lieu et place d’un ego
souvent invivable. Ce qui s’appelle gagner au change !
« C’est sans
doute cela, être l’ami de soi-même », conclut l’homme tout à fait rassuré.
Cela me rappelle le mot d’un philosophe : « Je me suis perdu de
vue : je me suis détesté, adoré, puis nous avons vieilli ensemble. »
RESEAUX
C’est un de ces
matins où l’on aime se balader, l’air léger, le nez au vent, au cœur de sa cité
familière. Dans les rues encore assoupies où émergent de la torpeur nocturne
cent points de repère que la routine nous chuchote aux yeux. On voit sans regarder.
Du moins pas encore.
Quoi de neuf là où
l’on est déjà venu cent fois ? Un passant demande sa route, un étranger
visiblement. Avec lui, on s’arrête devant un plan affiché. « Vous êtes ici… », semble souffler la ville endormie en
arborant une belle flèche rouge sur son portrait-robot légendé. Le natif
oriente aussitôt sa boussole intérieure qui lui indique les quatre points
cardinaux. Géographie interne confirmée par la position de l’astre du jour
levant paresseusement ses rayons, là-bas, vers l’est.
Quelle durée pour
mon trajet ? insiste le passant. En bas à droite du plan, l’échelle – au
1/200è – permet une rapide estimation de la distance réelle à parcourir. Une
simple barre de fraction, la même croisée hier en cuisinant ce délicieux
fondant au chocolat et ses proportions pour huit personnes. Partage, division.
Division, centièmes. Numération décimale et morcellement sans fin de l’unité…
jusqu’à l’évocation des milliards d’éléments composant notre ADN ! Plongée
dans le microcosme et vertige garanti.
Ravis de reprendre
notre marche, un petit air nous trotte dans la tête, bref jingle entendu ce matin à la radio. Six notes qui évoquent aussitôt
une courbe mathématique figurant les graves et les aigus, à relier comme sur
les degrés d’une partition musicale. Aux murs du carrefour, une affiche
publicitaire étale ses slogans, arguments bien frappés illustrant une image
suggestive à laquelle il est bien difficile d’échapper. Un petit exercice de
lecture s’enclenche dans la tête : eh oui ! l’image aussi se lit,
avec ses codes bien précis, sa grammaire, qu’il vaut mieux savoir interpréter
de facto si l’on ne veut pas succomber à tous les coins de rue !
L’image fixe en
appelle d’autres, animées en récit. Celles de la séance de cinéma, la veille au
soir. Appel à la mémoire émotionnelle, affective, qui remue en nous sur le
moment et longtemps après. Constat d’émotions que nous sommes plus ou moins
capables d’exprimer. L’intimité et la pudeur ne sont jamais loin. La gamme des
sentiments – tons et demi-tons – rappelle le nuancier d’un peintre apprêtant
ses couleurs sur la palette.
Réactivant sans
cesse notre mémoire interne des lieux que nous chargeons de nos vécus
précédents, nous voici partis pour une exploration des dédales littéraires
produits par nos lectures – récentes ou antérieures. Amis intimes, les livres
ont ce pouvoir de ranimer des impressions inscrites au cœur. Et d’édifier en
nous une mémoire personnelle qui s’inscrit progressivement au creux de la
conscience sociale : la culture nous rend meilleurs, capables de
compassion, de solidarité. De projets et d’actes communs. Voici que notre récit
individuel s’ouvre sur plus grand que nous : l’histoire sociale, élément
vivant de la vaste Histoire du monde. Accès à l’esprit public.
La balade matinale,
anodine, a accouché d’une réflexion qui la dépasse, l’outrepasse. A l’image de
notre cerveau, agité de mille connexions mouvantes, notre compréhension navigue
d’un objet d’attention, d’une impulsion d’étude à l’autre. Elle procède àsauts et à gambades, comme le philosophe se plaît à le décrire. Et
c’est ainsi qu’elle se sent bien, allant librement son chemin, renouant des
liens entre les choses, les situations, les personnes. C’est dans ces liaisons
intelligentes, fructueuses que nous apprenons sans doute le plus aisément.
Lorsque nous nous murmurons à nous-mêmes : C’est comme… Cela me rappelle… Lorsque l’expérience
s’adresse à notre théâtre intime, quel encouragement de se sentir soudain en
terrain familier !
Le logos en marche, en réseau, possède la
puissance de l’écho et la souplesse de l’élastique. Comme la marche nous
propulse grâce à notre plastique corporelle, la chaîne des savoirs n’en finit
pas de développer ses synapses tout au long des neurones en mouvement…
Nous sommes
embarqués.
NOSTALGIE
L’aventurier au
long cours revient chez lui après une décennie de guerres, de galères et de
victoires, petites et grandes. Son regard s’est souvent posé sur l’horizon
durant toutes ces années, interrogeant un avenir incertain. Combien de fois ses
pensées se sont-elles portées vers sa famille perdue, sa patrie oubliée !
Soulagement. Il
peut enfin poser son sac, retrouver sa femme, son fils, ses amis, tous ses
repères oubliés. « Maintenant nous allons revivre ! », pense
très fort l’ex-baroudeur.
Rien n’est moins
sûr. Une fois qu’il a retrouvé les siens, ses petites affaires, seschèreshabitudes, l’homme prend conscience qu’il a vieilli. Un paquet
d’années de plus lui pèse sur les épaules. L’image que lui renvoie le miroir
est celle d’un homme fatigué, usé. Il s’ennuie, quoi ! Et n’y peut rien
changer.
La nostalgie s’est
emparée de lui. A l’image de ce mal des montagnes qui frappait les mercenaires
suisses des armées de Louis XIV lorsque parvenait à leurs oreilles le timbre
familier des clarines de leurs alpages bien-aimés. Ce mal qui ne dit pas son
nom, c’est la douleur sourde, lancinante, du retour. Une douleur qui s’amorce
déjà dans le désir de retrouver les lieux que l’on a quittés. Manque, désir et
regret dansent alors une sarabande troublante qui nous laisse paralysés.
Mais le mal du
retour, c’est aussi de constater que les choses ont changé et que les lieux ne
sont plus ceux dont on avait le regret. Aucune réalité n’est plus à la hauteur
du rêve ou du souvenir qui nous habitait. On se sent trompé sur la marchandise.
Aussi la nostalgie a-t-elle toujours un coup d’avance. On ne peut en guérir… à
moins de repartir !
Et d’ailleurs, ce
bon vieux temps que l’on pleure, était-il aussi beau dans la réalité que la
trace qu’il a laissée dans notre mémoire ? On oublie parfois les coups
durs du passé, aussi vite que notre imaginaire est prompt à l’embellir.
Envoûtante, la mélancolie se joue du temps qui passe.
Le mal du passé
convoque une sorte d’état second qui suspend nos certitudes, annule nos
projets. Les réalités s’évanouissent sous la forme de mirages impossibles,
intangibles. Nous sommes les éternels inassouvis d’un passé effacé et d’un
présent proche que nous avons bien du mal à faire exister.
Le passé ne passe
pas, à vrai dire, pas plus que le futur ne daigne nous convoquer. A quand la
renaissance du désir qui nous permettrait de jeter enfin un regard sur le réel
tel qu’il est ? Et de vivre au présent. Sans rancune.
Quitte à s’exposer
à un désenchantement, autant qu’il soit brutal et sans détour ! Ainsi, un
délicieux civet de lapin aux champignons est-il autre chose qu’un cadavre
d’animal serti de moisissures ? Une belle voiture n’est-elle pas qu’une
vulgaire machinerie de ferraille roulante à émission de gaz toxiques ?...
En déchirant un à
un les voiles de l’illusion, on finit par découvrir que le réel est finalement
peu de choses… et pourtant tout à la fois. Il nous reste à vivre le plus
heureux possible parmi les chimères que notre imagination ne cesse d’inventer à
notre intention. Et d’oublier dans un coin de notre tête cette nostalgie aux
accents décidément futiles.
Se colleter au
réel : singulière utopie ?
BON CHEVAL
Impassible, arborant
sa bonne tête d’équidé placide, le cheval tend son museau avenant à qui veut le
flatter. Sa petite mémoire animale appelle des souvenirs de caresses anciennes
enregistrées comme autant d’agréables gourmandises. Lui, la plus belle conquête
de l’homme, se sent d’emblée remis en confiance. A chaque fois. Ne fait-il pas
partie de l’écume animale ? De son intouchable aristocratie, à l’image du
chien et du chat, ses petits frères de condition ?
C’est oublier un
peu vite qu’il représente avant tout une belle mécanique à satisfaire les
envies et caprices du maître humain qui le tient sous sa férule. L’Histoire
devrait pourtant lui avoir appris le rôle de soldat-bis que son mentor agressif
l’a toujours contraint à assumer durant les conflits armés de toutes les
époques. Dieu sait qu’il y a laissé des poils !...
Il n’est jamais
bon, à la longue, de se retrouver en permanence dans les petits papiers de
cette curieuse bête humaine aux obscures visées. Même s’il se sent mieux loti
que la vache, le porc ou la volaille, animaux plébéiens, démunis de
« belles gueules » et que l’on a vite fait de ne considérer qu’à
travers les produits alimentaires associés. Non, lui le cheval, c’est autre
chose ! Il appartient à cette aristocratie racée que l’homme reconnaît et
promeut, comme propre à satisfaire les valeurs esthétiques dont il aime se
vanter.
Mais qu’il y prenne
garde, les arrière-pensées ne sont jamais loin dans la tête du grand manitou.
Que sait-il, lui, pauvre équidé, des projets échafaudés dans ses méninges
tortueuses ?...
Voilà qu’on
l’entraîne à fond, qu’on le drogue, qu’on le cravache à mort pour franchir le
premier des poteaux d’arrivée illusoires. Qu’on le prend pour un animal savant
capable de se mouvoir au rythme imposé par une musique obligée, ou aux ordres
d’un dressage millimétré. Et qui dit qu’en noble serviteur il ne sera pas un
jour tout bonnement licencié comme un malpropre ? Sans réel souci pour les
services rendus.
Sait-il, en bon
cheval qu’il est, qu’il bénéficie depuis peu d’une déclaration universelle de
ses droits ? Qu’il est passé du statut de bien meuble à celui d’être
vivant doté de sensibilité ? Ce qui devrait faire bouger les lignes,
et lui valoir au moins d’échapper aux abominables bouffeurs de carne
rabelaisienne ! Ce serait le moindre égard à lui accorder, à lui qui
embellit tant nos paysages !
Non décidément, si
l’homme a décidé un jour de l’enfourcher pour franchir les vastes espaces, il
n’y est pour rien. Il n’a rien demandé, lui l’animal solitaire et flegmatique.
Et ne souhaite au
fond que continuer à battre la campagne en toute liberté. Et saisir, de temps à
autre, une lueur d’affection complice dans un regard d’enfant.
CHAPITEAU
Il y a un instant,
il n’était encore qu’une silhouette gesticulant là-bas, sur la scène lointaine.
Et le voilà niché au faîte de l’immense toile dressée, tel un magicien surgi du
diable vauvert. Ludion espiègle et diabolique, il violone parmi les dernières rangées des spectateurs ébahis.
Comment s’est-il
posé là, cet oiseau tonitruant ? Nul ne saurait le dire, tant incongrue
est sa présence à cet endroit. Surprise des renversements, des
dédoublements : voilà bien une présence hors scène, obscène diraient les mauvaises langues. Et pourtant, nul incident
marquant n’est venu interrompre dans sa durée le jeu brillant, virevoltant, de
l’archet sur les cordes. Bien au contraire, soutiendront mille témoins.
Simplement, l’artiste s’est mis en marche, fendant les allées entre les gradins
de l’amphithéâtre de toile. Depuis qu’il a quitté la scène pour entamer son
ascension, la musique qui sourd de son instrument a pris du volume comme une
pâte qui lève. Jusqu’à devenir un immense soufflé qui colonise tout sur son
passage. Jusqu’à saturer l’espace sonore tout entier.
Décuplant ses
sonorités, le violoniste poursuit son dialogue sublime avec la scène perdue
loin en bas, bardée d’une machinerie complexe, aux ordres. En fier capitaine,
il salue ses musiciens, fidèles matelots restés cette fois à quai. Le soliste
subtil sait jouer de l’écho décalé du réenregistrement permanent, délivrant ses
volutes sonores comme le dompteur lance ses fauves à l’assaut des cercles de
feu. Il se dédouble avec gourmandise, ingénieux marin gagnant le large sans
vraiment lever l’ancre. La musique sature à présent le volume imposant du chapiteau.
Se fondant au sein
de la foule qui retient son souffle, le subreptice athlète démultiplie à
l’infini l’écho du son qui le porte, mire sa toute-puissance à l’aune d’un
espace patiemment, savamment conquis. Et continue d’explorer cet espace en le
dévorant de son jeu puissant. Nul ne s’étonnerait de le voir enfin, tel le
clown chanté par le poète, crever le plafond de toile, et puis… rouler dans les
étoiles.
La réalité se
révèle moins glorieuse, plus prosaïque. Parvenu au sommet de son effet comme au
faîte de la gamme qu’il honore, le violoniste magicien amorce la sage
désescalade qui seule est à même de le rendre à son statut d’humain retrouvé.
Le public apprécie ce geste d’hommage qui voit le musicien regagner peu à peu
la scène dont il est issu. Et réintégrer sa musique entre les traits assagis
des portées ordinaires. Virtuose oui, manipulateur non.
Au moment d’aborder
le misérable plateau de planches où continuent de s’escrimer ses fidèles
compagnons de l’orchestre, l’homme porte un dernier et langoureux regard à ce
chapiteau qui lui est cher. Et, l’espace d’une sensation, il lui semble
percevoir les dernières volutes de son baignant encore les rangées de
spectateurs ébahis, là-haut sur les gradins. La musique en croisière a déposé
ses traces lumineuses sur les visages ravis, comme sans doute au creux des
consciences, touchées par tant d’audace.
Sédentaire devenu
nomade le temps d’une mélodie, visionnaire de lui-même, voyageur comblé
affranchi de son port d’attache, le musicien saisit l’instant béni de sa divine
ubiquité.
CYBORG
Une escouade de petits robots sympathiques, aux yeux
clignotants, passent entre les tables, prennent les commandes et servent des
plateaux à des enfants émoustillés et conquis. Ceux-ci seront-ils un jour,
devenus adultes, traités comme des ennemis par ces intelligences artificielles
devenues supérieures ? Demain, le posthumain.
Bardé d’un exosquelette anecdotique, le robot
explore la jonction du cybernétique et de l’organique. Vainement. L’humain se
mue en crustacé version homard. De quel désir le cyborg est-il porteur ?
Celui d’une invulnérabilité rêvée, fantasmée. Etre le produit d’une fabrication
programmée, c’est s’arracher au déterminisme. S’abstraire de la chair mène à
l’obsession de la prothèse. C’est l’abandon du sujet en échange des facéties
toutes neuves du pantin-cyborg. Le
robot de science-fiction ouvre la voie à l’homme présumé parfait, vivant sur le
mode de l’autocentration.
Rêve d’immortalité
contre affirmation de la pensée. Face à l’expression d’une conscience se dresse
le désir fou d’échapper à la décomposition qu’implique notre état charnel.
Esprit et corps, deux espaces distincts. D’où surgit l’idée folle :
« télécharger » l’esprit d’un corps à l’autre. Vieille lune
d’apprenti sorcier. Dissocier existence et pensée, antique défi philosophique.
Où siège
l’humanité ? Dans le regard. Dans ces deux yeux aptes à capter comme à
offrir l’empathie. Regard, résultat d’une histoire unique. Seul l’être humain
peut se targuer d’être porté par un récit. Son inscription dans un temps vécu,
c’est sa singularité. Sa force et sa fragilité. L’œil qui pleure signera toujours
l’émotion qui passe.
La dimension de
notre salut d’humain s’inscrit dans l’émotion. La pensée apparaît avec la
conscience d’une déchirure. Exit le vieux rêve cybernétique : télécharger
son disque dur dans un autre corps. Penser sans être, transvaser l’intelligence
d’un corps à l’autre et gommer la différence entre cerveau et
conscience ?... La pensée peut-elle se réduire à du câblage ?
L’immortalité nous
priverait du désir. Pour une vie sans joie, sans finalité. Perfectionnisme
mortifère. Alors retour à notre incomplétude, celle qui nous balade d’une
souffrance à un ennui. Désirer ne plus désirer… aller vers l’extinction du
désir ? Gageons que l’humanoïde accompli ne s’encombrerait jamais de ces
problèmes qui nous sont chers.
Mais notre mémoire
nous sauve, la mémoire de notre histoire, la composition du récit qui nous
porte. Un livre, c’est une pensée qui survit à qui lui donne le jour. Un fameux
réservoir d’émotions aussi ! Comme la philosophie, la littérature est gage
que l’homme n’est pas simplifiable à ce prototype auquel la technologie serait
tentée de le réduire.
Notre plasticité
rebelle est la voie du salut pour résister à la fascination robotique.
Paradoxe ! C’est dans la vulnérabilité charnelle que réside notre capacité
de résistance singulière à la cybernétique aux aguets.
Le corps a encore
et toujours son mot à dire.
LAPSUS
Il joue gros et il le sait. Son public le
sait. Chacun sait que l’autre sait. Jeu d’images bloqué à deux coups lisibles.
Comme dans ces dispositifs ingénieux de miroirs reflétant votre image à
l’infini.
La mécanique
oratoire est réglée au millimètre. Le discours veut sonner haut et fort. Mais
ses accents tinteront-ils juste ?
Huilée, rôdée, la belle machine se met en route, entre arguments logiques et
affirmations soigneusement pesées. Le discours déroule, la voix martèle,
rassurante, comme égrenant les modulations d’un conte pour enfants sages. Alors leprince… Puisqu’on vous le dit.
Le raisonnement se
tient, allume des échos de déjà,
ponctue par des encore, appelle des toujours. On imagine bien l’auditoire
bercé somnolant, comme anesthésié, enjôlé, enrôlé, prêt à signer. C’est dans la
poche.
La vigilance
s’endort, apaisée par la petite musique de la voix désormais familière. Dormez
braves gens, rien ne vous menace ! Moment de tous les dangers, pourtant,
que celui où le camp s’assoupit, veillé par la seule sentinelle voûtée au coin
du feu. L’ennemi rôde, embusqué. Il a la tête du lapsus prêt à enfourcher la
première langue qui passe.
L’orateur
choisit– lui ? l’autre en
lui ? son inconscient ? – la sortie d’une phrase ciselée au couteau –
ouronflante à souhait ? – pour y
instiller malgré lui – à l’insu deson plein gré – une petite note
discordante. Un mot pris pour un autre, deux syllabes qui se percutent, un jeu
de voyelles qui se chevauchent, un chuintement discordant… et c’est l’accident.
L’implosion brusque. Un excès de confiance vient de trahir le beau parleur
attendu au coin du bois. Du dit, prononcé, articulé devant témoins, il ne
pourra plus s’exonérer. On la lui ressortira.
Au jeu de la
perfection cherchée, revendiquée, affichée, la moindre erreur est fatale. Et
s’érige aussitôt en contre-modèle. En image de ce qu’il ne fallait pas faire,
pas dire. Le malgré soi énoncé, pensé
si fort, prend soudain la force obscure d’on ne sait quelle intention secrète,
inavouée. Voilà que l’envie cachée, trahie, fait irruption dans un monde qui se
rêvait pur, sans faute. Moralement irréprochable. L’homme public a fauté en
public, en direct, sur son terrain d’élection. Et c’est tout son discours, sa
bonne foi, et jusqu’à son personnage qui en sont entachés. Durablement.
Bousculé à bas de
son piédestal, il imagine déjà les sarcasmes dans la presse du lendemain. La
petite phrase moquée, commentée, triturée. Comme l’aveu public de sa faute. La
trace de sa faiblesse à jamais établie. Echec irréversible pour le tenant avoué
du sans-faute. Il s’est laissé conquérir par l’erreur. Le champion est désormais
celui des glissades sémantiques et jeux verbomoteurs de l’inconscient.
Un interprète
peut-il être constamment génial ? La question le hantera sans doute
désormais : celle de ce point qui tourne autour de la fidélité à la
source. Et des obstacles à surmonter pour y parvenir. Le malheureux orateur
vient de saisir l’enjeu de son dérapage dans une forme de servilité à la
complaisance, cette obligation de plaire à tout prix à un public assimilé à une
clientèle. Son adhésion plus ou moins consciente au formatage de l’orateur
narcissique, en quête de perfection, lui a fait perdre les pédales. La belle mécanique
s’est enrayée, omettant les fondamentaux du fond au profit des écumes de la
forme. Dans l’ombre de la passion forcenée pour le talent se profile l’exigence
oubliée de vérité. Rude mais nécessaire leçon.
Le langage tue. Ou
fait évoluer vers des mondes neufs.
VOISINS
C’est la fête des voisins. Vieux
rêve déguisé ou cauchemar récurrent que cette obligation annuelle de
camaraderie urbaine, civile ? Forcément civile. Il est loisible de saisir
cet instant unique d’un glissement : celui où l’injonction sympathique
s’érige en gentillesse organisée. L’espace de quelques heures y suffira. Durée
bénie, temps suspendu où la mitoyenneté se mue en citoyenneté.
Voisins, il vous
arrivait d’être le problème ? Vous êtes désormais la solution. Voilà que
l’on vous fête. Illustre anonyme, chacun de vous devient soudain aussi célébré
que le Soldat Inconnu. Riche idée que celle où l’on vous intronise, sans coup férir,
au rang de « prochain » à chérir plus que tout au monde. Surtout ne
pas se rebeller. On serait bien capable de nous inventer la fête du reproche.
Voisinage.
Proximité de hasard ou de nécessité, par présence objective plus que par goût
réel. Habiter est affaire mentale, histoire de représentation. Etranger à son
voisin, on n’en reste pas moins exposé à son regard. Vigilant ou neutre,
délateur ou indifférent, absent ou attentif voisin, quintessence du voisinage.
Sous votre œil scrutateur, présumé envieux, nous vous haïssons tendrement,
petits big brothers omniprésents. Solidaires
par obligation, nous formons avec vous la grande marmelade des hommesdans
la ville, chère au poète.
Irions-nous jusqu’à
nous grimer sournoisement pour adopter votre aspect, vos attitudes ? Raser
les murs, être tout comme,
comble du mimétisme avoisinant. Après
tout, nous infiltrer, nous glisser dans l’identité d’un autre proche
permettrait de nous délester un temps de la nôtre, un tantinet routinière
avouons-le. Test édifiant de mutualité positive. Belle preuve d’abandon au
monde tel qu’il va.
Voisinage, pâte
molle, indistincte, à pétrir au gré de nos errances du moment. Vous êtes,
voisins, le miroir de nos enthousiasmes comme de nos inconséquences. Vous
figurez l’enjeu d’une vertu réputée enfin accessible, le prix de l’excellence
ouvert à tous : tendre au rang de citoyen responsable. L’avoisiner à tout
le moins.
Cher voisin, tu
demeures pour nous le chaînon rassurant, toujours en attente de vérification,
de nos attraits collectifs. Qu’advienne la preuve de méfiance de trop et nous
nous replions sur nous comme des escargots. Que tu nous attires à nouveau dans
les rets communicatifs d’une ferveur de bon aloi, et nous voilà aspirés dans
l’amour inconditionnel de ce prochain soudain si proche. D’une empathie qui
cerne, ou concerne ?
Comment demeurer
fidèle au cœur d’une émotion avoisinante,
constant dans sa culture de l’entourage ? Il y faudrait une quotidienne
fête des voisins. Nul doute qu’une enquête de voisinage rondement menée
lèverait nos derniers soupçons, nous redonnant définitivement le sens originel
d’une sympathie légitime, d’une coopération fraternelle. De celles que l’on n’a
pas envie de resquiller.
Pour nos chers
voisins, ces autres nous-mêmes, c’est tous les jours la fête !
SOUFFLEUR
Retour à la soupe primitive. La
boule rouge ondoie, hésitant entre fusion et calcination, fragment arraché à
une très lointaine coulée de lave. L’homme la tient au bout de sa canne comme
aux rets de son regard fasciné. Son visage perle de la sueur qui accouche. Du
matériau brut jaillit l’œuvre en état d’éruption. Passage secret de l’état de
nature à celui de culture.
Ce que dompte ce
moderne Vulcain, c’est un lambeau de pierre de lune. Un peu du noyau des
origines abandonné par le créateur au centre de la planète bleue. Vomissure
d’étoile, déjection de volcan, le cœur en fusion trahit sa présence enfouie au
plus profond, entre pelure et centre nucléaire.
Par quelle magie la
boule de pierre et feu mêlés est-elle en passe de se transmuer en verre cassant
et transparent comme la glace ? Le souffleur en tait le jaloux secret. Il
n’écoute que son poignet élastique tournant et retournant la canne creuse animée
d’un souffle redevenu divin. Mimétique, son geste figure celui du musicien
explorant les trésors infinis de la gamme. La main s’attarde, rêve à la pointe
de son instrument. Comme celle du sculpteur affronte le marbre. Ou celle du
potier modèle patiemment la pâte. Menaçante, la boule gonfle jusqu’à enfler
comme une géante rouge. Retour aux origines.
Ardents comme ceux
d’un dompteur, les yeux du vulcain fixent la chose en sa métamorphose. Ils
guettent, gourmands, l’instant précis du gonflement porté à son acmé, celui où
la forme se fait couleur. Oranges subtils, et jaunes d’or épanouis succèdent
insensiblement aux rouges de feu. Chronologie chromatique aux fins glissandi de
tonalités.
Ardent songeur, le
maître verrier sait que la difficulté de son métier vient justement de
l’apparente fluidité de sa matière. Faire, façonner, fabriquer, créer. Même
dans l’atmosphère étouffante d’un four à porcelaine où le visiteur oisif peut
croire à l’enfer, l’ouvrier actif n’est plus le serviteur du feu, il est son
maître. Et si c’est une rêverie, elle est active, les armes à la main. Et puis
chaque travail n’a-t-il pas son onirisme propre ? Chaque matière travaillée
n’apporte-t-elle pas les visions intimes qui lui sont propres ? L’artisan
le sait : on ne fait rien de bien à contrecœur, à contre-rêve. Tout en lui appelle un temps béni où chaque métier
aurait son chantre attitré, son guide onirique, chaque manufacture son bureau
poétique ! Heureuse utopie.
Imperceptiblement,
le verre qui tiédit offrira bientôt ses parois translucides au regard apaisé du
verrier appréciant dans ses courbes épurées l’objet de son ouvrage. Ou –
occurrence fâcheuse – si la pâte s’est montrée rebelle à sa fantaisie,
l’artisan déçu la rattrapera en lui accordant la forme la plus facile à
souffler : celle d’une flasque, synonyme d’un fiasco qu’il tentera d’oublier.
Epuisé, assouvi,
l’artisan démiurge contemple enfin le fruit de son expir. L’esprit qui anime a
su inspirer son acte créateur. Et rappeler le geste fou de Prométhée
subtilisant le feu aux dieux ébahis pour l’offrir aux hommes. Entre souffle,
ouvrage et songe, le geste a conquis la matière.
Et su atteindre les
régions éthérées de l’âme. Anima sua.
QUINTETTE
En studio ce soir-là, cinq musiciens aux ego bien trempés. Des pointures. Et
cette qualité d’orage dans l’air propre à accoucher de chefs d’œuvre. Piano,
basse, batterie, la section rythmique se met en place, prête à soutenir ses
deux solistes. Trois hommes présumés tranquilles, au jeu précis et juste, vont
assister au challenge « qui sera le
maître ? ». Un duel fratricide entre trompette et vibraphone. Aux
antipodes l’un de l’autre.
Le frêle clairon et
le géant aux lames de verre se sont souvent affrontés – et tout aussi souvent
fait tourner en bourriques ! – avant ce soir. L’un s’est fait une
spécialité des accords dissonants et de sa façon étrange de les placer, quand
l’autre développe un jeu classique, tout en finesse et suavité. La lutte sourde
du chien batailleur et du chat enjôleur. Un classique. Opposition de style et
de tempérament qui dit opposition tout court et confrontation programmée. Le
premier et bref échange de regards dit leur volonté d’en découdre. Une fois de
plus. Il y a de l’explosif dans les baguettes et les colonnes d’air. Et comme
l’annonce d’une affolante pyrotechnie.
La section
rythmique engage sagement les premières mesures du thème, une ballade
archiconnue. Les deux solistes se guettent du coin de l’œil. Et quand le
vibraphoniste commence à caresser les lames de verre de ses mailloches
feutrées, le trompette amorce d’emblée une danse de l’ours autour de son
collègue médusé. Puis reprend sa place avant d’engager lui-même un solo qui
subvertit savamment la grille du morceau. Chacun a marqué son territoire. La
tension plane.
La mélodie reprend
son cours, mais le feu couve. Et le drame ne tarde pas à éclater. Le vibraphone
ralentit jusqu’à l’extinction un tempo qui va mourant. Moment choisi par
l’infernal clairon pour mener le flux cuivré à son acmé. Casus belli : le divorce est consommé. Interruption des deux
solistes.
Consciente du
danger, la section rythmique choisit d’installer une sourdine propre à ramener
un semblant d’apaisement. Voie diplomatique. Le rythme tourne, imperturbable et
rassurant. Les deux solistes n’en ont cure, se défiant à nouveau du regard et
des instruments. On guette l’instant puissant, extatique, où le thème ne
manquera pas de resurgir, mettant tout le monde enfin d’accord.
La jouant subtile,
le vibraphoniste réexpose le motif de façon allusive. Mais le rompt bientôt par
des phrases abruptes, discordantes, des accords minéraux, des silences
désarmants. Entre admiration et irritation, les musiciens médusés assistent à
la prise de pouvoir de leur collègue des lames vibrantes.
Le trompette attend
l’ultime vibration pour réagir d’une intervention franche, claquante. Il
s’ingénie à porter son jeu au sublime. Et achève son chorus en effilochant la
mélodie par des accords où s’entendent tristesse et colère. Critiques et
reproches. Match nul.
Chacun des
protagonistes sort sur un solo superbe, avec le soutien unanime des quatre
autres, comme saisis par l’avènement de la beauté sur terre. Une respiration
spatiale ponctue l’issue paisible de la pièce.
Réconciliés autour
d’une fierté commune qui a eu raison de la valse des ego, les cinq compères s’accordent à conclure sur un silence, ce
son le plus fort du monde.
Haut les cœurs et bas les masques ! La reconnaissance
documentée de nos chers doubles prend fin sur un air lancinant, une litanie
familière. L’impression demeure que ces multiples peaux se sont un instant
évanouies, découvrant un original délivré de ses oripeaux. Une identité nue, enfin
apaisée de se redécouvrir elle-même. Comme une idée neuve à explorer. Avant
qu’elle soit remodelée par
d’autresmasques, inévitables, prêts à
la recouvrir.
Que reste-t-il
quand on fait comme si rien ne s’était passé, comme aux premiers jours du monde ?
Quelle impression l’emporte ? Quels interstices entre le tragique du pire
joué par le théâtre des Anciens et l’emprise du dérisoire chantée par les
Modernes ? La vie répond qu’elle mérite simplement d’être vécue. Qu’elle
se veut à la fois insignifiante et
digne de notre intérêt, comme une pièce de Tchékhov qui se jouerait sur un air
de Schubert.
On ne vit toujours
qu’une première fois, comme un brouillon perpétuel de sa propre existence. A
défaut de se raconter des histoires,
le défi nous appartient de faire de notre
histoire – ce cours d’âge unique – laplus belle œuvre possible. Tout en sachant et acceptant qu’elle n’aura
qu’un temps. Il nous reste cet entre-deux neutre, d’un gris acceptable :
celui exprimé par la sagesse modérée de Montaigne ou la forme de consentement
de Camus : le monde n’est là pour personne et il nous reste à porter notre
lucidité jusqu’au bout. Vivons les pieds sur terre, compagnons !
Au sortir du
carnaval mimétique, nous gardons la trace de nos masques comme de multiples greffes
de visage successives. On a vu la peau de chaque facies s’épanouir, réanimée par les regards qui se posaient sur lui,
dans un flot de rires, de cris et d’étreintes. Autant que de rejets, de
reproches, de critiques. L’illusion scénique a pu se muer en vérité passagère,
le temps de la pièce : chacun a joué à être
pris pourun autre, dans une
ronde où les costumes de théâtre valsaient devant nos imaginaires médusés et
joyeux.
Suspendre, la durée
d’une réflexion, le jeu permanent des masques, la répétition parfois ironique
de leur manège, c’est se donner l’occasion de décrypter l’être étonnant qui
dépasse infiniment ce qu’il a vécu, ce qu’on voit de lui, ce que le monde a
fait de lui. Reconnaître enfin cette part invisible de nous-même qui nous fonde
et à laquelle nous ne renoncerions jamais sans doute tant elle nous est chère.
Celle qui nous permet, au-delà de toute tendance à épouser des modèles, de
penser le cosmos tel qu’il se présente et s’impose à nous : d’une présence
non négociable. Et si l’univers n’est pas là pour nous, un corollaire se déduit
naturellement : nous ne sommes pas là non plus pour le satisfaire, mais
pour inventer les formes les plus larges, les plus libres, de notre être au monde.
Autour de nous,
quelque part dans la conscience universelle, se font écho les Voyageurs de l’esprit : poètes,
romanciers, philosophes, artistes nous murmurent les échos troublants de nos
origines, celles qui renvoient à notre formation intellectuelle et sensible.
Par quel miracle renouvelé parviennent-ils à peupler nos idées, nos images,
d’une densité, d’une texture issues de la terre, de l’eau, de l’air ? Sans
doute nous confient-ils qu’il existe deux temporalités en nous, où chaque
instant est lourd de ce qui précède. L’une signe notre appartenance au rythme
terrestre, social. L’autre nous révèle à une intimité qui nous fonde car elle
nous parle de nous-mêmes. Et il arrive que souvent la première recouvre, plus
ou moins lourdement, la seconde. Au point de risquer l’étouffer.
A nous de
retrouver, dans le fatras des appartenances les plus diverses, le noyau qui
nous constitue : part animale, d’enfance, d’apprentissage, de culture…
tout ce qui fait notre flux de conscience personnel. Et de ne pas être dupe des
multiples costumes que la vie ne peut manquer de nous faire endosser, tant bien
que mal.
A la manière de
l’enfant Sartre des Mots, s’efforçant
de ne pas ignorer sa double imposture :
« Je feignais d’être un acteur feignant d’être un héros. » Le même
devenu adulte concluant, en réponse à la question « Que
reste-t-il ? » : « Tout un homme, fait de tous les hommes,
et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
TROT
La vision n’a ni début ni fin. Elle est pleine et
consistante, persistante, comme depuis toujours déjà là. Et trouve un reflet
juste dans la placidité propre à la gent équestre. Une cavalière chevauche sa
monture, du même pas tranquille, régulier. Hors de la durée. De ce rythme
inusable que savent mimer les balanciers millimétrés. Ou la danse, circulaire
et sans fin, des derviche tourneurs.
Cheval et cavalière
accordent leur mouvement dans une forme d’équilibre qui saisit et apaise à la
fois. Assiette et trot. Stabilité et mouvance homogènes, uniformes. Les quatre
points cardinaux s’impliquent, s’agencent, s’imbriquent. D’arrière en avant, de
gauche à droite. Et symétriquement. Métronomie
tirée au cordeau, mais exécutée en souplesse. En phase, dans une ambiance de
ritournelle qui apaise, rassure. Le trot, musique des corps accordés.
Chacun – cavalière,
monture, témoin – apprécie une sûreté qui jubile en silence, se reconquiert
dans le creux invisible, transparent, de l’instant. Le duo va, tranquille. Il
transpire l’élasticité, pénétrant des territoires sereins où chaque initié
cherche à faire vivre d’anciens rites habités des mêmes codes. Comme on
entretient la flamme rassurante. Chimère adorable d’un monde qui s’accepte
comme reflet d’une très antique tradition. Flegme animal et noblesse d’une chevalerie
altière surgie des profondeurs de l’Histoire.
L’avenir est beau,
vu depuis le passé. Il est tout entier ce reflet que projette notre présent
dans un espace vide. On n’est jamais le premier à penser ce qu’on pense. Et
l’idée d’un monde qui va son train est vieille comme … le monde. Tranquillité
des évidences. Allure trottée de la raison.
L’allure équestre,
question de rythme. Symétrique, le trot saute à deux temps égaux, par bipèdes
diagonaux. Chaque temps est séparé par une période de projection. On trotte
comme on pense, par sautes régulières d’un objet à l’autre, par liens
successifs, au rythme d’une raison raisonnante.
Toute époque se
précède elle-même. De loin. Nous marchons dans nos propres traces, humant nos
propres odeurs. Quelqu’un est déjà passé par là, familière impression de déjà
vu. On se croise fortuitement, quand on ne se cherche pas. L’issue de
l’Histoire se trame dans le tissu de notre esprit en marche. Hasard et
nécessité.
Que sais-je ?
Pas grand-chose, sinon que ça pense en moi. Trottons, rythme en tête, habités
du pur sentiment d’exister. Conscients que les élégances de la forme nous allègent
parfois des épaisseurs du fond. Comme le nageur sait se laisse glisser entre
deux eaux, au sein de l’onde fluide.
Entre conscience
pleine, éveillée, d’un rythme, et automatismes acquis au gré des
apprentissages, se glisse le fantasme de l’insouciance animale. Détachement
apparent d’une existence indolente qui ne demande rien, anticipe peu, ne
projette rien. Image parfaite de la nonchalance qui s’active.
Sur ordre, la belle
et puissante mécanique met en branle une masse de centaines de kilos de
muscles. Chaque articulation étonne par sa capacité à amortir ce poids en
mouvement. Les jarrets dégagent une énergie qui se communique aux épaules avant
de gagner le reste du corps. Tout à son attention de ne pas casser le rythme
impeccable, la cavalière semble ne jamais devoir s’arrêter.
Image du trot,
métaphore de la pensée qui court, inspirée, sur la page de nos chevauchées à
venir.
REFLETS- MIROIRS
« Vous voulez ma
photo ? » clame le regard éperdu de l’anonyme flanqué au poteau
d’exécution. Qu’exprimer d’autre lorsque le temps vous est compté, que la peur
et la colère se mêlent à l’incompréhension ? A sa manière, neutre et butée,
discrète et solitaire, l’œil du centaure tire au jugé sur l’ordinaire des
villes. Pacifiquement, cette fois. Tir à blanc, frontal et à distance de
relation. Il s’efforce de se faire oublier. Capter lui est une vraie nécessité,
jusqu’à l’obsession. Il réincarne l’antique Diane chasseresse lâchée dans
l’espace public de la modernité urbaine. La déesse a troqué son arc contre une
drôle de petite boîte à capturer des images.
Insatiable, la
tireuse brûle son lot de cartouches invisibles à travers le jeu de loupes de
son appareil. Comme le fait le chasseur du gibier qu’il piste. L’objectif
imperturbable – raison d’être et projet – traque le passant flegmatique. En
épingle l’image inattendue, futile ou dense. Procuration est donnée à la
machine, au mécanisme secret qui s’agite en coulisse, tandis que l’œil appliqué
de l’artiste appelle un plus, un ailleurs niché dans le réel, une essence
qu’elle seule a le pouvoir de deviner et de révéler. Ecartelée entre l’œil de
l’appareil et le je du sujet, elle
s’abandonne aux joies diffuses du voyeurisme sur l’univers des rues qu’elle
entend bien collectionner jusqu’à l’ivresse.
Des enfants des
rues saisis en plein jeu, les joues barbouillées de crasse. Des couples vieillissants
assoupis dans la carcasse bringuebalante d’un antique autobus. Une jupe qui
s’envole, dévoilant un mollet charnu. Un vagabond avachi sur un banc public.
Une nourrice décidée traînant un gamin amorphe. Des dames emperlousées, des obèses,
des pauvres, des Noirs, des flics… Toute une faune, pour autant d’expressions
et de moments cueillis par un œil vif et tendre, où l’ironie affleure aussi
souvent que les larmes.
Marginalité et
recoins urbains sont saisis, et avec eux les sujets captés à leur insu, vus de
face, de dos, de biais, en plongée, contre-plongée, ordinaires ou en majesté.
Fragments de corps et bribes d’instants volés au quotidien. Et puis,
s’extrayant lentement de la glaise humaine, l’ombre de la photographe en vient
à se projeter sur la scène. Autoportraits opaques, subtils, entre absence et
présence, d’une silhouette à peine perceptible, secrète, en passe de s’avouer. L’auto-représentation comme invention d’un
thème précieux qui surgit clandestinement. Point de confluence géométrique de
l’objet capté et du sujet qui les capte. Le chasseur et sa proie réunis dans
une même image. Figure du dédoublement pour une mise en écho idéale.
De retour dans son
laboratoire de fortune – une salle de bain éclairée d’une simple ampoule
rougeâtre dont la lueur glauque distille un climat d’énigme – la photographe
confie à la chimie argentique le soin de révéler son travail encore virtuel.
Moment magique de l’inversion des valeurs : la lumière noircit comme la
vérité brûle, l’ombre éclaircit comme le doute se dissipe. Dissimulation et
lueur se cherchent. Entre-deux, les zones grises traduisent la richesse des
gammes intermédiaires. Savante peinture mécanique aux sels d’argent.
La photographe
fouille sa perception d’elle-même en personnage isolé, sans lien direct avec
ses semblables. Avant que, creusant son sentiment d’appartenance au monde,
fouillant dans les gravats de l’inconscient, elle fasse le pari d’une invention
intime d’elle-même en interprète posthume de la fiction de rue. Entre images banales
et figuration du double, elle vit par procuration son empathie pour des formes
humaines multipliées à l’infini. Auxquelles elle s’identifie enfin.
L’artiste est bien
là, cachée parmi ses sujets élus. L’anonyme créatrice fabrique une encyclopédie
vivante de moments capturés qu’elle adresse à l’éternité.
Nouveau livre paru le 27 octobre 2021
DEFENSE et USAGE de la FRANCOPHONIE par la lecture et l’écriture !
Avec « Eclats de rire », je signe son douzième projet d’écriture. Mon intention ? Faire vivre et partager dans toute sa diversité notre langue française de plus en plus cernée par un globish anglo-saxon colonisateur et délétère. Il y va de notre culture comme de notre identité !
LIGNES d'ERRE
La FORCE de l'INTUITION
LIVRE 11 paru en DEC 2020
Laisser la pensée errer : une rareté qui confine au luxe d’une temporalité désormais perdue ? Qu’est-ce que sentir, apprendre ? Rêver ? Quels liens entre qui je suis et ce que je sais ? Comment la reconnaissance peut-elle faire échec au spectre toxique du ressentiment qui agite notre village global contemporain ? Qu’est-ce qu’un réseau citoyen de savoirs partagés ? Comment le partage magique de l’art peut-il transformer notre école en micro-société bienveillante, fondée sur des rapports de confiance et de coopération ? Comment chacun.e de nous se révèle-t-il via ses œuvres singulières ? Autant de questions originelles propres à enrichir et déployer nos identités personnelles et collectives. Au bénéfice d'un lien social à raviver.
Que signifie « penser » ? Enigme non levée ! Sauf à (se) révéler, via la trace et l’entrelacs, le noble étonnement né de notre autonomie et de notre dignité. Cette question en voile une autre, connexe, touchant à l’esquisse d’une vérité sacrée, qui nous dépasse : « Qu’est-ce qu’être humain ? » Et, pour éclairer nos chemins, ce viatique puissant : la poésie de l’intuition.
A VOIR SUR : edition999.info/LIGNES-d-ERRE.html
ESPRITS NOMADES
EXILS A L'OEUVRE (TEMOIGNAGE)
LIVRE 10 (paru en AVRIL 2020)
Quelle alchimie peut survenir de la rencontre improbable entre émigrés précaires et sédentaires assumés ? Ancestraux, mouvements de migration et gestes d’accueil appartiennent au cours normal de l’histoire. Leur brutale résurgence pose à nos sociétés consuméristes, hyper connectées, la question lancinante du socle des valeurs à sauvegarder.
L’expérience partagée ici, au plus près du quotidien de nos territoires, témoigne d’un échange et d’un enrichissement possibles entre des migrants contraints à la fuite et les exilés de l’intérieur que nous sommes tous à des degrés divers. Elle débouche sur l’opportunité de faire œuvre ensemble autour d’une quête et d'une estime de soi qui nous transcende. Elle nous parle de l’exil comme d’un lieu de révélation possible de cette création. Celle d’une reconnaissance mutuelle s’incarnant dans un récit commun porteur de sens.
« Un homme ça s’empêche » écrit Camus en un mantra moral sidérant. « Mon cirque est dans le ciel » clame en écho Chagall dans une vision rêvée aux parfums d’enfance. Reliant ces deux fils à son propre récit de vie, un certain Candide tente de ranimer les feux puissants des Lumières. Entre son Qui suis-je et son Que sais-je, le fils de Voltaire nous livre sa parole en mutation. De l’espace sonore avorté à celui, médité, de la feuille blanche, le geste et l’esprit rejouent leur duo idéal, nous proposant une belle leçon de vie : l’émancipation par la connaissance et l’acte d’écriture.
" LE CARNAVAL DES MIMES ", Dans l'oeil du désir mimétique
Quels liens tisser entre les attitudes du souffleur sur verre au travail, les lubies du collectionneur passionné, un orchestre d’enfants jouant sur des instruments fictifs et… une bonne tête d’équidé placide ? Quels rapports imaginer entre les arabesques d’un corps dans l’espace, les gestes de pudeur d’une femme voilée et les formes palpitantes d’une nature morte ?Quelles affinités pour figurer les feintes du poulpe mimétique, les facéties chimiques d’une comète et la fascination exercée par nos écrans connectés ?
L’imitation inconsciente d’un désir secret nous balade entre fusion et conformisme, désignant à notre insu des modèles à contrefaire. Partout et de tous temps la mimétique est à l’oeuvre. Le monde est un théâtre d’ombres où chacun consent à délaisser un original unique pour des doublures fictives. Un Carnaval des Mimes s’agite sur fond de caverne sociale. Pour le meilleur et pour le pire. Entre fiction et essai, ces courts récits de vie témoignent d’une observation réfléchie du phénomène et en présentent une vision émouvante aux colorations poétiques et philosophiques.
L'auteur inscrit son travail dans les traces de René Girard (" La Violence et le Sacré " - 1972).
Plongés dans le flux du vaste laboratoire lexical, nous assistons à l’éclosion des mots émergeant du bain révélateur de nos émotions. Dilatant nos paysages intérieurs, ils se font les témoins incarnés de nos étonnantes traversées de la nature à la culture. Origines et généalogies, formes et mythes, chroniques et métaphores, esthétique et philosophie trouvent leur port d’attache dans les dédales enivrants de la langue. Là où se révèle la part infrangible de nous-même.
Sous les fins mots, phénomènes et flux de pensée, dont les épures nous troublent, esquissent des récits mouvants, allégoriques. Ceux de nos mutations profondes, incessantes, célébrant la voie plus que la cible. Tous nos sens aux aguets, nous prolongeons l’éphémère des passages. Jusqu’à goûter l’onde qui se propage intérieurement. La vibration intime de nos émouvances.
PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée
PUBLICATION
" PHILOJAZZ ",mon 3ème livre, est paru le 1er décembre 2012.
" PHILOJAZZ ", une histoire passionnée du jazz écrite au rythme de la pensée philosophique, à travers l'écoute de 25 standards de la musique afro-américaine. Quand jazz et philosophie, passion et raison, nouveau et ancien monde, savent croiser des forces complices dans une démarche commune d'appréhension du monde...
"PHILOJAZZ" sur FRANCE-CULTURE
Au "Journal de la Philosophie" de François Noudelmann
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S'écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage... Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules - Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
En vad...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrouille
En vadrouille
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS
Dans le cadre de la BIENNALE " PHOTOFOLIES EN TOURAINE ", l'auteur expose à la Bibliothèque de Beaulieu lès Loches, sur le thème de la lumière.
Place à la lumière, matériau premier du peintre comme du photographe. Lumière-matière à modeler, sculpter, transformer. Sublime glaise dont chacun peut jouer à l'infini. De l'évidence scientifique à l'esthétique picturale, la lumière surgit, rayonne, diffuse, réfléchit, colore, voile révèle. Et quand elle s'absente sur la fine pointe de ses radiations, c'est en nous confiant le vestige d'une réalité au creux même de la pensée. Convertie en essence philosophique, sa clarté en vient à célébrer la joie mobile de l'esprit. Irait-elle jusqu'à nous livrer la clé des songes ?... Fiat lux ! ... Que la lumière soit !...
ARAGON / FERRE
Je chante pour passer le temps Petit qu'il me reste de vivre Comme on dessine sur le givre Comme on se fait le coeur content A lancer cailloux sur l'étang Je chante pour passer le temps
J'ai vécu le jour des merveilles Vous et moi souvenez-vous-en Et j'ai franchi le mur des ans Des miracles plein les oreilles Notre univers n'est plus pareil J'ai vécu le jour des merveilles
Allons que ces doigts se dénouent Comme le front d'avec la gloire Nos yeux furent premiers à voir Les nuages plus bas que nous Et l'alouette à nos genoux Allons que ces doigts se dénouent
Nous avons fait des clairs de lune Pour nos palais et nos statues Qu'importe à présent qu'on nous tue Les nuits tomberont une à une La Chine s'est mise en Commune Nous avons fait des clairs de lune
Et j'en dirais et j'en dirais Tant fut cette vie aventure Où l'Homme a pris grandeur nature Sa voix par-dessus les forêts Les monts les mers et les secrets Et j'en dirais et j'en dirais
Oui pour passer le temps je chante Au violon s'use l'archet La pierre au jeu des ricochets Et que mon Amour est touchante Près de moi dans l'ombre penchante Oui pour passer le temps je chante
Je passe le temps en chantant Je chante pour passer le temps
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LAZULIE
CHAGALL (détail)
CHAGALL (détail)
PARIS PAR LA FENETRE
MARC CHAGALL 1913
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
MUSEE
MUSEE
MUSEE
MUSEE
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAU ICEBERG 1
VAISSEAU ICEBERG 2
VAISSEAU ICEBERG 3
VAISSEAU ICEBERG 4
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LE BATEAU IVRE
Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ...
... La tempête a béni mes éveils maritimes Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes Dix nuits sans regretter l'oeil niais des falots
... Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes Toute lune est atroce et tout soleil amer L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !...
Arthur RIMBAUD Poésies
ALBERT CAMUS "Noces à Tipasa"
Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.
L'hiver, le soir : alors, parfois, l'espace ressemble à une chambre boisée avec des rideaux bleus de plus en plus sombres où s'usent les derniers reflets du feu, puis la neige s'allume contre le mur telle une lampe froide
JACCOTTET "A la lumière d'hiver "
RENE CHAR
Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette langue inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence.
APOLLINAIRE " CHANSON DU MAL AIME "
Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir...
... Les dimanches s'y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise...
VERLAINE / BRASSENS
COLOMBINE
Léandre le sot Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson Cassandre sous son Capuce
Arlequin aussi Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous Ses yeux luisant sous Son masque
Do mi sol mi fa Tout ce monde va Rit chante Et danse devant Une frêle enfant Méchante
Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent leurs appas Et disent : " A bas les pattes ! "
L'implacable enfant Preste et relevant Ses jupes La rose au chapeau Conduit son troupeau De dupes
Charles BAUDELAIRE
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre Et mon sein où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière...
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
" UN BALCON EN FORET " Julien GRACQ
Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente Julien Gracq se fait pour nous guetteur muet des sylvestres solitudes. Le coeur de la forêt refuge et prison à la fois carrefour d'histoire à poésie de poésie à géographie. Gracq rêveur éveillé des toits et des belvédères agissant et se regardant agir dans l'épais silence des layons filant à travers bois vers le val de Meuse en contrebas. Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente où l'espace et le temps s'estompent infiniment lecture et art fusionnent étrangement ...
Paul ELUARD " L'Amour la poésie "
La terre est bleue comme une orange ...
Les guêpes fleurissent vert L'aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté
Les idées sont des succédanés des chagrins
Marcel Proust
Au coeur des paysages s'inscrit l'étoffe des rêves comme autant de pays sages arpentés sans trêve
La langue est la peinture de nos idées RIVAROL
La plupart des gens meurent sans avoir vécu. Heureusement, ils ne s'en aperçoivent pas.
IBSEN
BLOGS AMIS La Passée des Arts
Bleu de cobalt
L'Estro Armonico
Infime est la portion de vie que nous vivons SENEQUE
Une preuve du pire, c'est la foule SENEQUE
C'est quand il n'y pas grand'monde qu'il y a grand'chose PREVERT
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil
René CHAR
L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps
MACHIAVEL
On ne retrouve jamais le commencement du commencement, mais toujours l'aurore d'une vie nouvelle JANKELEVITCH
BHAGAVAD GHÎTÂ
En haut, ses racines, en bas, ses branches, tel est l'arbre cosmique immuable. Les hymnes en sont les branches. Qui le connaît connaît la connaissance.
Krishna
RIMBAUD Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume, Leurs culs en rond [,] À genoux, cinq petits, — misère ! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond [.] Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l'enfourne Dans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air. Ils sont blottis, pas un ne bouge, Au souffle du soupirail rouge, Chaud comme un sein. Quand, pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche, On sort le pain, Quand, sur les poutres enfumées, Chantent les croûtes parfumées, Et les grillons, Quand ce trou chaud souffle la vie Ils ont leur âme si ravie, Sous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre, Qu'ils sont là, tous, Collant leurs petits museaux roses Au grillage, grognant des choses Entre les trous, Tout bêtes, faisant leurs prières, Et repliés vers ces lumières Du ciel rouvert, Si fort, qu'ils crèvent leur culotte, Et que leur chemise tremblote Au vent d'hiver.
APPRENDRE ?... UNE ALCHIMIE
Le sage montre la lune, le sot vise le doigt. La scène a valeur de fable. Déjouons-la pour mieux la rejouer. Voici que le sot présumé glisse son regard vers la face joviale de l’astre… jusqu’à le plonger sur son versant caché. Dans le secret gardé des choses, ce lieu de la conscience né de l’épaisseur de qui nous sommes. Notre apprenti – ce frère universel en puissance – se fait soudain plus sage que… le sage lui-même. La leçon a valeur de tremplin. Par où diable est-il passé ? Quels subtils chemins de traverse a-t-il arpentés ? Son parcours tient du labyrinthe mêlé, complexe, d’une gestation aux ressorts intimes dont lui seul détient les clés. L’instant d’apprendre ?... Il le nourrit d’abord d’un souffle alterné, au rythme d’un échange gazeux. Son corps et tous ses sens émergent, vestiges en nous de l’animal qui s’apprête à bondir. Sa tête aussi, sentinelle aux aguets comme un cœur qui bat. Et l’esquisse d’un geste d’attention, l’adresse d’un silence, d’une promesse de soin faite à l’objet d’apprentissage. La connaissance n’en finit pas de s’amorcer dans l’attente de son plaisir différé. Muette et patiente épiphanie. Surprise d’une promesse neuve comme un phénix. Elle n’oublie pas qu’elle est naissance toujours revisitée. Co-naissance, re-connaissance. Rappel bienvenu d’un état croisé dans une autre vie ? Savoir inscrit, toujours remémoré ? L’objet se tient là, le futur sage se sent prêt. Tout en lui vise, pointe, prévoit, anticipe. Gourmande à l’avance. Présent à soi, il sent qu’il entre en état d’initiation, en accès à cette part de lui qui sait… qu’il ne sait pas encore. Attente pleine, concentration… Et bascule. Le cœur du geste d’apprentissage advient telle une évidence longtemps retenue, contenue. A l’image d’un désir qui migre, l’instant survient où tout s’éclaire, l’espace d’un frisson qui entre en résonance avec son objet, le comprend, l’appréhende, le saisit dans sa singularité touchante. Via l’émotion, le corps et le mental réunis. Passage entre frôlement et impulsion. Force de l’évidence. Vertige provoqué et relâchement des sens. Ajustement des liens.
L’après s’annonce déjà, comme l’éclaircie suit l’ondée féconde, l’averse gonflée de ressources. En nous guette encore la vigie grisée d’une veille attentive. Avant que n’advienne le sursis né d’un trop plein de tension. Escale bienvenue que ce moment où le créateur suspend l’œuvre parvenue à son apogée. Le climax d’une attente dès lors comblée, assouvie. L’euphorie pleine des promesses du travail accompli habite l’élève, désormais initié. Tel un vin nouveau, le savoir du jour est arrivé. Rien ne sera plus comme avant. Notre tronc toujours en croissance vient s’enrichir d’une strate fraîche qui fait lien vers la totalité de l’arbre – multiples rhizomes – que nous formions déjà. Somme d’instants anciens, familiers, prêts à se réactiver à tout moment. Gisement de ressources liées à notre récit personnel, unique en son genre, inscrit dans ce que nous ne cessons d’être. Une continuité en mutation. L’apprentissage appelle la transmission, comme sous le matin qui blêmit la rosée s’attarde. Que faire d’un magot dormant ? D’un pactole froid ou d’un astre éteint ? Alors que le plaisir de savoir se dédouble, se redouble à l’infini d’un délice qui dure, s’étale, prend ses aises. La connaissance nous a transformés. Et voici que l’élève appliqué mute en professeur curieux. L’acte d’apprendre vient de trouver sa seconde vie : enseigner. Est-ce une autre histoire ? Ou la même qui lui ressemblerait comme une sœur ? De quel bois sommes-nous faits ? Notre personnalité se révèle ici en compagne accueillante qui sous-tend, anime et ravive nos apprentissages. Elle est ce lieu précieux d’une rencontre à explorer entre ce que je sais et qui je suis…