"Dans la plaine les baladins s'éloignent au long des jardins ..." (Apollinaire) ...
Arpentons, amis lecteurs, ces jardins chatoyants qui, tels maints livres effeuillés, nous content mille récits ardents dont les figures mémorables pansent nos blessures et régénèrent nos désirs... Pour que ce flux magique continue d'irriguer notre Coopérative idéale : celle des Lecteurs Réunis.
dimanche 15 mai 2016
LE CARNAVAL DES MIMES (5)
DECLINAISONS
« Qu’est-ce qu’y veut ? Il a l’air
chagrin ce matin ! » Le ton se veut banal, familier. Avec une pointe
de badinage qui ne m’échappe pas.
« Alors, y dit rien ? »
Je me retourne aussitôt, saisi par une brutale sensation de transparence. Y a quelqu’un derrière moi, c’est sûr…
Eh bien non ! Ce y / il, c’est
bien moi. Comme je suis de bonne humeur, j’endosse tout de go cette drôle
d’appellation et engage ma réponse – ma réaction plutôt – sur le même mode.
« Y dit qu’y va pas mal. Y fait les
courses et y voudrait… du café, du
lait, du miel et de la verveine en sachet. » Pas de doute, pour lui j’en
suis un autre, au moins sur le moment. Amusé, je décide de jouer le jeu. Je me
dédouble, l’instant de ma réplique. Je me réplique donc. Mais bien décidé à
prolonger l’étrange dialogue à ma façon.
« Tu as tout ça en magasin, bien
sûr ? » osè-je. Air interloqué du bonhomme. « Ah ! mais on ne me tutoie pas comme ça ! »
rugit-il offensé. « Il est tombé sur
la tête ! »
Et j’enfonce
le clou. Anecdotique : « Tu la connais celle du gars qui ne se
déplace jamais sans sa doublure ? Empruntant une porte de sortie, il n’en
finit pas de faire des manières avec son alter ego : Je vous en prie,
après vous, je n’en ferai rien !... A la fin de ce petit manège, il
sort l’un derrière l’autre, les deux
s’engouffrant en même temps par l’ouverture, saturant la porte de sa double
corpulence ! »
Rien de tel
que la plaisanterie pour détendre l’atmosphère, c’est bien connu. Mon homme a
visiblement compris le message. Au jeu du tout à l’ego, chacun est prêt à faire
un pas vers l’autre. Je lui soumets alors la suite des déclinaisons possibles
entre le je perso, le tu amical, le y impersonnel… et le courant se met à passer.
Il me
raconte, ému, l’histoire du chômeur qui marche dans la rue, le matin, avec son
cartable tout neuf. Il semble partir au travail. Mais va traîner, en fait,
toute la journée dans un quartier lointain, retardant le moment douloureux où
s’avouer qu’il n’a rien à faire et que son beau cartable ne lui sert à rien. Il
ne revient que le soir, comme si de rien n’était, pour rentrer chez lui… « Que
faire quand les doubles se font la paire ? » conclut, faussement badin,
mon épicier du moment.
Je lui
confie en écho la métaphore bouddhiste : pour le Bouddha, le moi n’est que
pure illusion, c’est juste un courant d’être. Plus de calculs pour mesurer
l’embarras, le sentiment de gêne ou de ridicule, la culpabilité. Et autres
délicatesses à vous pourrir la vie. Inutile de recalibrer en permanence son
hontomètre pour exister
la tête haute. Plus besoin de se regarder le nombril : il suffit de
s’oublier et de jouir de l’écume qui reste en surface : une simple estime
de soi en lieu et place d’un ego
souvent invivable. Ce qui s’appelle gagner au change !
« C’est
sans doute cela, être l’ami de soi-même », conclut l’homme tout à fait
rassuré. Cela me rappelle le mot d’un philosophe : « Je me suis perdu
de vue : je me suis détesté, adoré, puis nous avons vieilli
ensemble. »
.
THEATRE
« Bon
appétit Messieurs ! Ô ministres intègres ! Conseillers
vertueux !... » L’acteur se couvre, croise les bras et poursuit
en faisant face, visage outré et regard accusateur. Le théâtre est reflet du
monde qui s’y mire avec délice. C’est en jouant quelque chose que ce que l’on
joue advient. L’émotion surgit à la suite de la contrefaçon de l’émotion.
Simulation et vérité. Simulacre et théâtralité.
Le meilleur
menteur est celui qui se persuade de son mensonge. A la façon dont
l’hypocondriaque finit par tomber malade. Dont l’acteur se prend au sérieux en
collant à son rôle. Pouvoir d’illusion qui puise sa matière dans l’étoffe des
rêves.
Double/artifice, artifice du double. Les larmes de crocodile, sciemment
provoquées par l’oignon, finiront toujours par se muer en vraies larmes. Ne
peut-on devenir fou à force de contrefaire la folie ? « Priez et
implorez, faites semblant de croire et bientôt vous croirez ! »,
propose le philosophe, révélant soudain les fondements de bien des
religiosités. Le geste précède l’émotion, l’acte précède la puissance, comme
l’existence vient avant l’essence.
L’acteur
finit toujours par coïncider avec son rôle. Lucidité réversible et
réversibilité lucide : occuper une fonction, c’est jouer un rôle, comme
jouer une fonction c’est en occuper le rôle. Le garçon de café sartrien n’est
jamais plus crédible que lorsqu’il joue à être… garçon de café. La fiction est
une forme de réalité comme la réalité est appelée à s’achever sous forme de
fiction. Le théâtre agite ses reflets comme autant de mises en abyme jouant
avec nos vertiges.
Habileté du
metteur en scène qui innove ou liberté du comédien qui se chauffe avant le
jeu ? Voici les acteurs s’agitant sur scène avant même la représentation.
Arpentant la scène naturellement, ils discutent à bâtons rompus, se livrent à
pirouettes et exercices gymniques, lisent en marchant, méditent… Ils sont hors
jeu et pourtant déjà en représentation face au public qui patiente. Entre-deux.
Le lever de rideau et ses trois coups rituels ne vont pas tarder.
Fondu au
noir. La salle se plonge alors dans l’obscurité qui ouvre sur un récit. Et
surprise, c’est depuis les travées mêmes de l’immense salle que jaillit un
premier monologue. L’acteur descend lentement les marches, s’adressant à un
partenaire déjà sur scène, aussi surpris – en apparence – que le public. La
représentation gomme d’emblée la frontière spatiale entre spectateurs et
comédiens. Et commence par un coup de… théâtre !
Plus tard,
ce sera le rideau lui-même qui servira d’espace de jeu, les acteurs allant et
venant de tout son long, côté salle, prenant le public à témoin des avatars du
texte, semant trouble ou franche gaîté parmi la foule. Le théâtre replonge ici
dans ses sources anciennes qui le
voyaient évoluer au cœur du public. Plateaux, décors, coulisses, le cadre de la
scène est perçu comme un tableau sonore dont la vie se réverbère en écho. Un
écho répercuté par les spectateurs manifestant chaleureusement leur gratitude à
l’issue de la pièce.
L’exercice
théâtral met à nu les archétypes qui agitent notre monde. Comédies et tragédies
accouchent d’un sublime qui nous transporte au-delà du réel. Contemplation,
rémission, compassion se succèdent en nous au rythme de la pièce. Confrontés à
toute la gamme des passions, nous avons accès à la représentation de l’essence
de la vie. Exemptés de ces affects qu’endosse le héros, à distance du tragique
de notre condition mais en pleine osmose avec elle, nous vivons par procuration
une catharsis apte à remodeler l’éthique en nous.
Au royaume
du double et du mime, le théâtre n’en finit pas de décliner nos états d’âme.
.
RESEAUX
C’est un de ces matins où l’on aime se balader, l’air
léger, le nez au vent, au cœur de sa cité familière. Dans les rues encore
assoupies où émergent de la torpeur nocturne cent points de repère que la routine
nous chuchote aux yeux. On voit sans regarder. Du moins pas encore.
Quoi de neuf
là où l’on est déjà venu cent fois ? Un passant demande sa route, un
étranger visiblement. Avec lui, on s’arrête devant un plan affiché. « Vous êtes ici… », semble
souffler la ville endormie en arborant une belle flèche rouge sur son
portrait-robot légendé. Le natif oriente aussitôt sa boussole intérieure qui
lui indique les quatre points cardinaux. Géographie interne confirmée par la
position de l’astre du jour levant paresseusement ses rayons, là-bas, vers
l’est.
Quelle durée
pour mon trajet ? insiste le passant. En bas à droite du plan, l’échelle –
au 1/200è – permet une rapide estimation de la distance réelle à parcourir. Une
simple barre de fraction, la même croisée hier en cuisinant ce délicieux
fondant au chocolat et ses proportions pour huit personnes. Partage, division.
Division, centièmes. Numération décimale et morcellement sans fin de l’unité…
jusqu’à l’évocation des milliards d’éléments composant notre ADN ! Plongée
dans le microcosme et vertige garanti.
Ravis de
reprendre notre marche, un petit air nous trotte dans la tête, bref jingle entendu ce matin à la radio. Six
notes qui évoquent aussitôt une courbe mathématique figurant les graves et les
aigus, à relier comme sur les degrés d’une partition musicale. Aux murs du
carrefour, une affiche publicitaire étale ses slogans, arguments bien frappés
illustrant une image suggestive à laquelle il est bien difficile d’échapper. Un
petit exercice de lecture s’enclenche dans la tête : eh oui ! l’image
aussi se lit, avec ses codes bien précis, qu’il vaut mieux savoir interpréter
de facto si l’on ne veut pas succomber à tous les coins de rue !
L’image fixe
en appelle d’autres, animées en récit. Celles de la séance de cinéma, la veille
au soir. Appel à la mémoire émotionnelle, affective, qui remue en nous sur le
moment et longtemps après. Constat d’émotions que nous sommes plus ou moins
capables d’exprimer. L’intimité et la pudeur ne sont jamais loin. La gamme des
sentiments – tons et demi-tons – rappelle le nuancier d’un peintre apprêtant
ses couleurs sur la palette.
Réactivant
sans cesse notre mémoire interne des lieux que nous chargeons de nos vécus
précédents, nous voici partis pour une exploration des dédales littéraires
produits par nos lectures – récentes ou antérieures. Amis intimes, les livres
ont ce pouvoir de ranimer des impressions inscrites au cœur. Et d’édifier en
nous une mémoire personnelle qui s’inscrit progressivement au creux de la conscience
sociale : la culture nous rend meilleurs, capables de compassion, de
solidarité. De projets et d’actes communs. Voici que notre récit individuel
s’ouvre sur plus grand que nous : l’histoire sociale, élément vivant de la
vaste Histoire du monde. Accès à l’esprit public.
La balade
matinale, anodine, a accouché d’une réflexion qui la dépasse, l’outrepasse. A
l’image de notre cerveau, agité de mille connexions mouvantes, notre
compréhension navigue d’un objet d’attention, d’une impulsion d’étude à l’autre.
Elle procède àsauts et à gambades, comme le philosophe
se plaît à le décrire. Et c’est ainsi qu’elle se sent bien, allant librement
son chemin, renouant des liens entre les choses, les situations, les personnes.
C’est dans ces liaisons intelligentes, fructueuses que nous apprenons sans
doute le plus aisément. Lorsque nous nous murmurons à nous-mêmes : C’est comme… Cela me rappelle…
Lorsque l’expérience s’adresse à notre théâtre intime, quel encouragement de se
sentir soudain en terrain familier !
Le logos
en marche, en réseau, possède la puissance de l’écho et la souplesse de
l’élastique. Comme la marche nous propulse grâce à notre plastique corporelle,
la chaîne des savoirs n’en finit pas de développer ses synapses tout au long
des neurones en mouvement…
Nous sommes
embarqués.
BURLESQUE
Un petit
homme s’agite dans la fureur des villes naissantes. Temps suspendu au passage
pour piétons. Un groupe de quidams attroupés en bloc compact fait face à la
rue. Métaphore de la rivalité des coureurs alignés sur une ligne de départ sans
cesse réinventée, repoussée. La vie, course à l’infini sans réel pourquoi.
Le petit
homme n’attend pas le signal qui autorise et libère. Il a sa propre ligne
d’horizon. Son temps intérieur n’est pas le même que celui, officiel, fixé par
les contraintes urbaines. Le voilà parti, bille en tête et nez dans les
étoiles, pour une expédition hasardeuse de l’autre côté de la rue. De l’autre
côté du monde. D’un coup de sifflet, l’agent posté aux feux le rappelle à
l’ordre, à la loi, au retour repentant dans le groupe toujours à l’affût.
Volte-face du vagabond qui doit affronter un soudain démarrage du groupe
obéissant au signal. Celui-ci l’avale tout cru, l’emballe, le phagocyte dans
une chorégraphie brouillonne dont les mouvements de foule ont le secret. Mais
le miracle opère : l’homme réussit à regagner en solitaire le bord premier,
tandis que les autres sont déjà passés. Retour aux origines permises. Le voilà
seul, prêt à affronter un second round de passage.
Face à lui,
de l’autre côté, un nouvel essaim de piétons qui s’élance au signal, dans
l’autre sens… et l’absorbe malgré lui en plein milieu de la rue. Emporté à reculons
par la foule, sans espoir de retour. Et le petit homme se retrouve… à son point
de départ initial ! Le gag a fait long feu. Mais ne clôt pas pour autant
l’infernale orchestration des hantises urbaines.
Quel
instrument d’observation ou de mesure saurait rendre compte des itinéraires
fous tracés au cœur de nos villes ? Allure, détours, retours,
contournements, hésitations, ruptures, arrêts, ajournements, oublis… Nos corps
urbanisés épousent à leur insu des topographies complexes, fruits de la
rencontre des contraintes objectives et de leurs propres intentions. Le
résultat tient de la nécessité teintée d’une dose variable de hasard. Obscurs
effets des lois de la cité.
Une caméra
miniature embarquée rendrait un compte impartial de ces virées délirantes qui
nous voient imiter au quotidien la course aveugle des fourmis. On y assisterait
sans doute à la dévoration muette, obstinée, de l’espace avalé en un rien de
temps, au rythme du pas nerveux, machinal, qu’habitent nos projets, nos
routines. Qu’en resterait-il de mémorable, de remarquable ? Peu, sans
doute.
Il faudrait
y mêler le regard lent, appliqué, fureteur, du romancier ou du cinéaste, pour y
repérer anecdotes savoureuses, faits loufoques, actes manqués, menues aventures
aux allures familières. Tant la distance d’un regard neutre, apte à
s’enchanter, est sans doute seule capable de surplomber l’enchaînement
incertain de nos menues taquineries citadines. Et d’en esquisser les contours
parfois burlesques.
Plongés,
souvent sans le savoir, au cœur de l’absurde, nous sommes tous le petit homme
du carrefour.
MINIATURES
Soldats,
canons, place forte. Tout semble vrai sur ce champ de bataille pourtant
improvisé. Mais qui joue vraiment à la guerre ? Ces figurines anonymes
grisées qui gisent, comme déjà mortes, figées dans leur matériau plombé aux
reflets sombres, incertains ? Elles appellent les doigts d’un enfant qui
joue. Capturent déjà son regard enfiévré d’images. Dans un espace sans repère
net, dont seuls les personnages minuscules donnent l’échelle supposée : une
mise en scène à grand spectacle mimée sur le premier coin de table venu. A la
frontière du réel et du fantasme, l’ambiguïté fleurit, nourrit l’évocation,
redonne corps à la matière du souvenir. Que de pouvoirs accordés à de simples
soldats de plomb !
Des scènes d’enfance
sans cesse revues et corrigées activent ce curieux livre d’Histoire. Sur la
page vierge du jour, chacun peut mettre en scène son Histoire, celle qui l’habite. Comme il l’entend. Cartes,
citations, récits de bravoure et figurines héroïques s’agitent dans un travail
de trompe l’œil qui crée l’illusion de la chair vivante sur un terrain aux
topographies rendues crédibles. Les discours réalistes du petit joueur brassent
carton-pâte et leurres plastiques dans un simulacre où s’allume un florilège de
représentations vraisemblables. Auxquelles son esprit fantasque se plaît à
adhérer.
En
arrière-fond du réel se glissent peu à peu des lambeaux d’apparences propres à
célébrer le mythe, du moins le temps du divertissement. Une joie ludique
enlumine le visage au gré des comme si,
des on dirait, qui épousent la fable.
Sous nos yeux de témoins attendris, le véridique dévore allègrement le réel, le
vraisemblable ouvre des ivresses à n’en plus finir. Funèbre, le mortel s’est
mis en état d’affabulation, comme l’animal s’endort en état d’hibernation.
Paisiblement.
Au théâtre
de l’intime, le trop plein narratif sait nourrir les imaginaires, malaxant
gaiement le matériau toujours mouvant de nos visions intérieures. Une fois le
réel escamoté, son reflet demeure. Sa trace forme une frontière qui s’assouplit
au gré des mille travaux de la mémoire, prête à reconstruire, enjoliver,
romancer. Mannequins, poupées, automates et santons divers fascinent les
univers enfantins à la manière dont les personnages de romans sauront coloniser
les esprits adultes. Dont le cinéma détournera l’angoisse du spectateur vers
les mystères du hors champ. Dont le théâtre figurera pour nous la variété des
caractères humains. Dont la poésie nous confiera le secret de la musique des
mots.
Lieu d’une
confusion gourmande, le travestissement ludique appelle la parodie. Et s’il
nous venait brusquement l’envie de faire hennir le chien ? Ou aboyer le
cheval ? Nul doute que dans l’instant tous les chiens henniraient, les
chevaux aboieraient ! Jeu de retournement des miroirs. De la récréation à
la fiction parodique, il n’y a qu’un pas. Les masques troublent nos réalités
ordinaires, démultiplient une originalité qui jouit de se décliner à l’infini.
A l’image
d’un jeu labyrinthique où l’on se plairait à se perdre.
HONTE
Vous rentrez fatigué après une journée de travail
épuisante. Vous vous jetez dans le canapé et vous vous laissez aller, croyant
être seul. Pieds sur la table et doigts dans le nez, sans retenue. L’instant
attendu où les digues, trop longtemps contenues, lâchent : le moment rêvé,
longtemps reporté, du défoulement.
Soudain,
quelqu’un se met à tousser dans la pièce à côté : votre compagne, déjà
rentrée, à votre insu. Vous ne l’aviez pas vue ! Une bouffée de honte vous
envahit. Jusqu’à ce moment précis, tout allait bien. Mais là, vous vous jugez
tel que l’autre vous a vu. Comme si autrui s’était subtilement inséré entre
vous et… vous-même. L’expérience de la honte trace un chemin éclair. Vous vous
y reconnaissez tel, sans pouvoir protester ou nier. Vous voilà enfermés dans
une identité coriace, indélébile, qui va vous poursuivre longtemps. Vous êtes à
jamais, dans l’œil d’au moins une personne, l’être qui se met les doigts dans
le nez !
Que faire du
témoin ? Le supprimer, comme dans tout bon polar ? Que faire de
soi ? Saisir par le col et tancer ce moins que rien qui s’est mal
comporté ? Autopunition délicate à mettre en œuvre ! Impossible, en
tout cas, de faire semblant de rien,
de faire comme si de rien n’était. Un
court-circuit s’est produit dans l’intime de soi, mine de rien. Une sorte de bug – collision – est venu se glisser
entre les images patiemment construites qui font l’estime de soi. Un mélange
implosif entre peur et colère, sans qu’aucun des deux ressentis ne parvienne à
prendre l’avantage. La digestion émotionnelle se trouve bloquée, sans issue
acceptable.
Alors
remontent du fond de la mémoire d’autres épisodes aux tonalités inopinées, où
l’imprévu a généré du dépourvu. Performances avortées, conversations échouées,
certitudes gommées. Scènes d’impasse. Souvent l’amour propre a été touché, nous
laissant rouge de honte, rétréci, paralysé ou simplement troublé.
Le petit moi en a pris un coup, comme on dit.
Mais peut-on en rester à la mémoire de cette trace qui n’en finit pas de
traîner, comme la queue d’une comète qui ferait long feu ? La honte, dans
toutes les intensités de sa gamme, se réduit-elle à cet obscur sentiment qui nous
déborde avant de couver souterrainement dans les limbes d’une identité en mal
constant de reconnaissance ? Dans quelle forme de dépassement serait-elle
soluble ?
Comme
souvent, c’est derrière la doublure que se profile une amorce d’éclaircie.
Voici la honte qui s’avance, suivie comme son ombre par son double : la
honte de la honte. Or il arrive parfois que le surpoids des choses signe leur
annulation pure et simple. Plus rien à perdre face à un fantôme surarmé, ne
vous laissant pas la moindre chance de rachat. Paradoxalement, le trop déleste
du pire. L’imaginaire se remet en route, réveille l’ami en vous, celui qui vous
souffle : « Tu as le droit d’être toi-même ! Avec tes limites. »
Peu après
l’épisode douloureux, vous rentrez dans le salon, arborant un large sourire et
vous caressant les ailes du nez. A ce rappel évocateur, le témoin jusque là
encombrant esquisse à son tour une moue compréhensive qui appelle humour et
légèreté. L’épisode n’est plus désormais qu’un mauvais souvenir.
Toute honte
bue…
.
NOSTALGIE
L’aventurier
au long cours revient chez lui après une décennie de guerres, de galères et de
victoires, petites et grandes. Son regard s’est souvent posé sur l’horizon
durant toutes ces années, interrogeant un avenir incertain. Combien de fois ses
pensées se sont-elles portées vers sa famille perdue, sa patrie oubliée !
Soulagement.
Il peut enfin poser son sac, retrouver sa femme, son fils, ses amis, tous ses
repères oubliés. « Maintenant nous allons revivre ! », pense
très fort l’ex-baroudeur.
Rien n’est
moins sûr. Une fois qu’il a retrouvé les siens, ses petites affaires, seschèreshabitudes,
l’homme prend conscience qu’il a vieilli. Un paquet d’années de plus lui pèse
sur les épaules. L’image que lui renvoie le miroir est celle d’un homme
fatigué, usé. Il s’ennuie, quoi ! Et n’y peut rien changer.
La nostalgie
s’est emparée de lui. A l’image de ce mal des montagnes qui frappait les
mercenaires suisses des armées de Louis XIV lorsque parvenait à leurs oreilles
le timbre familier des clarines de leurs alpages bien-aimés. Ce mal qui ne dit
pas son nom, c’est la douleur sourde, lancinante, du retour. Une douleur qui
s’amorce déjà dans le désir de retrouver les lieux que l’on a quittés. Manque,
désir et regret dansent alors une sarabande troublante qui nous laisse
paralysés.
Mais le mal
du retour, c’est aussi de constater que les choses ont changé et que les lieux
ne sont plus ceux dont on avait le regret. Aucune réalité n’est plus à la
hauteur du rêve ou du souvenir qui nous habitait. On se sent trompé sur la
marchandise. Aussi la nostalgie a-t-elle toujours un coup d’avance. On ne peut
en guérir… à moins de repartir !
Et
d’ailleurs, ce bon vieux temps que l’on pleure, était-il aussi beau dans la
réalité que la trace qu’il a laissée dans notre mémoire ? On oublie
parfois les coups durs du passé, aussi vite que notre imaginaire est prompt à
l’embellir. Envoûtante, la mélancolie se joue du temps qui passe.
Le mal du
passé convoque une sorte d’état second qui suspend nos certitudes, annule nos
projets. Les réalités s’évanouissent sous la forme de mirages impossibles,
intangibles. Nous sommes les éternels inassouvis d’un passé effacé et d’un
présent proche que nous avons bien du mal à faire exister.
Le passé ne
passe pas, à vrai dire, pas plus que le futur ne daigne nous convoquer. A quand
la renaissance du désir qui nous permettrait de jeter enfin un regard sur le
réel tel qu’il est ? Et de vivre au présent. Sans rancune.
Quitte à
s’exposer à un désenchantement, autant qu’il soit brutal et sans détour !
Ainsi, un délicieux civet de lapin aux champignons est-il autre chose qu’un
cadavre d’animal serti de moisissures ? Une belle voiture n’est-elle pas
qu’une vulgaire machinerie de ferraille roulante à émission de gaz
toxiques ?...
En déchirant
un à un les voiles de l’illusion, on finit par découvrir que le réel est
finalement peu de choses… et pourtant tout à la fois. Il nous reste à vivre le
plus heureux possible parmi les chimères que notre imagination ne cesse
d’inventer à notre intention. Et d’oublier dans un coin de notre tête cette
nostalgie aux accents décidément futiles.
Se colleter
au réel : singulière utopie ?
COMMUNICANT
Il est passé
par ici, il repassera par là. Tel le petit lapin mécanique secoué par sa pile
dorsale, l’agité du bocal occupe la scène jusqu’à plus soif. Il déclame,
explique, argumente, prouve, bienfonde,
conclut… avant de recommencer sa sempiternelle litanie. Circulez, il n’y a rien
à voir hors sa propre vision, rien à dire hors son propre discours. Il est
l’alpha et l’omega de toute circonstance. Il crée l’événement. Il est l’événement.
Communiquer
est sa seule et vraie nature. Se mettre en avant sa raison d’être. Allergique
aux bienfaits du silence, de la solitude, et à toute forme de pudeur, il
rebondit comme un culbuto dans son espace préféré : la sphère sociale et
familiale. Surexcité en permanence – n’y suspectons aucun ajout de substance
illicite – il prétend surplomber les situations, surinterpréter les données,
surexposer sa personne. Il surjoue
les solutions, gère seul les suites à
donner. Délivré d’une voix nasillarde au débit prolifique, son message vient se
superposer à son visage. Jusqu’à la surimpression parfaite.
En apprenti
sorcier expert de ses autocélébrations permanentes, il sait jouer de toutes les
tonalités de la gamme communicante. Oratoire, il mélodise ses affirmations de vocalises étudiées : sautes de
voix, hoquets, sifflements, consonances appuyées, martelages persuasifs.
Didactique, il planifie les éléments, subdivise les alinéas, résume en mots
clés. Polémique, il balaie l’opposition d’un revers de manche. Héroïque, il
s’offre lui-même pour le bien de tous, prêt à payer de sa personne qu’il
projette en avant comme un étendard. Grande gueule et paquet de nerfs, il prend
date, adepte de la formule miracle : on
ne lâche rien ! Le voilà prêt à courir à tout va, y compris après son
propre sacrifice, comme un poulet sans tête.
Rechargé
comme une batterie, Monsieur je sais tout
/ je suis partout / je m’occupede
tout – à personnage omnipotent, vocable abracadabrant – sature l’espace de
sa présence indispensable. Le voilà qui révèle, s’épanche, prend à témoin, ose
des détails intimes, étale des affects, se cite en modèle… tout en gardant un
œil sur son auditoire, attentif à l’anesthésie qui ne tardera pas à guetter
celui-ci, comme c’est prévisible. Il enfonce alors le clou par un appel vibrant
à l’action qui vérifie le discours, à l’entreprise qui remobilise, au fait
d’armes qui requinque. L’Histoire l’attend, tout est dit.
Le silence
qui suit résonne encore de l’agitation qui nous abandonne, exténués, exsangues,
devant tant de maestria. Un temps bref nous est enfin accordé. Celui de
recharger les piles du fanfaron ludion.
Avant que l’infernal
lapin ne redémarre.
EPIQUES
Plongées au cœur de l’hiver, les petites boules se
rapprochent en quête d’un surplus de chaleur. Au point de se piquer bientôt.
Contraintes alors de s’éloigner, de prendre leurs distances, les voilà soudain
saisies par le froid. Réchauffées, hérissées. Hérissées, prenant leurs
distances. Les porcs-épics vivent en accordéon. Dans une valse-hésitation qui
n’en finit pas. Comme l’oscillation hypnotique du pendule ou du balancier de la
vieille horloge.
Nous jugeons
comiques ces petits animaux, sans voir que nous les mimons bien souvent.
Besoins de sollicitude, d’affection, d’intérêt, nous rapprochent de nos alter
ego. Jusqu’à ce que goûts, opinions et petits énervements nous en éloignent à
nouveau. Entre désir et rejet, proximité et liberté, nous balançons en cadence.
Comiques porcs-épics.
Comment se
réchauffer au contact des autres, lorsqu’on aurait plutôt tendance à être
hérissé ? Thermique affective et mathématique du cœur, équation toujours à
résoudre. Libre ou proche ? Libre et
proche, ce pourrait être l’issue de l’alternative. L’alter-native et sa clé – à
géométrie variable : l’empathie mesurée, une distance pleine de
sollicitude ou une proximité… à juste distance.
L’ami proche
ne fait plus signe ? Pour nous pourtant, cela fait signe :
éloignement provisoire ou fâcherie durable ? Qu’y voir ?
L’interrogation, puis l’inquiétude grandit, jusqu’à la remise en question,
parfois. De soi, de l’autre. Désordre imaginatif : que lui ai-je fait, qui
suis-je encore à ses yeux ? Voilà que l’oscillation est de retour. Et avec
elle la quête d’un nouvel équilibre. A toute dissonance il faut une bonne
résolution, comme en musique. La relation est à l’image d’un petit air qui
sinue d’une octave à l’autre. Et en appelle au sens de la mesure.
Animal
costaud, rustaud, solitaire et paisible, le porc-épic va son petit train,
toujours pressé de… ne rien hâter. Pas de conclusions définitives, semblent
dire ses yeux myopes. De tempérament accommodant ou d’humeur vengeresse, on
imagine l’animal capable de morsures comme de pointes spirituelles. Apte à
jouer la toupie, en somme.
Voilà qui
tombe bien. Le piquant mammifère peut se targuer de figurer la gamme infiniment
riche de nos états affectifs. De l’inclination à la passion, en passant par la
sympathie, l’attachement, la tendresse ou le béguin, toute variation est
possible sur la palette de nos affects. Une palette qui ne nous laisse jamais
indifférents et appelle ses exacts contraires : éloignement, aversion,
désamour, rejet. Comme le suggère la petite pelote d’épingles prêtes à se
ficher sur le cuir de l’intrus, à lui faire
la peau, origine possible d’aventures – mésaventures – naissantes.
L’épique
incite à l’héroïque, libère la parole et ouvre sur la légende. Autant qu’il
éclaire les vertus de l’ordinaire. Avec son caractère pittoresque, le porc-épic
trimballe sa silhouette de bestiole mémorable au gré de nos mouvantes
incertitudes du cœur.
Piquant à
l’extérieur autant que fondant à l’intérieur, ne figure-t-il pas un mélange
insolite de nos équilibres ? Jusqu’à la force d’évidence du dicton : qui s’y frotte s’y pique !...
LE CARNAVAL DES MIMES (6)
IMAGOS
Dans un
ultime sursaut pour la vie, l’insecte emmailloté engage sa dernière mue. Tout
juste délivrée de l’ultime membrane qui l’enveloppe, sa forme parfaite,
définitive, se déploie avec la majesté tranquille des prodiges muets. Œuf,
chenille, chrysalide, papillon : la nature a su conduire à son terme un
cycle biologique complet, complexe. Chef d’œuvre longuement mené à bien, pour
une durée de vie de… quelques jours. Acte gratuit, pour la beauté du
geste ?
Pas moins de
quatre naissances viennent d’accompagner quatre stades de vie successifs et
différents. Quatre identités pour ces lépidoptères qui ont évolué
parallèlement, au fil des millénaires, en osmose avec les plantes-hôtes qui les
supportent et les nourrissent. Chaque famille porte un nom à rêver, à l’image
des héros des grands mythes humains : machaon
porte-queue, sphinx à tête de mort,
argus bleu, grand paon de nuit… Légèreté de l’allégorie : les papillons
seraient des esprits voyageurs dont l’apparition annonce une visite ou la mort
d’un proche. Symbole métamorphique : la chrysalide est l’œuf qui contient
les potentialités de l’être, et l’imago qui
en sort figure la résurrection. Une manièrede sortie du tombeau, déjà. La vie nichée au creux
même de la mort pour une transfiguration multiforme.
Feu solaire
qui anime l’âme des guerriers, l’adorable lépidoptère bat de ses ailes
multicolores. Il n’en finit jamais d’enchanter les fantasmes, jusqu’à trôner
aux côtés de Psyché, l’âme
papilionacée. Il anime les visions enfantines idéales, celles qui planent sur
la magie des jours heureux. Celles que l’on avait rêvé de capturer au filet
secret de nos envies. L’imago des
êtres chers dont nous gardons la survivance quelque part en nous. Trésor et
poids de l’enfance à la fois, que ce double dormant au fond de nous-mêmes,
subtil archiviste des émotions et des images d’une période achevée, qui nous a
portés et que nous portons au creux de nous, comme une promesse que nous ne pourrons
jamais tenir telle que nous l’avions formulée.
Infancia, c’est un bagage qui ne se parle pas, avec ses deuils, ses drames, ses
angoisses. Il faudra bien pourtant qu’elle se fasse la belle pour que l’adulte
qui en sort puisse la déformer de sa nostalgie, l’embellir de ses regrets.
L’enfance n’a pas d’âge, elle s’écrit toujours à l’envers. « Je ne suis
plus chez moi ! », clame le nouveau-né de son cri primal déchirant.
Aucune réponse ne lui parviendra avant l’âge de raison. Et la période enfantine
ne laissera à l’adulte qu’un résidu opaque avec lequel il passera sa vie à
s’expliquer.
L’enfant se
révèle nu, démuni, débordé par ce qui lui arrive, impréparé à faire face à
l’événement, passible des choses qui
lui arrivent. Dépendant de ce qui le dépasse. Pris par des champs de conscience
qui l’excèdent. La chose dont l’enfance est l’écrin apparaît comme toujours
déjà perdue. A la forme d’endettement qui l’accable malgré lui, rien n’assure
que répondra un jour l’acquittement vis-à-vis des ascendants qui l’ont
accompagné.
S’il existe
d’éphémères papillons adultes, il n’y a pas de grandes personnes sans enfance à résoudre : nous sommes
toujours dans un rapport de narration avec ce qui précède et nous aliène. La
sortie de l’enfance – comme celle du cocon – requiert un visage, un corps à
explorer le monde. Et une voix qui vient du fond de soi-même comme une
étrangeté : celle qui fait de nous des Narcisse
incapables de reconnaître ici leur reflet. Phonation bizarre que celle qui nous
monte à la gorge et qui n’est pas la nôtre, mais celle d’un autre en nous.
Enigme de l’altérité qui nous porte : on est fait d’un autre que l’on
passe sa vie à portraiturer en adulte.
L’enfance,
passage sans âge.
ARABESQUES
Courbure
d’espace deux corps
épousent un rite esquisse de
courtoisie
Nos ombres,
souples stylets, tracent des courbes épurées dans l’air ambiant. Ombres des
corps écrivant un récit au creux de l’espace où elles se lovent. Nos
silhouettes se doublent, parfois à leur insu, des signes qu’elles émettent.
Lorsque la parole ordinaire, banale, fait place au regard, au geste, au
sourire, au vêtement. A la subtilité du trait.
Voilà que le
corps se met à entretenir avec le monde une sorte de babil. Un balletde formes
animées produit un texte fin qui se profile devant nos yeux. La civilité du
salut s’écrit dans la pliure de deux corps qui se croisent. Tout éphémère –
etomniprésente – qu’elle soit,la trace s’imprime dans le traitdu haïku. Son texte bref dit l’improviste arraché au temps et la zébrure
que dépose en nous l’émotion poétique. Montée, suspension, conclusion :
son tercet familier offre un rythme constant. Comme un fait isolé, anodin, qui
trouve d’un coup sa forme juste.
Biffure de
lumière elle zèbre un
halo laiteux la comète égarée
Fragile et
présent, subtil et plein, délié et consistant, le haïku signe une évidence
discrète. Son tracé esquisse dans l’espace un pur fragment, une poussière
d’événement qu’il fait soudain exister. Exempté du poids d’un sens possible, il
nous délivre de l’exigence d’un commentaire superflu : demande-t-on au
subtil d’expliquer sa légèreté ? Il lui suffit d’être pour n’avoir pas à être étrange.
S’enroulant
sur lui-même, le sillage du signe tracé s’efface bientôt. Ni vague, ni coulée
de sens ne demeure. Mais un semblant de photo dont l’on mimerait la prise en
cadrant la scène de ses doigts mis en carré. Le geste esquissé, aussitôt
défait, nous délie d’une mémoire obligée. Ecriture fortuite, immatérielle.
Hasard émergeant.
Dans le
grand brassage des particules, la ronde inlassable des corps poursuit sa quête
d’arabesques aléatoires. Doublures amicales, les silhouettes se fondent dans la
végétation, la mer, les villages, les saisons. Le haïku continue de citer leurs
rencontres ordinaires et toujours étonnantes. Jusqu’à toucher ce point brûlant
qui nous unit au monde.
Les vagues ailées tracent
leurs signes crinières d'écume
TEMPS MORT
Mais
regardez-les donc ! Ils courent tous, connectés, ligotés par d’invisibles
fils qui les entravent. Ils mutent en cellules affolées, affairées, mimant le
sempiternel mouvement brownien. Diffusion, fusion, confusion : ils ne
voient même plus où ils vont… mais ils y vont. Bille en tête. De SMS en
courriel, de gazouille en recherche de moteur, la rumeur s’enfle jusqu’à endosser
les proportions d’une hallucinante méduse projetant à tout instant les
dernières tentacules en vogue de l’illusion numérique.
Images de
surveillance, historiques de recherche, listes de transactions : le
mollusque digital avale tout, sans discontinuer. Nos traces se multiplient, les
formes de contrôle se resserrent, abreuvant un monstre aux mille gueules jamais
rassasié. Notre passé nous dépasse.
Tout cela en temps réel, s’empresse-t-on d’ajouter
naïvement. Comme si le temps était une donnée réelle, et non abstraite, subjective ! Nous voilà
définitivement dépositaires du droit de posséder le temps. Mais l’avons-nous
vraiment en quantité suffisante et réfléchie pour penser la portée de ce que
nous écrivons ? Alors tant pis pour les contenus portant à
malentendus !
Et que
répondre à ces lecteurs qui se vantent de lire en diagonale, pour, croient-ils, gagner un temps précieux ?
Sinon que la lenteur permet de mieux comprendre et mémoriser. Sans même évoquer
le plaisir, le goût de se voir faire les choses !
L’outil roi
remplace peu à peu les idées qu’il était – en théorie – censé seulement
véhiculer. Fascinants, les moyens ont remplacé les fins. Le comment est en passe de liquider le quoi et le pourquoi. Les performances ont tué les projets. L’illusion s’est
substituée au sens. Au point que la question pourrait se poser telle
quelle : c’est quoi, au juste, une idée ?
Quel temps
nous reste-t-il pour musarder, à l’écoute de la vie qui pulse autour de nous
lorsque nous osons – encore – ouvrir nos sens au monde ? Et en penser le
foisonnant contenu.
Et quelle
réflexion critique face aux événements du monde ? Sous les hystéries
collectives rampe l’aliénation des esprits. Comment garder vives nos
intelligences si l’on ne s’accorde plus le temps nécessaire à l’examen objectif
des choses, des faits ?Défauts et
qualités, causes et conséquences, croyances et raison, illusions et vérités se
mélangent, formant un brouet infâme où l’on ne reconnaît plus rien de valide.
Analyse,
doute, évaluation, discernement sont escamotés au profit de la confusion, du
sectarisme, de l’idéologie, de la crédulité. Temps long accordé à la
délibération contre jugement hâtif, à l’emporte-pièce. Tout ce qui excite la
pensée contre ce qui l’endort.
Le temps peau de chagrin que nous nous accordons
encore suffira-t-il à exercer cette ironie socratique vieille comme le
monde : le Sage exprimait à ses interlocuteurs que ce qu’ils croyaient
savoir n’était en fait qu’ignorance. Mais il s’empressait d’y ajouter une maïeutique tout aussi avisée: à chacun de pratiquer la réminiscence
pour faire émerger des vies antérieures les connaissances oubliées. On
n’apprend pas, on se ressouvient. Dans la durée nécessaire à la contemplation
des âmes.
Ne
risquons-nous pas de devenir ces ignares d’un savoir au temps long ? L’âme
de chaque homme est enceinte et elle désire accoucher. Toute précipitation peut
lui être fatale. La naissance ne peut se faire que dans le spectacle du Beau.
Celle que nous montre l’exercice libre, gratuit de la philosophie. Et la durée
du questionnement propre à nos esprits en vadrouille.
Cogito ergo sum… sed tempus fugit !
TRACES
Une myriade d’objets constelle le sol. Innombrables,
hétéroclites, plus ou moins utilitaires ou simplement décoratifs. Les choses de
la vie, les choses d’une vie. Bric à brac fourmillant arraché au passé, à
l’histoire privée, personnelle. Et soigneusement étalé, comme pour servir
d’archives en plein air. A l’image d’un chantier de fouilles archéologiques
livrant ses couches successives d’histoire, ses tranches de temps dépliées à
l’infini.
Objets à
dater, étiqueter, archiver. Objets-traces à questionner, sens à retrouver,
petits récits intimes à reformuler, à se raconter. Fines traces de mémoire.
Oui, toutes ces choses sont nôtres,
nous les reconnaissons. Ce sont bien elles qui ont accompagné notre univers
familier, notre vie domestique, nos discussions quotidiennes, au fil d’années
qui se sont évanouies dans l’épaisseur d’une durée qui ne nous appartient plus.
Que
gagnerions-nous encore à nous arrêter sur ce que nous n’avons jamais su
vraiment interroger ? A détacher ces objets de leur sens commun, banal,
pour capturer les linéaments d’une inquiétante étrangeté de l’ordinaire ?
Et si, en regardant le familier, nos
yeux ne voyaient plus rien ? Ou
si peu ? Et si cette vie immobile, muette, recelait de l’invisible, à
l’image du silence qui nous révèle parfois l’essentiel tapi à l’intérieur du
cours du temps ?
Cette
matière inerte ne montre pourtant rien d’étonnant en soi. C’est à notre propre
regard d’y apposer une beauté simple, délicate dans ses formes, élégante
parfois, chaleureuse dans sa texture ou ses couleurs. Par leur seule ténacité à
n’être que là, sans autre prétention, voici des signes de lenteur, de calme, de
pérennité. L’existence des choses anodines a ce pouvoir de nous embarquer vers
des voyages immobiles. Leur évidence tranquille nous ouvre à une possibilité de
contemplation : comme dans un miroir, ces pauvres petites choses nous
disent à leur tour qui nous sommes, seulement et pleinement humains.
« Lorsque la fonction d’un objet se dissipe, ça se met curieusement à exister », nous confie le philosophe.
Ce qui perd son identité devient pure existence :
voilà notre regard prêt à plonger dans l’énigme troublante de l’art. Enivrés
par ce jeu des métamorphoses, nous laissons notre vie s’échapper vers une
apothéose poétique de l’ordinaire.
Délocalisés,
retirés de leur contexte originel, les objets naviguent entre présence et
absence, éloquence et silence. Leur caractère énigmatique repose sur une
requalification continuelle dans leur traversée de l’Histoire. Abîmés,
cassés ? Jetés, balancés ? Récupérés, recyclés ? Une autre vie
les attend peut-être, nous soufflant l’analogie possible entre ces restes de
matière et les ombres humaines prêtes à leur redonner vie. Nombre d’objets
recyclables ne servent-ils pas à la réinsertion d’humains en marge ?
Alors, que faire ? Nous contenter d’habiter le monde, simplement,
sobrement, ou penser sa transfiguration possible grâce à l’anodin côtoyé et
rendu à la vie ?
Nécessité
contre hasard… Accordons au destin ce qu’il a fait de nous. Et laissons à ces
traces la tranquillité de l’insignifiance.
ACOMETISSAGE
Pop-corn géant ? Grosse patate de glace et de
neige sale ? Quel est cet objet traçant dont la chevelure lumineuse zèbre
les cieux estivaux, recueillant nos vœux les plus spontanés ? A peine
blasé des poussières de lune et du désert martien, l’homme jette son dévolu sur
ces masses oblongues de quelques kilomètres évoluant aux confins du système
solaire, satellites gazeux des étoiles. Au point de leur adresser un explorateur
robotisé aux ambitions décennales.
L’orbiteur
au long cours aura parcouru sept milliards de km, réalisé cinq fois le tour du
soleil en dix années de traversée. Et largué un adorable petit robot qui a
rebondi comme sur un trampoline dans cet environnement sans gravité. Philaé a ainsi acomèti plusieurs fois, rebondissant avec la souplesse d’un chat
lunaire. Le voici prêt à percer les secrets de la comète. Autant que celle-ci
est bien décidée à l’éjecter lors de son prochain dégazage.
A la
recherche fiévreuse de ses origines, l’homme se laisse hanter par la
narcissique question lancée à l’espace : « Miroir, mon beau
miroir ! Dis-moi qui est le plus
beau ! » Ou plutôt : « Dis-moi que je suis le plus beau ! » Où en sera-t-on, dans cent
ans, en conquête spatiale ? La prévision est difficile, surtout quand elle
concerne l’avenir, nous confie volontiers l’humoriste. Prestige stratosphérique
et orgueil phénoménal ont poussé à la course spatiale entre les nations. Qui sera le premier ?antique interrogation où pointent d’aussi
antiques jalousies. Ou encore : Qui
mordra la poussière astrale lepremier ?
La course à l’espace en métaphore du choc des blocs. Mais quoi, après ces
enjeux géostratégiques déjà datés ?...
Avides de
percer le mystère d’autres vies dans l’espace, nous aurons au moins amélioré
notre vie sur terre. Recherche de micro-organismes, de nouveaux métaux, vision
décentrée du système solaire où nous évoluons… expériences innovantes. Et
tentative de percer nos origines lointaines.
Les comètes
seraient ces capsules à l’abri du temps, renfermant les clés de la naissance de
notre système solaire. Nébuleuses de gaz et de poussières cosmiques :
voici les témoins, congelés dans leur nid froid, de notre soupe primitive milliardaire – en durée d’origine. Tâtant
d’une proximité épisodique et relative avec l’astre du jour où elles plongent
parfois mystérieusement, une partie de leur matière se sublime : elle se transforme en gaz. Entraînée par le flux
gazeux sous pression, la comète forme autour de son noyau une chevelure à la
longue queue lumineuse, la coma.
Plusieurs millions de km d’une lueur vive, traçante, éphémère, s’envolent aux
vents solaires. Haïku visuel intergalactique.
Plongeant
nos regards sceptiques au fin fond du cosmos, nous dérobons au temps long des
images d’objets célestes vieux de centaines de millions d’années. Tels qu’ils semblent être aujourd’hui, ils furent dans un temps immémorial. Le
présent capte en direct un passé lointain qui n’a pas fini de lui survivre.
Vertige d’un actuel antérieur à lui-même. Insolite collusion des temps.
Raccourci d’éternité.
Acomètissage de Philae : notre
champ lexical s’élargit soudain, réalimentant notre langue souvent endormie,
elle aussi, à l’image des comètes en perpétuel sursis. Le petit robot, lui,
espère vivre encore quelques mois avant de succomber à un coup de chaud
solaire.
Vie et mort
des objets célestes replongent nos têtes dans les étoiles pour des ivresses
sans fin.
MIMETIQUE
Avec la
lenteur paresseuse et calculée du reptile, l’animal insinue ses tentacules
interminables sur les fonds sableux à peine frôlés. Comme en état de léthargie,
d’apesanteur. Les longs bras annelés semblent animés d’une quête versatile dont
les enjeux les dépassent. L’être est tout en muscles. N’est que muscle. Les
bandes brunes et blanches qui parent ses flancs modifient par instant leurs
couleurs, impulsant à l’imposant mollusque des intentions énigmatiques. Mais un
jet d’eau se propulse soudain, depuis un siphon secrètement lové au creux du
corps. Nul doute qu’il trahisse un mobile en cours. La pieuvre va sa feinte.
Etonnant
poulpe mimétique, capable de dupliquer l’apparence et les mouvements de quinze
espèces marines différentes. Les contorsions subtiles d’un organismeirrémédiablement mou le feront passer du
statut de serpent de mer à ceux de crabe géant, de poisson-grenouille, de
coquillage, de raie ou d’anémone. Le voilà même singeant la couche sableuse qui
lui sert de décor. Pour mieux se fondre dans le milieu.
Inimaginablement flexible, la pieuvre mimétique pourrait, dit-on, loger
entièrement dans une canette de boisson gazeuse. Capacité d’adaptation
remarquable qu’il est tentant de mettre en parallèle avec les traits
d’intelligence animale repérés chez les céphalopodes. A ce jour, ce poulpe est
le seul invertébré à avoir démontré son aptitude à faire usage d’outils :
ne l’a-t-on pas surpris ouvrant un récipient en dévissant le bouchon de
celui-ci ? Si la pieuvre-mime possède cette double souplesse, ses dons
d’imitation sont alors en partie expliqués, la rendant spécialiste pour tromper
proies et prédateurs. Ne laissant que sa tête et ses yeux dépasser de son
repère, la voici en position d’observation. En attente de création d’un
prochain et subtil camouflage.
Sommes-nous
aussi convaincants dans les échanges avec nos semblables ? L’effet-miroir qui nous voit tenter des
rapprochements stratégiques avec les personnes à convaincre ou à séduire, en
observant puis en reproduisant certaines de leurs attitudes, ne relève-t-il pas
des stratagèmes mimétiques inventés par le poulpe-mime ? Il s’agit bien
d’accompagner vers l’autre un mouvement subtil propre à s’approprier tout ou
partie de son aura. A l’image du
céphalopode musclé qui se fond dans le sable du décor, à nous de nous couler
dans l’environnement, de mimer les codes sociaux, le niveau de langage, les
attitudes et jusqu’à la stature ambiante de notre public. L’humain éponge
sociale.
La face
cachée de la force a depuis peu un nom : neurones miroirs. Voici, logés
dans le cortex, la trace vivante de nos désirs mimétiques, de nos gestes
empathiques. Plus de reproche, désormais, à adresser à l’escroc ordinaire qui,
par ses tours et manèges, ne fait que mettre en évidence les mille petites vérités inavouables de la société. A
chacun d’interpréter son rôle par le travestissement qui lui convient :
perruques monarchiques, masques vénitiens, grimages divers. Au café du commerce
toujours proche peuvent s’échanger les derniers trucs ou savoir faire par
lesquels le petit peuple prend sa revanche sur l’élite présumée initiée.
Le
travestissement n’aura aucun mal à passer pour une protection judicieuse,
justifiée. Une bonne volonté évidente de sauver
la face, les apparences, voire
les faux semblants.
Au royaume
des masques, l’homme poulpe est roi.
PUDEUR
Imaginons… Une femme entièrement voilée passe devant
une statuette illustrant un épisode du célèbre kama-sutra. Masque de camouflage
contre dévoilement érotique. Chair vivante enfouie et punie contre pierre
froide célébrant les plaisirs de la chair. Paradoxe de la situation, poussé à
l’extrême : la femme réagit en voilant instinctivement son regard, la
seule partie de corps lui accordant encore une identité visible. Si la vérité
n’est pas de tout mettre à nu, peut-elle consister dans son exact
inverse : tout dissimuler ?
Comment les intégrismes religieux – experts dans
l’art du masque – ont-ils su transformer un traité d’érotisme en objet de
scandale ? Port audacieux, gestes lascifs et pauses suggestives, il est
vrai que les beautés célestes du kama-sutra dévoilent poitrine généreuse,
hanches rebondies, airs lascifs. Mais ce ne sont pourtant que pierres sculptées
ou dessins ornementés. Comment la langueur de la pierre ne laisserait-elle pas
de marbre les ascètes les plus avertis, les religieux les plus dévots ?
C’est faire peu de cas des forces spirituelles dont ils se prétendent investis.
Une drôle de
culture de l’ascèse a fini par réveiller certaines sociétés puritaines
tiraillées entre tendances émancipatrices et visées mortifères. Jusqu’à créer
la figure du yogi continent. Et si ces deux pôles se retrouvaient dans une
ascèse érotique ? « Pour vaincre le désir, il faut d’abord y avoir
succombé », susurre le yogi, incorrigible adepte d’une logique de réconciliation entre le corps
et l’âme.
Le
kama-sutra ainsi diabolisé entre en résonance contemporaine avec les
communautarismes religieux vécus comme des extrêmes. Bienheureux martyrs bardés
de ceintures d’explosifs prêts à se sacrifier au nom d’un Père fouettard
désespérément muet. Mais de quoi punir ce corps, sinon de le laisser dériver,
dans un imaginaire projeté, vers de lascives tentations terrestres. La chair
n’existerait donc que punie ou pécheresse ? Dans quel ordre alors ?
Et que dire de cette peur panique tombant sur ces fanatiques pudibonds – ou
timides ? – se disant terrorisés à l’idée d’affronter des femmes
armées ? Quelle peur d’eux-mêmes se cache-t-elle derrière leur discours
aux oripeaux divinatoires ? Et s’ils avaient – secrètement – décidé de se
prendre pour Dieu soi-même ? Suprême affront confinant à l’absurde.
La pudeur
est la conscience que ce que l’on perçoit n’est que vérité partielle. Contrant
l’illusion d’un pouvoir absolu, on accepte cette opacité, sachant que certaines
vérités sont plus mensongères que le mensonge lui-même. Dans le jeu éternel du
cacher / révéler, comment concilier pudeur et dévoilement ?
On voudrait croire ce que l’on voit. Mais
l’image recouvre davantage qu’elle ne montre : l’effet d’hypnose où elle
nous plonge dissimule plus qu’il ne révèle. La pudeur nous pousse à placer nos
mains devant nos yeux, un geste qui signifie un regard entravé sur le monde.
Geste provisoire malgré tout, à soumettre à débat, à discussion.
Voiler le
visage, c’est décider de le placer hors de vue. Et de réduire, par défaut, ses
traits familiers à des signes érotiques. L’esprit ramené au corps. Le visage
voilé / soumis / décapité n’a plus sa place dans l’espace public. La
personne qui en porte l’ombre informe n’existe plus en tant que sujet parlant
et pensant. Le voile –
quasi-anagramme de viol – renvoie la
pudeur lucide et mesurée sur le terrain de l’obscurantisme.
Imaginons
cette femme voilée esquisser ce geste fou et
sage : déposer son voile aux pieds de la statue de pierre. Double
dévoilement salutaire.
ARTEFACT
Le geste est
furtif, autant que fréquent : la main plonge dans la poche, saisit l’objet
vibreur et l’œil lui jette un regard rapide, familier, quasi-rituel. Avant de
le replacer en poche, ou au plus près de soi, l’œil encore inquiet, prêt à
recommencer. Comme un minuscule androïde favori qui passerait sa vie au creux
de la paume ou collé au corps, et auquel on aurait accès en permanence.
Relation toute télépathique, médiatisée à la chose qui ne vous quitte plus d’un
pouce : dans la poche du pantalon, à côté du volant, sur la table de nuit,
et même sous l’oreiller. Un artefact
en guise de seconde nature.
L’objet
magique prolonge la main, fixe les rites, joue les deuxièmes peaux, s’insinue
au plus près des corps. Tout comme la montre ou les lunettes, il en fait partie
intégrante. Jusqu’à coloniser les identités dans une frénésie mobile aisément
repérable : on tape des SMS en regardant la télé, on organise des séances
improvisées de bavardage en réseau, on semble s’absenter et planer dans un
univers parallèle. Les espaces urbains se peuplent de zombies absents. L’objet
technologique miniature a investi la gestualité quotidienne.
Manipulé,
consulté, choyé, l’appareil prodige engage son possesseur dans une nouvelle
dimension de mobilité numérique. L’espace-temps se trouve bouleversé,
redéfini : peu importent désormais le où
et le quand, c’est le réseau
relationnel niché dans un ailleurs qui
compte. Et impose son rythme aux existences.
Greffé sur
le corps devenu communicant obligé et permanent, le mobile se mue en
technologie du soi. Et permet la fusion, réitérée à chaque instant, de l’être
pensant avec la machine. L’espace physiologique s’ouvre à la communication
totale, absorbant jusqu’à notre imaginaire, jusqu’aux nuances de nos
sentiments : état de confusion assuré en cas de perte de l’objet,
réconfort des retrouvailles, colère devant une batterie déchargée, sidération
face à une perte éventuelle de données… La téléphonie mobile nous tient. Nous
voilà dépendants.
La vie
privée envahit brutalement l’espace public, s’y étale bruyamment. Pour un oui
ou pour un non. Les frontières s’estompent entre l’intérieur et l’extérieur,
l’anodin et le grotesque, l’intime et l’obscène. L’arbitraire dicte sa loi. Les
vies s’improvisent à la diable, au dernier moment, formant une nébuleuse de
présent éternel : il arrive que le mobile se mue en miroir déclinant un
emploi du temps sans épaisseur, ni repère de projet pensé au futur. Nous vivons
alors l’improvisation permanente, ballottés entre les humeurs et hasards du
moment. L’artefact achève de parasiter les corps. L’objet a phagocyté le sujet.
Désormais télé-présents, nous voilà intronisés
êtres-machines connectés. Technophiles conquis. Minuscules monades parmi des milliers
d’autres clones appareillés à l’identique. Portée à son comble, la mimétique
hante un peuple de fidèles acquis à sa cause.
Et nous
joue son carnaval sans fin.
INSTANTANE
Une ombre en mouvement se fige à fleur d’eau.
Silhouette captée au cœur de la foulée d’un passant anonyme, ordinaire, dans la
ville anodine. Entre un avant déjà oublié et un après dont on ne saura jamais
rien. Le chasseur d’image suspend son souffle pour capter la réalité fuyante.
Il se donne le pouvoir d’arrêter le temps pour un bref mais intense moment de
vérité pure.
L’ensemble
de la scène respire un paysage urbain plutôt triste et gris. Ciel délavé, sol
largement inondé par une forte averse. Chaussée encombrée de détritus :
amas de pierres, tuyaux, brouette, une échelle de couvreur en bois. L’endroit
est en travaux sans doute. Et puis, au fond, une grille qui barre l’horizon,
séparant une gare invisible de la rue. Ce symbole carcéral ne fait qu’ajouter à
la morosité ambiante, au climat maussade de la scène. Tout ça est triste comme
une geôle par temps gris.
Pourtant,
l’artiste voyeur a pris soin de flairer ses horizontales. Une énorme flaque
d’eau occupe toute la moitié inférieure de notre champ visuel, transformant du
coup une action quelconque en tableau évanescent, poétique. L’image se dédouble
parfaitement, offrant un jumeau inversé idéal à l’ombre en fuite. Un peu comme
si l’homme arpentait le ciel. Donc volait. Ou courait tête en bas sur un miroir
de glace, entouré d’objets aux formes redoublées. Mise en abyme que ce monde
dupliqué à la perfection, univers parallèle qui prend des allures enchantées,
synonyme de liberté, de rêve, d’évasion.
Le coureur
inconnu s’envole avec son double vers le hors champ de la photo. Qui est cet
homme qui court, et où va-t-il ? Un quidam, un passant pressé ?
Vole-t-il au-devant d’un train qu’il n’attrapera jamais ? Son corps à
contre-jour semble marcher sur l’eau, la pointe du talon posée à l’extrême de
la surface en miroir. S’est-il servi comme d’un appui de l’échelle posée –
noyée – au sol ? Emergeant des tiges de bois, quelques ondes concentriques
ont, semble-t-il, conservé l’impulsion d’un mouvement encore frais.
L’homme
s’apprête à sortir de l’image de gauche à droite – sens classique de la lecture
– mais la fraction de seconde – clic
du cliché – l’y emprisonne à jamais. Instantané, cet instant a été. Par un jour
gris, un photographe a suspendu le saut de cet homme. Pour l’éternité. Il a
arrêté le cours du temps. Sa photographie nous donne à voir l’invisible de la
durée. Médusés, nous ne faisons que regarder indéfiniment ce que l’artiste,
lui, a vu. Entre fixité et mouvance, eau et ciel.
Entre monde
physique et monde des songes.
FAN
Des milliers d’yeux implorants, fiévreux, embrouillés
d’une mystique rare, convergent sur un même point, là-bas au fond. La scène
baigne dans une lumière crue qui appelle bruit et fureur. L’espoir – exprimé en
désir fou – de voir apparaître l’objet de tous leurs cultes, soulève chez les
adorateurs une frénésie qui confine à l’avènement d’un miracle. Chacun vibre à
l’unisson de tous. Et tous se remettent entre les mains d’un seul. La foule
célèbre avec ferveur les prémices d’une apparition, d’une irruption. D’une
épiphanie. Et lorsque l’idole survient, tel un divin cabri bondissant parmi les
nuées, la clameur qui le happe est à la mesure des mille adorations qui
l’invoquaient déjà.
La vedette
salue, remercie, exécute les cabrioles d’usage, prépare l’état de transe où ne
manquera pas de la plonger bientôt son cher public adoré. Celui-ci, peuple
grouillant d’idolâtres exaltés, redouble son ardeur, pousse le registre gestuel
à son comble, concocte les conditions de l’émeute. La mimétique visuelle et
sonore parvient à son faîte, comme amorçant les premières vocalises de
l’artiste sur les accords concertés de l’orchestre. La mécanique du
spectaculaire s’enclenche, sans éteindre pour autant la cacophonie ambiante. La
foule accouche en direct d’une communion de fidèles hallucinés.
Le rituel de
vénération suit son cours, s’installe dans une durée qui confirme le pouvoir
occulte de l’image vivante, sa représentation symbolique : l’idole se mue
en modèle absolu dans l’imaginaire conquis de chaque adorateur, subjugué
jusqu’à l’hypnose. D’abord sympathique, touchant, le fan se meut bientôt en fanatique inquiétant.
Habité par
cette conviction qu’il est aimé par la star mais que celle-ci ne le sait pas
encore, le voici qui pleure à chaudes larmes, s’agite en tous sens, se porte
lui-même au bord de l’évanouissement. Tout est bon pour attirer l’attention
dans une crise d’absolue sincérité. Jouée dans un présent total, l’hystérie
organise une simulation portée au paroxysme de sa perfection.
Vient le
temps où la transe collective s’achève, interrompant brusquement le phénomène à
la manière d’un coïtus interruptus.
La retombée du spectacle s’annonce aussi problématique, projetant des désirs
insensés sur l’écran, chauffé à blanc, d’une mémoire qui rejoue indéfiniment le
fantasme toujours vif : vous étiez
fan, vous allez devenir star… L’attachement démesuré, divinatoire, à
l’objet du culte fait suspendre la vie ordinaire à une présence fantomatique.
Il s’agit maintenant de permettre que revive en boucle cette passion érotomane
qui nourrit chaque instant de la conviction délirante d’être aimé par un modèle
prestigieux. Innommable délire apte à vous faire prendre des vessies pour des
lanternes.
L’irrépressible besoin de s’identifier coûte que coûte attise la quête
de l’orgasme permanent, avive les créations les plus originales. Le fan transforme fébrilement son gîte en
temple dédié : coupures de presse, disques, tickets de spectacle, posters
sur les murs, vidéos… le mythe revit dans un présent éternel, comblant les
failles et les manques par une omniprésence qui rassure. Comme la plante
instable appelle le tuteur pour demeurer droite.
L’amour
passionnel porté à l’idole peut tutoyer des sommets où l’identité même semble
faire naufrage. Comble de l’effet mimétique : on cherche à muer
physiquement dans la peau du personnage adoré. Le sosie qui émerge de ce
travail appliqué se met alors à jouer la partition gestuelle de celui-ci, le
lance dans l’espace social – réseaux aidant – en guise d’ultime et pathétique
essai narcissique. On imagine la star ainsi dupliquée être rejouée par
l’original lui-même, à l’affût des bénéfices d’image à retirer de cette
opération séduction bienvenue. Vertiges de la mise en abyme.
Bien malin
qui peut alors reconnaître le vrai de sa doublure. Qui singe qui ? L’amour
fusion a tout gommé au profit d’une mise en abyme où le maître et l’élève sont
parvenus à brouiller leur image dans un chaos trompeur aux identités dissolues.
Face à ces
doubles en sarabande, il ne demeure qu’un désert où plane le doute.
PASSEURS D'ESPRIT
Le parc est calme et désert. Les allées régulières
découvrent quelques bancs déployant leur dos déjà usé pour le repos du badaud.
Seules plusieurs boîtes placées ici et là rompent ce bel équilibre, annonçant
on ne sait quelle initiative ou proposition. Petits coffrets en bois imitant la
couleur verte des buissons environnants, se fondant en eux, ne s’en distinguant
que par leur aspect verni. Boîtes à usage dequelles secrètes instructions ?
Parmi les
promeneurs plutôt rares, il en est qui se dirigent vers ces mystérieuses
cassettes, y introduisant ce qui fait penser à un opuscule, avant de s’éloigner
d’un pas nonchalant. Rien ne s’oppose à la curiosité qui vous fait ouvrir ce
drôle de boîtier pour y inspecter son contenu. Vous en retirez un livre à
l’aspect un peu usé, dont la couverture porte dans un coin la mention :
« Cercle des lecteurs invisibles ».
Feuilletant ce livre providentiel, vous vous apercevez bien vite qu’il a déjà
été parcouru par plusieurs lecteurs. Pliures, biffures, annotations diverses,
taches de café, chacun y a peu ou prou laissé sa trace. Ce livre a vécu
plusieurs vies.
A peine
éclipsé de ce drôle de jardin public, le dernier locataire du livre vient
d’assigner un lieu d’échange possible au récit qui occupait sa pensée. D’un
geste discret, il l’a lancé comme une bouteille à la mer, un secret message à
déchiffrer. Comme un objet précieux qu’on livre au hasard de la rencontre.
Appel au partage de l’album d’images mentales que l’auteur du livre lui avait
permis de feuilleter et dont il se fait maintenant le passeur gourmand.
La
désintégration lente de la fine pellicule de mémoire déposée par le récit ne
nous condamne pas à l’ensevelir pour autant. Le moyen existe de faire rebondir
sa trace encore vivante. Tant un livre existe d’abord à travers l’oeil du
lecteur qui s’y plonge, comme toute œuvre par le regard qui lui est accordé.
Voici le
lieu d’une conjonction fertile des images qui ont déjà surgi et de celles à
naître chez les lecteurs à venir. Espace de rencontre du réel advenu et de
l’aléatoire à créer, une vaste bibliothèque de la pensée s’offre en lieu idéal,
dématérialisé. Une manière de nébuleuse du sensible. Du temps de latence qui
suit en nous le parcours d’un livre peuvent jaillir après coup d’autres sens,
d’autres intérêts. Le récit continue de vivre dans les esprits qu’il a déjà
visités. De même qu’il poursuivra son chemin entre les mains de ses futurs
lecteurs.
Derrière
tous ces regards se profile celui, sidéré, du philosophe dont les yeux
s’absorbent dans les racines puissantes d’un arbre de jardin public, prenant
subitement conscience de ce que signifie exister.
Au-delà de la matérialité du monde perçu, possédé par les sens, ça se met à exister. La pensée a rejoint
l’essence.
Passant de
boîte en boîte, de main en main, le futile objet de papier revit mille vies
dans la mimesis revisitée de son
attachant récit. Sa forme désirable hante l’espace des vastes jardins de nos
voyages intérieurs. Avatar inattendu, secrètement adopté, de nos rencontres
virtuelles, mû en forme spectrale des esprits réunis, il anime désormais – et
pour longtemps – le Cercle des lecteurs invisibles.
PALIMPSESTE
Le poète
troubadour s’avance sur la scène en chansonnier irrévérencieux, prêt à jeter
son texte au-devant d’un public qu’il pressent réceptif, acquis. S’il croit à
sa bonne étoile, c’est qu’il n’est pas seul : dans l’ombre de l’artiste se
glisse l’immense famille des chantres artisans et familiers de la langue, ses
compagnons multi- centenaires. Ceux qu’il entretient dans son cœur depuis la belle lurette de ses propres lectures
et de ses balades de jeunesse aux Puces. L’homme érudit, lecteur boulimique,
sait d’expérience que l’on peut se laisser transporter par la magie d’un texte.
Le passeur est prêt à porter la parole de tous ses confrères en poésie. A
partager comme du bon pain les valeurs chaleureuses de la camaraderie et de l’émotion
partagée.
En messager
averti, l’homme évoque le temps où les amoureux savaient s’évertuer à échanger
des tirades amoureuses qu’ils puisaient allègrement dans les trésors de la
langue. On osait alors faire bon usage des poètes et s’envoler vers cette
sublime liberté des gueux qu’ils célébraient avec ferveur. A la suite de
l’artisan assidu, le chansonnier a décliné ses gammes parmi les trésors déposés
au cœur de notre verbe écrit. Et en a retiré des pépites d’invention où
traînent dans un subtil mélange plaisanteries de potache, compliments à la
Belle et chansons de corps de garde. Comme un écho universel se diffracte en
mille éclats de voix.
Associant
son et sens dans un même bouquet délicat, l’artisan bateleur se fait fort de
recourir à la citation puisée au patrimoine littéraire. Il n’a pas son pareil
pour élire la couleur sonore propre à développer son récit, à l’insérer au cœur
d’une petite musique qui saura le faire chanter
juste. Son texte pulse au gré du rythme obsédant, de la ritournelle malicieuse
propres aux chansons populaires. Irrévérencieux dans l’attitude comme dans la
parole, le sculpteur de mots lève avec légèreté tabous du corps et interdits sociaux,
élimant avec naturel la glaise de nos rituels et de nos compromis.
La censure a
depuis longtemps déclaré son cas intraitable, tant elle se sait impuissante à
narguer l’universel. Que dire lorsque le bon peuple des rieurs moque sa propre
mort en se tapant les cuisses ? Que l’on célèbre entre amis la musique,
l’ivresse et les plaisirs de la vie ? Lorsque, chevauchant gaillardement
les passerelles de sens entre les siècles, un ménestrel hors d’âge se mue en
chantre des valeurs les plus simples, en passeur de la tradition, garante de
nos mémoires intimes ? La force du poème est d’offrir un espace pour dire
ici ce que l’on n’ose exprimer nulle part. Le poème, lieu unique ouvert à tous.
Arborant
guitare et pipe, le menuisier des mots creuse la sémiologie puissante du bois
avec une spontanéité toute enfantine. La figure de l’arbre enracine en lui tous
les espaces qui fondent la nostalgie de nos origines : paysages de
campagnes et places de villages esquissent en quelques mots un inconscient collectif
qui ne demandait qu’à renaître.
La poésie
chante quelque part en nous un théâtre collectif où les mots font résonner nos
récits de vie, les célébrant d’un langage dont nous aimons partager les traces.
Exhausteur de mots et d’émotions, arpenteur des chemins de traverse, le poète
est son interprète choyé.
Bonhomme, le chansonnier chante le
monde. Le monde de tout le monde
DIVINS EGO Dieu a le dos large. Et, sans attente aucune, une
multitude d’affidés prêts à célébrer les plus récentes et sanguinolentes
versions de Lui-même. L’élection soigneuse, têtue, de boucs émissaires sans
cesse remis au goût du jour Lui assure une promotion permanente dont il se
passerait bien. Mais les divins prétextes ne manqueront jamais. Tapis dans
l’ombre du dieu alibi, les ego
paranos aiguisent leurs crocs. Prêts à mordre la concurrence.
Conflits et
règlement de comptes vieux comme le monde virent aux surenchères dignes d’une
salle des ventes. Les infidèles – à
quoi, à qui, grands dieux ? – n’ont qu’à bien se tenir ! Qui châtiera
le mieux aimera le plus. Les saints sbires sont toujours prêts à jouer les
pères fouettards au nom de leur divinité préférée. Car Dieu est grand et hors
de Lui point de salut, le texte est connu mais on fait mine d’en renouveler la
musique pour conjurer le doute et entretenir une foi aux allures de roc
branlant. Mille petits barbus agités affichent une filiation incontestable avec
leur grand Inspirateur : Dieu est
Dieu ! Nom de Dieu !...Ils
secouent leurs têtes effarées, vides hélas comme des calebasses…
Sous la
fraîcheur bienvenue des chapelles dort l’impatience millénaire des ego frustrés. Derrière les œuvres
concoctées pour son divin prestige, couvent l’arrogance des culs bénis et la
ferveur butée des soldats de la foi. Toujours prêtes à refaire surface, voilà
les antiques chamailleries de famille pour savoir qui est le plus digne de
porter l’héritage. Aucun slogan n’est trop fort pour désigner le mécréant à la vindicte. Tout est prêt
pour les grandes manœuvres purificatrices. Gare aux naïfs en panne de sainteté
proclamée : le Ciel pourrait leur tomber sur la tête plus tôt qu’ils ne
pensent !
Car aux yeux
de ces gens-là, toute indépendance d’esprit est immédiatement suspecte. Toute
liberté vaut déviance, et toute déviance entraîne méfiance.Suspicion et sourd désir de châtiment. Ces
bienheureux pères la vertu ne savent
répondre à leur peur de l’absurde que par un zèle féroce. S’ils ne présentaient
pas toutes les apparences de la folie, on finirait par les prendre pour autant
de répliques de Dieu le père soi-même. Qu’ils ne nous en veuillent pas de
préférer l’original, quel qu’il soit. Ces clones barbus et braillards miment
l’imposture agressive des pilosités guerrières. Au grand dam du Prophète et de
Dieu, qui se désespèrent en comptant les points. Oui c’est dur d’être aimé par
des c… !!
Pour ces
jusqu’au-boutistes du dégoût de soi, la victimisation est une seconde nature.
Il y jouent hardiment la farce des mauvais garçons pris en flagrant délit de
haine gratuite pour des corps – les leurs comme ceux des autres – qui ne sont
que costumes à leurs yeux. Enveloppes vides. Ils savent assassiner le monde en
eux.
Ils ne
brûlent que de se rendre célèbres pour redorer une estime de soi qu’ils se sont
eux-mêmes acharnés à détruire. Ils pérorent comme des perroquets complaisants
au chevet de leurs misérables ego mis
à mal. Adeptes d’un suicide collectif, si possible, – pourquoi mourir seul sans
en faire profiter les camarades ?! – les voilà lancés dans des diatribes
incompréhensibles, des harangues obscures auxquelles ils s’efforcent de faire
droit, tant bien que mal.
Plongés au
cœur de la malédiction mimétique, les voilà prêts à sacrifier père et mère au
nom de slogans brouillons, incompréhensibles, qu’ils beuglent sans en saisir la
portée. On ne pense pas, on suit. On ne nomme plus, on profère. On ne prie
plus, on éructe. On ne juge pas, on exécute. Au diable le pourquoi des choses : une transe collective s’est emparée
d’eux et ne les lâchera plus. Les voilà emballés dans le cirque collectif des
illusions perdues. Un double, qu’ils veulent croire plus vertueux qu’eux-mêmes,
les a dévorés de l’intérieur, ne leur laissant que la peau et les os. Vidés de
toute substance intelligente au profit d’un ego
tortionnaire, les voilà contraints de mimer les terroristes bigots de service.
Dieu, quant à lui, sceptique comme pas deux, s’est mis depuis longtemps aux
abonnés absents.
Le vieux
cirque ambulant des pathologies identitaires mène grand train. Et joue son
éternel retour. Au même et au pire.
RETOUR DU PHILOSOPHE
Plusieurs décades et quelques années plus tard,
parvenu au bout d’un certain chemin, l’homme se retourne, habité par
l’impression curieuse de ne plus être le même. Il se sent plein et pourtant
vide, las et encore avide, sans illusion mais toujours résolu. Car il sait
maintenant qu’il est né deux fois. Une première, très ancienne, à la nature
biologique qu’il reconnaît comme sienne, qui fait son identité physique et sociale.
Une seconde, originelle et intemporelle, à sa conscience. Cette re-naissance lui permet de tourner
aujourd’hui son regard en direction d’un monde des idées qu’il a mis toute une
vie à apprivoiser. Une vie de l’esprit nourrie par les expériences qui ont
jalonné son parcours.
L’homme
formé connaît de l’intérieur les obstacles à la vie bonne. Préjugés de toutes
sorte, idées reçues, soumission à l’autorité, au pouvoir de la rumeur commune.
Risques de tromperie permanente par les apparences sensibles. Le
conditionnement des esprits pèse d’un poids permanent sur la légèreté d’origine
des âmes. Jusqu’au déni de réalité opposé par les habitants de la caverne,
anesthésiés dans un confort aux invisibles conséquences. Souvent l’humain
s’aveugle.
Il y a bien
longtemps, nous assure le philosophe, nos âmes auraient contemplé le monde des
idées. Mais qu’est devenu ce monde idéal
célébré par les origines de la philosophie ? Un monde en comparaison
duquel notre univers réel peut nous apparaître souvent comme une mauvaise
doublure, une bien pâle copie. A ce paysage idéal qu’il vante en connaisseur,
le Sage oppose le sombre décor d’une caverne où des hommes enchaînés,
immobilisés, n’ont accès qu’à leurs ombres, aux silhouettes floues et aux échos
d’un monde qu’ils ne peuvent connaître : une manière de carnaval où
s’agitent des fantômes aveuglés. Pertinente allégorie de la connaissance.
Si le monde
sensible est la prison de l’âme suggérée par le philosophe, ce dernier nous
appelle à notre propre dépassement dans un chemin de réflexion qui lui est
familier : il l’a arpenté lui-même au cours d’une longue et lente
initiation conduite à travers l’âge mûr. Il lui reste maintenant à redescendre
au fond de la caverne pour partager et témoigner. Lui le nanti, le privilégié,
s’est donné un devoir de responsabilité publique vis-à-vis de ses semblables.
Entre culture et jugement pointent l’esprit critique, la capacité au dialogue.
Et la noble exigence de partage au cœur de la cité.
Comment
s’extraire du carnaval des mimes – ne serait-ce que pour en apprécier les
nuances – sinon en amorçant une trajectoire alternative, grâce à l’éclairage
d’un sens neuf ? S’élever hors du champ ordinaire pour trouver l’élan qui
élève au-dessus des contingences qui plombent, étouffent, endorment ? Aux
effets de réel et aux habitudes établies, le Sage oppose l’acquis vital de sa
formation intellectuelle : le geste premier de penser le monde. A lui d’en assurer la transmission patiente aux
habitants de la caverne.
Au pays des
âmes en peine, le philosophe est de retour.
Haut les cœurs et bas les masques ! La
reconnaissance documentée de nos chers doubles prend fin sur un air lancinant,
une litanie familière. L’impression demeure que ces multiples peaux se sont un
instant évanouies, découvrant un original délivré de ses oripeaux. Une identité
nue, enfin apaisée de se redécouvrir elle-même. Comme une idée neuve à
explorer. Avant qu’elle soit remodelée
par d’autresmasques, inévitables, prêts
à la recouvrir.
Que
reste-t-il quand on fait comme si rien ne s’était passé, comme aux premiers
jours du monde ? Quelle impression l’emporte ? Quels interstices
entre le tragique du pire organisé par le théâtre des Anciens et l’emprise du
dérisoire chantée par les Modernes ? La vie répond qu’elle mérite
simplement d’être vécue. Qu’elle se veut à la fois insignifiante et digne de notre intérêt, comme une
pièce de Tchékhov qui se jouerait sur un air de Schubert.
On ne vit
toujours qu’une première fois, comme un brouillon perpétuel de sa propre
existence. A défaut de se raconter des
histoires, le défi nous appartient de faire de notre histoire – ce cours d’âge unique – laplus belle œuvre possible. Tout en sachant et
acceptant qu’elle n’aura qu’un temps. Il nous reste cet entre-deux neutre, d’un
gris acceptable : celui exprimé par la sagesse modérée de Montaigne ou la
forme de consentement de Camus : le monde n’est là pour personne et il
nous reste à porter notre lucidité jusqu’au bout. Vivons les pieds sur terre, compagnons !
Au sortir du
carnaval mimétique, nous gardons la trace de nos masques comme de multiples greffes
de visage successives. On a vu la peau de chaque facies s’épanouir, réanimée par les regards qui se posaient sur lui,
dans un flot de rires, de cris et d’étreintes. Autant que de rejets, de
reproches, de critiques. L’illusion scénique a pu se muer en vérité passagère,
le temps de la pièce : chacun a joué à être
pris pourun autre, dans une
ronde où les costumes de théâtre valsaient devant nos imaginaires médusés et
joyeux.
Suspendre,
la durée d’une réflexion, le jeu permanent des masques, la répétition parfois
ironique de leur manège, c’est se donner l’occasion de décrypter l’être
étonnant qui dépasse infiniment ce qu’il a vécu, ce qu’on voit de lui, ce que
le monde a fait de lui. Reconnaître enfin cette part invisible de nous-même qui
nous fonde et à laquelle nous ne renoncerions jamais sans doute tant elle nous
est chère. Celle qui nous permet, au-delà de toute tendance à épouser des
modèles, de penser le cosmos tel qu’il se présente et s’impose à nous :
d’une présence non négociable. Et si l’univers n’est pas là pour nous, un
corollaire se déduit naturellement : nous ne sommes pas là non plus pour
le satisfaire, mais pour inventer les formes les plus larges, les plus libres,
de notre être au monde.
Autour de
nous, quelque part dans la conscience universelle, se font écho les Voyageurs de l’esprit : poètes,
romanciers, philosophes, artistes nous murmurent les échos troublants de nos
origines, celles qui renvoient à notre formation intellectuelle et sensible.
Par quel miracle renouvelé parviennent-ils à peupler nos idées, nos images,
d’une densité, d’une texture issues de la terre, de l’eau, de l’air ? Sans
doute nous confient-ils qu’il existe deux temporalités en nous, où chaque
instant est lourd de ce qui précède. L’une signe notre appartenance au rythme
terrestre, social. L’autre nous révèle à une intimité qui nous fonde car elle
nous parle de nous-mêmes. Et il arrive que souvent la première recouvre, plus
ou moins lourdement, la seconde. Au point de risquer l’étouffer.
A nous de
retrouver, dans le fatras des appartenances les plus diverses, le noyau qui
nous constitue : part d’enfance, d’apprentissage, de culture… tout ce qui
fait notre flux de conscience personnel. Et de ne pas être dupe des multiples
costumes que la vie ne peut manquer de nous faire endosser, tant bien que mal.
A la manière
de l’enfant Sartre des Mots,
s’efforçant de ne pas ignorer sa double
imposture : « Je feignais d’être un acteur feignant d’être un
héros. » Le même devenu adulte concluant, en réponse à la question
« Que reste-t-il ? » : « Tout un homme, fait de tous
les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » A SUIVRE...
Nouveau livre paru le 27 octobre 2021
DEFENSE et USAGE de la FRANCOPHONIE par la lecture et l’écriture !
Avec « Eclats de rire », je signe son douzième projet d’écriture. Mon intention ? Faire vivre et partager dans toute sa diversité notre langue française de plus en plus cernée par un globish anglo-saxon colonisateur et délétère. Il y va de notre culture comme de notre identité !
LIGNES d'ERRE
La FORCE de l'INTUITION
LIVRE 11 paru en DEC 2020
Laisser la pensée errer : une rareté qui confine au luxe d’une temporalité désormais perdue ? Qu’est-ce que sentir, apprendre ? Rêver ? Quels liens entre qui je suis et ce que je sais ? Comment la reconnaissance peut-elle faire échec au spectre toxique du ressentiment qui agite notre village global contemporain ? Qu’est-ce qu’un réseau citoyen de savoirs partagés ? Comment le partage magique de l’art peut-il transformer notre école en micro-société bienveillante, fondée sur des rapports de confiance et de coopération ? Comment chacun.e de nous se révèle-t-il via ses œuvres singulières ? Autant de questions originelles propres à enrichir et déployer nos identités personnelles et collectives. Au bénéfice d'un lien social à raviver.
Que signifie « penser » ? Enigme non levée ! Sauf à (se) révéler, via la trace et l’entrelacs, le noble étonnement né de notre autonomie et de notre dignité. Cette question en voile une autre, connexe, touchant à l’esquisse d’une vérité sacrée, qui nous dépasse : « Qu’est-ce qu’être humain ? » Et, pour éclairer nos chemins, ce viatique puissant : la poésie de l’intuition.
A VOIR SUR : edition999.info/LIGNES-d-ERRE.html
ESPRITS NOMADES
EXILS A L'OEUVRE (TEMOIGNAGE)
LIVRE 10 (paru en AVRIL 2020)
Quelle alchimie peut survenir de la rencontre improbable entre émigrés précaires et sédentaires assumés ? Ancestraux, mouvements de migration et gestes d’accueil appartiennent au cours normal de l’histoire. Leur brutale résurgence pose à nos sociétés consuméristes, hyper connectées, la question lancinante du socle des valeurs à sauvegarder.
L’expérience partagée ici, au plus près du quotidien de nos territoires, témoigne d’un échange et d’un enrichissement possibles entre des migrants contraints à la fuite et les exilés de l’intérieur que nous sommes tous à des degrés divers. Elle débouche sur l’opportunité de faire œuvre ensemble autour d’une quête et d'une estime de soi qui nous transcende. Elle nous parle de l’exil comme d’un lieu de révélation possible de cette création. Celle d’une reconnaissance mutuelle s’incarnant dans un récit commun porteur de sens.
« Un homme ça s’empêche » écrit Camus en un mantra moral sidérant. « Mon cirque est dans le ciel » clame en écho Chagall dans une vision rêvée aux parfums d’enfance. Reliant ces deux fils à son propre récit de vie, un certain Candide tente de ranimer les feux puissants des Lumières. Entre son Qui suis-je et son Que sais-je, le fils de Voltaire nous livre sa parole en mutation. De l’espace sonore avorté à celui, médité, de la feuille blanche, le geste et l’esprit rejouent leur duo idéal, nous proposant une belle leçon de vie : l’émancipation par la connaissance et l’acte d’écriture.
" LE CARNAVAL DES MIMES ", Dans l'oeil du désir mimétique
Quels liens tisser entre les attitudes du souffleur sur verre au travail, les lubies du collectionneur passionné, un orchestre d’enfants jouant sur des instruments fictifs et… une bonne tête d’équidé placide ? Quels rapports imaginer entre les arabesques d’un corps dans l’espace, les gestes de pudeur d’une femme voilée et les formes palpitantes d’une nature morte ?Quelles affinités pour figurer les feintes du poulpe mimétique, les facéties chimiques d’une comète et la fascination exercée par nos écrans connectés ?
L’imitation inconsciente d’un désir secret nous balade entre fusion et conformisme, désignant à notre insu des modèles à contrefaire. Partout et de tous temps la mimétique est à l’oeuvre. Le monde est un théâtre d’ombres où chacun consent à délaisser un original unique pour des doublures fictives. Un Carnaval des Mimes s’agite sur fond de caverne sociale. Pour le meilleur et pour le pire. Entre fiction et essai, ces courts récits de vie témoignent d’une observation réfléchie du phénomène et en présentent une vision émouvante aux colorations poétiques et philosophiques.
L'auteur inscrit son travail dans les traces de René Girard (" La Violence et le Sacré " - 1972).
Plongés dans le flux du vaste laboratoire lexical, nous assistons à l’éclosion des mots émergeant du bain révélateur de nos émotions. Dilatant nos paysages intérieurs, ils se font les témoins incarnés de nos étonnantes traversées de la nature à la culture. Origines et généalogies, formes et mythes, chroniques et métaphores, esthétique et philosophie trouvent leur port d’attache dans les dédales enivrants de la langue. Là où se révèle la part infrangible de nous-même.
Sous les fins mots, phénomènes et flux de pensée, dont les épures nous troublent, esquissent des récits mouvants, allégoriques. Ceux de nos mutations profondes, incessantes, célébrant la voie plus que la cible. Tous nos sens aux aguets, nous prolongeons l’éphémère des passages. Jusqu’à goûter l’onde qui se propage intérieurement. La vibration intime de nos émouvances.
PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée
PUBLICATION
" PHILOJAZZ ",mon 3ème livre, est paru le 1er décembre 2012.
" PHILOJAZZ ", une histoire passionnée du jazz écrite au rythme de la pensée philosophique, à travers l'écoute de 25 standards de la musique afro-américaine. Quand jazz et philosophie, passion et raison, nouveau et ancien monde, savent croiser des forces complices dans une démarche commune d'appréhension du monde...
"PHILOJAZZ" sur FRANCE-CULTURE
Au "Journal de la Philosophie" de François Noudelmann
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S'écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage... Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules - Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
En vad...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrouille
En vadrouille
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS
Dans le cadre de la BIENNALE " PHOTOFOLIES EN TOURAINE ", l'auteur expose à la Bibliothèque de Beaulieu lès Loches, sur le thème de la lumière.
Place à la lumière, matériau premier du peintre comme du photographe. Lumière-matière à modeler, sculpter, transformer. Sublime glaise dont chacun peut jouer à l'infini. De l'évidence scientifique à l'esthétique picturale, la lumière surgit, rayonne, diffuse, réfléchit, colore, voile révèle. Et quand elle s'absente sur la fine pointe de ses radiations, c'est en nous confiant le vestige d'une réalité au creux même de la pensée. Convertie en essence philosophique, sa clarté en vient à célébrer la joie mobile de l'esprit. Irait-elle jusqu'à nous livrer la clé des songes ?... Fiat lux ! ... Que la lumière soit !...
ARAGON / FERRE
Je chante pour passer le temps Petit qu'il me reste de vivre Comme on dessine sur le givre Comme on se fait le coeur content A lancer cailloux sur l'étang Je chante pour passer le temps
J'ai vécu le jour des merveilles Vous et moi souvenez-vous-en Et j'ai franchi le mur des ans Des miracles plein les oreilles Notre univers n'est plus pareil J'ai vécu le jour des merveilles
Allons que ces doigts se dénouent Comme le front d'avec la gloire Nos yeux furent premiers à voir Les nuages plus bas que nous Et l'alouette à nos genoux Allons que ces doigts se dénouent
Nous avons fait des clairs de lune Pour nos palais et nos statues Qu'importe à présent qu'on nous tue Les nuits tomberont une à une La Chine s'est mise en Commune Nous avons fait des clairs de lune
Et j'en dirais et j'en dirais Tant fut cette vie aventure Où l'Homme a pris grandeur nature Sa voix par-dessus les forêts Les monts les mers et les secrets Et j'en dirais et j'en dirais
Oui pour passer le temps je chante Au violon s'use l'archet La pierre au jeu des ricochets Et que mon Amour est touchante Près de moi dans l'ombre penchante Oui pour passer le temps je chante
Je passe le temps en chantant Je chante pour passer le temps
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LAZULIE
CHAGALL (détail)
CHAGALL (détail)
PARIS PAR LA FENETRE
MARC CHAGALL 1913
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
MUSEE
MUSEE
MUSEE
MUSEE
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAU ICEBERG 1
VAISSEAU ICEBERG 2
VAISSEAU ICEBERG 3
VAISSEAU ICEBERG 4
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LE BATEAU IVRE
Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ...
... La tempête a béni mes éveils maritimes Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes Dix nuits sans regretter l'oeil niais des falots
... Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes Toute lune est atroce et tout soleil amer L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !...
Arthur RIMBAUD Poésies
ALBERT CAMUS "Noces à Tipasa"
Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.
L'hiver, le soir : alors, parfois, l'espace ressemble à une chambre boisée avec des rideaux bleus de plus en plus sombres où s'usent les derniers reflets du feu, puis la neige s'allume contre le mur telle une lampe froide
JACCOTTET "A la lumière d'hiver "
RENE CHAR
Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette langue inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence.
APOLLINAIRE " CHANSON DU MAL AIME "
Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir...
... Les dimanches s'y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise...
VERLAINE / BRASSENS
COLOMBINE
Léandre le sot Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson Cassandre sous son Capuce
Arlequin aussi Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous Ses yeux luisant sous Son masque
Do mi sol mi fa Tout ce monde va Rit chante Et danse devant Une frêle enfant Méchante
Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent leurs appas Et disent : " A bas les pattes ! "
L'implacable enfant Preste et relevant Ses jupes La rose au chapeau Conduit son troupeau De dupes
Charles BAUDELAIRE
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre Et mon sein où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière...
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
" UN BALCON EN FORET " Julien GRACQ
Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente Julien Gracq se fait pour nous guetteur muet des sylvestres solitudes. Le coeur de la forêt refuge et prison à la fois carrefour d'histoire à poésie de poésie à géographie. Gracq rêveur éveillé des toits et des belvédères agissant et se regardant agir dans l'épais silence des layons filant à travers bois vers le val de Meuse en contrebas. Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente où l'espace et le temps s'estompent infiniment lecture et art fusionnent étrangement ...
Paul ELUARD " L'Amour la poésie "
La terre est bleue comme une orange ...
Les guêpes fleurissent vert L'aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté
Les idées sont des succédanés des chagrins
Marcel Proust
Au coeur des paysages s'inscrit l'étoffe des rêves comme autant de pays sages arpentés sans trêve
La langue est la peinture de nos idées RIVAROL
La plupart des gens meurent sans avoir vécu. Heureusement, ils ne s'en aperçoivent pas.
IBSEN
BLOGS AMIS La Passée des Arts
Bleu de cobalt
L'Estro Armonico
Infime est la portion de vie que nous vivons SENEQUE
Une preuve du pire, c'est la foule SENEQUE
C'est quand il n'y pas grand'monde qu'il y a grand'chose PREVERT
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil
René CHAR
L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps
MACHIAVEL
On ne retrouve jamais le commencement du commencement, mais toujours l'aurore d'une vie nouvelle JANKELEVITCH
BHAGAVAD GHÎTÂ
En haut, ses racines, en bas, ses branches, tel est l'arbre cosmique immuable. Les hymnes en sont les branches. Qui le connaît connaît la connaissance.
Krishna
RIMBAUD Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume, Leurs culs en rond [,] À genoux, cinq petits, — misère ! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond [.] Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l'enfourne Dans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air. Ils sont blottis, pas un ne bouge, Au souffle du soupirail rouge, Chaud comme un sein. Quand, pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche, On sort le pain, Quand, sur les poutres enfumées, Chantent les croûtes parfumées, Et les grillons, Quand ce trou chaud souffle la vie Ils ont leur âme si ravie, Sous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre, Qu'ils sont là, tous, Collant leurs petits museaux roses Au grillage, grognant des choses Entre les trous, Tout bêtes, faisant leurs prières, Et repliés vers ces lumières Du ciel rouvert, Si fort, qu'ils crèvent leur culotte, Et que leur chemise tremblote Au vent d'hiver.
APPRENDRE ?... UNE ALCHIMIE
Le sage montre la lune, le sot vise le doigt. La scène a valeur de fable. Déjouons-la pour mieux la rejouer. Voici que le sot présumé glisse son regard vers la face joviale de l’astre… jusqu’à le plonger sur son versant caché. Dans le secret gardé des choses, ce lieu de la conscience né de l’épaisseur de qui nous sommes. Notre apprenti – ce frère universel en puissance – se fait soudain plus sage que… le sage lui-même. La leçon a valeur de tremplin. Par où diable est-il passé ? Quels subtils chemins de traverse a-t-il arpentés ? Son parcours tient du labyrinthe mêlé, complexe, d’une gestation aux ressorts intimes dont lui seul détient les clés. L’instant d’apprendre ?... Il le nourrit d’abord d’un souffle alterné, au rythme d’un échange gazeux. Son corps et tous ses sens émergent, vestiges en nous de l’animal qui s’apprête à bondir. Sa tête aussi, sentinelle aux aguets comme un cœur qui bat. Et l’esquisse d’un geste d’attention, l’adresse d’un silence, d’une promesse de soin faite à l’objet d’apprentissage. La connaissance n’en finit pas de s’amorcer dans l’attente de son plaisir différé. Muette et patiente épiphanie. Surprise d’une promesse neuve comme un phénix. Elle n’oublie pas qu’elle est naissance toujours revisitée. Co-naissance, re-connaissance. Rappel bienvenu d’un état croisé dans une autre vie ? Savoir inscrit, toujours remémoré ? L’objet se tient là, le futur sage se sent prêt. Tout en lui vise, pointe, prévoit, anticipe. Gourmande à l’avance. Présent à soi, il sent qu’il entre en état d’initiation, en accès à cette part de lui qui sait… qu’il ne sait pas encore. Attente pleine, concentration… Et bascule. Le cœur du geste d’apprentissage advient telle une évidence longtemps retenue, contenue. A l’image d’un désir qui migre, l’instant survient où tout s’éclaire, l’espace d’un frisson qui entre en résonance avec son objet, le comprend, l’appréhende, le saisit dans sa singularité touchante. Via l’émotion, le corps et le mental réunis. Passage entre frôlement et impulsion. Force de l’évidence. Vertige provoqué et relâchement des sens. Ajustement des liens.
L’après s’annonce déjà, comme l’éclaircie suit l’ondée féconde, l’averse gonflée de ressources. En nous guette encore la vigie grisée d’une veille attentive. Avant que n’advienne le sursis né d’un trop plein de tension. Escale bienvenue que ce moment où le créateur suspend l’œuvre parvenue à son apogée. Le climax d’une attente dès lors comblée, assouvie. L’euphorie pleine des promesses du travail accompli habite l’élève, désormais initié. Tel un vin nouveau, le savoir du jour est arrivé. Rien ne sera plus comme avant. Notre tronc toujours en croissance vient s’enrichir d’une strate fraîche qui fait lien vers la totalité de l’arbre – multiples rhizomes – que nous formions déjà. Somme d’instants anciens, familiers, prêts à se réactiver à tout moment. Gisement de ressources liées à notre récit personnel, unique en son genre, inscrit dans ce que nous ne cessons d’être. Une continuité en mutation. L’apprentissage appelle la transmission, comme sous le matin qui blêmit la rosée s’attarde. Que faire d’un magot dormant ? D’un pactole froid ou d’un astre éteint ? Alors que le plaisir de savoir se dédouble, se redouble à l’infini d’un délice qui dure, s’étale, prend ses aises. La connaissance nous a transformés. Et voici que l’élève appliqué mute en professeur curieux. L’acte d’apprendre vient de trouver sa seconde vie : enseigner. Est-ce une autre histoire ? Ou la même qui lui ressemblerait comme une sœur ? De quel bois sommes-nous faits ? Notre personnalité se révèle ici en compagne accueillante qui sous-tend, anime et ravive nos apprentissages. Elle est ce lieu précieux d’une rencontre à explorer entre ce que je sais et qui je suis…