samedi 2 avril 2011

TINTIN AU PAYS DES PHILOSOPHES

Il est des héros mythiques dont l’éternelle présence et la référence toujours disponible nous remplissent d’une joie vraie, spontanée. «Tin-tin » : vocable simple et familier qui chante à nos oreilles comme un retour bienfaiteur aux origines ; lieu d’apaisement autant qu’exhausteur de rire.

Ce personnage de papier androgyne et sympathique, vecteur d’aventures aux parfums enfantins, semble porteur de neutralité, de transparence. Il est « l’enveloppe » de son lecteur et résonne comme un synonyme d’identification totale et de lecture palimpseste : on relit Tintin « ad libitum », de 7 à 77 ans, selon la formule bien connue.

Son créateur Hergé (pseudonyme pour « Rémy Georges ») a fait du « Secret de la Licorne » et du «Trésor de Rackham le Rouge », parmi 23 autres albums, de merveilleux exutoires aux rêveries enfantines. Récits elliptiques, textes ciselés, fameuse « ligne claire » des images : telle est la marque de fabrique de la fameuse BD belge.

Comme de bien entendu, les parents sont les grands absents de ces récits imagés qui insèrent des histoires dans l’histoire : gags burlesques des Dupond/t en jumeaux complices/ennemis, objets fétiches cachés-montrés, savoureux bestiaire enchanté (perroquets, lamas, requins …), répertoire ad libitum de jurons choisis comme autant de délicieux jeux verbaux. Tintin, «sur-enfant » faussement naïf, ouvre un accès naturel à l’impertinence, aux rêves, aux fantasmes. Bref au monde tel qu’il pourrait mieux aller.

En créateur malicieux, Hergé tient sans en avoir l’air le fil conducteur du psychanalyste. On verrait bien son héros en fils de Louis XIV comme lui-même se rêve en fils ...du Roi des Belges. A contrario, le chevalier De Haddoque, ancêtre du Capitaine, endosserait l’habit d’un fils - non reconnu celui-là - du grand Roi-Soleil. Toute généalogie suppose quelque secret de filiation bien caché, à l’image du trésor de Rackham le Rouge, enfoui dans les fondations du Château de Moulinsart. Et si le Chevalier De Haddoque revient hanter son irascible descendant, c’est qu’il y a toujours quelque chose à réparer du passé. La crypte du château pose la question du lieu caché des fondations, de même que le fond de la personnalité est porteur d’un secret enfoui dont tout bon fantôme est la figuration machiavélique.

Tintin, lui, en ado/adulte, se trouve libéré de tout lien généalogique. Le chien Milou est son miroir narcissique et sonne comme … le surnom du premier amour d’Hergé. Ainsi le couple Tintin/Milou se trouve-t-il le pendant idéalisé du couple séparé Hergé/Marie-Louise. Milou est le centre de l’affectivité de Tintin, sa dimension féminine en quelque sorte. D’ailleurs Tintin n’a-t-il pas le poil, attribut des « méchants », en horreur ?... Sauf à apprivoiser ces pilosités rébarbatives, il y a aussi un principe de rédemption par le poil, ou en dépit de lui. Sous le poil, l’humain peut toujours s’amender et devenir un gars… « au poil » ! Haddock en est l’exemple frappant (bien que demeure son penchant pour la bouteille !) Tintin / Hadddock / Tournesol : la « Sainte Trinité », elle, est intouchable.

Quant à la surdité tenace (pseudo ? à géométrie variable ?) de Tournesol, savant prototypique, elle lui permet de persister dans une curieuse obstination : se faire oublier, tout en répétant inlassablement quelques vérités imparables et donner à Hergé l’occasion de jouer avec l’originalité du récit.

Ironie et « gai savoir », fécondité dans la naïveté, le philosophe Michel Serres voit aussi une leçon de morale et d’histoire dans « Tintin ». Hergé est un autodidacte, un homme de curiosité. Son « Tintin » fait « marcher », fait penser les psychanalystes. Hergé s’imbibe de l’actualité de son temps, dans ses bons comme dans ses mauvais côtés, et la restitue d’une façon innocente et naïve dans ses albums. Le « Lotus bleu » prend place dans le contexte de la guerre sino-japonaise. « Objectif lune » annonce la période toute proche de la conquête spatiale et de l’inévitable espionnage industriel. L’album « Les sept boules de cristal » rappelle les excès coupables (et ici punis) des Occidentaux dans l’exploration des civilisations disparues.

Il n’est jusqu’aux animaux mis en scène qui n’annoncent des angoisses individuelles ou des travers de société. Ainsi, le perroquet, animal transmetteur de secrets, a la mémoire capricieuse. Il est l’oiseau de la répétition, de la duplication. Parole coupée, vidée de son sens, il est un peu l’animal-angoisse révélateur de nos incertitudes. C’est lui qui annonce en permanence l’irruption du parasite Séraphin Lampion, personnage fat, superficiel, auteur d’une famille nombreuse, envahissante, et de lieux communs persistants. A travers lui, Hergé annonce la société du spectacle en devenir (signe d’une démocratie duplicative), symbolisée dans la dernière scène du harcèlement médiatique prémonitoire… Scandale maximal : le Parc de Moulinsard transformé en immense kermesse populaire filmée en direct. De quoi faire se retourner le brave chevalier De Haddoque dans sa tombe !...

Hergé initiateur d’une BD porteuse d’une philosophie qui s’ignore ?... Sous la rêverie enfantine dort parfois une généalogie secrète.

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