dimanche 27 novembre 2016

 

 

 
 
 
 
 
 
 



                             
           LE CARNAVAL DES MIMES (6)


   Juste un frisson. Celui qui vous parcourt l’échine lorsque la sensation vous saisit soudain : une présence derrière la porte. Comme le sursaut d’une conscience qui vous soufflerait à l’oreille l’apparition d’une doublure fraternelle. Une rassurante copie de soi-même.
   L’imitation s’est longtemps voulue la reproduction fidèle du monde sensible et la finalité essentielle de l’art. Il ne s’agissait au fond que de copier d’aussi près que possible les apparences du monde visible. Intangible cliché ?

   Deux légendes antiques incarnent ce concept d’imitation né au cœur de la mimesis grecque. Pline l’Ancien narre le récit du peintre Zeuxis, capable de figurer des raisins avec tant de ressemblance que des oiseaux se mirent à les becqueter. Quant à Ovide, il raconte dans ses Métamorphoses comment le sculpteur Pygmalion, voué au célibat, tomba amoureux de la statue d’ivoire née de ses mains, qu’il nomma Galatée, et qu’une déesse rendit vivante selon ses vœux.

    Plus avant, au théâtre de sa Recherche, le jeune Marcel Proust mime ses adieux aux aubépines de Combray comme il le ferait à des jeunes filles en fleurs. De tout temps, sur les planches, la mélopée exprimée par une voix d’acteur déclarant et soupirant nous fait mimer intérieurement la modulation musicale d’un violoncelle : tension des muscles du diaphragme et comme l’écho d’une voix intérieure apte à faire vibrer en nous la corde de l’émotion. N’en va-t-il pas de même pour toute musique qui nous est chère ?
   De nos jours, saisie du réel et travail mimétique s’imbriquent avec un tel souci de réalisme que les images virtuelles qui en résultent se donnent à voir comme similaires à celles qui nous sont familières. Or leur  réalité  n’est bien souvent que le produit de notre désir. Au point que nous prenons pour vérité toute trace apparente du réel qui se donne. La réalité a rejoint la fiction. Ou l’inverse, comment savoir ?

   Alors, objets et clones d’objets : du pareil au même ? La simulation est venue se loger au cœur du contemporain. L’imaginaire, filtre posé sur le réel, a laissé place à la réalité comme source de fiction souvent plus forte que le réel lui-même. Jamais notre faculté de nous prendre au jeu du même et de l’identique n’a été autant stimulée. Jusqu’aux conflits modernes, enracinés dans des fureurs mimétiques où battent leur plein surenchères idéologiques et religieuses. Les martyrs en tout genre étalent un zèle suspect quant à leur objectif : rejoindre au plus tôt les prairies d’un Eternel hypothétique. Que n’y vont-ils seuls et sans fracas ?
   Plus mesuré, le poète propose un temps de réflexion préalable avant de passer à l’acte : mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente… Pourtant, modèles, séries, prototypes se pressent à l’appel, envahissent nos espaces communs – nos lieux communs ? – au point de coloniser les esprits. La fabrique mimétique tourne à plein régime, démultipliant l’ivresse des ego dans une obscénité irrépressible. Jusqu’aux clichés langagiers les plus éculés : ne lance-t-on pas à tout-va, dans l’espace social, des « bonne journée »… même en fin d’après-midi ? Langage avalé par une mécanique du vide, de l’insignifiant. Absurde collectivement consenti.

  Nous voilà campés dans la position de touristes volages devant l’univers simple et ordinaire des choses humaines. Il faut que la réalité ne nous oppose aucune résistance ! Quitte à outrepasser le fictif. Drôle de temps que celui qui se laisse porter par l’illusion d’une humanité en voie de duplication à l’infini. Dans l’ombre portée de nos silhouettes s’agitent de curieux doubles dansant une sarabande qui nous échappe. Nous voici mimant des rôles muets dont le sens demeure étranger à nos raisons en exil. L’ombre obsédante, le double maléfique se sont emparés de nos familiers séjours. A force de vouloir apprivoiser notre part obscure, celle-ci a subverti nos forces vives, phagocytant à notre insu notre vision du monde et jusqu’à nos désirs les plus profonds.

   Au carnaval des mimes, la réalité a détrôné la fiction.                



 
 
 
 
        ABSURDE


   Trente vies sauvées sur nos routes cet été, titrent fièrement les manchettes des journaux. Trente morts de moins ? Trente vies en plus ? Qui sont ces trente existences préservées ? Les heureux élus qui n’ont pas eu d’accident ? A-t-on réalisé un reportage pour les connaître, voir leurs photos ? On aimerait toucher les heureux visages de ces trente vies sauvées.
   Quand on sauve une vie, on veut connaître son histoire, c’est naturel. Mais ces trente vies sauvées n’existent pas ! Ce sont des fantômes, de purs produits du langage. Un simple jeu d’expression a fait passer des morts en moins pour des vivants en plus. C’est façon de parler, comme on dit. Par quelle vertu quasi-miraculeuse aurait-on le pouvoir de ressusciter des vies ?... L’absurde se cache derrière les mots et prend un malin plaisir à nous balader comme de grands benêts prêts à tout gober.


   Et l’on pourrait s’amuser à poursuivre ces curieux effets de logique langagière. Si 40% des accidents sont dûs à l’alcool, est-ce à dire que les 60% restants sont provoqués par la consommation d’eau ? Que penser lorsqu’un mort et plusieurs rebelles sont blessés en marge de violents affrontements ? Ou que la faim est au menu d’un sommet des Nations Unies ? L’absurde se niche dans toutes les failles ménagées au cœur du langage ! Pesons nos mots, camarades beaux parleurs !
   Et tournons sept fois notre langue… avant de retrouver – peut-être – un vrai sens aux paroles. Et même, ne conviendrait-il de s’imposer carrément une cure de silence ? Comme deux personnes se livrant aux joies de la communication en ascenseur… Souvent, l’exercice dure trop longtemps. Le gênant, l’embarrassant s’installent. L’un regarde par terre, l’autre les étages qui défilent. Un troisième cherche fébrilement ses clés ou tapote son téléphone. On attend. Pudiquement.
   Toute une série d’artifices permettent aux gens de ne pas communiquer. Au moins autant que ceux qui leur permettent d’énoncer des bêtises. Un ascenseur invisible n’en finit pas de parcourir et de mesurer l’espace entre le bas et le haut de la langue. L’absurde adore jouer sur la gamme infiniment extensible entre vide et trop plein.
   L’ascenseur de la communication est donc en panne. Jusqu’au moment où survient l’incident technique. Panne, obscurité brusque, irruption d’un quidam surgi d’on ne sait où… A cet instant, la glace se brise, l’éclaircie jette une lueur nouvelle sur les visages. La tension se dissipe soudain. Quelques mots échangés peuvent suffire. Hésitants, prononcés à mi-voix, mais justes, vrais. Sans risquer le ludique, cette fois : on a failli perdre un fil vital.
   Quand deux personnes pourraient avoir quelque chose à se dire, elles sont obligées de se taire… Est-ce absurde ? Nos deux passagers se sont trouvés contraints au mutisme pour n’avoir rien à se raconter. Mais le langage renaissant de ce silence entre eux y trouve du coup une force neuve. Comme une source oubliée qui rejaillirait après avoir été galvaudée dans un trop plein navrant. Parler simplement sans jamais simplifier outre mesure : n’y aurait-il pas là parade à l’extravagant toujours aux aguets ?
 


 




     LIBRE ECHANGE

 

    Piano, contrebasse. La petite musique se promène en boucle, revisitée jusqu’à l’incrustation en soi. Dans cet espace qui fait le lien entre nos états conscients, en surface, et la sphère de notre intimité, au fond. Lieu du dialogue, aussi, entre la mélodie légère égrenée par le piano et la voix grave émise par la basse.

   Le piano délivre un petit air vif, délicat, ailé. Gai sans excès, doux sans mièvrerie, optimiste sans candeur. Avant de ne plus se faire entendre que par intermittence, par petites touches, confiant le témoin à la contrebasse qui résonne dans les couches profondes. Mélodie claire, évidente, sur fond de rythme qui bat sourdement.

   La petite musique se fait l’écho d’une métaphore humaine à laquelle elle donne chair, tout en la dépassant. Les touches délicates du piano se détachent comme le ferait un découpage d’artiste dans la matière même du présent qui s’écoule : elles sont ce travail précis, nuancé, actif, que nous modelons, taillons, sculptons, à chaque instant de notre ligne de vie. Celui que notre conscience enregistre, valide, comme ce qui nous convient, ce qui nous correspond. Notre fil d’existence, en somme. Notre raison d’être au présent.

   Le rythme assourdi, vibrant, de la basse nous relie à ce qui nous fonde : le disque dur édifié patiemment depuis les origines. Celui auquel nous tenons par-dessus tout, car il nous fait ce que nous sommes.  Et sur lequel nous nous appuyons pour continuer d’écrire notre récit actuel. Il confirme en permanence qui nous sommes devenus jusqu’à ce moment de musique parfaite. Une forme de consistance intérieure, que nous tenons à défendre becs et ongles, que nous voulons stable, constante. Parfois jusqu’à l’excès propre à la passion, la démesure, l’aveuglement. A l’extrême difficulté à se laisser aller, à se laisser vivre.

   Il peut arriver que ce noyau intérieur se raidisse contre les – présumées ou réelles – agressions du monde extérieur. Les vibrations de la basse se font alors de plus en plus sourdes, parfois jusqu’à l’inaudible. Jusqu’à installer un silence aux allures de retour sur soi, de méditation active. Mais le curseur reste toujours à portée de main : à nous de faire jouer le piano ou vibrer la basse, tour à tour. De les placer en position de communiquer entre eux. Pour créer les conditions de cette libre conversation où chacun se retrouve avec lui-même. Thème, improvisation, chorus, et retour au thème… les variations de la mélodie épousent les évolutions subtiles de nos états de conscience. Pour un voyage dans l’espace de nos émotions.

   La musique court tel un furet, glisse, épouse la vague qu’elle crée, alterne les pianissimi et les pointes d’intensité. Et ce sont les mêmes vagues, les mêmes houles, et de semblables ascendances qui appellent au fond de nous cette transe passagère qui nous meut, nous étreint. Pour une détente et un apaisement que nous reconnaissons comme résonnant d’un écho similaire en nous. Bientôt, il nous semble que les choses se dédoublent, se volatilisent comme dans un monde devenu pluriel. L’univers se fait multivers. La musique se fond dans un éther aux allures de songe.

   La mélodie des origines se mue en parole légère, sensuelle, impressionniste. Les musiciens ont entamé un dialogue avec eux-mêmes. Leurs corps tendus – que notre imaginaire évoque en toile de fond de cette fugue aérienne – impulsent des ondes où nous devinons, rassurés, les traits familiers d’un monde qui se laisse apprivoiser.

   Et auquel nous avons envie de ressembler.

 
         
                                                       
                                  
 
 
 
      
    PALIMPSESTE
 
 
  Le poète troubadour s’avance sur la scène en chansonnier irrévérencieux, prêt à lancer son texte au-devant d’un public qu’il pressent réceptif, acquis. S’il croit à sa bonne étoile, c’est qu’il n’est pas seul : dans l’ombre de l’artiste se glisse l’immense famille des chantres artisans et familiers de la langue, ses compagnons multi- centenaires. Ceux qu’il entretient dans son cœur depuis la belle lurette de ses propres lectures et de ses balades de jeunesse aux Puces. L’homme érudit, lecteur boulimique, sait d’expérience que l’on peut se laisser transporter par la magie d’un texte. Le passeur est prêt à porter la parole de tous ses confrères en poésie. A partager comme du bon pain les valeurs chaleureuses de la camaraderie et de l’émotion partagées.
   En messager averti, l’homme évoque le temps où les amoureux savaient s’évertuer à échanger des tirades amoureuses qu’ils puisaient allègrement dans les trésors de la langue. On osait alors faire bon usage des poètes et s’envoler vers cette sublime liberté des gueux qu’ils célébraient avec ferveur. A la suite de l’artisan assidu, le chansonnier a décliné ses gammes parmi les trésors déposés au cœur de notre verbe écrit. Et en a retiré des pépites d’invention où traînent dans un subtil mélange plaisanteries de potache, compliments à la Belle et chansons de corps de garde. Comme un écho universel se diffracte en mille éclats de voix.
   Associant son et sens dans un même bouquet délicat, l’artisan bateleur se fait fort de recourir à la citation puisée au patrimoine littéraire. Il n’a pas son pareil pour élire la couleur sonore propre à développer son récit, à l’insérer au cœur d’une petite musique qui saura le faire chanter juste. Son texte pulse au gré du rythme obsédant, de la ritournelle malicieuse, propre aux chansons populaires. Irrévérencieux dans l’attitude comme dans la parole, le sculpteur de mots lève avec légèreté tabous du corps et interdits sociaux, élimant avec naturel la glaise de nos rituels et de nos compromis.
   La censure officielle a depuis longtemps déclaré son cas intraitable, tant elle se sait impuissante à narguer l’universel. Que dire lorsque le bon peuple des rieurs moque sa propre mort en se tapant les cuisses ? Que l’on célèbre entre amis la musique, l’ivresse et les plaisirs de la vie ? Lorsque, chevauchant gaillardement les passerelles de sens entre les siècles, un ménestrel hors d’âge se mue en chantre des valeurs les plus simples, en passeur de la tradition, garante de nos mémoires intimes ? La force du poème est d’offrir un espace pour dire ici ce que l’on n’ose exprimer nulle part. Le poème, lieu unique ouvert à tous.
   Arborant guitare et pipe, le menuisier des mots creuse la sémiologie puissante du bois avec une spontanéité toute enfantine. La figure de l’arbre enracine en lui tous les espaces qui fondent la nostalgie de nos origines : paysages de campagnes et places de villages esquissent en quelques mots un inconscient collectif qui ne demandait qu’à renaître.
   La poésie chante quelque part en nous un théâtre collectif où les mots font résonner nos récits de vie, les célébrant d’un langage dont nous aimons partager les traces. Exhausteur de mots et d’émotions, arpenteur des chemins de traverse, le poète est son interprète choyé.
   Bonhomme, le chansonnier chante le monde. Le joli monde de tout le monde.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
               
 
        CARICATURES

 
    Ils ont osé représenter, arborer la figure divine. Donner une face reconnaissable à la divinité. Dieu ou son prophète – peu importe son nom, sa dénomination – aurait donc une image présentable ? Une identité totémique ? La question est vieille comme l’Histoire. Aussi ancienne que la morale. Presque aussi antique que la collusion organisée entre éthique et religions. L’iconographie vient réveiller des pans de peurs enfouies au plus profond de nos consciences.

   Il arrive que les mots s’emparent du maquis des craintes, battent la chamade, filent en exil. Et joignent la force de leur sens à la puissance contemporaine, rabattue, des images. En plantant dans nos consciences sa vérité crue en forme de point d’interrogation,  l’exercice libre de la caricature force à s’interroger sur l’endroit précis où les esprits en sont de leur appréhension du monde.


   L’irrévérence masque le doute, force le sens, démonte les habitudes mises en place par les rites ancestraux, déconstruit nos vérités toutes faites. Pose questions. Quand la bouffonnerie épouse les traits d’un prophète ou d’un dieu – quels qu’ils soient – c’est le rapport à certaines valeurs qui est mis en jeu.


   Mais l’ironie est ainsi faite qu’elle ne devrait tromper personne sur ses propres intentions. Loin de travestir les vérités, elle met justement son point d’honneur à arracher les masques d’artifice apposés en couches successives par les censeurs de la liberté. Seuls peuvent se croire trompés les Béotiens ricanants qui veulent bien l’être. Aux innocents les mains vides…


   Les obscurantistes de tout poil se nourrissent des interdits violents de la censure radicale, comme nous de l’air ambiant. Comment pourraient-ils détecter l’oscillation fine qui fait vibrer l’humour, entre grotesque et transgressif, totem et raison, réalité et fiction ? L’ambiguïté – radicale, elle aussi – du rire nous conduit tout naturellement à la réflexion critique sur le monde et au deuxième degré inévitable qui niche au fond de toute chose.


   La collusion organisée entre réalité historique et œuvre de fiction peut virer à la collision pure et simple lorsque les esprits ne sont pas préparés. Le sens caché que creusent nos imaginaires à travers la réflexion critique et l’œuvre d’art ne devrait pourtant pas être réservé aux élites. A quand un vrai travail d’alphabétisation sur le statut fluctuant des vérités ordinaires ? 


   Le rire tue la peur et sans la peur il n’est pas de foi. Car sans la peur du diable, il n’y a pas besoin de Dieu, avoue – sans rire – le moine inquisiteur d’un roman de trame médiévale. Que rajouter aux accents délibérément primaires de la – fausse – naïveté qui voile et abuse les consciences, en toute perfidie ? Sinon que cette conception de l’Histoire n’appelle que des victimes pures, manipulées par des pouvoirs totalitaires, dans un présent éternel, sans épaisseur ni intention de progrès.


   Au creux de la moquerie niche ce petit air de dissonance qui nous permet à la fois de rire et de réfléchir, et où l’on peut déceler l’une des formes du savoir. D’un savoir qui fait passer des choses que l’on ne peut pas dire. La caricature est faite pour ne tromper personne, puisqu’elle se dénonce elle-même comme fiction. Jeu de parodie initié par ses auteurs.

 

  Contre les cagoulés pathétiques, l’humour, politesse de l’idéal. 
 
 
 



     RETOUR DU PHILOSOPHE
 

    Plusieurs décades et quelques années plus tard, parvenu au bout d’un certain chemin, l’homme se retourne, habité par l’impression curieuse de ne plus être le même. Il se sent plein et pourtant vide, las et encore avide, sans illusion mais toujours résolu. Car il sait maintenant qu’il est né deux fois. Une première, très ancienne, à la nature biologique qu’il reconnaît comme sienne, qui fait son identité physique et sociale. Une seconde, originelle et intemporelle, à sa conscience. Cette renaissance lui permet de tourner aujourd’hui son regard en direction d’un monde des idées qu’il a mis toute une vie à apprivoiser. Une vie de l’esprit nourrie par les expériences qui ont jalonné son parcours.
   L’homme formé connaît de l’intérieur les obstacles à la vie bonne. Préjugés de toutes sorte, idées reçues, soumission à l’autorité, au pouvoir de la rumeur commune. Risques de tromperie permanente au contact des apparences sensibles. Le conditionnement des esprits pèse d’un poids permanent sur la légèreté d’origine des âmes. Jusqu’au déni de réalité opposé par les habitants de la caverne, anesthésiés dans un confort aux invisibles conséquences. Souvent l’humain s’aveugle.

    Il y a bien longtemps, nous assure le philosophe, nos âmes auraient contemplé le monde des idées. Mais qu’est devenu ce monde idéal célébré par les origines de la philosophie ? Un monde en comparaison duquel notre univers réel peut nous apparaître souvent comme une mauvaise doublure, une bien pâle copie. A ce paysage idéal qu’il vante en connaisseur, le Sage oppose le sombre décor d’une caverne où des hommes enchaînés, immobilisés, n’ont accès qu’à leurs ombres, aux silhouettes floues et aux échos d’un monde qu’ils ne peuvent connaître : une manière de carnaval où s’agitent des fantômes aveuglés. Pertinente allégorie de la connaissance.

   Si le monde sensible est la prison de l’âme suggérée par le philosophe, ce dernier nous appelle à notre propre dépassement dans une voie de réflexion qui lui est familière : il l’a arpenté lui-même au cours d’une longue et lente initiation conduite à travers l’âge mûr. Il lui reste maintenant à redescendre au fond de la caverne pour partager et témoigner. Lui le nanti, le privilégié, s’est donné un devoir de responsabilité publique vis-à-vis de ses semblables. Entre culture et conscience pointent l’esprit critique, la capacité au dialogue. Et la noble exigence de partage au cœur de la cité.

   Comment s’extraire du carnaval des mimes – ne serait-ce que pour en apprécier les nuances – sinon en amorçant une trajectoire alternative, grâce à l’éclairage d’un sens neuf ? S’élever hors du champ ordinaire pour trouver l’élan qui élève au-dessus des contingences qui plombent, étouffent, endorment ? Aux effets de réel et aux habitudes établies, le Sage oppose l’acquis vital de sa formation intellectuelle : le geste premier de penser le monde sans a priori. A lui d’en assurer la transmission patiente aux habitants de la caverne.

   Au pays des âmes en peine, le philosophe est de retour.



 



       DECLINAISONS
 
 
 
  « Qu’est-ce qu’y veut ? Il a l’air chagrin ce matin ! » Le ton se veut banal, familier. Avec une pointe de badinage qui ne m’échappe pas.
   « Alors, y dit rien ? » Je me retourne aussitôt, saisi par une brutale sensation de transparence. Y a quelqu’un derrière moi, c’est sûr… Eh bien non ! Ce y / il, c’est bien moi. Comme je suis de bonne humeur, j’endosse tout de go cette drôle d’appellation et engage ma réponse – ma réaction plutôt – sur le même mode.
   « Y dit qu’y va pas mal. Y fait les courses et y voudrait… du café, du lait, du miel et de la verveine en sachet. » Pas de doute, pour lui j’en suis un autre, au moins sur le moment. Amusé, je décide de jouer le jeu. Je me dédouble, l’instant de ma réplique. Je me réplique donc. Mais bien décidé à prolonger l’étrange dialogue à ma façon.
   « Tu as tout ça en magasin, bien sûr ? » osè-je. Air interloqué du bonhomme. « Ah ! mais on ne me tutoie pas comme ça ! » rugit-il offensé. « Il est tombé sur la tête ! »
   Et j’enfonce le clou. Anecdotique : « Tu la connais celle du gars qui ne se déplace jamais sans sa doublure ? Empruntant une porte de sortie, il n’en finit pas de faire des manières avec son alter ego : Je vous en prie, après vous, je n’en ferai rien !...  A la fin de ce petit manège, il sort l’un derrière l’autre, les deux s’engouffrant en même temps par l’ouverture, saturant la porte de sa double corpulence ! »
   Rien de tel que la plaisanterie pour détendre l’atmosphère, c’est bien connu. Mon homme a visiblement compris le message. Au jeu du tout à l’ego, chacun est prêt à faire un pas vers l’autre. Je lui soumets alors la suite des déclinaisons possibles entre le je perso, le tu amical, le y impersonnel… et le courant se met à passer.
   Il me raconte, ému, l’histoire du chômeur qui marche dans la rue, le matin, avec son cartable tout neuf. Celui-ci semble partir au travail. Mais va traîner, en fait, toute la journée dans un quartier lointain, retardant le moment douloureux où s’avouer qu’il n’a rien à faire et que son beau cartable ne lui sert à rien. Et il ne revient chez lui que le soir, comme si de rien n’était, … « Que faire quand les doubles se font la paire ? » conclut, faussement badin, mon épicier du moment.
   Je lui confie en écho la métaphore bouddhiste : pour le Bouddha, le moi n’est que pure illusion, c’est juste un courant d’être. Plus de calculs pour mesurer l’embarras, le sentiment de gêne ou de ridicule, la culpabilité. Et autres délicatesses à vous pourrir la vie. Inutile de recalibrer en permanence son  hontomètre  pour exister la tête haute. Plus besoin de se regarder le nombril : il suffit de s’oublier et de jouir de l’écume qui reste en surface : une simple estime de soi en lieu et place d’un ego souvent invivable. Ce qui s’appelle gagner au change !
   « C’est sans doute cela, être l’ami de soi-même », conclut l’homme tout à fait rassuré. Cela me rappelle le mot d’un philosophe : « Je me suis perdu de vue : je me suis détesté, adoré, puis nous avons vieilli ensemble. »




                                                                  



          RESEAUX
 
 
   C’est un de ces matins où l’on aime se balader, l’air léger, le nez au vent, au cœur de sa cité familière. Dans les rues encore assoupies où émergent de la torpeur nocturne cent points de repère que la routine nous chuchote aux yeux. On voit sans regarder. Du moins pas encore.
   Quoi de neuf là où l’on est déjà venu cent fois ? Un passant demande sa route, un étranger visiblement. Avec lui, on s’arrête devant un plan affiché. « Vous êtes ici… », semble souffler la ville endormie en arborant une belle flèche rouge sur son portrait-robot légendé. Le natif oriente aussitôt sa boussole intérieure qui lui indique les quatre points cardinaux. Géographie interne confirmée par la position de l’astre du jour levant paresseusement ses rayons, là-bas, vers l’est.
   Quelle durée pour mon trajet ? insiste le passant. En bas à droite du plan, l’échelle – au 1/200è – permet une rapide estimation de la distance réelle à parcourir. Une simple barre de fraction, la même croisée hier en cuisinant ce délicieux fondant au chocolat et ses proportions pour huit personnes. Partage, division. Division, centièmes. Numération décimale et morcellement sans fin de l’unité… jusqu’à l’évocation des milliards d’éléments composant notre ADN ! Plongée dans le microcosme et vertige garanti.
   Ravis de reprendre notre marche, un petit air nous trotte dans la tête, bref jingle entendu ce matin à la radio. Six notes qui évoquent aussitôt une courbe mathématique figurant les graves et les aigus, à relier comme sur les degrés d’une partition musicale. Aux murs du carrefour, une affiche publicitaire étale ses slogans, arguments bien frappés illustrant une image suggestive à laquelle il est bien difficile d’échapper. Un petit exercice de lecture s’enclenche dans la tête : eh oui ! l’image aussi se lit, avec ses codes bien précis, sa grammaire, qu’il vaut mieux savoir interpréter de facto si l’on ne veut pas succomber à tous les coins de rue !
   L’image fixe en appelle d’autres, animées en récit. Celles de la séance de cinéma, la veille au soir. Appel à la mémoire émotionnelle, affective, qui remue en nous sur le moment et longtemps après. Constat d’émotions que nous sommes plus ou moins capables d’exprimer. L’intimité et la pudeur ne sont jamais loin. La gamme des sentiments – tons et demi-tons – rappelle le nuancier d’un peintre apprêtant ses couleurs sur la palette.
   Réactivant sans cesse notre mémoire interne des lieux que nous chargeons de nos vécus précédents, nous voici partis pour une exploration des dédales littéraires produits par nos lectures – récentes ou antérieures. Amis intimes, les livres ont ce pouvoir de ranimer des impressions inscrites au cœur. Et d’édifier en nous une mémoire personnelle qui s’inscrit progressivement au creux de la conscience sociale : la culture nous rend meilleurs, capables de compassion, de solidarité. De projets et d’actes communs. Voici que notre récit individuel s’ouvre sur plus grand que nous : l’histoire sociale, élément vivant de la vaste Histoire du monde. Accès à l’esprit public.
   La balade matinale, anodine, a accouché d’une réflexion qui la dépasse, l’outrepasse. A l’image de notre cerveau, agité de mille connexions mouvantes, notre compréhension navigue d’un objet d’attention, d’une impulsion d’étude à l’autre. Elle procède à sauts et à gambades, comme le philosophe se plaît à le décrire. Et c’est ainsi qu’elle se sent bien, allant librement son chemin, renouant des liens entre les choses, les situations, les personnes. C’est dans ces liaisons intelligentes, fructueuses que nous apprenons sans doute le plus aisément. Lorsque nous nous murmurons à nous-mêmes : C’est comme… Cela me rappelle… Lorsque l’expérience s’adresse à notre théâtre intime, quel encouragement de se sentir soudain en terrain familier !
   Le logos en marche, en réseau, possède la puissance de l’écho et la souplesse de l’élastique. Comme la marche nous propulse grâce à notre plastique corporelle, la chaîne des savoirs n’en finit pas de développer ses synapses tout au long des neurones en mouvement…
   Nous sommes embarqués.

          
 
 
 
 
 
                  NOSTALGIE

 

   L’aventurier au long cours revient chez lui après une décennie de guerres, de galères et de victoires, petites et grandes. Son regard s’est souvent posé sur l’horizon durant toutes ces années, interrogeant un avenir incertain. Combien de fois ses pensées se sont-elles portées vers sa famille perdue, sa patrie oubliée !

   Soulagement. Il peut enfin poser son sac, retrouver sa femme, son fils, ses amis, tous ses repères oubliés. « Maintenant nous allons revivre ! », pense très fort l’ex-baroudeur.

   Rien n’est moins sûr. Une fois qu’il a retrouvé les siens, ses petites affaires, ses chères habitudes, l’homme prend conscience qu’il a vieilli. Un paquet d’années de plus lui pèse sur les épaules. L’image que lui renvoie le miroir est celle d’un homme fatigué, usé. Il s’ennuie, quoi ! Et n’y peut rien changer.

   La nostalgie s’est emparée de lui. A l’image de ce mal des montagnes qui frappait les mercenaires suisses des armées de Louis XIV lorsque parvenait à leurs oreilles le timbre familier des clarines de leurs alpages bien-aimés. Ce mal qui ne dit pas son nom, c’est la douleur sourde, lancinante, du retour. Une douleur qui s’amorce déjà dans le désir de retrouver les lieux que l’on a quittés. Manque, désir et regret dansent alors une sarabande troublante qui nous laisse paralysés.

   Mais le mal du retour, c’est aussi de constater que les choses ont changé et que les lieux ne sont plus ceux dont on avait le regret. Aucune réalité n’est plus à la hauteur du rêve ou du souvenir qui nous habitait. On se sent trompé sur la marchandise. Aussi la nostalgie a-t-elle toujours un coup d’avance. On ne peut en guérir… à moins de repartir !

   Et d’ailleurs, ce bon vieux temps que l’on pleure, était-il aussi beau dans la réalité que la trace qu’il a laissée dans notre mémoire ? On oublie parfois les coups durs du passé, aussi vite que notre imaginaire est prompt à l’embellir. Envoûtante, la mélancolie se joue du temps qui passe.

   Le mal du passé convoque une sorte d’état second qui suspend nos certitudes, annule nos projets. Les réalités s’évanouissent sous la forme de mirages impossibles, intangibles. Nous sommes les éternels inassouvis d’un passé effacé et d’un présent proche que nous avons bien du mal à faire exister.

   Le passé ne passe pas, à vrai dire, pas plus que le futur ne daigne nous convoquer. A quand la renaissance du désir qui nous permettrait de jeter enfin un regard sur le réel tel qu’il est ? Et de vivre au présent. Sans rancune.

   Quitte à s’exposer à un désenchantement, autant qu’il soit brutal et sans détour ! Ainsi, un délicieux civet de lapin aux champignons est-il autre chose qu’un cadavre d’animal serti de moisissures ? Une belle voiture n’est-elle pas qu’une vulgaire machinerie de ferraille roulante à émission de gaz toxiques ?...

   En déchirant un à un les voiles de l’illusion, on finit par découvrir que le réel est finalement peu de choses… et pourtant tout à la fois. Il nous reste à vivre le plus heureux possible parmi les chimères que notre imagination ne cesse d’inventer à notre intention. Et d’oublier dans un coin de notre tête cette nostalgie aux accents décidément futiles.

   Se colleter au réel : singulière utopie ?

 
 
 
                                                                             



         BON CHEVAL
 
 
   
    Impassible, arborant sa bonne tête d’équidé placide, le cheval tend son museau avenant à qui veut le flatter. Sa petite mémoire animale appelle des souvenirs de caresses anciennes enregistrées comme autant d’agréables gourmandises. Lui, la plus belle conquête de l’homme, se sent d’emblée remis en confiance. A chaque fois. Ne fait-il pas partie de l’écume animale ? De son intouchable aristocratie, à l’image du chien et du chat, ses petits frères de condition ?
   C’est oublier un peu vite qu’il représente avant tout une belle mécanique à satisfaire les envies et caprices du maître humain qui le tient sous sa férule. L’Histoire devrait pourtant lui avoir appris le rôle de soldat-bis que son mentor agressif l’a toujours contraint à assumer durant les conflits armés de toutes les époques. Dieu sait qu’il y a laissé des poils !...
   Il n’est jamais bon, à la longue, de se retrouver en permanence dans les petits papiers de cette curieuse bête humaine aux obscures visées. Même s’il se sent mieux loti que la vache, le porc ou la volaille, animaux plébéiens, démunis de « belles gueules » et que l’on a vite fait de ne considérer qu’à travers les produits alimentaires associés. Non, lui le cheval, c’est autre chose ! Il appartient à cette aristocratie racée que l’homme reconnaît et promeut, comme propre à satisfaire les valeurs esthétiques dont il aime se vanter.
   Mais qu’il y prenne garde, les arrière-pensées ne sont jamais loin dans la tête du grand manitou. Que sait-il, lui, pauvre équidé, des projets échafaudés dans ses méninges tortueuses ?...
   Voilà qu’on l’entraîne à fond, qu’on le drogue, qu’on le cravache à mort pour franchir le premier des poteaux d’arrivée illusoires. Qu’on le prend pour un animal savant capable de se mouvoir au rythme imposé par une musique obligée, ou aux ordres d’un dressage millimétré. Et qui dit qu’en noble serviteur il ne sera pas un jour tout bonnement licencié comme un malpropre ? Sans réel souci pour les services rendus.
   Sait-il, en bon cheval qu’il est, qu’il bénéficie depuis peu d’une déclaration universelle de ses droits ? Qu’il est passé du statut de bien meuble à celui d’être vivant doté de sensibilité ? Ce qui devrait faire bouger les lignes, et lui valoir au moins d’échapper aux abominables bouffeurs de carne rabelaisienne ! Ce serait le moindre égard à lui accorder, à lui qui embellit tant nos paysages !
   Non décidément, si l’homme a décidé un jour de l’enfourcher pour franchir les vastes espaces, il n’y est pour rien. Il n’a rien demandé, lui l’animal solitaire et flegmatique.
   Et ne souhaite au fond que continuer à battre la campagne en toute liberté. Et saisir, de temps à autre, une lueur d’affection complice dans un regard d’enfant.



 



      CHAPITEAU
 
 
 
   Il y a un instant, il n’était encore qu’une silhouette gesticulant là-bas, sur la scène lointaine. Et le voilà niché au faîte de l’immense toile dressée, tel un magicien surgi du diable vauvert. Ludion espiègle et diabolique, il violone parmi les dernières rangées des spectateurs ébahis.
   Comment s’est-il posé là, cet oiseau tonitruant ? Nul ne saurait le dire, tant incongrue est sa présence à cet endroit. Surprise des renversements, des dédoublements : voilà bien une présence hors scène, obscène diraient les mauvaises langues. Et pourtant, nul incident marquant n’est venu interrompre dans sa durée le jeu brillant, virevoltant, de l’archet sur les cordes. Bien au contraire, soutiendront mille témoins. Simplement, l’artiste s’est mis en marche, fendant les allées entre les gradins de l’amphithéâtre de toile. Depuis qu’il a quitté la scène pour entamer son ascension, la musique qui sourd de son instrument a pris du volume comme une pâte qui lève. Jusqu’à devenir un immense soufflé qui colonise tout sur son passage. Jusqu’à saturer l’espace sonore tout entier.
   Décuplant ses sonorités, le violoniste poursuit son dialogue sublime avec la scène perdue loin en bas, bardée d’une machinerie complexe, aux ordres. En fier capitaine, il salue ses musiciens, fidèles matelots restés cette fois à quai. Le soliste subtil sait jouer de l’écho décalé du réenregistrement permanent, délivrant ses volutes sonores comme le dompteur lance ses fauves à l’assaut des cercles de feu. Il se dédouble avec gourmandise, ingénieux marin gagnant le large sans vraiment lever l’ancre. La musique sature à présent le volume imposant du chapiteau.
   Se fondant au sein de la foule qui retient son souffle, le subreptice athlète démultiplie à l’infini l’écho du son qui le porte, mire sa toute-puissance à l’aune d’un espace patiemment, savamment conquis. Et continue d’explorer cet espace en le dévorant de son jeu puissant. Nul ne s’étonnerait de le voir enfin, tel le clown chanté par le poète, crever le plafond de toile, et puis… rouler dans les étoiles.
   La réalité se révèle moins glorieuse, plus prosaïque. Parvenu au sommet de son effet comme au faîte de la gamme qu’il honore, le violoniste magicien amorce la sage désescalade qui seule est à même de le rendre à son statut d’humain retrouvé. Le public apprécie ce geste d’hommage qui voit le musicien regagner peu à peu la scène dont il est issu. Et réintégrer sa musique entre les traits assagis des portées ordinaires. Virtuose oui, manipulateur non.
   Au moment d’aborder le misérable plateau de planches où continuent de s’escrimer ses fidèles compagnons de l’orchestre, l’homme porte un dernier et langoureux regard à ce chapiteau qui lui est cher. Et, l’espace d’une sensation, il lui semble percevoir les dernières volutes de son baignant encore les rangées de spectateurs ébahis, là-haut sur les gradins. La musique en croisière a déposé ses traces lumineuses sur les visages ravis, comme sans doute au creux des consciences, touchées par tant d’audace.
    Sédentaire devenu nomade le temps d’une mélodie, visionnaire de lui-même, voyageur comblé affranchi de son port d’attache, le musicien saisit l’instant béni de sa divine ubiquité.
                      
 
 
 
 

      CYBORG


    Une escouade de petits robots sympathiques, aux yeux clignotants, passent entre les tables, prennent les commandes et servent des plateaux à des enfants émoustillés et conquis. Ceux-ci seront-ils un jour, devenus adultes, traités comme des ennemis par ces intelligences artificielles devenues supérieures ? Demain, le posthumain.
   Bardé d’un exosquelette anecdotique, le robot explore la jonction du cybernétique et de l’organique. Vainement. L’humain se mue en crustacé version homard. De quel désir le cyborg est-il porteur ? Celui d’une invulnérabilité rêvée, fantasmée. Etre le produit d’une fabrication programmée, c’est s’arracher au déterminisme. S’abstraire de la chair mène à l’obsession de la prothèse. C’est l’abandon du sujet en échange des facéties toutes neuves du pantin-cyborg. Le robot de science-fiction ouvre la voie à l’homme présumé parfait, vivant sur le mode de l’autocentration.
   Rêve d’immortalité contre affirmation de la pensée. Face à l’expression d’une conscience se dresse le désir fou d’échapper à la décomposition qu’implique notre état charnel. Esprit et corps, deux espaces distincts. D’où surgit l’idée folle : « télécharger » l’esprit d’un corps à l’autre. Vieille lune d’apprenti sorcier. Dissocier existence et pensée, antique défi philosophique.
   Où siège l’humanité ? Dans le regard. Dans ces deux yeux aptes à capter comme à offrir l’empathie. Regard, résultat d’une histoire unique. Seul l’être humain peut se targuer d’être porté par un récit. Son inscription dans un temps vécu, c’est sa singularité. Sa force et sa fragilité. L’œil qui pleure signera toujours l’émotion qui passe.
   La dimension de notre salut d’humain s’inscrit dans l’émotion. La pensée apparaît avec la conscience d’une déchirure. Exit le vieux rêve cybernétique : télécharger son disque dur dans un autre corps. Penser sans être, transvaser l’intelligence d’un corps à l’autre et gommer la différence entre cerveau et conscience ?... La pensée peut-elle se réduire à du câblage ?
   L’immortalité nous priverait du désir. Pour une vie sans joie, sans finalité. Perfectionnisme mortifère. Alors retour à notre incomplétude, celle qui nous balade d’une souffrance à un ennui. Désirer ne plus désirer… aller vers l’extinction du désir ? Gageons que l’humanoïde accompli ne s’encombrerait jamais de ces problèmes qui nous sont chers.
   Mais notre mémoire nous sauve, la mémoire de notre histoire, la composition du récit qui nous porte. Un livre, c’est une pensée qui survit à qui lui donne le jour. Un fameux réservoir d’émotions aussi ! Comme la philosophie, la littérature est gage que l’homme n’est pas simplifiable à ce prototype auquel la technologie serait tentée de le réduire.
   Notre plasticité rebelle est la voie du salut pour résister à la fascination robotique. Paradoxe ! C’est dans la vulnérabilité charnelle que réside notre capacité de résistance singulière à la cybernétique aux aguets.
   Le corps a encore et toujours son mot à dire.




 

  


         LAPSUS



   Il joue gros et il le sait. Son public le sait. Chacun sait que l’autre sait. Jeu d’images bloqué à deux coups lisibles. Comme dans ces dispositifs ingénieux de miroirs reflétant votre image à l’infini.
   La mécanique oratoire est réglée au millimètre. Le discours veut sonner haut et fort. Mais ses accents tinteront-ils juste ? Huilée, rôdée, la belle machine se met en route, entre arguments logiques et affirmations soigneusement pesées. Le discours déroule, la voix martèle, rassurante, comme égrenant les modulations d’un conte pour enfants sages. Alors le prince… Puisqu’on vous le dit.
   Le raisonnement se tient, allume des échos de déjà, ponctue par des encore, appelle des toujours. On imagine bien l’auditoire bercé somnolant, comme anesthésié, enjôlé, enrôlé, prêt à signer. C’est dans la poche.
   La vigilance s’endort, apaisée par la petite musique de la voix désormais familière. Dormez braves gens, rien ne vous menace ! Moment de tous les dangers, pourtant, que celui où le camp s’assoupit, veillé par la seule sentinelle voûtée au coin du feu. L’ennemi rôde, embusqué. Il a la tête du lapsus prêt à enfourcher la première langue qui passe.
   L’orateur choisit  – lui ? l’autre en lui ? son inconscient ? – la sortie d’une phrase ciselée au couteau – ou  ronflante à souhait ? – pour y instiller malgré lui – à l’insu de son plein gré – une petite note discordante. Un mot pris pour un autre, deux syllabes qui se percutent, un jeu de voyelles qui se chevauchent, un chuintement discordant… et c’est l’accident. L’implosion brusque. Un excès de confiance vient de trahir le beau parleur attendu au coin du bois. Du dit, prononcé, articulé devant témoins, il ne pourra plus s’exonérer. On la lui ressortira.
   Au jeu de la perfection cherchée, revendiquée, affichée, la moindre erreur est fatale. Et s’érige aussitôt en contre-modèle. En image de ce qu’il ne fallait pas faire, pas dire. Le malgré soi énoncé, pensé si fort, prend soudain la force obscure d’on ne sait quelle intention secrète, inavouée. Voilà que l’envie cachée, trahie, fait irruption dans un monde qui se rêvait pur, sans faute. Moralement irréprochable. L’homme public a fauté en public, en direct, sur son terrain d’élection. Et c’est tout son discours, sa bonne foi, et jusqu’à son personnage qui en sont entachés. Durablement.
   Bousculé à bas de son piédestal, il imagine déjà les sarcasmes dans la presse du lendemain. La petite phrase moquée, commentée, triturée. Comme l’aveu public de sa faute. La trace de sa faiblesse à jamais établie. Echec irréversible pour le tenant avoué du sans-faute. Il s’est laissé conquérir par l’erreur. Le champion est désormais celui des glissades sémantiques et jeux verbomoteurs de l’inconscient.
   Un interprète peut-il être constamment génial ? La question le hantera sans doute désormais : celle de ce point qui tourne autour de la fidélité à la source. Et des obstacles à surmonter pour y parvenir. Le malheureux orateur vient de saisir l’enjeu de son dérapage dans une forme de servilité à la complaisance, cette obligation de plaire à tout prix à un public assimilé à une clientèle. Son adhésion plus ou moins consciente au formatage de l’orateur narcissique, en quête de perfection, lui a fait perdre les pédales. La belle mécanique s’est enrayée, omettant les fondamentaux du fond au profit des écumes de la forme. Dans l’ombre de la passion forcenée pour le talent se profile l’exigence oubliée de vérité. Rude mais nécessaire leçon.
   Le langage tue. Ou fait évoluer vers des mondes neufs.

          
                                                        
 
 
 
 
       VOISINS
 
 
  C’est la fête des voisins. Vieux rêve déguisé ou cauchemar récurrent que cette obligation annuelle de camaraderie urbaine, civile ? Forcément civile. Il est loisible de saisir cet instant unique d’un glissement : celui où l’injonction sympathique s’érige en gentillesse organisée. L’espace de quelques heures y suffira. Durée bénie, temps suspendu où la mitoyenneté se mue en citoyenneté.
   Voisins, il vous arrivait d’être le problème ? Vous êtes désormais la solution. Voilà que l’on vous fête. Illustre anonyme, chacun de vous devient soudain aussi célébré que le Soldat Inconnu. Riche idée que celle où l’on vous intronise, sans coup férir, au rang de « prochain » à chérir plus que tout au monde. Surtout ne pas se rebeller. On serait bien capable de nous inventer la fête du reproche.
   Voisinage. Proximité de hasard ou de nécessité, par présence objective plus que par goût réel. Habiter est affaire mentale, histoire de représentation. Etranger à son voisin, on n’en reste pas moins exposé à son regard. Vigilant ou neutre, délateur ou indifférent, absent ou attentif voisin, quintessence du voisinage. Sous votre œil scrutateur, présumé envieux, nous vous haïssons tendrement, petits big brothers omniprésents. Solidaires par obligation, nous formons avec vous la grande marmelade des hommes dans la ville, chère au poète.
   Irions-nous jusqu’à nous grimer sournoisement pour adopter votre aspect, vos attitudes ? Raser les murs, être tout comme, comble du mimétisme avoisinant. Après tout, nous infiltrer, nous glisser dans l’identité d’un autre proche permettrait de nous délester un temps de la nôtre, un tantinet routinière avouons-le. Test édifiant de mutualité positive. Belle preuve d’abandon au monde tel qu’il va.
   Voisinage, pâte molle, indistincte, à pétrir au gré de nos errances du moment. Vous êtes, voisins, le miroir de nos enthousiasmes comme de nos inconséquences. Vous figurez l’enjeu d’une vertu réputée enfin accessible, le prix de l’excellence ouvert à tous : tendre au rang de citoyen responsable. L’avoisiner à tout le moins.
   Cher voisin, tu demeures pour nous le chaînon rassurant, toujours en attente de vérification, de nos attraits collectifs. Qu’advienne la preuve de méfiance de trop et nous nous replions sur nous comme des escargots. Que tu nous attires à nouveau dans les rets communicatifs d’une ferveur de bon aloi, et nous voilà aspirés dans l’amour inconditionnel de ce prochain soudain si proche. D’une empathie qui cerne, ou concerne ?
   Comment demeurer fidèle au cœur d’une émotion avoisinante, constant dans sa culture de l’entourage ? Il y faudrait une quotidienne fête des voisins. Nul doute qu’une enquête de voisinage rondement menée lèverait nos derniers soupçons, nous redonnant définitivement le sens originel d’une sympathie légitime, d’une coopération fraternelle. De celles que l’on n’a pas envie de resquiller.
    Pour nos chers voisins, ces autres nous-mêmes, c’est tous les jours la fête !
 
 



          SOUFFLEUR

 
  
   Retour à la soupe primitive. La boule rouge ondoie, hésitant entre fusion et calcination, fragment arraché à une très lointaine coulée de lave. L’homme la tient au bout de sa canne comme aux rets de son regard fasciné. Son visage perle de la sueur qui accouche. Du matériau brut jaillit l’œuvre en état d’éruption. Passage secret de l’état de nature à celui de culture.

   Ce que dompte ce moderne Vulcain, c’est un lambeau de pierre de lune. Un peu du noyau des origines abandonné par le créateur au centre de la planète bleue. Vomissure d’étoile, déjection de volcan, le cœur en fusion trahit sa présence enfouie au plus profond, entre pelure et centre nucléaire.

   Par quelle magie la boule de pierre et feu mêlés est-elle en passe de se transmuer en verre cassant et transparent comme la glace ? Le souffleur en tait le jaloux secret. Il n’écoute que son poignet élastique tournant et retournant la canne creuse animée d’un souffle redevenu divin. Mimétique, son geste figure celui du musicien explorant les trésors infinis de la gamme. La main s’attarde, rêve à la pointe de son instrument. Comme celle du sculpteur affronte le marbre. Ou celle du potier modèle patiemment la pâte. Menaçante, la boule gonfle jusqu’à enfler comme une géante rouge. Retour aux origines.

   Ardents comme ceux d’un dompteur, les yeux du vulcain fixent la chose en sa métamorphose. Ils guettent, gourmands, l’instant précis du gonflement porté à son acmé, celui où la forme se fait couleur. Oranges subtils, et jaunes d’or épanouis succèdent insensiblement aux rouges de feu. Chronologie chromatique aux fins glissandi de tonalités.

   Ardent songeur, le maître verrier sait que la difficulté de son métier vient justement de l’apparente fluidité de sa matière. Faire, façonner, fabriquer, créer. Même dans l’atmosphère étouffante d’un four à porcelaine où le visiteur oisif peut croire à l’enfer, l’ouvrier actif n’est plus le serviteur du feu, il est son maître. Et si c’est une rêverie, elle est active, les armes à la main. Et puis chaque travail n’a-t-il pas son onirisme propre ? Chaque matière travaillée n’apporte-t-elle pas les visions intimes qui lui sont propres ? L’artisan le sait : on ne fait rien de bien à contrecœur, à contre-rêve. Tout en lui appelle un temps béni où chaque métier aurait son chantre attitré, son guide onirique, chaque manufacture son bureau poétique ! Heureuse utopie.

   Imperceptiblement, le verre qui tiédit offrira bientôt ses parois translucides au regard apaisé du verrier appréciant dans ses courbes épurées l’objet de son ouvrage. Ou – occurrence fâcheuse – si la pâte s’est montrée rebelle à sa fantaisie, l’artisan déçu la rattrapera en lui accordant la forme la plus facile à souffler : celle d’une flasque, synonyme d’un fiasco qu’il tentera d’oublier.

  Epuisé, assouvi, l’artisan démiurge contemple enfin le fruit de son expir. L’esprit qui anime a su inspirer son acte créateur. Et rappeler le geste fou de Prométhée subtilisant le feu aux dieux ébahis pour l’offrir aux hommes. Entre souffle, ouvrage et songe, le geste a conquis la matière.

   Et su atteindre les régions éthérées de l’âme. Anima sua.


                 
                                                                            


 
                        
                                                                               
 
 
 
                                                                                                
QUINTETTE
 
 
    En studio ce soir-là, cinq musiciens aux ego bien trempés. Des pointures. Et cette qualité d’orage dans l’air propre à accoucher de chefs d’œuvre. Piano, basse, batterie, la section rythmique se met en place, prête à soutenir ses deux solistes. Trois hommes présumés tranquilles, au jeu précis et juste, vont assister au challenge « qui sera le maître ? ». Un duel fratricide entre trompette et vibraphone. Aux antipodes l’un de l’autre.
   Le frêle clairon et le géant aux lames de verre se sont souvent affrontés – et tout aussi souvent fait tourner en bourriques ! – avant ce soir. L’un s’est fait une spécialité des accords dissonants et de sa façon étrange de les placer, quand l’autre développe un jeu classique, tout en finesse et suavité. La lutte sourde du chien batailleur et du chat enjôleur. Un classique. Opposition de style et de tempérament qui dit opposition tout court et confrontation programmée. Le premier et bref échange de regards dit leur volonté d’en découdre. Une fois de plus. Il y a de l’explosif dans les baguettes et les colonnes d’air. Et comme l’annonce d’une affolante pyrotechnie.
   La section rythmique engage sagement les premières mesures du thème, une ballade archiconnue. Les deux solistes se guettent du coin de l’œil. Et quand le vibraphoniste commence à caresser les lames de verre de ses mailloches feutrées, le trompette amorce d’emblée une danse de l’ours autour de son collègue médusé. Puis reprend sa place avant d’engager lui-même un solo qui subvertit savamment la grille du morceau. Chacun a marqué son territoire. La tension plane.
   La mélodie reprend son cours, mais le feu couve. Et le drame ne tarde pas à éclater. Le vibraphone ralentit jusqu’à l’extinction un tempo qui va mourant. Moment choisi par l’infernal clairon pour mener le flux cuivré à son acmé. Casus belli : le divorce est consommé. Interruption des deux solistes.
   Consciente du danger, la section rythmique choisit d’installer une sourdine propre à ramener un semblant d’apaisement. Voie diplomatique. Le rythme tourne, imperturbable et rassurant. Les deux solistes n’en ont cure, se défiant à nouveau du regard et des instruments. On guette l’instant puissant, extatique, où le thème ne manquera pas de resurgir, mettant tout le monde enfin d’accord. 
   La jouant subtile, le vibraphoniste réexpose le motif de façon allusive. Mais le rompt bientôt par des phrases abruptes, discordantes, des accords minéraux, des silences désarmants. Entre admiration et irritation, les musiciens médusés assistent à la prise de pouvoir de leur collègue des lames vibrantes.
   Le trompette attend l’ultime vibration pour réagir d’une intervention franche, claquante. Il s’ingénie à porter son jeu au sublime. Et achève son chorus en effilochant la mélodie par des accords où s’entendent tristesse et colère. Critiques et reproches. Match nul.
   Chacun des protagonistes sort sur un solo superbe, avec le soutien unanime des quatre autres, comme saisis par l’avènement de la beauté sur terre. Une respiration spatiale ponctue l’issue paisible de la pièce.
   Réconciliés autour d’une fierté commune qui a eu raison de la valse des ego, les cinq compères s’accordent à conclure sur un silence, ce son le plus fort du monde.


                                                                      
 

  
  Haut les cœurs et bas les masques ! La reconnaissance documentée de nos chers doubles prend fin sur un air lancinant, une litanie familière. L’impression demeure que ces multiples peaux se sont un instant évanouies, découvrant un original délivré de ses oripeaux. Une identité nue, enfin apaisée de se redécouvrir elle-même. Comme une idée neuve à explorer. Avant qu’elle soit remodelée par d’autres  masques, inévitables, prêts à la recouvrir.

   Que reste-t-il quand on fait comme si rien ne s’était passé, comme aux premiers jours du monde ? Quelle impression l’emporte ? Quels interstices entre le tragique du pire joué par le théâtre des Anciens et l’emprise du dérisoire chantée par les Modernes ? La vie répond qu’elle mérite simplement d’être vécue. Qu’elle se veut à la fois insignifiante et digne de notre intérêt, comme une pièce de Tchékhov qui se jouerait sur un air de Schubert.

   On ne vit toujours qu’une première fois, comme un brouillon perpétuel de sa propre existence. A défaut de se raconter des histoires, le défi nous appartient de faire de notre histoire – ce cours d’âge unique – la  plus belle œuvre possible. Tout en sachant et acceptant qu’elle n’aura qu’un temps. Il nous reste cet entre-deux neutre, d’un gris acceptable : celui exprimé par la sagesse modérée de Montaigne ou la forme de consentement de Camus : le monde n’est là pour personne et il nous reste à porter notre lucidité jusqu’au bout. Vivons les pieds sur terre, compagnons !

   Au sortir du carnaval mimétique, nous gardons la trace de nos masques comme de multiples greffes de visage successives. On a vu la peau de chaque facies s’épanouir, réanimée par les regards qui se posaient sur lui, dans un flot de rires, de cris et d’étreintes. Autant que de rejets, de reproches, de critiques. L’illusion scénique a pu se muer en vérité passagère, le temps de la pièce : chacun a joué à être pris pour un autre, dans une ronde où les costumes de théâtre valsaient devant nos imaginaires médusés et joyeux.

   Suspendre, la durée d’une réflexion, le jeu permanent des masques, la répétition parfois ironique de leur manège, c’est se donner l’occasion de décrypter l’être étonnant qui dépasse infiniment ce qu’il a vécu, ce qu’on voit de lui, ce que le monde a fait de lui. Reconnaître enfin cette part invisible de nous-même qui nous fonde et à laquelle nous ne renoncerions jamais sans doute tant elle nous est chère. Celle qui nous permet, au-delà de toute tendance à épouser des modèles, de penser le cosmos tel qu’il se présente et s’impose à nous : d’une présence non négociable. Et si l’univers n’est pas là pour nous, un corollaire se déduit naturellement : nous ne sommes pas là non plus pour le satisfaire, mais pour inventer les formes les plus larges, les plus libres, de notre être au monde.

   Autour de nous, quelque part dans la conscience universelle, se font écho les Voyageurs de l’esprit : poètes, romanciers, philosophes, artistes nous murmurent les échos troublants de nos origines, celles qui renvoient à notre formation intellectuelle et sensible. Par quel miracle renouvelé parviennent-ils à peupler nos idées, nos images, d’une densité, d’une texture issues de la terre, de l’eau, de l’air ? Sans doute nous confient-ils qu’il existe deux temporalités en nous, où chaque instant est lourd de ce qui précède. L’une signe notre appartenance au rythme terrestre, social. L’autre nous révèle à une intimité qui nous fonde car elle nous parle de nous-mêmes. Et il arrive que souvent la première recouvre, plus ou moins lourdement, la seconde. Au point de risquer l’étouffer.

   A nous de retrouver, dans le fatras des appartenances les plus diverses, le noyau qui nous constitue : part animale, d’enfance, d’apprentissage, de culture… tout ce qui fait notre flux de conscience personnel. Et de ne pas être dupe des multiples costumes que la vie ne peut manquer de nous faire endosser, tant bien que mal.

   A la manière de l’enfant Sartre des Mots, s’efforçant de ne pas ignorer sa double imposture : « Je feignais d’être un acteur feignant d’être un héros. » Le même devenu adulte concluant, en réponse à la question « Que reste-t-il ? » : « Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
 
 
 
                                                         
              


TROT

 
   La vision n’a ni début ni fin. Elle est pleine et consistante, persistante, comme depuis toujours déjà là. Et trouve un reflet juste dans la placidité propre à la gent équestre. Une cavalière chevauche sa monture, du même pas tranquille, régulier. Hors de la durée. De ce rythme inusable que savent mimer les balanciers millimétrés. Ou la danse, circulaire et sans fin, des derviche tourneurs.

   Cheval et cavalière accordent leur mouvement dans une forme d’équilibre qui saisit et apaise à la fois. Assiette et trot. Stabilité et mouvance homogènes, uniformes. Les quatre points cardinaux s’impliquent, s’agencent, s’imbriquent. D’arrière en avant, de gauche à droite. Et symétriquement. Métronomie tirée au cordeau, mais exécutée en souplesse. En phase, dans une ambiance de ritournelle qui apaise, rassure. Le trot, musique des corps accordés.

   Chacun – cavalière, monture, témoin – apprécie une sûreté qui jubile en silence, se reconquiert dans le creux invisible, transparent, de l’instant. Le duo va, tranquille. Il transpire l’élasticité, pénétrant des territoires sereins où chaque initié cherche à faire vivre d’anciens rites habités des mêmes codes. Comme on entretient la flamme rassurante. Chimère adorable d’un monde qui s’accepte comme reflet d’une très antique tradition. Flegme animal et noblesse d’une chevalerie altière surgie des profondeurs de l’Histoire.

   L’avenir est beau, vu depuis le passé. Il est tout entier ce reflet que projette notre présent dans un espace vide. On n’est jamais le premier à penser ce qu’on pense. Et l’idée d’un monde qui va son train est vieille comme … le monde. Tranquillité des évidences. Allure trottée de la raison.

   L’allure équestre, question de rythme. Symétrique, le trot saute à deux temps égaux, par bipèdes diagonaux. Chaque temps est séparé par une période de projection. On trotte comme on pense, par sautes régulières d’un objet à l’autre, par liens successifs, au rythme d’une raison raisonnante.

   Toute époque se précède elle-même. De loin. Nous marchons dans nos propres traces, humant nos propres odeurs. Quelqu’un est déjà passé par là, familière impression de déjà vu. On se croise fortuitement, quand on ne se cherche pas. L’issue de l’Histoire se trame dans le tissu de notre esprit en marche. Hasard et nécessité.

   Que sais-je ? Pas grand-chose, sinon que ça pense en moi. Trottons, rythme en tête, habités du pur sentiment d’exister. Conscients que les élégances de la forme nous allègent parfois des épaisseurs du fond. Comme le nageur sait se laisse glisser entre deux eaux, au sein de l’onde fluide.

   Entre conscience pleine, éveillée, d’un rythme, et automatismes acquis au gré des apprentissages, se glisse le fantasme de l’insouciance animale. Détachement apparent d’une existence indolente qui ne demande rien, anticipe peu, ne projette rien. Image parfaite de la nonchalance qui s’active.

   Sur ordre, la belle et puissante mécanique met en branle une masse de centaines de kilos de muscles. Chaque articulation étonne par sa capacité à amortir ce poids en mouvement. Les jarrets dégagent une énergie qui se communique aux épaules avant de gagner le reste du corps. Tout à son attention de ne pas casser le rythme impeccable, la cavalière semble ne jamais devoir s’arrêter.

   Image du trot, métaphore de la pensée qui court, inspirée, sur la page de nos chevauchées à venir.
 
 
 
 
 
 
 
        REFLETS- MIROIRS


   
   « Vous voulez ma photo ? » clame le regard éperdu de l’anonyme flanqué au poteau d’exécution. Qu’exprimer d’autre lorsque le temps vous est compté, que la peur et la colère se mêlent à l’incompréhension ? A sa manière, neutre et butée, discrète et solitaire, l’œil du centaure tire au jugé sur l’ordinaire des villes. Pacifiquement, cette fois. Tir à blanc, frontal et à distance de relation. Il s’efforce de se faire oublier. Capter lui est une vraie nécessité, jusqu’à l’obsession. Il réincarne l’antique Diane chasseresse lâchée dans l’espace public de la modernité urbaine. La déesse a troqué son arc contre une drôle de petite boîte à capturer des images.


   Insatiable, la tireuse brûle son lot de cartouches invisibles à travers le jeu de loupes de son appareil. Comme le fait le chasseur du gibier qu’il piste. L’objectif imperturbable – raison d’être et projet – traque le passant flegmatique. En épingle l’image inattendue, futile ou dense. Procuration est donnée à la machine, au mécanisme secret qui s’agite en coulisse, tandis que l’œil appliqué de l’artiste appelle un plus, un ailleurs niché dans le réel, une essence qu’elle seule a le pouvoir de deviner et de révéler. Ecartelée entre l’œil de l’appareil et le je du sujet, elle s’abandonne aux joies diffuses du voyeurisme sur l’univers des rues qu’elle entend bien collectionner jusqu’à l’ivresse.


   Des enfants des rues saisis en plein jeu, les joues barbouillées de crasse. Des couples vieillissants assoupis dans la carcasse bringuebalante d’un antique autobus. Une jupe qui s’envole, dévoilant un mollet charnu. Un vagabond avachi sur un banc public. Une nourrice décidée traînant un gamin amorphe. Des dames emperlousées, des obèses, des pauvres, des Noirs, des flics… Toute une faune, pour autant d’expressions et de moments cueillis par un œil vif et tendre, où l’ironie affleure aussi souvent que les larmes.
   Marginalité et recoins urbains sont saisis, et avec eux les sujets captés à leur insu, vus de face, de dos, de biais, en plongée, contre-plongée, ordinaires ou en majesté. Fragments de corps et bribes d’instants volés au quotidien. Et puis, s’extrayant lentement de la glaise humaine, l’ombre de la photographe en vient à se projeter sur la scène. Autoportraits opaques, subtils, entre absence et présence, d’une silhouette à peine perceptible, secrète, en passe de s’avouer. L’auto-représentation comme invention d’un thème précieux qui surgit clandestinement. Point de confluence géométrique de l’objet capté et du sujet qui les capte. Le chasseur et sa proie réunis dans une même image. Figure du dédoublement pour une mise en écho idéale.
   De retour dans son laboratoire de fortune – une salle de bain éclairée d’une simple ampoule rougeâtre dont la lueur glauque distille un climat d’énigme – la photographe confie à la chimie argentique le soin de révéler son travail encore virtuel. Moment magique de l’inversion des valeurs : la lumière noircit comme la vérité brûle, l’ombre éclaircit comme le doute se dissipe. Dissimulation et lueur se cherchent. Entre-deux, les zones grises traduisent la richesse des gammes intermédiaires. Savante peinture mécanique aux sels d’argent.
   La photographe fouille sa perception d’elle-même en personnage isolé, sans lien direct avec ses semblables. Avant que, creusant son sentiment d’appartenance au monde, fouillant dans les gravats de l’inconscient, elle fasse le pari d’une invention intime d’elle-même en interprète posthume de la fiction de rue. Entre images banales et figuration du double, elle vit par procuration son empathie pour des formes humaines multipliées à l’infini. Auxquelles elle s’identifie enfin.
   L’artiste est bien là, cachée parmi ses sujets élus. L’anonyme créatrice fabrique une encyclopédie vivante de moments capturés qu’elle adresse à l’éternité.