mardi 15 septembre 2015

Paolo Fresu - Passalento






LE CARNAVAL DES MIMES  (2)



Juste un frisson. Celui qui vous parcourt l’échine lorsque la sensation vous saisit soudain : une présence derrière la porte. Comme le sursaut d’une conscience qui vous soufflerait à l’oreille l’apparition d’une doublure fraternelle. Une rassurante copie de soi-même.

   L’imitation s’est longtemps voulue la reproduction fidèle du monde sensible et la finalité essentielle de l’art. Il ne s’agissait au fond que de copier d’aussi près que possible les apparences du monde visible. Intangible cliché ?

 
   Deux légendes antiques incarnent ce concept d’imitation né au cœur de la mimesis grecque. Pline l’Ancien narre le récit du peintre Zeuxis, capable de figurer des raisins avec tant de ressemblance que des oiseaux se mirent à les becqueter. Quant à Ovide, il raconte dans ses Métamorphoses comment le sculpteur Pygmalion, voué au célibat, tomba amoureux de la statue d’ivoire née de ses mains, qu’il nomma Galatée, et qu’une déesse rendit vivante selon ses vœux.


   Plus avant, au théâtre de sa Recherche, le jeune Marcel Proust mime ses adieux aux aubépines de Combray comme il le ferait à des jeunes filles en fleurs. De tout temps, sur les planches, la mélopée exprimée par une voix d’acteur déclarant et soupirant nous fait mimer intérieurement la modulation musicale d’un violoncelle : tension des muscles du diaphragme et comme l’écho d’une voix intérieure apte à faire vibrer en nous la corde de l’émotion. N’en va-t-il pas de même pour toute musique qui nous est chère ?

   De nos jours, saisie du réel et travail mimétique s’imbriquent avec un tel souci de réalisme que les images virtuelles qui en résultent se donnent à voir comme similaires à celles qui nous sont familières. Or leur  réalité  n’est bien souvent que le produit de notre désir. Au point que nous prenons pour vérité toute trace apparente du réel qui se donne. La réalité a rejoint la fiction. Ou l’inverse, comment savoir ?

   Alors, objets et clones d’objets : du pareil au même ? La simulation est venue se loger au cœur du contemporain. L’imaginaire, filtre posé sur le réel, a laissé place à la réalité comme source de fiction souvent plus forte que le réel lui-même. Jamais notre faculté de nous prendre au jeu du même et de l’identique n’a été autant stimulée. Jusqu’aux conflits modernes, enracinés dans des fureurs mimétiques où battent leur plein surenchères idéologiques et religieuses. Les martyrs en tout genre étalent un zèle suspect quant à leur objectif : rejoindre au plus tôt les prairies d’un Eternel hypothétique. Que n’y vont-ils seuls et sans fracas ?

   Plus mesuré, le poète propose un temps de réflexion préalable avant de passer à l’acte : mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente… Pourtant, modèles, séries, prototypes se pressent à l’appel, envahissent nos espaces communs – nos lieux communs ? – au point de coloniser les esprits. La fabrique mimétique tourne à plein régime, démultipliant l’ivresse des ego dans une obscénité irrépressible. Jusqu’aux clichés langagiers les plus éculés : ne lance-t-on pas à tout-va, dans l’espace social, des « bonne journée »… même en fin d’après-midi ? Langage avalé par une mécanique du vide, de l’insignifiant. Absurde collectivement consenti.

   Nous voilà campés dans la position de touristes volages devant l’univers simple et ordinaire des choses humaines. Il faut que la réalité ne nous oppose aucune résistance ! Quitte à outrepasser le fictif. Drôle de temps que celui qui se laisse porter par l’illusion d’une humanité en voie de duplication à l’infini. Dans l’ombre portée de nos silhouettes s’agitent de curieux doubles dansant une sarabande qui nous échappe. Nous voici mimant des rôles muets dont le sens demeure étranger à nos raisons en exil. L’ombre obsédante, le double maléfique se sont emparés de nos familiers séjours. A force de vouloir apprivoiser notre part obscure, celle-ci a subverti nos forces vives, phagocytant à notre insu notre vision du monde et jusqu’à nos désirs les plus profonds.

   Au carnaval des mimes, la réalité a détrôné la fiction.                

               
 



 
 
 
 
PAS PERDUS
 
 

L’homme investit de sa chorégraphie étrange le grand hall de la gare. Le corps s’agite, soubresaute, avec la puissance et la constance d’un ventilateur ronflant dans une immense pièce vide. Ses lèvres bougent, exécutent un discours muet, tout en intériorité. Don Quichotte moderne, il semble braver les éternels moulins d’une invisible utopie.
   Drôle de scénario qui se joue là devant nous, sous le faîte lumineux du dôme de verre. Voici une géométrie dans l’espace au cœur de laquelle l’homme – faut-il dire l’acteur qui s’ignore ? – paraît entretenir un dialogue complice avec lui-même. Un monologue nourri par sa propre mémoire. On sent comme une voix du passé sourdre de l’intérieur de ce corps battant.
   Quel invisible public l’homme prend-il à témoin au fil générique d’un récit qui s’ancre dans ses propres origines ? Son mime vibrant invoque on ne sait quelle divinité du théâtre des Anciens, nous entraîne sur les traces d’un Socrate arpentant les rues de la Cité au côté de ses disciples. Tel un daemon s’abandonnant à ses  impulsions, il est ce génial passeur initiant un dialogue sans âge de professeur à élève. Avec la pointe d’ironie propre au maître à qui on ne la fait plus, le voici qui met au jour les vertus souterraines de l’accouchement de soi par soi. Sans écrire un seul mot. Surgissement de l’espace intérieur, comme une renaissance.
   La charismatique silhouette bat l’air de ses bras faméliques. Ses lèvres palabrent au rythme de ses gestes, tout à leur effort de retenir les mots comme des bêtes indociles. Peut-être sait-il trop que tout vocable est appelé à mourir aussi, qu’il peut surgir un temps où celui-ci vient s’échouer sur les plages désertées de la langue. Comme une énorme baleine morte d’on ne sait quel manque de souffle.
   Mais il a décidé de faire vivre la parole par le mouvement, d’articuler en gestes la curieuse mimétique de son discours intérieur. A l’image de la langue signée par les sourds-muets. Cet acteur de l’étrange semble avoir fait sien l’adage selon lequel l’acte d’apprendre cousine avec la diction, la gestuelle propres au théâtre. Animer les corps comme faire sonner les mots : deux versants d’une même réalité qui perce sous l’imago, forme adulte, accomplie, qui vient d’abandonner sa mue. A la manière dont la nymphe éphémère vire lentement au papillon inattendu, insolite. A fleur de peau, à fleur de mue.
   Métamorphose. L’élève ancien appelle l’acteur nouveau. Qui tire sa substance de l’antique peau. Ensemble, il leur est donné de ranimer le souffle du sens, d’y adhérer pour de nouvelles aventures. L’osmose introuvable redevient possible le temps d’un curieux ballet dans l’espace. Derrière la gestuelle mutique, incantatoire, s’esquisse l’ombre d’un cyborg de science-fiction redevenant humain. Le temps d’en appeler aux émotions propres à son histoire singulière.
   L’ivresse d’un dialogue intérieur s’incarne dans ce désir toujours intact de mimer le monde.

 
 
 
                                    
 
 
 
 
ENTOMOLOGIE 




   Accroupi sur la moquette de sa chambre, l’enfant gracile et laborieux s’active parmi ses instruments d’apprenti sorcier. Coton, éther, filets, pièges divers. Et puis des boîtes et des boîtes encore. Petites, moyennes, grandes, en plastique transparent ou vieux carton récupéré. Un assortiment savant d’aiguilles fines pour clouer les insectes capturés. Pour les présenter, les faire beaux. Les apprêter aux fins d’exposition. Les assujettir à son désir. L’enfant s’abandonne tout entier au plaisir primitif du regard qui possède. Voir, c’est déjà tenir. Et posséder le monde.

   Le petit collectionneur découpe, fiche, colle, attribue des étiquettes. Il déploie les ailes, étale les pattes délicates, transperce les thorax, fixe les corps sans vie, avant de leur choisir un nom unique, précis, singulier. Vocable à l’énonciation magique, issu d’un très ancien logos légué par d’humaines lignées dont il se veut le descendant, l’héritier déjà méritant. A l’image de ses glorieux aînés, le petit d’homme s’érige en maître de la Nature. L’enfant ressent et savoure ce vertige si particulier d’être investi du droit tout neuf de poser des noms qu’il veut savants sur les choses et les êtres. Ivresse d’un pouvoir naissant.

   Sans la nommer vraiment, l’entomologiste en herbe éprouve une satisfaction toute primaire à ranger, classer, étiqueter ses  petites bêtes, comme il les appelle. Sensation de prendre possession de la vie, de déployer sur les choses un pouvoir de voyant. Du haut de ses neuf ans, il est déjà l’homme lige d’une nature qu’il soudoie, sur laquelle il se donne le droit de vie et de mort. Sorcier minuscule, il tient au creux de ses mains les mystères de son petit monde. Dans l’antre du savant en herbe, le petit magicien se rêve en seigneur.

   Les boîtes s’entassent, se superposent, envahissent l’espace de cette caverne d’Ali Baba, musée naturel en miniature. Mais l’espace se resserre soudain à l’échelle d’une plus grande boîte encore. L’enfant vient de saisir – pur hasard – une drôle d’image se reflétant sur une surface plastique : l’apparition fugace, subreptice, de l’immeuble d’en face, qu’il saisit pour une fois dans sa totalité. Grande boîte verticale se dressant face à la sienne, qu’il ne peut voir entièrement, mais dont il devine maintenant la silhouette imposante. Immense boîte où s’emboîtent des centaines de plus petites, abritant des centaines de petites vies dans de petites cages, de petits êtres comme lui, humains ceux-là. Toutes petites vies dérisoires à l’image de la sienne sans doute.

   Panique du jeune prédateur soudain devenu grande proie. Insecte humain tout aussi affairé que les sujets qu’il traite. Moment cruel où la vérité s’inverse, désignant d’un coup la relativité du monde.

   Au hasard d’un regard furtif, le jaillissement du sens.
 
 


CONTAGION


Epi dèmos. Elle court elle court la rumeur. A l’allure d’un virus qui se propage aux entours du dèmos de nos cités, de nos ruralités. Elle gagne par imitation, contamine par contagion, dévore par duplication, absorbe par osmose. D’un corps à l’autre, d’une tête à la prochaine, d’une émotion suscitée à une sensation reçue. D’un ordre juste à un désordre moral. Primitive, la peur s’installe, la fascination colonise, l’imaginaire grave une danse macabre sur les écrans de la conscience. Sur fond de vengeance probable, anonyme, et de mort programmée.


   D’antiques récits émergent, nous replongeant dans notre condition oubliée d’animaux humains en proie à de très anciennes sidérations. La figure épidémique modèle scènes de panique et dissolution des identités. Le doute gagne les organismes individuels, attaque le corps social patiemment édifié. La catharsis épidémique nous plonge dans le magma singulier de nos émotions originelles.

   La peur nous cloue le bec, scelle nos lèvres dans un rictus muet. On déserte le langage ordinaire, de crainte qu’il ne nous trahisse à son tour. Les mots sont pipés, comme le virus reste innommé. A défaut de l’Eden perdu, nous aspirons encore à un vague retour au calme. Chimère sécuritaire.

   Traversé par un mal sourd, ce monde-ci prend la marque infâmante du scepticisme à l’œuvre. L’épidémie fait de nous des citoyens sans ethos. Aliénés, impuissants, tributaires d’une foule anonyme dissoute dans un bouillon de culture pathogène.

   Mimant les germes malins, passions et idées prolifèrent, se répandent en échanges, transmissions, interactions. Un flux d’informations alarmantes, souvent contradictoires, électrise nos synapses à la vitesse de l’éclair. Des capteurs mouchetant les cerveaux permettraient d’exhaler la petite musique ronronnante de la rumeur colonisant nos pensées les plus intimes. Ca pense comme ça coule, en fluide.

   L’épidémie du bouche à oreille accouche d’une infernale psychose. La  rumeur en écho transforme le n’importe quoi – un fiasco, objet minimum, ordinaire, commun – en une histoire unique, singulière, qui mérite d’être racontée. L’idée, le récit, se dupliquent en écho, se répliquent à l’infini. Le fait brut est lancé comme un pavé dans la mare publique. Tel un virus, il s’accroche et court d’organisme colonisé en volonté annihilée. Le mécanisme s’active en contagion. Mots et objets se contaminent pareillement.

   Ainsi copié, dupliqué, le virus nous mène droit à l’accoutumance, à l’addiction. Tic choppé. Image en direct – tournoyante jusqu’à l’obsession – du geek multiplicateur accouchant d’une vidéo en boucle sur la Toile. L’habitude de la réception s’installe, rend disponible, et cette disposition toute neuve nous fait plus réceptifs encore. Processus exponentiel de l’avancée en réseaux.

   Dormez braves gens ! Le conte populaire apaise en nous l’enfant, redisant à satiété son apaisant récit. Le thème musical rythme nos obsessions sonorisées. La parole politique endort jusqu’à nos instincts de survie. La contagion des imaginaires est en route. Toujours en avance d’une épidémie. Répétitive, notre mémoire s’embourbe dans un terreau propice aux idéologies rampantes. Nos identités se diluent dans un murmure lancinant. Le phénomène épidémique impose un présent totalitaire à nos raisons figées.

   La pandémie souffle désormais l’affreux vent de mort du fanatisme. 
 
 
 

               

                                  VOISINS

   C’est la fête des voisins. Vieux rêve déguisé ou cauchemar récurrent que cette obligation annuelle de camaraderie urbaine, civile ? Forcément civile. Il est loisible de saisir cet instant unique d’un glissement : celui où l’injonction sympathique s’érige en gentillesse organisée. L’espace de quelques heures y suffira. Durée bénie, temps suspendu où la mitoyenneté se mue en citoyenneté.
   Voisins, il vous arrivait d’être le problème ? Vous êtes désormais la solution. Voilà que l’on vous fête. Illustre anonyme, chacun de vous devient soudain aussi célébré que le Soldat Inconnu. Riche idée que celle où l’on vous intronise, sans coup férir, au rang de « prochain » à chérir plus que tout au monde. Surtout ne pas se rebeller. On serait bien capable de nous inventer la fête du reproche.

   Voisinage. Proximité de hasard ou de nécessité, par présence objective plus que par goût réel. Habiter est affaire mentale, histoire de représentation. Etranger à son voisin, on n’en reste pas moins exposé à son regard. Vigilant ou neutre, délateur ou indifférent, absent ou attentif voisin, quintessence du voisinage. Sous votre œil scrutateur, présumé envieux, nous vous haïssons tendrement, petits big brothers omniprésents. Solidaires par obligation, nous formons avec vous la grande marmelade des hommes dans la ville, chère au poète.

   Irions-nous jusqu’à nous grimer sournoisement pour adopter votre aspect, vos attitudes ? Raser les murs, être tout comme, comble du mimétisme avoisinant. Après tout, nous infiltrer, nous glisser dans l’identité d’un autre proche permettrait de nous délester un temps de la nôtre, un tantinet routinière avouons-le. Test édifiant de mutualité positive. Belle preuve d’abandon au monde tel qu’il va.

   Voisinage, pâte molle, indistincte, à pétrir au gré de nos errances du moment. Vous êtes, voisins, le miroir de nos enthousiasmes comme de nos inconséquences. Vous figurez l’enjeu d’une vertu réputée enfin accessible, le prix de l’excellence ouvert à tous : tendre au rang de citoyen responsable. L’avoisiner à tout le moins.

   Cher voisin, tu demeures pour nous le chaînon rassurant, toujours en attente de vérification, de nos attraits collectifs. Qu’advienne la preuve de méfiance de trop et nous nous replions sur nous comme des escargots. Que tu nous attires à nouveau dans les rets communicatifs d’une ferveur de bon aloi, et nous voilà aspirés dans l’amour inconditionnel de ce prochain soudain si proche. D’une empathie qui cerne, ou concerne ?

   Comment demeurer fidèle au cœur d’une émotion avoisinante, constant dans sa culture de l’entourage ? Il y faudrait une quotidienne fête des voisins. Nul doute qu’une enquête de voisinage rondement menée lèverait nos derniers soupçons, nous redonnant définitivement le sens originel d’une sympathie légitime, d’une coopération fraternelle. De celles que l’on n’a pas envie de resquiller.

    Pour nos chers voisins, ces autres nous-mêmes, c’est tous les jours la fête !

 
 
 
 
 
SOUFFLEUR
 


Retour à la soupe primitive. La boule rouge ondoie, hésitant entre fusion et calcination, fragment arraché à une très lointaine coulée de lave. L’homme la tient au bout de sa canne comme aux rets de son regard fasciné. Son visage perle de la sueur qui accouche. Du matériau brut jaillit l’œuvre en état d’éruption. Passage secret de l’état de nature à celui de culture.

   Ce que dompte ce moderne Vulcain, c’est un lambeau de pierre de lune. Un peu du noyau des origines abandonné par le créateur au centre de la planète bleue. Vomissure d’étoile, déjection de volcan, le cœur en fusion trahit sa présence enfouie au plus profond, entre pelure et centre nucléaire.

   Par quelle magie la boule de pierre et feu mêlés est-elle en passe de se transmuer en verre cassant et transparent comme la glace ? Le souffleur en tait le jaloux secret. Il n’écoute que son poignet élastique tournant et retournant la canne creuse animée d’un souffle redevenu divin. Mimétique, son geste figure celui du musicien explorant les trésors infinis de la gamme. La main s’attarde, rêve à la pointe de son instrument. Comme celle du sculpteur affronte le marbre. Ou celle du potier modèle patiemment la pâte. Menaçante, la boule gonfle jusqu’à enfler comme une géante rouge. Retour aux origines.

   Ardents comme ceux d’un dompteur, les yeux du vulcain fixent la chose en sa métamorphose. Ils guettent, gourmands, l’instant précis du gonflement porté à son acmé, celui où la forme se fait couleur. Oranges subtils, et jaunes d’or épanouis succèdent insensiblement aux rouges de feu. Chronologie chromatique aux fins glissandi de tonalités.

   Ardent songeur, le maître verrier sait que la difficulté de son métier vient justement de l’apparente fluidité de sa matière. Faire, façonner, fabriquer, créer. Même dans l’atmosphère étouffante d’un four à porcelaine où le visiteur oisif peut croire à l’enfer, l’ouvrier actif n’est plus le serviteur du feu, il est son maître. Et si c’est une rêverie, elle est active, les armes à la main. Et puis chaque travail n’a-t-il pas son onirisme propre ? Chaque matière travaillée n’apporte-t-elle pas les visions intimes qui lui sont propres ? L’artisan le sait : on ne fait rien de bien à contrecœur, à contre-rêve. Tout en lui appelle un temps béni où chaque métier aurait son chantre attitré, son guide onirique, chaque manufacture son bureau poétique ! Heureuse utopie.

   Imperceptiblement, le verre qui tiédit offrira bientôt ses parois translucides au regard apaisé du verrier appréciant dans ses courbes épurées l’objet de son ouvrage. Ou – occurrence fâcheuse – si la pâte s’est montrée rebelle à sa fantaisie, l’artisan déçu la rattrapera en lui accordant la forme la plus facile à souffler : celle d’une flasque, synonyme d’un fiasco qu’il tentera d’oublier.

  Epuisé, assouvi, l’artisan démiurge contemple enfin le fruit de son expir. L’esprit qui anime a su inspirer son acte créateur. Et rappeler le geste fou de Prométhée subtilisant le feu aux dieux ébahis pour l’offrir aux hommes. Entre souffle, ouvrage et songe, le geste a conquis la matière.

   Et su atteindre les régions éthérées de l’âme. Anima sua.



 
 
 
 

A SUIVRE ...
 


 


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vendredi 3 juillet 2015

Bill Evans Trio - Nardis




 

LE CARNAVAL DES MIMES  (1)

 
 

CLINAMEN

    L’homme écoute le silence. Comme il sait voir le vide. Silence et vide, il sait les faire chanter. Depuis son rivage, il regarde s’agiter le monde. Avec l’art de demeurer à distance pour regarder et bien voir. Télé-spectateur  à l’antique, son bonheur peut dépendre d’une simple pluie.
   Comme tous les enfants, le poète est fasciné par les innombrables grains de poussière s’agitant en tous sens dans un rayon de soleil matinal. Son clinamen  à lui est l’ancien nom donné au mouvement brownien, fourmillante turbulence de cellules sous l’œilleton du microscope. Là où particules et molécules folles font s’agiter son inframonde, invisible au passant ordinaire.
   Tout s’affaire à son rythme propre, rien ne naît de rien. Les atomes s’agencent au gré de chutes hasardeuses, aléatoires, d’où jaillit la matière. Pluies fertiles d’éléments natifs. Poussière et lumière mêlées évoquent les rapports entre humains. Rencontres physiques, mystérieux entrechocs qui figurent aussi le sentiment amoureux. De la chute de pluies diverses naissent toutes nos vies.
   Giboulées rigoureusement verticales, sans variation ? Sans déviation ? Sans erreur ? Non. Ce sont d’infimes écarts dans la trajectoire de ces chutes qui créent justement du nouveau. Il arrive que les atomes dévient de leur chute programmée. Ronds, durs, lisses ou crochus, on les imagine à la ressemblance de notre monde connu. Derniers – et premiers – degrés de la matière, ils sont divisibles à l’infini, encore et toujours providentiels. Dans les courses au destin, leur chant naît du silence. Comme l’animé sourd de l’inanimé.
   Clinamen, imperceptible variation du destin qui contrarie le rectiligne ordinaire, attendu, pour nous offrir l’écart, la dérive originale d’où surgira le surprenant. Le déconcertant, l’étrange. La vie naît de l’agencement fortuit de l’inanimé. Des blocs de météorites, déchets refroidis d’astres bouillants, s’agglutinent dans l’espace pour refaire de la vie. Sempiternel mécano de la matière.
   Entre chaos et ordre, la pluie d’atomes ouvre les horizons de notre liberté. Elle rend possible un passage à inventer. Entre désordre de relations multiples et affolées où chacun cède aux émotions et entretient leur flux électrique. Et désir de comprendre, d’expliquer, d’imaginer d’autres lieux où vivre l’utopie.
   Notre monde bouge, rien ne semble devoir rester immobile. Il est un texte dense que l’œil parcourt en s’accrochant à des parcelles de sens qui l’interrogent : les idées sont-elles des corps ? Ne sommes-nous que des agrégats d’atomes ? Et si la matière est divisible à l’infini, comment atteindre le principe de toute chose ?
   Captée dans l’infiniment petit, l’image d’un synapse serait-elle la photo d’une idée ? Une manière de porte manteau cérébral ? La matière, substrat de toute chose, fait pleuvoir ses éléments dans une précipitation constante, patiente, silencieuse.
   Macrocosme et microcosme s’assemblent dans une même image de fourmillement des corps, de séparations et de rapprochements successifs, incessants.

   Pas de deux dansé entre hasard et nécessité. Clinamen, tango céleste

 
 

 


INTIMUS CIRCUS
   Un discret chapiteau rouge posé là comme par magie. Les gradins surplombent une petite piste ronde enchâssée parmi les spectateurs. La minuscule arène est cernée de loupiotes aux couleurs de l’étrange. Ce que vous verrez là aura la tonalité à la fois crue et tamisée des rêves et des souvenirs. Et le charme entêtant d’un filtre enchanteur. La poésie de cet art, c’est son imaginaire de baraque de foire.
   « Fais pas ton cirque ! », intime-t-on aux enfants turbulents. Inversons cet appel au calme pour en faire un désordre joyeux, une pagaille organisée. Un droit à la mélancolie aussi. On se sent vite pris dans les filets délicats d’un climat d’étrangeté, inquiétant par moments, surréaliste souvent. Voici les clowns blancs. Le diable rouge. Les clowns noirs. Et puis toutes les images fantomatiques et saisissantes du cirque, comme dans un théâtre d’apparitions auquel il faut s’abandonner sans résistance pour ce qu’il convoque d’émotions pures, viscérales. Il y aura donc des clowns, des dresseurs de fauves, des acrobates, des jongleurs. Des pantins, des marionnettes, des automates. Et leurs diaboliques tireurs de fils, en coulisse.
   Et puis de l’action, du geste – de la geste –, des prouesses. Homme-Hercule et diablotin ailé s’aimantent, se repoussent. Leurs corps jonglent l’un avec l’autre, comme le feraient deux pôles irrésistiblement jumeaux. Leurs mimiques épurées suscitent des ébauches de songes. Force et grâce, ces deux-là font l’essence du spectacle vivant. Un pantin exécute un numéro de barre fixe, lancé dans l’espace par une impulsion mécanique, mystérieusement animé par un jongleur qui fait tourner la barre sur un rythme saccadé. Le pantin sidère en mimant l’acrobate humain. Ces héros du cirque figurent le pliable et le manipulable à l’infini. Ils sont les métaphores de l’homme-marionnette, du Polichinelle si cher à la comedia del arte. Tradition et modernité s’explorent dans une passion mutuelle.
   Un duo de clowns – des augustes – drôles, menaçants, troublants, mettent en scène le désir de battre, de gifler, de mordre. De tuer ? Les clowns mêmes seraient-ils devenus méchants ? Retournement inquiétant des valeurs.
   Dans leur arène de poche circulaire, tous affrontent le vide et la mort. Sans avoir l’air d’y toucher. La muleta agitée ici et là est le rideau rouge de notre petit théâtre intime, entre fantasmes entrevus et bravoure folle.
   Le cirque, seule école de vie où l’athlète et le clown – le muscle et l’émotion – savent se tenir la main, faire bon ménage. La palme va au marionnettiste qui, dans la coulisse, manipule tous ces corps qui jubilent. Il est le grand maître de la pantomime ambiante.
   Entre clameur et silence, le cirque fait son théâtre, ou l’inverse. Tous mêlent leurs histoires et l’insatiable plaisir de jouer les noces irréelles entre forces du ciel et de la terre. Entre veille et sommeil, rêve d’enfant ou chimère d’adulte, le cirque c’est celui que l’on se crée. Lorsque les impressions diurnes s’éclipsent au profit de la fantasmagorie des songes. Rondes d’images parfois teintées de blues.
   Le carrousel de nos vagabondages d’enfance.
 
 
 
   CHEFFERIE
   Hymne martial et coups de menton. Le drapeau national flotte fièrement au vent de l’Histoire. Le bon peuple a besoin de signes pour sentir battre son cœur, se féliciter d’en être, se rassurer collectivement. Le patriotisme citoyen s’incarnera toujours dans un personnage à la mesure du récit national. Et pour reprendre ce flambeau sensible en s’extrayant du lot, certains savent surjouer les postures hautaines, faussement graves et risiblement nobles.
   Expert dans l’art de cultiver son rapport à la verticalité, l’homme providentiel a bonne presse. En père protecteur, il offre son giron rassurant à tous les grands enfants que nous sommes restés, en quête d’affection, de reconnaissance, d’espérance. Le pays est une grande famille à gérer, à sauver, ou à remettre dans le droit chemin. Et le vrai chef sait se trouver toujours là où il convient pour imposer sa loi aux fratries belliqueuses.
   Autoritaire, le passé pèse du poids des habitudes, des rites, des institutions mises en place. Il plane un climat bon enfant lorsque les regards se fixent ensemble – comme un seul homme – sur la ligne bleue des Vosges. Mais un simple regard sur l’Histoire vient nous rappeler qu’un mythe ancien et partagé alimente la fabrique contemporaine, et toujours d’actualité, de l’homme providentiel. Comme il nous faut le pain et le vin quotidiens, nous ne pouvons nous passer de nos grands hommes. La verticalité nous rassure tant elle nous tient confortablement hors du jeu des responsabilités. Quand la chefferie perdra-t-elle cette aura sacrée qui plombe, sans qu’il s’en doute vraiment, le citoyen ordinaire ?
   L’émergence moderne de mouvements sans leaders – les Indignés, les Anonymes – dit notre aspiration à plus d’horizontalité. Pendant des siècles, on a ressassé aux masses qu’elles ne sauraient survivre sans chef pour les guider. Avec, en toile de fond, le péril sourd des infantilisations rampantes. Jusqu’à quand la virilité à l’ancienne poursuivra-t-elle sa tâche démobilisatrice ?
   Il est urgent de démythifier tous les sauveurs potentiels, tenants têtus et douteux d’une épopée permanente. L’autorité pyramidale a vécu. Une nouvelle matrice esquisse enfin la figure proche du chef d’équipe, animateur à l’esprit coopératif. Le patron de droit divin, claquemuré dans son bureau, loin de ses salariés, semble avoir pris du plomb dans l’aile. Chacun avait pris l’habitude de camper sur des positions stéréotypées : le chef au sommet de la pyramide, la base plongée dans l’anonymat. Et la conséquence probable du choc frontal en guise de relation d’autorité.
   L’intelligence sociale, basée sur des comportements plus horizontaux, ouvre de nouveaux critères du travailler ensemble : rassembler des équipes, déléguer et faire confiance, communiquer, mobiliser. La légitimité du dirigeant devrait reposer sur la justice et l’exemplarité. La médiation veut  s’instaurer en règle commune, permettant d’alléger les conflits, remobilisant des troupes apaisées et recentrées sur la tâche. En toile de fond, l’instauration d’un pragmatisme vivable. A hauteur d’humain.
   La sempiternelle épopée verticale a pris figure de carton pâte.
 

 
DEMOCRATIE
    Déni et absurdité. Les choses tournent en rond, n’en finissent pas d’alimenter une ritournelle devenue insensée. Le citoyen démocrate assiste médusé au délitement du système qui s’affichait pourtant comme celui de la vie bonne. Toute une manière de penser, d’organiser le monde se dilue dans une impasse à laquelle il participe pourtant… sans le savoir – ni le vouloir – vraiment. Et sans adhérer activement au droit de donner son avis. Que reste-t-il du « parler, écouter », bases du débat, le cœur battant de l’exercice démocratique ?
   On laisse inoccupés de très nombreux logements citadins qui pourraient dépanner des milliers de sans-logis abandonnés à la rue. Croyant bien faire, les responsables publics autorisent la création de parcs d’attraction grandioses qui dévorent des espaces naturels irremplaçables, dédiés au bien commun depuis des lustres. Logique implacable du « détruire pour créer ». Nos Etats de droit s’entendent au plus haut niveau pour acheter un droit à polluer devenu naturel. Nos responsables élus cèdent devant des pouvoirs financiers toujours plus voraces et directifs. Les affaires privées soudoient les intérêts publics. Que reste-t-il de nos parcelles de liberté collective, de solidarité active ?
   La démocratie meurt à petit feu, faute d’être pratiquée dans le débat citoyen. En lieu et place, les médias mettent en scène des caricatures de disputes qui virent à la parodie permanente. Laïcité, vie collective, intérêt général, les mots se vident de leur sens et de leur vertu, à force d’être répétés sans effets, sans suites données. On n’y croit plus.
   Les « urnes » sont délaissées, accentuant encore l’impression ambiante de grande fatigue démocratique. Pourquoi confier le pouvoir à des gens qui mentent par omission pour se faire élire, avant d’oublier ensuite leurs engagements ? A parole publique dévoyée, désert électoral assuré. L’exercice de la représentation citoyenne s’épuise. Le dictionnaire lui-même ne donne-t-il pas un premier sens inquiétant au mot « urne » : vase qui sert à renfermer les cendres d’un mort ? Le présage ne manque pas d’être troublant.
   Une longue et lente fatigue démocratique nous envahit. Et nous pousse à laisser souffler un grand air de désenchantement.
   C’est oublier un peu vite que nous vivons dans les sociétés les plus libres, les plus tolérantes, les plus riches et les moins inégalitaires que l’histoire a connues. Comme tout ce qui est bon, la démocratie ne brillerait-elle que par l’hypothèse de ce que nous serions en son absence ? Ne séduirait-elle vraiment qu’au moment de son établissement ? Avant que l’on en oublie aisément les vertus et avantages pour la considérer comme un simple dû ? Manière simpliste de voir le don : à sens unique.
   Mais la vie associative est là, toujours aussi riche, multiple. Et avec elle le souci accordé au plus proche, l’exercice simple et naturel de la compassion, la dynamique du travail commun, la recherche et l’accomplissement de projets collectifs. L’attention à chaque membre de l’ensemble porté par tout membre de l’ensemble. La société demeure alors ce corps composite qui dessine la silhouette en creux du peuple vivant.
   Le demos n’est pas mort, il bouge encore.
 
 
 
 
 
   ANTIHEROS
   Bardé de sa rancœur et de toutes les frustrations accumulées, le terroriste avance avec l’assurance du droit acquis, conquis, requis. Derrière lui, l’armée silencieuse de ceux qui le soutiennent, là-bas, veut-il croire. Devant lui, l’avenir radieux du martyr qui sacrifie sa vie pour une cause qui le dépasse. Et qu’il n’a surtout pas pris le temps d’examiner avec sa raison. Quelle raison ? Réfléchit-on lorsqu’on est mû par la haine aveugle propre à l’exclu ?
   Car il n’est rien, ne se sent rien, n’aspire plus à rien. Il est – se veut ? se proclame ? – le produit avarié d’une société pour lui vide de sens. Son déchet avéré, désigné. Plus que du doigt, des yeux. Du siège-même des émotions. Arpentant la ville de son enfance, Il ne reconnaît rien ni personne. Personne ne le voit. Il n’en est pas. Il a intériorisé avec le temps un espace qu’il a transformé en prison intérieure. En ghetto. A force d’ondes négatives vérifiées, accumulées, il a devant lui les preuves d’une exclusion qu’il veut injuste, féroce, irrémédiable. Il en a déjà pris acte, parcourant un à un les affres minables de la petite délinquance. Mais rien ici pour se faire reconnaître valablement, durablement.
   Comment passer du mépris de soi à la haine des autres ? Comment surtout rendre sacrée cette rage qui l’habite, le hante, l’excède ? Sinon en donnant à son mal-être un sens qui le dépasse, celui d’une justice ordonnée d’en haut, par un Très-Haut. Même s’il ne le connaît pas. Surtout s’il ne le connaît pas : il se veut proche, d’emblée, de ce Grand Anonyme qui lui ressemble et dont il se donne le droit de confisquer le sceau pour ce qui l’arrange. La fureur qui le dévore en appelle à des nourritures secrètes, occultes, héritées de ses lointaines origines, étrangères à tous ces impies, ces hérétiques qu’il côtoie chaque jour. Le voilà prêt à basculer dans une traversée initiatique qui le confirmera enfin dans l’identité qui lui faisait défaut.
   Lui, le bouc émissaire d’un système qui l’ignore, découvre le pouvoir insensé de retourner aux autres leur regard négatif, de se voir enfin vainqueur dans leur yeux apeurés. Mortel effet miroir. C’est la voie de sa revanche. Le triomphe des absents. Le prix importe peu tant l’enivrement délivre. Puissance du faire corps : on lui offre le statut de héros. Le voici chevalier autoproclamé. Il se sent enfin quelqu’un.
   Tout est bon pour alimenter cette deuxième naissance à laquelle il ne croyait plus. Le voilà prêt à tout, au service aveugle de cette sacralité qui l’a vu renaître enfin. Lui l’ancien banni a trouvé la cause qui fera de lui un héros. Le héros parmi une foule de prétendants avec qui rejouer – à armes égales cette fois – un nouveau spectacle mimétique. Une grand-messe où la surenchère est la règle, où la perfection prend des airs de quête infernale. D’un enfer à l’autre, quelle différence ? Celle de choisir, justement, d’en être ? Celle de la pureté absolue du soit disant martyre consenti. L’anti-héros est prêt.
   Il n’a pas raison ? Peu importe : il a le pouvoir de se donner raison. S’inscrivant sur le grand marché de la martyrologie, sait-il que sa victoire intérieure sera de courte durée ? Tant l’illusion et la folie sont les moteurs pervers des héros négatifs. Leur carburant fétide pour embraser les destins, perdus d’avance, de ceux qui, n’ayant plus rien à perdre, jettent toutes les vies – les leurs comme celles des autres – aux horties de l’Histoire.
   L’infernale mécanique du retour au même et à l’identique a gommé toute altérité et creusé un vide cérébral abyssal. La radicalité a mystifié l’exigence. Tué l’intelligence.
 
   Produit pervers de l’effet miroir, la haine est fille du désespoir.
 
 
 
 
 
SOUFFLEUR
   Retour à la soupe primitive. La boule rouge ondoie, hésitant entre fusion et calcination, fragment arraché à une très lointaine coulée de lave. L’homme la tient au bout de sa canne comme aux rets de son regard fasciné. Son visage perle de la sueur qui accouche. Du matériau brut jaillit l’œuvre en état d’éruption. Passage secret de la nature à la culture.
   Ce que dompte ce moderne Vulcain, c’est un lambeau de pierre de lune. Un peu du noyau des origines abandonné par le créateur au centre de la planète bleue. Vomissure d’étoile, crachure de volcan, le cœur en fusion trahit sa présence enfouie au plus profond, entre pelure et centre nucléaire.
   Par quelle magie la boule de pierre et feu mêlés est-elle en passe de se transmuer en verre cassant et transparent comme la glace ? Le souffleur en tait le jaloux secret. Il n’écoute que son poignet élastique tournant et retournant la canne creuse animée d’un souffle redevenu divin. Mimétique, son geste figure celui du musicien explorant les trésors infinis de la gamme. La main rêve à la pointe de son instrument, comme celle du sculpteur affronte le marbre Ou celle du potier donne forme à la pâte. Menaçante, la boule gonfle jusqu’à enfler comme une géante rouge. Retour aux origines du monde.
   Ardents comme ceux d’un dompteur, les yeux du vulcain fixent la chose en sa métamorphose. Ils guettent, gourmands, l’instant précis du gonflement porté à son acmé, celui où la forme se fait couleur. Oranges subtils, et jaunes d’or épanouis succèdent insensiblement aux rouges de feu. Chronologie chromatique aux fins glissandi de tonalités.
   Ardent rêveur, le maître verrier sait que la difficulté de son métier vient justement de l’apparente fluidité de sa matière. Faire, façonner, fabriquer, créer. Même dans l’atmosphère étouffante d’un four à porcelaine où le visiteur oisif peut croire à l’enfer, l’ouvrier actif n’est plus le serviteur du feu, il est son maître. Et si c’est une rêverie, elle est active, les armes à la main. Et puis chaque travail n’a-t-il pas son onirisme propre ? Chaque matière travaillée n’apporte-t-elle pas ses songes intimes ? L’artisan le sait : on ne fait rien de bien à contre-cœur, à contre-rêve. Ah ! il songe à un temps béni où chaque métier aurait son rêveur attitré, son guide onirique, où chaque manufacture aurait son bureau poétique !
   Imperceptiblement, le verre qui tiédit offrira bientôt ses parois translucides au regard apaisé du verrier appréciant dans ses courbes épurées l’objet de son ouvrage. Ou – occurrence fâcheuse – si la pâte s’est montrée rebelle à sa fantaisie, l’artisan déçu la rattrapera en lui accordant la forme la plus facile à souffler : celle d’une flasque, synonyme d’un fiasco qu’il tentera d’oublier.
  Epuisé, assouvi, l’artisan démiurge peut contempler le fruit de son expir. L’esprit qui anime a su inspirer son geste créateur. Entre souffle, rêve et travail, le geste a conquis la matière.
   Et su atteindre les régions éthérées de l’âme. Anima sua.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

mardi 17 février 2015

EMOUVANCES (9) Fragments de temps suspendu

LegoBaladin
 

   SIXTINE


   Le doigt de Dieu. On ne voit que lui, plein centre de l’immense voûte où dansent cent figures sculptées célébrant la fête des corps dans un paradis perdu des origines. Vaste scène primitive sans haut ni bas, flottant dans un espace que le peintre a voulu céleste. Le mouvement y tournoie, le flux y circule, à l’aune d’un vertige créateur dont la divinité seule sait apprécier le détonant secret.

   D’un geste nonchalant, Adam étend son bras gauche pour recueillir l’énergie vitale que Dieu lui transmet de sa main droite. Du divin à l’humain, symétrie savante, entendue, des mondes prêts à fusionner sans tout à fait se mélanger. Les deux index se rapprochent sans se toucher. Entre Dieu et sa créature, la poignée de main est télépathique. Car si Adam est à l’échelle de l’homme, Dieu, lui, s’élève à l’échelle des astres. Il flotte de toute sa masse au-dessus du monde interstellaire, enlaçant une jeune fille prépubère préfigurant sans doute la Vierge. Enveloppé dans une cape ondulante, le corps aérien semble esquisser dans l’espace une coupe d’encéphale propre à insuffler l’esprit aux malheureux mortels que nous sommes et demeurons. Tout le plafond de la chapelle tourne autour de ces deux doigts que sépare un vide infinitésimal et pourtant sidéral. C’est le moment unique, sublime, qui voit l’œuvre jaillir des mains de son créateur. Instant magique de tous les possibles dont nous prend l’envie d’isoler la grâce, pressentant qu’elle ne durera pas.

   Déjà, pressant l’homme, s’annonce la figure séduisante d’Eve, suivie par l’ombre d’un serpent vigoureux et tentateur. On devine alors - plus que l’on ne la voit s’accomplir - la laide déchéance d’un couple banni et la cohorte des malheurs conséquents. Mais pour l’heure, le peintre est tout à sa joie d’animer la puissance des chairs que décuple à l’infini l’originalité du modèle. Autour de lui, le génial Adam voit ainsi se décliner sans fin une profusion de nus aux formes sculpturales : prophètes en méditation, sibylles inspirées, enfants cariatides, tous exposant leurs corps glorieux dans une vaste fresque qui célèbre l’ancien récit et annonce le nouveau. L’arbre généalogique du Sauveur est en place sans toutefois que celui-ci n’apparaisse nulle part. Le message visuel célèbre l’œuvre totale déclinant peinture, architecture et sculpture. L’arc de triomphe à ciel ouvert, dédié à l’homme bâtisseur, peuple les arcades de cette immense galerie à claire-voie, ouvrant un gigantesque continent où pierre marbre et chair humaine s’entremêlent, tous convoqués par le créateur pour les besoins d’une fiction conçue ex abrupto à notre intention.

   Mais il arrive que l’œuvre, échappant en partie à son auteur, infléchisse ses innocences premières vers des réalités plus prosaïques. Ainsi, la fraîcheur des origines transmue sa gratuité au gré d’une Histoire qui la dépasse. Sous la grâce éphémère dormait l’impatience des ego. L’homme alangui fait place au potentat investi : laissant se déployer la continuelle marche en avant du désir, l’état de nature cède sa place à celui de culture. Le paroxysme de la peur - celle que l’on éprouve comme celle que l’on crée - s’incarne dans le scénario implacable de duels fratricides. Les hommes découvrent qu’ils adorent se faire peur. Notre semblable nous devient intolérable et génère la crise mimétique qui appelle le grand Léviathan : le pouvoir tombe dans l’escarcelle d’institutions prêtes à le faire fructifier jusqu’à la confiscation. L’irascible Caïn a tué l’innocent Abel, provoquant la naissance des nations et de leurs lois. La collusion secrète du sabre et du goupillon s’organise, inventant des configurations fécondes que l’Histoire validera cent fois, confisquant à l’art la fraîcheur originelle et magique de la danse des corps. L’homme vient de perdre son innocence.

   D’impeccables soldatesques en ordre de bataille sont désormais prêtes à écrire maints récits de prise de pouvoir occultes, éphémères, répétitives. Le plafond sublime des corps éclatants a accouché, à quelque vingt mètres sous sa voûte, au ras du plancher des vaches, d’un long cortège de corporéités spectrales aux chairs enfouies dont seules émergent des têtes livides, omniscientes, aux visées omnipotentes. Cardinale et somnambulique cohorte des soldats de Dieu vêtus de chasubles asexuantes, aux teintes sanguinaires de l’incarnat, entonnant sur une seule note hypnotique la litanie mortifère des inusables martyrs de la cause. Causa nostra porteuse de mort, exaltant le sacrifice sans fin des chairs flétries. Vingt mètres plus haut, le Dieu planant ne peut que jeter un regard affligé sur cette absconse réalité humaine, lointainement engendrée, mesurant combien l’œuvre a définitivement échappé à son créateur. « Je ferai pleuvoir sur terre quarante jours et quarante nuits », se surprend-il à proférer en guise de menace. Mais y croit-il encore, témoin atterré de ce long cortège de vieillards cacochymes qui se balance au rythme d’une lettre morte qui a su escamoter son Verbe génial ?... Le bienheureux pouvoir divin accouche en direct d’une chimère cléricale.

   Comment la fête des corps  a-t-elle pu engendrer cette légion impuissante, éplorée, de fantômes égrotants, uniques locataires désormais de la chapelle magique transformée en une immense salle fermée à clé. « Con clave ». Conclave. Marmite autoclave plutôt où barbotent de misérables secrets prestement réduits en cendres dans la fumée grisâtre d’une ridicule cheminée sans âge. Pacotilles célestes aux relents de bondieuseries fumeuses. Torves manœuvres sur fond de confidences codées, de lenteurs millénaires, de scénarios simplissimes où bons et méchants s’étripent avec jubilation. Clergé médiatique qui ne sait que détester ou adorer et fait semblant de connaître ce qu’il ne comprend toujours pas. Triste réalité propre à enfumer la foule hystérique des pèlerins qui s’engrouillent, béats, aux aguets de la consolante papale prête à choir du balcon lointain. « Une preuve du pire, c’est la foule », nous glisse à bon escient le poète.

   Quant à Dieu, à jamais frustré de ses essais créateurs, on peut l’entendre expirer dans un souffle du tonnerre de Zeus : " Tonnerre, je ne joue plus pour tous ces pauvres hères. J’ai peur que la fin du monde soit bien triste."
 

 
    
          EPHEMERES
 
 

   Le fugace a un faible pour les incartades précaires, insolites. De celles qui nous laissent interloqués et ravis. On y déniche pêle-mêle des queues de ficelle, de ces bouts d’on-dit / as-tu-vu qui font l’avers plaisant des longs exposés et des récits patiemment construits. Il arrive que ces frêles libellules - éphémères - jouent les passeuses entre des vérités consistantes, des narrations échafaudées, bien charpentées, aptes à nous rassurer. Pour autant, il nous les faut ces précieuses vétilles, coutumières de nous peaufiner des pauses salutaires au creux de scénarios trop bien fagotés, aux issues attendues. Au jeu joyeux des hasards survient parfois l’aventure qui sait dérider nos pesanteurs ordinaires.


   Tout ronronnait jusqu’alors… quand surgit l’étincelle qui se met à vibrionner devant nos yeux épatés. Suspension des durées communes, un flottement physique et mental nous propulse loin du cours attendu des choses. Nous touchions à l’assoupissement où nous plonge toute histoire qui musarde : combien de temps durerait la traversée nous embarquant au fil du livre, du tableau, du film ? Le moment peut venir où, lassé de nous, de notre attention devenue flottante, le récit se révolte, se révulse et décide de quitter ses codes et ses repères douillets pour nous affoler et nous surprendre. Et c’est souvent par pure effraction qu’il ouvre devant nous un espace troué d’interstices, une fissure, un étonnement, un frisson embryonnaire qui réveille nos impatiences et ranime une ancienne aspiration à l’étrange.


   Le cinéaste lui-même reprend la chose à son compte : il connaît nos limites de spectateurs et sait jouer avec les codes. Aussi choisit-il le moment propice pour suspendre le récit en nous prenant par la main, ou par le regard plutôt. L’œil est soudain saisi par le minuscule, l’inattendu ou le sublime, injectés sans coup férir dans une durée subliminale de quelques secondes où s’égrènent pourtant quelques moments précieux de véritable éternité qui feront trace.


   Ainsi dans cette ville en état de siège investie et terrorisée par des militaires en armes à chaque coin de rue, nous assistons à la fuite de civils qui se terrent, se dissolvent dans chaque trou disponible, talonnés par la peur à chaque plan du film. Rafales d’armes automatiques, cadavres sur le bitume, contrôles et arrestations sommaires. Paysage de désolation, le récit court - lui aussi - dans une épouvante qui dure, nous prend aux tripes, confine au désespoir. Et c’est au mitan du film, au moment où l’on n’attend plus d’éclaircie, que le cinéaste choisit de nous délivrer une séquence nocturne, onirique : sur une avenue glauque, surgi de nulle part, un immense cheval blanc traverse l’écran - notre écran mental et affectif - de gauche à droite, dans un galop sonore et superbe, poursuivi de près par une jeep de soldats tirant en l’air (comme fêtant - eux aussi ! malgré eux - la liberté ?). Un air de délivrance baigne les esprits durant quelques secondes qui figurent la force d’un espoir possible, irréel, s’extrayant soudain de deux heures de drame.

   Ainsi dans le huis clos d’un appartement citadin abritant la fin de vie d’un vieux couple solitaire, nous voici plongés dans un climat de mort qui rôde, ne sachant quand elle adviendra. Le cinéaste nous relève soudain de notre tension attachée à cette mort programmée, nous emmenant très loin du lieu oppressant - sans le quitter pour autant - pour une brève et bienvenue bouffée d’oxygène. Cinq plans muets de quatre secondes chacun nous transportent au cœur de cinq toiles accrochées aux murs de l’appartement. Toiles quelconques, de paysages anonymes, mais convoquées là pour dire simplement l’ailleurs de la mort, son avers tangible dès lors que visible. A la suite desquelles le cinéaste sait que nous pouvons nous retourner un peu plus légers vers l’issue du récit de la mort qui rôde.
   Légèreté, fugacité de l’éphémère. Fragilité de l’insecte éponyme dont la durée de vie se perd dans les eaux stagnantes des marais. Fleur et papillon accompagnent  l’idée portée par l’homme antique sur ces moments de vie qui ne font que s’évanouir. Sans lendemain, puisqu’attaché au jour même, l’éphémère est ce moment court, passager, provisoire, qui n’excède pas ce jour, ou cet autre, marqué par son éphéméride particulier. Paradoxe entre la conscience du temps qu’il requiert pour le nommer et la pensée de son inconsistance. Tension entre le ponctuel et la durée, le continu et le discontinu, la présence et l’absence. Convulsion annonciatrice d’une mort prochaine. Spleen entre angoisse et lyrisme.
   S’il revient aux multiples formes d’art de fixer la richesse complexe qui anime la vie, certaines semblent cristalliser les paradoxes de l’éphémère. L’espace du poème parvient à saisir au filet des mots, dans le rythme du souffle, le volatile des émotions et des pensées, les métamorphoses de l’être. Lutter contre la disparition, l’oubli de nos impressions les plus fines, telle est la gageure du sculpteur de mots. « Ce qui plaît au monde est un songe éphémère », se lamente Pétrarque. A chacun de défendre la géographie des mots particulière à son espace personnel, au rapport singulier qu’il entretient avec eux, en lien étroit avec ses récits de vie. Imaginons nos mots inscrits sur autant de petits papiers que nous transformons parfois en boulettes serrées à balancer étourdiment dans le monde… Et si nous les défroissions sans les déchirer, pour les lisser et leur faire prendre un envol conscient, appliqué, attentif… mémorable ?... Volonté de retenir le « presque rien » et la certitude rassurante du « ça a été » chère à Roland Barthes.
   Dans toute photographie niche un miracle : la rencontre de l’éphémère et d’une forme d’éternité. Dans la structure microscopique des photons figeant les zones de l’image, comme dans la structure granulaire du temps physiquement inscrit. A y regarder de plus près, le temps vécu n’est pas continu, mais fait d’instants discrets dont chacun compose un chiffre parfait. Pénétrant la structure interne de chacun de ces petits miracles, nous y verrions autant d’instantanés dont la force ne dépend que de la qualité du regard que nous savons leur accorder. L’éternité du transitoire se niche dans la nature du regard porté sur l’instant - anodin, fugace, en lui-même. Le sensible est une nymphe en perpétuelle métamorphose, composée de caractères, d’idéogrammes parfaits, aux géométries accomplies. Le monde est un texte, une rêverie poétique toujours à l’œuvre, invisible dans le visible. A nous d’en décrypter les transitions magiques. Multiple présence. Surgissements secrets. Poéthique.
   « Mon esprit galope comme un cheval étonné », constate le philosophe aux aguets. « Il se balade en liberté sur la toile de mes fictions », ajoute en écho le peintre cinéaste. Tous les deux ont raison. L’art sait inscrire nos imaginaires dans les fugacités durables de l’éphémère. Si durables qu’il nous est loisible d’en faire l’inventaire, nous en rejouant mentalement la pertinence apte à nourrir notre mémoire émotive. Fines libellules du sensibles, ces éphémères témoignent de jeux de bascule dans l’étrange qui frisent souvent une élégance de l’instant que nous ne soupçonnions guère. Une manière d’apogée de la métamorphose.

 

 
     NOMBRE D'OR
 

Divine proportion. Rapport magique contenu tout entier dans la symbolique d’une lettre : la « phi » grecque, initiale du légendaire Phidias, architecte du classique Parthénon dont la structure se décline en autant de rectangles d’or. « Les choses qui sont dotées de proportions correctes réjouissent les sens », note Thomas d’Aquin.

  Que peuvent avoir en commun des phénomènes naturels aussi divers que l’agencement des graines d’une fleur de tournesol, l’élégante spirale dessinée par la coquille de certains mollusques, et le profil de la Voix Lactée, la galaxie qui nous accueille ? Quelle règle géométrique d’une inégalable harmonie se cache dans l’œuvre de grands artistes et architectes, de Vitruve à Le Corbusier en passant par le grand Léonard et Salvador Dali ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, la réponse à ces questions est un simple nombre !

   Un nombre d’une humble apparence, connu depuis l’antiquité, qui apparaît continûment dans toutes les représentations naturelles et artistiques : le Nombre d’or. Un nombre à peine supérieur à l’unité, mais composé d’une suite infinie de décimales. A l’image du fameux « pi » grec, lui aussi, connu de tous les collégiens. Valeur arithmétique dorée : 1,61803… Nombre d’objets de notre quotidien sont façonnés selon cette divine proportion : livres, cartes de crédit, journaux, téléviseurs, tableaux, écrans divers… Dorées sont nos fenêtres ouvertes sur le monde.

   La première trace écrite de phi remonte à l’an 300 avant JC, dans un ouvrage qui compte parmi les plus célèbres, les plus imprimés et les plus commentés de l’Histoire : les Eléments de géométrie d’Euclide. Œuvre maîtresse pour la compréhension du monde, premier best-seller scientifique, ouvrage fondamental de notre culture. « Le tout est à la partie ce que la partie est au tout. » Ainsi, le rapport Longueur / largeur de nos cartes familières est-il sensiblement toujours le même : 1,61803… Géométrique à l’origine, le vieux nombre d’or donna naissance à des suites arithmétiques remarquables mises au jour par le plus grand mathématicien du Moyen Age : Finobacci, fils d’un marchand italien du XIIe siècle initié aux mathématiques arabes et au système arabo-hindou. Avant une vulgarisation européenne qui créa nombre d’objets à la logique rigoureuse : compas d’or, spirales, pentagones, étoiles, pavages, polyèdres, pyramides, flocons de neige…Tous phénomènes aux équilibres secrètement codés. Le Nombre d’or au cœur du langage mathématique de la beauté.

   Depuis les pyramides d’Egypte jusqu’à la Porte du Soleil, monument de culture pré-inca, des civilisations éloignées par le temps et l’espace se rejoignent - sans toujours se concerter - dans leur estime du nombre d’or. Même l’éminent luthier Stradivarius prit la précaution de percer les trous de ses violons selon les proportions d’or. Architecture, astronomie, dessin, peinture… Toutes ces activités humaines font appel à une même loi.

   Qu’en est-il de la Nature ? Symbole de l’idéal humaniste de la Renaissance, l’Homme de Vitruve, de Léonard de Vinci met en valeur les proportions idéales du corps humain, inséré dans un carré et dans un cercle. Le rapport entre le côté du carré et le rayon du cercle est le nombre d’or. Et même si notre développement physiologique humain est soumis à un constant changement de proportions, nous conservons notre forme d’origine selon une figure précise et régulière : la spirale.

   Les insectes tracent également une spirale quand ils s’approchent d’un point de lumière. Les rapaces suivent cette même trajectoire quand ils se lancent en chasse. C’est la seule qui leur permette de maintenir la tête droite sans jamais lâcher des yeux leur proie. La vie végétale n’est pas en reste. Etudiant la disposition des feuilles sur une tige, nous remarquons que celle-ci obéit à des règles géométriques et numériques : une sorte de « patron », une organisation, apparaît alors, par groupes de cinq et suivant… des spirales ! Le chou romanesco déploie ses spirales parfaites vers la droite et vers la gauche selon les suites du nombre d’or. Quant à la taille d’un arbre, elle varie tout au long de sa vie, mais son apparence extérieure - les proportions entre sa taille et la longueur de ses branches - restent identiques.

   La spirale d’or donne forme aux escargots. La structure interne de la coquille du Nautilus se construit par ajouts successifs de compartiments chaque fois plus grands, mais qui conservent tous la même forme. Décidément, le nombre phi n’a rien d’une antiquité qui aurait pris la poussière, bien au contraire : il continue sa vie, plus vigoureux que jamais ! Son territoire de compétence sur nos univers présente des horizons infinis qui n’en finissent pas d’étonner le spécialiste comme l’amateur. Selon le mot célèbre de Galilée, l’immense livre de la nature est écrit en langage mathématique. Qui nous incite à décrire, comprendre et agir. Triptyque sur lequel s’est construit le progrès du savoir humain. Et son incroyable harmonie.




    MAÏEUTIQUES 



   Chair de nos mères, paroles de nos pères. Quand la parole prendra-t-elle chair si la chair est impuissante à livrer parole ? Le fleuve du temps voit chaque père reprendre insensiblement ses gammes sur le père enfoui avant lui… en prenant soin du père à venir. Chaque génération penche sur la suivante un regard attendri, au risque de s’y perdre. Père présence, disparition, force. Père calme, peur, refuge. Père oubli, patronyme, transparence. Tous pères solidaires. Et si les pères sacrifiaient leurs goûts, leur consistance, et jusqu’à leurs rêves pour dédouaner d’antiques pères absents, fantômes demeurés à l’état de trace, d’ébauche, car trop vite disparus, évaporés. Mais quel père est-il vraiment comptable d’un autre alors que tous le sont par hérédité ordinaire des âges, sourde voie d’héritage ? Devoir vital d’échapper au long cortège de la malédiction des pères. Oser sortir de la lignée immémoriale pour rester au guet d’un chemin singulier et solitaire, à la croisée de tous ces pères possibles à épuiser… sans en élire aucun.

   Père initiateur, passeur de vie, faiseur de traces en vrac, obstiné bricoleur de petits riens, entêtant poseur de mots sur tout, inlassable épuiseur des pourquoi et des comment, manitou pédagogue des fines leçons de choses comme des grands secrets à partager. Père pélican, touchant cousin de nos frères animaux, prédateur naturel qui s’ignore, bricoleur d’une oralité ludique et dévoreuse penchée sur la grande marmite fumante des mets et des objets. Papa poule, rassurant double se glissant dans l’ombre des mères. Père de passage semant au hasard des désirs, essaimant ici et là, au fil des rencontres ; mateur indifférent de moissons vite délaissées. Père à jamais virtuel, vieux garçon recouvrant de la cendre du temps sa généalogie incertaine. Père chef de clan, grand sachem, vivante statue sur pied, réceptacle des haines comme des adorations, Commandeur pathétique et terrible. Père récit fascinant les enfants de contes répétitifs immémoriaux, dansant la gigue en compagnie de lutins gouailleurs. Père toujours au charbon épuisant le réel, épuisé du réel, puits à réel. Père conseil, père phare, père copain proche et complice des quatre cents coups de l’enfance. Père peur de ce qu’il a mis au monde et qui le dépasse. Père de la Nation, recours unique, symbole toujours au garde à vous, tapi dans nos consciences collectives et dans la nuit de l’Histoire. Petit Père des Peuples, sourire chafouin et calculs débonnaires, décrétant le Bien - le sien - urbi et orbi. Père curé semeur de sermons vides ne tombant qu’entre les oreilles de piafs volages. Père la pudeur, père la vertu, arborant leurs raideurs primaires et surannées. Camaïeu miroitant de paternités.

   Voguant sur les ailes de sa métamorphose, le père nouveau - avatar animal du vin primeur - ranime la flamme de l’antique père oublié qui brûle en lui. Brûle de bien faire, jure de ferrailler hors des abdications et compromissions. Combat neuf, vivace, toujours repris à ses fondements. A perpète. Défi ordinaire où s’abîmer insensiblement. Jusqu’à en oublier le « hors père », cette parole qui ranime l’envie, renoue avec d’antiques désirs, les primitifs qui ont modelé l’âme. Origines profondes contre empreintes obligées. Père trace.

   Homme sage. Père Socrate accoucheur des esprits à défaut d’engendrer les corps. Violence du questionnement socratique faite au disciple ou à l’élève, à qui l’on propose d’accoucher de… lui-même. Autonomie construite par le fils qui mène son raisonnement personnel, édifie sa loi propre. Le savoir est en nous, à portée, et nous ne le voyons pas ! Pauvres prisonniers d’une caverne obscure, il ne nous est donné que d’apercevoir les silhouettes dansantes animées par de vilains faiseurs de prodiges. Nous ne voyons que des ombres, nous n’entendons que des rumeurs, celles de la doxa, de l’opinion courante véhiculée par tous. Tandis que la plus intime connaissance, celle de nous-même, nous échappe… Seul l’électrochoc socratique peut déciller nos yeux aveuglés, confinés dans la vaine critique des apparences.

   Le père Socrate. Homme de tous les paradoxes. Face plate, nez camus, narines retroussées, œil de bœuf, toujours mal attifé, le philosophe le plus incarné qui soit  fait de sa laideur une preuve de sa… beauté ! Lui le tenant du canon grec Kalokagathia qui fait s’harmoniser beauté et bonté en proportions égales. Beau mais laid, bizarre mais rationnel, homme poli toujours en retard, tempérament de buveur jamais ivre, anti-héros qui fuit la gloire publique, maître penseur qui refuse de donner la leçon à quiconque, rationaliste évoquant une révélation divine, révolutionnaire et conservateur au point de se plier à des lois injustes qui le conduisent à la mort. Homme complexe à l’image d’une vérité qui l’est tout autant lorsqu’il appartient à chacun de se la concocter pour ce qui le concerne. Pas de prêt à penser !

   On n’apprend pas, on se remémore. Il faut se défaire de ce que l’on croit savoir - l’opinion - pour désirer connaître - naître avec. C’est ce désir-là qui nous rend le savoir intérieur. Apprendre à… désapprendre, à nous déprendre ! Le dialogue socratique nous conduit à la construction d’un objet commun repris par chacun à son propre compte. Force de la maïeutique des âmes.

   « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Détacher l’esprit du corps. Penser des réalités qui, elles, ne meurent jamais. Platon développe l’Apologie de Socrate en lui faisant retourner l’accusation contre ses juges. Il est cet homme singulier qui accepte de mourir au nom d’une vérité qu’il porte en lui et qui lui est supérieure : comment vivre autrement ?

   Accoucher du savoir, comme de la chair : acte violent, douloureux. Zeus, le dieu des dieux, en fait l’expérience forte. Saisi de violents maux de têtes, il doit appeler à l’aide son forgeron de fils, Ephaïstos, pour lui briser le crâne afin d’en faire sortir sa fille  Athena, - née de la tête - pour s’incarner en… déesse de la sagesse. Naissance cérébrale dont on s’assure de la viabilité en se livrant au rite antique de l’amphidromie : le père fait le tour du foyer en brandissant son enfant, lui conférant ainsi sa légitimité et la reconnaissance sociale aux yeux des siens. Aux affres de l’accouchement succèdent les moments heureux de l’accueil du nouveau-né. Savoir et sagesse, en l’occurrence, viennent d’investir le panthéon de la pensée. Pour une joie similaire aux naissances charnelles : celle qui consacre la force de l’esprit raisonnant en écho à l’âme résonnante. Puissance du penseur-né prêt à initier le questionnement porteur de toutes les libertés.    

    Qui suis-je, moi seul, hors père, hors repères, tous horizons ouverts ? A moi seul de le dire. Alors je parle, parle encore. Histoire d’entendre ma propre voix résonner en moi. Encore une fois. Jusqu’à plus soif. Jusqu’à chanter. Et puis je danse sur le deuil apaisé des espoirs évanouis.


   
 
     LUDOPHONIES
 
 
Métamorphose des formes. Douce folie de ludions langagiers. Lassés de désigner au plus près de décevantes ou monotones réalités, les mots s’envolent, s’égayent soudain comme une volée de moineaux ivres de jeux dans les fourrés profonds des jardins de la langue. Et nous, usagers ordinaires ou écrivains familiers, nous amusons de ces caprices ludiques, heureux d’en recueillir de nouveaux fruits, sous  forme d’étranges énigmes à rire ou à
s’émouvoir. Il y a grande jubilation à la langue en fête. Et à la fabrique des mots.



Traits d’esprit, allusions, calembours. Equivoques, ambiguïtés. Chaque tournure de jeu a son originalité propre, ses règles et partis pris. Les enfants nomment « devinettes » ces énigmes prisées dans les salons d’autrefois. Paroles obscures, mystérieuses, dont le sens est voilé sous une parabole ou une métaphore. « Quel animal marche le matin sur quatre pieds, à midi sur deux, sur trois le soir ?... », demande le sphinx à un Œdipe circonspect.


   Le calembour a mauvaise réputation : il joue du double sens, des homophonies faciles et parfois d’un mauvais goût souligné par le grand Hugo : n’est-il pas « la fiente de l’esprit qui vole » ? Allusion aux petites caboches de piafs. Plus succincts et actuels sont les allographes en SMS : liberté DCD, doctrinaires AI répondent aux crédits BC, à la charte LUD. Embusquées non loin de là, les contrepèteries frôlent le risque d’un goût qui peut s’avérer douteux : « Partir, c’est mourir un peu ».


   La fabrique des mots tourne à plein régime quand s’éveillent les néologismes. La très ordinaire « voiture » se découvre des poignées de cousines, déclinées en argot ancien ou récent : tout à tour caisse, bagnole, chignole, tire, tacot… L’espiègle Frédéric Dard, amateur mutin, en fourgue à foison dans ses San Antonio : ses héros battent des ramasse-miettes pour faire du gringue, se sentent jalminces, s’empaffent dans de joyeuses chicornes, ouvrent leur boîte à ragoût, sans renauder à la tortore. Ces locdus clapent de la menteuse en éclusant un scotch, avant de s’esbigner ou de mettre les adjas.
   Quant aux lapsus, ces bourdes involontaires de nos politiciens - « ils m’ont mal sous-estimé », assure sans rire un illustre président -, ils fleurissent aussi dans la bouche de nos plus avisés sportifs ; « à l’insu de leur plein gré », il va de soi. Le langage informatique réveille nos imaginaires en forgeant les métonymies « souris, bureau, fenêtre ». Les écrivains s’amusent à des coagulations phonétiques : « Doukipudonktan », s’insurge la Zazie de Queneau prête à découvrir « Singermindépré ». D’autres s’abandonnent à d’intuitifs néologismes : « Foluptueuse », folle de volupté, « Députodrome », Assemblée Nationale, « Joconder », sourire d’un air niais.
   « On n’habite pas un pays, on habite une langue », suggère Cioran. Quel rapport de la pensée au langage ? C’est l’enjeu posé par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues. On ne peut parler si on ne sait penser, et inversement. Ce que parler veut dire ?... cela a à voir avec l’origine des facultés humaines requises pour l’exercice. Il faut bien un surplus d’intention pour que le langage puisse advenir. Parler, c’est se dire soi-même, parler de son désir, se mettre en scène à travers les mots. L’enfant n’éprouve-t-il pas un besoin viscéral de parler dès qu’il s’éprouve comme sujet conscient dans le monde ? Rousseau distingue le langage signification du langage communication. Et, décortiquant plus avant le formidable outil, il pointe notre faculté à oublier le significatif ordinaire pour en isoler une qualité « abstraite ». Alors que dans un monde sans classification tout serait confus, magmatique, totalitaire, l’aptitude au langage nous rend capables de mettre de côté, de séparer, d’ « abstraire » certaines qualités. Un peu comme on extrairait un fin nectar précis, précieux, d’un chai de cent ans d’âge. Ainsi, autant le mot « frère » exprime une personne concrète à relation ciblée, autant l’adjectif « fraternel » renvoie à une idée générale moins saisissable, plus abstraite et réutilisable dans maints contextes. Abstraire, c’est aller à l’essentiel du sens, indice certain d’une exigence intellectuelle. « Le mot effectue le meurtre de la chose », confirme Lacan. Le langage, outil d’humanité.
    On va jusqu’à inventer des langues complètes, réplique du plaisir des babils enfantins, des jeux avec les sonorités, de ces lallations poussées à partir d’ émissions buccales inouïes. C’est le javanais, amusement de potache, jargon parlé plus que réel codage. On intercale dans les mots les phonologies parasitaires va ou av : bavonjavour pour bonjour, savupavermavarchavé pour supermarché. Non loin, le verlan, autre argot, inverse les syllabes : teubê pour bête, vénère pour énervé, zyva pour vas-y. Plus ancienne forme au 17e siècle : verjus pour jus vert. Plus sérieux, l’espéranto, seule langue construite devenue vivante avec des locuteurs actifs répartis dans la plupart des pays du monde… et relancée par Internet. Langue d’un « pays enchanté », à l’apprentissage facilité par une absence notable d’exceptions. On peut rêver en parlant neuf.
   Slam et rap contemporains mènent plus avant encore les tentatives de libérer l’expression par un verbe haut et fort. Les mots riment et rythment à tire-larigot, entraînent une musique de la langue qui nous emporte au cœur de l’émotion, ne nous lâche plus, nous ensorcelle. Réminiscences du scat - onomatopées aléatoires de la voix escamotant le code musical - propre au jazz. L’inspiration déborde, se lâche, emporte le langage dans un délire inventif sans limite et sans fin.
   On est loin de la sage « étymologie » - « recherche du vrai », au sens… étymologique - toujours en quête du sens, au plus près de l’histoire réelle des mots, de leur pérégrinations obligées d’une mémoire à une autre. La langue ne se sent bien qu’en état de permanente invention. Dans la suspension inattendue des envols à la Desnos : « … le cœur sur la main et la cervelle dans la lune ».  
 
 
    ENFANSONGES
 
Art du rêve. Rêve d’enfance. Enfance de l’art. Toute une vie se résume sur la surface d’un seul tableau aux couleurs multiples. Grand carnaval des animaux figuré par le peintre passionné des origines de la vie. Entrelacs de scènes anthropomorphiques où hommes et bêtes mêlés emplissent un univers pictural nourri aux souvenirs enfantins. Visions et fragments de réalités côtoyées ou entrevues. Echos fertiles et touchants offerts au jeu candide des associations. Naïveté d’un regard naissant sur la magie possible du monde. La vie paysanne déploie son réalisme ingénu. L’homme devenu adulte se plaît à ranimer l’enfant assoupi en lui. Songes éveillés pour enfançons ravis.
   Place d’un village - Vitebsk -  comme scène d’un théâtre familial, rural, jouant les épisodes familiers de la vie quotidienne du menu peuple. Derrière ces bohèmes modestes, sans le sou, l’enfant qui fut ranime la tendresse d’un regard qui n’a rien oublié. Marc Chagall - le peintre candide - aime voir le monde comme les enfants seuls savent le recréer : merveilleux. A ses yeux, ce sont eux qui ont raison. Leur sens du surnaturel parvient à dévoiler une magie où les gens marchent sur la tête, volent comme des oiseaux. Où les vaches s’abritent sous des ombrelles, où les corps flottent dans les nuages. Où des animaux aimables jouent du violon. Un univers parallèle que l’imaginaire jubile à renverser cul par-dessus tête, parmi un flot de couleurs qui éclatent et pétulent.
   Et mille autres trouvailles. Un violoniste rigolo au visage peint en vert joue, sur le toit de sa maison, une musique au plus près du ciel. Il neige sur le village et l’église a un curieux petit clocher rond comme un oignon. Un village assez pauvre, perdu dans la campagne, arbore fièrement ses maisons de bois. Non loin, une poule géante emmène un rêveur sur son dos. Le peintre a décidé de raconter son histoire en redonnant vie à ses proches, ses voisins, ses animaux préférés. Sans oublier ses objets familiers : le petit violon chante toujours la même chanson.
   Un autre jour, l’enfant-peintre s’en va avec son oncle au fond des campagnes chercher des bestiaux dans sa carriole cahotante. Alors il peint ces animaux qui lui sont chers : vaches, ânes, chevaux. Et puis aussi coqs et chats. Il leur fait la fête en coloris vifs, en bleu, en rouge, en vert. Tant ils font partie de lui, de son histoire. Tant il les aime. La mémoire de l’enfant jette pêle-mêle sur les toiles du peintre ses objets familiers préférés. Horloges, crucifix, chandeliers entreprennent une curieuse farandole. Une horloge est emportée dans les airs par un poisson ailé qui joue du violon. Tandis que des silhouettes d’amoureux se nichent dans les buissons. Les doux bonheurs se lovent à l’abri du fil tourmenté de l’histoire.
   Et lorsqu’un cirque s’installe sur la place du village, on tourne, on danse, on se promène la tête en bas. Acrobates, écuyères, trapézistes s’animent de couleurs pimpantes. Les têtes se dévissent, se décrochent. Les corps se courbent, s’arquent en des ondulations improbables mais toujours touchantes, élégantes. Avant que tous ne remontent sur les toits hospitaliers. Une vache rouge y nourrit deux verts enfançons, clin d’œil du peintre à l’antique légende romaine des frères jumeaux Romulus et Remus. Scène paysanne chaleureuse qui sent l’étable, en contrepoint à l’espace cosmique éthéré. La fermière qui s’apprêtait à traire la bête en perd… la tête ! La vache nourricière se fait vache céleste qui engendre l’univers et les astres. Couronnant ses héros sympathiques, en guise de protection et d’heureux destin, Chagall installe à leur intention un ballet d’étoiles filantes illuminant la nuit sombre. La lumière défie l’ombre.
   Prophètes et rois de la Bible viennent se mêler à la fête, escortés par des bambins séraphiques. Adam et Eve sont de retour dans un paradis envahi de fleurs. Tout en haut, un ange allume les bougies célébrant la recréation d’un Eden trop tôt envolé. Réalité et sacré se mettent au service d’une même révélation au cœur de la grande célébration picturale d’un éternel printemps de la vie. Chagall, guetteur d’humanité, est l’inventeur de l’un des plus beaux bestiaires qui puise son énergie dans le bouillonnement, les tensions, les déchirements de l’inconscient. L’exil, la solitude, la nostalgie s’éclairent de cris, de stridences colorées. Du sang de l’histoire, il puise sa couleur première. Des spasmes et agonies terrestres il tire le goût des envols vers les images du rêve. A la rencontre d’un mythe moderne qu’il crée à hauteur des enfants que nous sommes tous. A hauteur de sa modestie : « Moi, vous savez, je suis un pauvre homme : je doute. Il n’y a pas de secret chez moi. J’ai fait mes tableaux, tout est là. Il n’y a rien à ajouter. »
   Et pourtant, le peintre devenu adulte sait entretenir avec ferveur ce paradis naïf de l’enfance. Aux épreuves douloureuses de la vie il oppose crânement sa résistance  personnelle et artistique. Bleu contre jaune, rouge contre vert, le grand gosse aime à se jouer des couleurs en les opposant entre elles. Maniant les chromatismes du rêve, il invente pour ses personnages des barbes tour à tour violettes, bleues ou vertes. Primitif et Fauve à la fois, il s’offre la liberté de mettre de la couleur où il veut. Un délicieux âne vert ouvre son bestiaire enchanteur où des animaux ravis assistent à la valse des corps et des têtes. Non décidément, ce poète n’a pas la tête sur les épaules, apportant crédit au dicton yiddish : « On dit de quelqu’un que sa tête vole dans le ciel quand il se laisse emporter par sa fantaisie. » Il aime jouer de la métaphore et du souvenir palimpseste : la mémoire du  village est à Chagall ce que la vache est au veau : une mère, un lieu d’origine dont on ne se défait jamais tout à fait.
   Ivre d’images, de sensations, d’idées, le peintre plante un couteau au cœur de sa toile, évoquant la violence de la création et l’irruption de l’imaginaire et des passions dans l’univers quotidien des objets familiers. L’éternel enfant rêve ou cauchemarde -c’est selon - entre tradition juive et folklore russe, contes de Gogol, fables de La Fontaine et épisodes de la Bible. Serait-ce lui, déguisé en Minotaure songeur vêtu de rouge, enveloppant une jeune femme recouverte d’un foulard à la mode russe ? Lui encore ce personnage tombant du haut de la toile et glissant sur la surface enneigée ?...
   La tête à l’envers, l’homme poète réfléchit hors de soi. A l’image du peintre travaillant ses scènes dans tous les sens, les accrochant même parfois à l’envers. Happés par l’apesanteur, nous pénétrons la tête la première dans le chaos primitif du paradis naïf, coloré, de l’enfance. « Mon cirque se joue dans le ciel », nous souffle Chagall.

 
 
     PALETTE
 
   Puissance du coloriste. Violence des éclats de lumière. Sensations tactiles optiquement suggérées par les matières. Métal, ciels, soies ou chairs ouvrent autant d’univers parallèles que nos regards pénètrent sans en croire vraiment leurs yeux. L’artefact pictural transmue nos réels en autant d’éclats de vie toujours déjà là où coule la source de nos mondes intérieurs. Devant nous l’incroyable auquel il nous est soudain donné de croire, le voilé dévoilé, le figé habité, l’éthéré tangible.
   L’ampleur de la palette déploie ses nuances comme l’instrumentiste répète ses gammes. Avec infinie patience, régularité métronomique, souci du détail. L’échelle chromatique expose ses touches quasi sonores aux demi-tons troublants. Les rouges s’animent, s’apprécient, se prêtent à sens. Le vif carmin - colorant extrait de cochenilles - nous invite aux plaisirs capiteux et nocturnes de la cité proche. C’est le rouge profondeur, le rouge passion des franches et fastueuses bombances. A sa marge pointe le magenta, rouge violacé, mélange de lumières bleu et rouge. L’une des trois couleurs primaires, avec le cyan et le jaune, utilisées en quadrichromie, avec le noir. Non loin, le rouge bordeaux, foncé, grenat - silicate naturel aux accents de pierre précieuse ou de teinte vineuse. Le rouge vire au pourpre - extrait de mollusque enflammant les tuniques romaines - qui, injecté de jaune, vire au sang caillé, dernière étape avant le rouge brun du sang séché. Le rose enfin, joyeuse outrance, noie les bleus célestes, trop profonds, d’une nuance d’ironie bienvenue : fané comme un « vieux rose ». Jusqu’aux limites du rose fuchsia où percent parfois des atmosphères déliquescentes dans des paysages de boue ou de feu. Des rouges se dégage une teneur charnelle que l’on croirait parfois porteuse du tanin extrait des rafles de son raisin par le viticulteur. Les rouges savent donner tout leur alcool à des compositions charnelles ou crépusculaires.
   Il peut arriver que les couleurs s’échappent de la palette, subrepticement, à l’insu du peintre. S’incrustant dans les profondeurs du langage ordinaire, elles y mènent des vies parallèles, à travers métaphores et images variées issues de sagesse populaire. Echos climatiques, échos chromatiques. La matière des ciels se charge de masses cotonneuses où jaillissent des embrasements de fin du jour. Bleu ciel, bleu nuit profonde, bleu intense, outremer qui s’impose en plein jour. Aquatiques reflets bleus explorés sans fin par les impressionnistes.  Bleu assaisonné de rouge pour en exprimer la valeur violacée. Bleu léger où s’évanouit l’horizon, où s’estompe l’azur. Sang bleu, sang noble. Conte bleu fabuleux. Houille bleue, énergie des vagues, des marées. Peau bleue frappée par l’œdème. Maladie bleue. Bleu couleur spectrale entre vert et indigo. Bleu pervenche, mauve. Bleu de Prusse, de cobalt, résidus métallifères. Fumée bleuâtre de cigarette. Bleusaille affrontant des peurs bleues. Affleurement bleuâtre des veines qui serpentent sous l’épiderme. Bleuet, centaurée parsemant les blés d’or. Reflets bleutés. Les bleus parcourent nos réalités familières.
   Face à tous ces coloris capiteux ou communs, picturaux ou langagiers, seul le blanc foudroie sur la toile. Pas seulement parce qu’apposé à l’état pur, mais grâce à la gamme des gris, plus subtils les uns que les autres, qui en nourrissent la luminosité. Effets satinés sur drapés de coton coulant en rivières lumineuses qui, lorsque le tissu se relâche, composent les morceaux d’une peinture quasi abstraite aux transparences liquides.
   Jeux combinatoires du peintre qui fait dégouliner de ses tubes une seule, puis deux, trois, quatre des couleurs de sa palette de base. Sans oublier son or toujours présent à l’état de poussière ou de mélasse bruineuse. Le pari consiste à tenter d’épuiser toutes les combinaisons chromatiques pour autant d’atmosphères imprégnant la toile. Et à capter cette coïncidence - éphémère par nature - entre la trace visible du pinceau et la part de réalité qu’il figure. L’éphémère confine à l’éternel, l’espace d’une toile.
   « Touche avec les yeux », intime-t-on au jeune enfant ébahi. Conseil cruel ou fertile injonction ? Fourmillements et démangeaisons tactiles témoignent d’une permanence dans l’appréhension sensible des couleurs. Comme la trace de réminiscences d’un éden antique. Celle de notre ancêtre des cavernes découvrant l’intense plaisir de plonger ses mains dans la fraîche consistance des argiles molles. Euphorie aussitôt prolongée par la vision d’un premier - et grossier - nuancier d’ocres terreux. De la couleur tirée des éléments aux palettes de la Renaissance… De la main au regard, du regard à la main… La palette se fait support de matériau comme d’intentions. L’artiste y dépose les virtualités de l’œuvre à venir. En attente de polychromies étonnées.   


   BIOPHONIES


   Isolation, normes, protection, l’acoustique prend des airs de repli dans l’ordonnancement, la restriction, le contrôle. Notre capacité à entendre ne procéderait-elle plus que par soustraction, annulation, disparition ? Sommes-nous à ce point tentés, hantés par le silence ? Et qu’en est-il de la signature acoustique propre à tout ce qui vit ?

   Car le vital bruisse de mille émissions aux fonctions ordinaires ou inattendues. Créations buccales de tous ordres, entre borborygmes, flatuosités, gargouillis bizarres, plus ou moins infâmes, ou nobles vocalises célébrant l’esthétique. Murmures signés, codes inscrits au plus secret des organes intérieurs. Chahut sonore de la corporéité se rappelant à notre bon souvenir comme à notre plus fine écoute.

   Stridulations insistantes des cigales. Grincement de dents chez le poisson-perroquet. Rumeurs fauves des cétacés marins, dont l’intensité, si elles étaient produites dans l’air ambiant, équivaudrait à la décharge d’une arme à feu de gros calibre à quelques centimètres de notre oreille. Puissance sonore de la crevette pistolet, corpuscule de quatre centimètres émettant - proportionnellement à son poids - un souffle sonore neuf fois supérieur à celui d’un orchestre symphonique.

   Les animaux peuvent aussi adapter leurs comportements acoustiques. Un enregistrement en fait foi : l’orque imite l’aboiement de l’otarie aux fins de l’attirer et de la dévorer. Des papillons de nuit parviennent à brouiller les signaux des chauves-souris prédatrices. Défense du territoire, chasse, accouplement ou simple jeu… Quel que soit l’objectif d’un signal, celui-ci doit être audible et sans interférences. Précision millimétrée de Dame Nature.

   Y a-t-il du hasard dans la nature ? L’origine et l’évolution de la vie relèvent-elles de ce hasard ? Des savants parlent d’une probabilité quasi nulle à ce sujet. Les mouvements des masses nuageuses, les tourbillons produits pas l’eau d’un fleuve sont comme le trajet d’une boule de billard : autant de phénomènes soumis à variations, à digressions, échappant, à un certain moment, à toute prévision. C’est une longue suite de mutations heureuses qui ont fait de l’homo sapiens ce qu’il est devenu. En physique, beaucoup de phénomènes n’obéissent à aucune loi. Pour autant, la métaphysique classique ignore la notion de hasard. Selon Spinoza, Dieu « existe librement (quoique nécessairement) parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature ». Puisqu’il est infini, qu’il est partout dans la nature, il y a partout de la nécessité et non du hasard. A la lumière des sciences modernes, on peut aujourd’hui se poser la question des limites - toujours provisoires mais bien réelles - de nos connaissances. Et donc de la nécessité de leur actualisation permanente. En biologie moléculaire, l’opposition hasard / nécessité n’est ainsi pas une contradiction. D’un côté, il y a le hasard des mutations génétiques. De l’autre, il y a la nécessité, pour tout organisme, de résister au milieu et de s’y adapter. Une mutation favorable à la survie sera retenue, une mutation défavorable sera éliminée. Hasard et nécessité.

   L’univers du vivant crée l’harmonie sonore au sein d’un grand orchestre animal. Tempérée ou tropicale, chaque forêt génère sa propre signature acoustique, expression spontanée, organisée, des insectes, des reptiles, des amphibiens, des oiseaux et des mammifères. Le cerf brame pour inaugurer la saison des amours. Les grenouilles arboricoles du Pacifique se disputent la fréquence de la bande acoustique : l’une coasse, suivie immédiatement par une autre sur un registre plus aigu… et l’orchestre se met en branle. Un paysage sonore africain baroque, est révélé par l’analyse fine des spectrogrammes : les insectes tissent la toile de fond, chaque espèce d’oiseau pose sa touche, les serpents, singes et grands félins complétant les niches de l’espace sonore. L’orchestre est au complet.

   Plus de quinze mille sons originaux interrogent notre curiosité dans ce répertoire méconnu des espèces animales !  Auxquels se mêlent ceux, plus familiers, de la géophonie : vent, eau, pluie, mouvements du sol… Et ceux, plus contestables, de notre propre cacophonie humaine : extraction minière, exploitation forestière, étalements urbains et pollutions conséquentes, qui réduisent d’autant la superficie des habitats sauvages… et perturbent gravement le grand orchestre naturel.

   Tendons notre ouïe. Le vent agite quelques feuilles. Un pinson des arbres s’essaie à quelques gammes, tandis que le coucou engage résolument sa rengaine têtue. La vocalise en spirale du pouillot véloce rompt le silence et gonfle l’espace. Chaque arbre a sa musique propre, qui varie selon la saison. Rude, rugueuse, plus sourde, l’hiver. Ronde, pleine, proche du ronronnement, l’été, alors que la végétation au sol se fait craquante. Le monde forestier bruisse de sons que le visiteur ne perçoit plus. Manque d’habitude ou simple distraction. Seule l’oreille aux aguets saura distinguer les nuances. Bienveillances de l’attention.

   Mais comment reconnaître, entendre des sons que l’on n’écoute plus ? En perte de références, note sensibilité diminue. Rampante, insoupçonnée, notre surdité s’installe sans crier gare. Le grand orchestre de la nature s’éteint peu à peu.