mercredi 16 octobre 2013

EMOUVANCES (5) PAYS SAGES


    Cela commence par une rencontre. Bois et pierre. Feu et froideur. Irruption du végétal au cœur du minéral. D’un végétal chaleureux, parvenu à maturation, habilement transformé de main d’homme et par sagesse du temps : majesté silencieuse de l’arbre. D’un minéral éternel dont l’évolution nous échappe tant elle déborde notre approche commune de la durée.

     De l’esprit se dégage d’abord la vision claire d’un chalet de montagne tout en rondins de bois brut, noir et verni. Sensation d’harmonie, d’intimité, posée par le regard sur un objet artisanal à l’architecture suspendue à bout de silence, à la matière patiemment puisée au creux des forêts proches. Et puis, très vite, une seconde image vient se superposer à la première, formant avec elle les deux pans jumeaux d’une même réalité. Celle d’un temple antique de pierre blanche, lisse, ciselé en colonnades rondes finement travaillées, fièrement érigées aux fins d’une construction édifiante. Bientôt les deux images n’en font plus qu’une, à la manière dont deux récits enchâssés finissent par nous révéler les fondements d’une histoire unique, singulière.

   Dès l’origine, on s’est senti issu de cette fête muette de la nature où la roche et l’arbre se côtoient, comme toujours déjà là depuis la nuit des temps. Source et complicité. Célébration mutique qui a le poids d’une évidence tranquille, sagement exposée, secrètement entretenue, entre hasard et nécessité. Pierres et arbres posent les éléments d’un paysage des origines rebaptisé « pays » par le regard des hommes. Pays sage. Paysage de montagne où roc et terre se disputent la place au gré des vents et des sources. Plus le marcheur s’élève, plus l’érosion s’affirme souveraine dans son jeu de sape du minéral, à la manière dont la parole se saisit et use des mots en puisant à la source de leur murmure virtuel. Comment ne pas être fasciné par ce trésor de la langue, fidèle et toujours à portée de l’heureux penseur. « Qu’est-ce qui est à toi ? L’usage de la langue », souffle Platon à Théétète.

   Bois et pierre, mots sages et paroles brutes comme l’airain, nous livrent l’image primitive d’un récit des origines, celui qui se fonde sur les liens que peuvent entretenir la connaissance et son expression orale. Ce moment prend sa source - et n’en a jamais fini de s’achever - dans une soirée entre amis de grande classe, d’élégance partagée, sous les colonnes d’un temple grec. La discussion y a cours, y court, y discourt, à la manière d’un babil cristallin et grave. La pensée coule de source, s’affine, se glisse par dédales et métaphores, circonvolutions et arabesques, qui filent et planent au-dessus d’une forme de banquet. Un banquet où les idées sont à la fête, tels les mets d’un très ancien repas toujours installé, toujours actuel, dont il suffit de ranimer les parfums et saveurs pour l’entendre à nouveau développer son chant fertile. Oralité, scène primitive. Fermant alors les yeux, laissons-nous porter par la mélodie de la langue, des dialogues familiers et des images qui se profilent en toile de fond du discours. A ce chant intérieur, intime, que manque-t-il pour endosser la dimension aérienne, résonnante, d’une parole se déployant devant soi, de soi à l’autre, d’un ici à un ailleurs ? … D’un langage intérieur à un discours élaboré, énoncé, prononcé ?... Des linéaments conscients d’une pensée à la clarté vocale, quasi musicale, d’une expression qui s’affirme dans l’espace sonore ? Partir en quête de ce chaînon manquant d’une musique des idées, c’est déjà s’abandonner aux futiles interludes échangés à fleur de quotidien.

   Quelle force accorder au langage ? Question tangente à deux autres. Y a-t-il une vie de l’esprit ? Le mental se résume-t-il au cérébral ? Interrogations reprises tout du long de l’histoire de la pensée. Si Bergson fait du cerveau l’organe d’attention à la vie, il montre à quel point la conscience déborde de l’organe. C’est bien de l’intérieur  que le penseur appréhende son propre esprit. A l’image du sentiment que chacun peut avoir de sa personnalité propre, unique : conscience signifie d’abord mémoire. Heidegger, l’homme du dasein - l’être là - fixe la pensée comme une méditation, une ouverture à l’être. Penser, ce n’est pas affirmer son pouvoir sur le monde, mais se laisser convoquer par quelque chose qui invite à le faire. Ce quelque chose, c’est l’être, terreau original du monde. L’homme participe à l’Être. Penser, c’est tenter de retrouver cette présence originaire, sans autre finalité qu’elle-même. En s’ouvrant aux œuvres. Dans l’art et la poésie, dans la nature, dans et par le langage. A l’écoute de nous-même et de nos racines, faisons silence et restons réceptifs à la seule présence des choses, à leur simple être-là. Méditer. S’abandonner à la pure présence en oubliant toute idée de cause, d’utilité, de but.

   « En réalité, c’est la langue qui parle et non l’homme », suggère un philosophe. Parménide, auteur présocratique des origines de la philosophie il y a vingt cinq siècles, est déjà le penseur de l’être. Textes et poèmes chantent alors les mythes religieux de l’orphisme qui assimile la quête de la vérité à une initiation, à une révélation. D’abord condamnée, l’âme se fait digne d’être réincarnée, conduite vers une survie bienheureuse où l’humain se fond au divin. Poéthique des traces.

   Appel à la philosophie de l’esprit qui « défait les nœuds de la pensée », écrit Wittgenstein. Apprendre à démêler l’ombre projetée des malentendus et des illusions. La conscience de soi relève d’abord de l’appartenance à un langage qui nous fait maîtres du passé, chroniqueurs et récitants potentiels de notre propre temps de vie. La philosophie ne vise pas à connaître mais à comprendre, à mettre en lumière en questionnant le monde. Question d’ossature, de structure autant que de subjectivité, d’intériorité. Se retenir de penser confine à l’impossible, même s’il nous est loisible de taire nos pensées comme de les exprimer. L’esprit déborde du langage qui la porte, ouvre celui-ci à un infini du sens en multipliant les formes et les supports : matières, modelés des formes, nuances, couleurs offrent de multiples occurrences aux manifestations de la pensée. Du manuscrit raturé aux repentirs picturaux recouvrant la toile de couches successives, d’essais au fil du temps, l’artiste vit à travers les erreurs et tentatives diverses de sa pensée créative. Enchâssements multiples. Esprit palimpseste.

   L’esprit déborde des contingences propres au langage, offrant à celui-ci les possibilités de se dépasser, de s’affiner. A l’image de l’artisan créant l’outil pour le modeler sans cesse, réconciliant toujours au mieux son sens et sa forme plastique. Pour tendre à l’irréprochable forme du désir qui irrigue notre paysage intérieur, intime. De paysage en pays sage.  


 

BIOPHONIES
  
   Isolation, normes, protection, l’acoustique prend des airs de repli dans l’ordonnancement, la restriction, le contrôle. Notre capacité à entendre ne procéderait-elle plus que par soustraction, annulation, disparition ? Sommes-nous à ce point tentés, hantés par le silence ? Et qu’en est-il de la signature acoustique propre à tout ce qui vit ?


   Car le vital bruisse de mille émissions aux fonctions ordinaires ou inattendues. Créations buccales de tous ordres, entre borborygmes, flatuosités, gargouillis bizarres, plus ou moins infâmes, ou nobles vocalises célébrant l’esthétique. Murmures signés, codes inscrits au plus secret des organes intérieurs. Chahut sonore de la corporéité se rappelant à notre bon souvenir comme à notre plus fine écoute.


   Stridulations insistantes des cigales hachant menu l’air épais des étés méridionaux. Grincement de dents chez le poisson-perroquet. Rumeurs fauves des cétacés marins, dont l’intensité, si elles étaient produites dans l’air ambiant, équivaudrait à la décharge d’une arme à feu de gros calibre à quelques centimètres de notre oreille. Puissance sonore de la crevette pistolet, corpuscule de quatre centimètres émettant - proportionnellement à son poids - un souffle sonore neuf fois supérieur à celui d’un orchestre symphonique.

   Les animaux peuvent aussi adapter leurs comportements acoustiques. Un enregistrement en fait foi : l’orque imite l’aboiement de l’otarie aux fins de l’attirer et de la dévorer : comportement d’agent double en plein règne animal ! Des papillons de nuit parviennent à brouiller les signaux des chauves-souris prédatrices. Défense du territoire, chasse, accouplement ou simple jeu… Quel que soit l’objectif d’un signal, celui-ci doit être audible et sans interférences. Précision millimétrée de Dame Nature.

   Y a-t-il du hasard dans le vivant ? L’origine et l’évolution de la vie relèvent-elles uniquement de ce hasard ? Des savants parlent d’une probabilité quasi nulle à ce sujet. Les mouvements des masses nuageuses, les tourbillons produits pas l’eau d’un fleuve sont comme le trajet d’une boule de billard : autant de phénomènes soumis à variations, à digressions, échappant, à un certain moment, à toute prévision. C’est une longue suite de mutations heureuses qui ont fait de l’homo sapiens ce qu’il est devenu. En physique, beaucoup de phénomènes n’obéissent à aucune loi. Pour autant, la métaphysique classique ignore la notion de hasard. Selon Spinoza, Dieu « existe librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature ». Puisqu’il est infini, qu’il est partout dans la nature, il y a partout de la nécessité et non du hasard. A la lumière des sciences modernes, on peut aujourd’hui se poser la question des limites - toujours provisoires mais bien réelles - de nos connaissances. Et donc de la nécessité de leur actualisation permanente. En biologie moléculaire, l’opposition hasard / nécessité n’est ainsi pas une contradiction. D’un côté, il y a le hasard des mutations génétiques. De l’autre, il y a la nécessité, pour tout organisme, de résister au milieu et de s’y adapter. Une mutation favorable à la survie sera retenue, une mutation défavorable sera éliminée. Hasard et nécessité du biologique.

   L’univers du vivant crée l’harmonie sonore au sein d’un grand orchestre animal. Tempérée ou tropicale, chaque forêt génère sa propre signature acoustique, expression spontanée, organisée, des insectes, des reptiles, des amphibiens, des oiseaux et des mammifères. Le cerf brame pour inaugurer la saison des amours. Les grenouilles arboricoles du Pacifique se disputent la fréquence de la bande acoustique : l’une coasse, suivie immédiatement par une autre sur un registre plus aigu… et l’orchestre se met en branle. Un paysage sonore africain baroque, est révélé par l’analyse fine des spectrogrammes : les insectes tissent la toile de fond, chaque espèce d’oiseau pose sa touche, les serpents, singes et grands félins complétant les niches de l’espace sonore. L’orchestre est au complet.

   Plus de quinze mille sons originaux interrogent notre curiosité dans ce répertoire méconnu des espèces animales !  Auxquels se mêlent ceux, plus familiers, de la géophonie : vent, eau, pluie, mouvements du sol… Et ceux, plus contestables, de notre propre cacophonie humaine : extraction minière, exploitation forestière, étalements urbains et pollutions conséquentes, qui réduisent d’autant la superficie des habitats sauvages… et perturbent gravement le grand orchestre naturel. Seuls demeurent nos quelques rares gestes qui, s’accordant à son tempo discret, savent encore en mimer la beauté secrète : celui, ample, du pêcheur à la mouche, cuissards dans l’eau, fouettant l’air de sa canne souple dans une sinusoïde au sifflement unique. Ephémère création humaine confiant sa touche à l’ambiante biophonie.

   Tendons notre ouïe. Le vent agite quelques feuilles. Un pinson des arbres s’essaie à quelques gammes, tandis que le coucou engage résolument sa rengaine têtue. La vocalise en spirale du pouillot véloce rompt le silence et gonfle l’espace. Chaque arbre a sa musique propre, qui varie selon la saison. Rude, rugueuse, plus sourde, l’hiver. Ronde, pleine, proche du ronronnement, l’été, alors que la végétation au sol se fait craquante. Douce folie que celle du chercheur s’interrogeant sur l’existence d’un cerveau végétal ? A quand la clé du langage des plantes, preuve d’une biocommunication ? Le monde forestier bruisse de sons que le visiteur ne perçoit plus. Manque d’habitude ou simple distraction. Seule l’oreille aux aguets saura distinguer les nuances. Bienveillances de l’attention.

   Mais comment reconnaître, entendre des sons que l’on n’écoute plus ? En perte de références, notre sensibilité diminue. Rampante, insoupçonnée, notre surdité s’installe sans crier gare. Faute d’observateurs assidus pour le nommer, le grand orchestre de la nature s’éteint peu à peu.
 
 

CANAL

  Curieuse occurrence que celle où un vocable identique désigne le sujet et l’objet de l’œuvre. Canal, Canaletto. Serenissima. Canalissimo. Eau, lumière et scénographie. Le peintre en son miroir. Eclats de paysage et théâtre d’images. Toute une vie et rien qu’une vie à figurer l’élément liquide et l’azur d’une cité, à la manière dont l’amant explore soigneusement les multiples facettes de la femme élue et désirée, telle une cité-théâtre déroulant ses fastes au gré d’un temps devenu soudain immobile.
   Canal déploie son goût de la geste artiste répétée jusqu’à l’obsession, à fleur d’extase, à lenteur d’hypnoses. Science des variations fines composant et recomposant de savantes séries. De celles dont les peintres, non sans une fierté qui frise l’inconscience, prétendent à eux seuls épuiser le réel. L’homme se voue à la célébration d’une cité dévoilant ses charmes aux yeux éblouis de ses admirateurs. Fines modifications des aspects, des contours ; variances des atmosphères vides ou peuplées. Toujours à la manière dont on cherche à inventorier les mille parfums de l’aimée. Vingt fois, cent fois il remet l’ouvrage sur le métier, s’acharnant à percer ce qui fait le secret de l’âme des lieux. De sa technique qu’il veut infaillible, il en tutoie gaiement l’essence.
   Cultivant la légèreté élastique du temps et de l’espace, le peintre collectionne les instantanés dans la durée. Il puise et repuise un élixir dans la matérialité figée des canaux de la Sérénissime. Là où eau dormante et ciel d’azur cernent de savantes architectures. En voyeur patient, l’homme fait se mouvoir sur des espaces apaisés maintes gondoles mouvantes comme des jouets miniatures. L’apparence picturale appelle aussi des vérités tranquilles nommant un temps retrouvé.
   Technique rigoureuse : Canal ne se déplace jamais sans son carnet à « croquer ». Scénophage étrange accouchant de dessins préparatoires, de croquis comme autant de matière à toiles, d’annotations affûtées sur mille détails qu’alimente le réel. Carnets témoins de la pensée en action. La ville est quadrillée, parcourue, sillonnée en tous sens. En attente de transpositions picturales, elle prend tout le temps de se laisser désirer. L’artiste voyeur met en scène les espaces magiques, apposant sa patte experte sur les lieux comme sur une vivante pâte à modeler. Il désire le temps comme l’expansion d’un réseau d’événements qui, par leur fourmillement, décident d’une typologie singulière. L’acte pictural s’annonce en une assomption où tout a valeur d’éternité.
   Secondé par sa chambre optique à opérateur intérieur, le peintre se fait photographe avant l’heure. Il n’aime rien tant que se livrer à un jeu savant où il parvient à mêler perceptions réelles et visions pensées dans une même quête de la vérité. Distorsions, fantaisies, modifications de la perspective, Canal propose une interprétation du réel plutôt qu’une typographique irréprochable. Changeant de point de vue, il retrace ce que chaque angle visuel inscrit dans sa chambre noire, multipliant les reflets comme autant de matières à peindre. A l’image des captifs de la Caverne de Platon ne percevant que les ombres d’un monde inaccessible, l’artiste s’isole un temps avant de réapparaître au grand jour. Eclipses discrètes suivies d’épiphanies lumineuses.
   L’assoiffé absorbe les paysages jusqu’à plus soif, en épuisant les sucs les plus délicats. Mais il ne tarde pas à reprendre ses croquis et se livre à une recomposition complexe, toute personnelle, d’un espace vénitien crédible pour le spectateur qui le saisira sur la toile. Metteur en scène aussi subtil qu’acharné, le peintre distribue ses données comme un musicien ses variations sur un thème donné. Tel, aussi, le romancier juché sur les échasses dominant l’Histoire pour en restituer la vérité romancée. Spectateurs, nous partageons l’impression imposante de regarder à travers une fenêtre très haute… qui n’existe pourtant pas ! Noblesse visuelle de la Sérénissime.
   Canaletto collecte et conquiert la lumière intense qui baigne la cité pour en recréer sur la toile le « réalisme vraisemblable ». Cité de pierre, d’eau, de ciel et d’hommes, sa Venise scintille dans les reflets d’un soleil marin et dans les marbres froids de ses palais. Autant dans les crépis parfois abîmés, dans le silence immobile des canaux, que dans le quotidien d’une société de citoyens affairés. Personnages aux fenêtres - comme au spectacle - stores mal relevés ou bancals, avocats imposants avec leurs habits rouge vif, laquais en uniforme, mendiants, petit peuple de la rue…
   Auteur du palimpseste incessant de la Veduta, le peintre finit par s’adonner au mode du capriccio pictural, proche cousin du capriccio musical : il s’agit de choisir un lieu réel et de l’orner de magnifiques édifices idéaux, cueillis ici ou là. Culture du subtil au gré des formes. A l’insu de tous, le réel se métamorphose. Canaletto fait ses caprices, comme prêchant sa cour à la magnificence apaisée de la ville. Dans l’ombre du peintre n’en a jamais fini de sommeiller le metteur en scène des origines, avide de variantes infinitésimales. Venise se mue en mythe, cet objet du désir que transforme le regard. Sublime, Canal se fond dans la lumière.