"Dans la plaine les baladins s'éloignent au long des jardins ..." (Apollinaire) ...
Arpentons, amis lecteurs, ces jardins chatoyants qui, tels maints livres effeuillés, nous content mille récits ardents dont les figures mémorables pansent nos blessures et régénèrent nos désirs... Pour que ce flux magique continue d'irriguer notre Coopérative idéale : celle des Lecteurs Réunis.
Chair
de nos mères, paroles de nos pères. Quand la parole prendra-t-elle chair si la
chair est impuissante à livrer parole ? Le fleuve du temps voit chaque
père reprendre insensiblement ses gammes sur le père enfoui avant lui… en
prenant soin du père à venir. Chaque génération penche sur la suivante un
regard attendri, au risque de s’y perdre. Père présence, disparition, force.
Père calme, peur, refuge. Père oubli, patronyme, transparence. Tous pères
solidaires. Et si les pères sacrifiaient leurs goûts, leur consistance, et
jusqu’à leurs rêves pour dédouaner d’antiques pères absents, fantômes demeurés
à l’état de trace, d’ébauche, car trop vite disparus, évaporés ?... Mais
quel père est-il vraiment comptable d’un autre alors que tous le sont par
hérédité ordinaire des âges, sourde voie d’héritage ? Devoir vital
d’échapper au long cortège de la malédiction des pères. Oser sortir de la
lignée immémoriale pour rester au guet d’un chemin singulier et solitaire, à la
croisée de tous ces pères possibles à épuiser… sans en élire aucun.
Père
initiateur, passeur de vie, faiseur de traces en vrac, obstiné bricoleur de
petits riens, entêtant poseur de mots sur tout, inlassable épuiseur des pourquoi et des comment, manitou pédagogue des fines
leçons de choses comme des grands secrets à partager. Père pélican, touchant
cousin de nos frères animaux, prédateur naturel qui s’ignore, bricoleur d’une
oralité ludique et dévoreuse penchée sur la grande marmite fumante des mets et
des objets. Papa poule, rassurant double se glissant dans l’ombre des mères.
Père de passage semant au hasard des désirs, essaimant ici et là, au fil des
rencontres ; mateur indifférent de moissons vite délaissées. Père en attente, éternel jeune homme recouvrant de la cendre du temps sa généalogie
incertaine. Père chef de clan, grand sachem, vivante statue sur pied,
réceptacle des haines comme des adorations. Commandeur pathétique et terrible, ambivalent
gardien d’une morale intangible. Père récit fascinant les enfants de contes
répétitifs immémoriaux, dansant la gigue en compagnie de lutins gouailleurs.
Père toujours au charbon épuisant le réel, épuisé du réel, puits à réel. Père
conseil, père phare, père copain proche et complice des quatre cents coups de
l’enfance. Père peur de ce qu’il a mis au monde et qui le dépasse. Père de la
Nation, recours unique, symbole toujours au garde à vous, tapi dans nos
consciences collectives et dans la nuit de l’Histoire. Petit Père des Peuples,
sourire chafouin et calculs débonnaires, décrétant le Bien - le sien - urbi et
orbi. Père curé semeur de sermons vides ne tombant qu’entre les oreilles de
piafs volages. Père la pudeur, père la vertu, arborant leurs raideurs primaires
et surannées. Camaïeu miroitant de paternités.
Voguant sur
les ailes de sa métamorphose, le père nouveau - avatar animal du vin primeur -
ranime la flamme de l’antique père oublié qui brûle en lui. Brûle de bien
faire, jure de ferrailler hors des abdications et compromissions. Combat neuf,
vivace, toujours repris à ses fondements. A perpète. Défi ordinaire où s’abîmer
insensiblement. Jusqu’à renouer avec le « hors pair », cette parole
qui ranime l’envie, renoue avec d’antiques désirs ; les primitifs, ceux
qui ont modelé l’âme. Origines profondes contre empreintes obligées. Père
trace.
Homme sage.
Père Socrate accoucheur des esprits à défaut d’engendrer les corps. Violence du
questionnement socratique faite au disciple ou à l’élève, à qui l’on propose d’accoucher
de… lui-même, rien de moins. Autonomie construite par le fils qui mène son
raisonnement personnel, édifie sa loi propre. Le savoir est en nous, à portée,
et nous ne le voyons pas ! Pauvres prisonniers d’une caverne obscure, il
ne nous est donné que d’apercevoir des silhouettes dansantes animées par de
vilains faiseurs de prodiges. Nous ne voyons que des ombres, nous n’entendons
que des rumeurs, celles de la doxa,
de l’opinion courante véhiculée par tous. Tandis que la plus intime
connaissance, celle de nous-même, nous échappe… Seul l’électrochoc socratique
peut déciller nos yeux aveuglés, confinés dans la vaine critique des
apparences.
Le père
Socrate. Homme de tous les paradoxes. Face plate, nez camus, narines
retroussées, œil de bœuf, toujours mal attifé, le philosophe le plus incarné
qui soitfait de sa laideur une preuve
de sa… beauté ! Lui le tenant du canon grec Kalokagathia qui fait s’harmoniser beauté et bonté en proportions
égales. Lui le pédagogue portant beau mais laid, bizarre mais rationnel, homme
poli toujours en retard, tempérament de buveur jamais ivre, anti-héros qui fuit
la gloire publique, maître penseur qui refuse de donner la leçon à quiconque,
rationaliste évoquant une révélation divine, révolutionnaire et conservateur au
point de se plier à des lois injustes qui le conduisent à la mort. Homme
complexe à l’image d’une vérité qui l’est tout autant lorsqu’il appartient à
chacun de se la concocter pour ce qui le concerne. Pas de prêt à penser !
Car on
n’apprend pas, mais on se remémore. Il faut se défaire de ce que l’on croit
savoir - la rumeur, l’opinion - pour désirer connaître - naître avec. C’est ce désir-là qui nous rend le savoir intérieur,
intime. Apprendre à… désapprendre, à nous déprendre ! Le dialogue
socratique nous conduit à la construction d’un objet commun repris par chacun à
son propre compte. Force de la maïeutique des âmes.
« Philosopher, c’est apprendre à mourir. »
Détacher l’esprit du corps. Penser des réalités qui, elles, ne meurent
jamais. Platon développe l’Apologie de
Socrate en lui faisant retourner l’accusation contre ses juges. Il est cet
homme singulier qui accepte de mourir au nom d’une vérité qu’il porte en lui et
qui lui est supérieure : comment vivre autrement ?
Accoucher du
savoir, comme de la chair : acte violent, douloureux. Zeus, le dieu des
dieux, en fait l’expérience forte. Saisi de violents maux de têtes, il doit
appeler à l’aide son forgeron de fils, Ephaïstos, pour lui briser le crâne afin
d’en faire sortir sa filleAthena, - née de la tête - qui s’incarne en… déesse de la sagesse. Naissance toute
cérébrale dont on s’assure de la viabilité en se livrant au rite antique de l’amphidromie : le père fait le tour
du foyer en brandissant son enfant, lui conférant ainsi sa légitimité et la
reconnaissance sociale aux yeux des siens. Aux affres de l’accouchement
succèdent les moments heureux de l’accueil du nouveau-né. Savoir et sagesse, en
l’occurrence, viennent d’investir le panthéon de la pensée. Pour une joie
similaire aux naissances charnelles : celle qui consacre la force de
l’esprit raisonnant en écho à l’âme résonnante. Puissance du penseur-né prêt à
initier le questionnement porteur de toutes les libertés. Ecrire, enseigner,
formes nobles de l’art d’enfanter.
Qui
suis-je, moi seul, hors père, hors repères, tous horizons ouverts ? A moi
seul de le dire. Alors je parle, j’écris, en écho à ma propre voix. Histoire
d’entendre cette voix résonner en moi. Encore et encore. Jusqu’à plus soif.
Jusqu’à chanter. En fils-père auteur de sa parole, je danse sur le deuil apaisé
des espoirs évanouis.
SANGLOT
Le corps enregistre tout. Chambre d’échos, chambre
d’écoute. Enveloppe à impressions. Il déploie en instantanés successifs
l’ingratitude des navrances qui nous
narguent, comme la grâce insoupçonnée des moments qui nous enchantent. Ces
clichés polymorphes nous révèlent les secrets et les dédales d’une chambre
noire abritant des alchimies surprenantes. Ainsi le corps dévoile-t-il ses
vérités au fil d’un jeu où se mêlent découvertes, sentiments et… hormones.
D’abord naïf, ludique et fier de tout, il traverse des champs d’innocence,
lancé sur les traces d’une enfance insouciante jusqu’à ne plus se regarder
vivre. Un monde toujours à portée de sens lui ouvre un horizon des possibles en
continuelle expansion. Au corps neuf tout est aventure et puissance : il
s’accorde.
Jusqu’à ce
que, de loin en loin, l’horloge biologique le guide vers le souci impératif
d’une reproduction programmée. Car il lui faut, pour oser demeurer, s’inscrire
dans une autre durée que la sienne propre, limitée à l’espace d’une vie. Objet
déjà ancien d’une naissance tombée dans l’oubli, le corps devenu sujet répond à
l’appel de la duplication biologique. Et traverse à nouveau - en spectateur
ébloui cette fois des ressemblances familières et des grâces enfantines-les
mêmes champs (re)connus qui l’ont vu grandir et s’épanouir lui-même.
Reconnaissance, intelligence et gratitude pour ces signes ordinaires, naturels,
que la vie sait adresser à ceux qui en cultivent et en éprouvent le soin.
Etre père…
êtres pairs. Il faudra bien que ces mêmes fils partent à leur tour, un jour, en
quête de ce monde dont les pères se sont convaincus entre-temps qu’ils ne
l’épuiseraient pas. Et tout n’ayant pu se dire, se transmettre, entre
générations, il peut arriver qu’un déchirement fissure la membrane toujours
incertaine des assurances et des confiances. Séparation, tristesse. Amertume
peut-être. Regrets sans doute. Coupure à coup sûr, marquée - Dieu sait quand,
ni pourquoi à tel moment - par les
hoquets, les spasmes d’une musique mécanique, amère de n’avoir pu s’exprimer,
d’autrefois à maintenant, mettant en mots l’indicible de la relation. Lâchant
sa bonde, le fleuve du chagrin accueille et imprime alors la marque
immarcescible d’un sanglot dans un creux secret de la mécanique biologique.
Scansion venue des tréfonds qui se fait forte de mettre en musique l’inexprimable
qui nous étreint. Le spasme musculaire et le flux lacrymal se muent en son
adopté par le corps, telle une singulière marque de fabrique. Drôle de comptine
en forme de courbe, figurant un récit ponctuel qui ne saurait s’ancrer
durablement ni dans le mutisme ni dans l’expulsion rédemptrice - on ne peut
décemment, ni morphologiquement, pleurer sans cesse ! -que pour mieux ressortir de loin en loin, au
fil de ces récits qui font de nous des êtres de mémoire.
A rebours de
ces échardes traîtresses que l’on n’a pu extraire car trop enfouies entre deux
peaux, entre deux eaux, et qui s’évanouissent un beau jour à notre vue, comme
avalées par le temps, ce sanglot inscrit et réitéré à l’envi saura se rappeler
à notre souvenir blessé, traduisant l’implacable constance de notre mémoire
biologique. Minutie plastique des corporéités.
Sanglot - singultus latin, hoquet, saccade - spasme provoquant des contractions du diaphragme
et accompagné de larmes. Résurgence d’une ancienne peine secrètement enfouie
dans les limbes de nos expériences sensibles, affectives. Rayure sur le disque
déjà ancien de nos émouvances. Exact
vis-à-vis du rire, autre mécanique du hoquet, également spasmodique, qui nous
étreint parfois jusqu’aux limites de l’essoufflement. Mais si l’on peut aller
jusqu’à « mourir de rire », le sanglot semble s’entourer de plus de
pudeur, d’une retenue secrète dont il conviendrait de taire les origines. Traumatisme
enfoui dans la mémoire du passé qui prend la forme d’un éternel rejaillissement
au présent. Fragment de temps figé, gelé, que le corps réactualise comme si
c’était toujours la première fois. Blessure sans cesse renouvelée.
Resurgissement brutal d’une intensité émotionnelle. Brouille historique avec
soi-même.
Le poète des
« Sanglots long des violons de
l’automne » se dit « tout
suffocant etblême », signes
précis d’un phénomène physiologique d’essoufflement venant s’accoler à lamétaphore signifiée par le bruit du vent.
C’est un Verlaine passif, jouet de la saison langoureuse, qui se soumet ici à
mélancolie, souffrance et résignation. Un destin fatal attend cet homme sous
l’influence néfaste de Saturne : il n’a plus qu’à se laisser aller « pareil à la feuillemorte que le vent mauvais
emporte ». Compère et complice de Verlaine, Rimbaud dépeint une
tristesse similaire : un « hydrolat
lacrimal lave les cieux vert-choux », assaisonné d’un rejet
quasi-somatique : « J’ai
dégueulé ta bandoline, noir laideron ».
Apollinaire
aussi évoque un chagrin aux ampleurs géographiques : « Le fleuve estpareil à ma peine, il s’écoule et ne tarit
pas… » Le sanglot poétique s’inscrit comme un signal puissant à la
source de la création, capable de transmettre son empreinte à ces autres
témoins attentifs, complices, que seront les lecteurs à venir. Epidémie prévisible
d’accouchements lacrymogènes.
« Mon âme est un orchestre caché »,
écrit Fernando Pessoa, romancier épigone, à lui seul bien des personnages. Pas
de deux valsé, notre présent oscille entre nostalgie et attente, mémoire et
anticipation, souvenir et désir. Sans cesse à l’œuvre, des formes nouvelles
nous impressionnent, sculptant nos profondeurs, parfois à notre insu. A la
manière de ces « Footprints » entêtantes,
lentement, lourdement égrenées par le trompettiste Miles Davis, comme autant de
traces vivaces d’où naissent des récits improbables, au goût de légende. Traces
pédestres des grands animaux guettés par nos ancêtres, premiers signes écrits
et déchiffrés au rythme de la chasse. Lancé sur deux pieds à l’assaut du
piétinement des proies, l’homme antédiluvien calque sa marche en avant sur
celui, binaire - inspir / expir - de la vie même. Motion, locomotion, mouvance,
émouvance. Structure lancinante, battement affairé, lointains ancêtres de nos
musiques connues. Mémoires géologique, préhistorique, ancestrale et personnelle
trouvent là une logique complémentaire.Etonnants jeux de confluence.
La matière
même de nos émotions édifie patiemment la chair de nos souvenirs, alimentant
indifféremment conscience et inconscient, comme les deux faces d’un même
iceberg. Il n’y a pas de mémoire qui ne soit nourrie, infléchie, d’un affect ou
d’une émotion. Ayant parcouru le vaste monde - en chasse d’empreintes lui aussi
- le grand Darwin finit un jour par recentrer sa quête sur le fil de sa propre
existence. Abordant ainsi la complexité du phénomène mémoriel, le voici qui
déniche son souvenir le plus ancien. Assis sur les genoux de sa sœur qui lui
épluche une orange, l’enfant voit soudain une vache passer devant la fenêtre…
Il bondit et reçoit une mauvaise entaille dont il gardera la cicatrice. Indice
tangible des étonnantes foulées darwiniennes.
Marque
physique, à l’image du sanglot inscrit quelque part, au plus profond de son
enveloppe corporelle. Signe de l’émotion toujours à l’œuvre en nous, notre moi se fait chair du monde. Récit de
mémoire. Lieu de transcendance apte à balayer toute la gamme des états entre
tristesse et joie. Conscience incarnée.
DILATATIONS
Petites madeleines. Pan de mur jaune et pavés
inégaux. Sonate fugueuse et clochers d’enfance. L’éternité se niche dans ce qui
ne dure pas. Au cœur de l’ivresse enfantine d’un narrateur lancé à la poursuite
d’un peu de temps à l’état pur. Cernant au plus près la belle mécanique des
réminiscences prêtes à le mobiliser, l’auteur plonge dans l’univers de
déambulations spatio-temporelles qui forment la matière même de son écriture.
Il concocte, formule, module des dérives primitives sur la vague toujours
mouvante des scènes d’enfance. L’errance spatialise le temps, appuie et affine
ses observations au gré de jalons littéraires où se mêlent ratés, couacs et
ineffables. Il collecte avec gourmandise des instantanés que l’enfant en lui
était alors incapable de comprendre. La promenade mémorielle se fait allégorie
de l’écriture en marche. Métaphore déplacement, transposition, transfert.
Eclipse des distances et substitution des espaces. Dilatations. Emouvances.
Le conteur
se meut en historiographe, s’émeut de visions qu’il arrache à un temps devenu
soudain élastique, à l’image de ces anamorphoses épatantes que l’œil cueille
avec délice, s’attachant aux surfaces convexes, lisses et brillantes glanées au
hasard des villes. L’espace s’intériorise dans une scénographie gagnant
insensiblement en intimité. Le temps, substance vivante, se révèle comme
l’expansion d’un réseau d’événements qui décident d’une topologie visuelle et
mouvante.
Trois
clochers dans un paysage en viennent à se déplacer, se croiser, se superposer,
se troubler, devant les yeux comblés du narrateur, telles les trois sœurs
complices d’un conte ancien. Air de comptine mélancolique, la perspective
s’éclipse, se modifie, sémaphore troublant propre aux lanternes magiques au
fond desquelles s’agitent les ombres familières aux récits d’enfance. Le
pouvoir éprouvé de surmonter la malédiction de la distance entraîne une joie
proche de la résurrection. L’homme en proie au doute triomphe sur l’abîme de
l’éloignement et de la mort. Toucherait-on
là à l’essence de l’art ? Art synthèse, tissu qui ordonne, compose, (re)met
en scène des expériences vécues, pour leur restituer une valeur esthétique
toute neuve. L’épreuve de l’écriture prend valeur d’éternité.
Clochers et
sonate combinent deux expériences homothétiques pourvoyeuses de signes à
ranimer. Leur reviviscence se transmue en petites phrases où s’ordonnent
visions et notes coordonnées. Nées d’images kaléidoscopiques, elles possèdent
le pouvoir de condenser la scène du monde en un théâtre intime, celui du temps
reconquis. Comment cinq petites notes - celles de la Sonate de Vinteuil - imposent-elles le silence, provoquant
l’émotion violente, indicible, du narrateur ? Témoignage de
l’irréversible, la petite phrase se révèle intelligible et noble. Dansante,
pastorale, épisodique ritournelle. Qui dévoile une intimité dans laquelle
l’auteur, lancé au coeur d’une quête éperdue de l’autre en lui, reconnaît son
graal : faire se dilater le temps, c’est changer jusqu’aux proportions de
l’âme.
Accédant à
la quatrième dimension, celle du temps désormais rattrapable, l’écrivain cerne
au plus près l’outil magique apte à restituer l’étoffe du réel. Le langage,
matière première de l’artiste, sait porter notre traversée immobile, seule capable
de nous permettre de saisir l’univers avec cent autres yeux que les nôtres.
Entendre - ou voir - pour la première fois, c’est éprouver le mystère de
quelque chose qu’on croise par hasard et qu’on éprouve comme nécessaire. Etre
et savoir simultanés, nous nous rendons contemporains de nos émotions au sein
du temps habité. Il ne nous reste qu’à faire cadeau au monde de ce temps
retrouvé.
Dans une de
ses nouvelles, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, grand amateur de
labyrinthes et de miroirs, invente un héros incapable d’oublier quoi que ce
soit. Son existence, ses pensées, ses perceptions sont parasitées en permanence
par un jaillissement de souvenirs d’une précision inutile. Il devient incapable
de vivre avec une telle mémoire, qu’il compare à un tas d’ordures, et s’enferme
dans une pièce vide pour ne plus rien enregistrer. Ce phénomène, répertorié,
porte un nom : l’hypermnésie, qui transforme la mémoire en musée,
l’empêchant de jouer son rôle de laboratoire traitant les traces mémorielles.
Paralysie programmée du cerveau similaire à l’amnésie, son exact
contrepoint !... Place à l’oubli salvateur : n’oublions jamais…
d’oublier !...
La part
essentielle de tout récit n’est-elle pas ce qui est évoqué sans pouvoir être
dit ? La métaphore - metaphora
grecque, transfert, transport - évoque un voyage de l’esprit
par l’image, la suggestion. Plongeant dans la richesse insoupçonnée de nos
ressentis intérieurs, la mémoire peut ainsi renaître de l’oubli, comme le
phénix de ses cendres. Bienvenues métaphores où les Fleurs du Mal de Baudelaire côtoient l’air de poésie dont peut
s’orner le langage courant : l’arbre
de la connaissance, le jardin dela paresse, l’écheveau du temps ou la
forêt des symboles ! Preuves que la mémoire a la capacité de se
dilater dans les richesses d’expressivité de la langue. De même le souvenir va
et vient, inscrivant ses déambulations au rythme de celles du corps, semant des
traces mémorielles un peu partout, au gré des lieux et des associations
d’idées. A quand le spectacle de classes entières d’élèves se déplaçant dans
l’espace, marchant pour déposer - et associer symboliquement - les
connaissances en cours d’acquisition dans les arcanes multiples de lieux bien
concrets, arpentés, repérables ?... Voyages mémoriels répétés à l’infini.
Mémorables jeux de piste.
Nos
réminiscences futures dépendent de ces itinéraires-là. De ces promenades
mentales qui nous voient semer les mots et leurs habits d’émotions comme autant
de cailloux fossiles prêts à resurgir au premier signe de rappel. Mémoire
mobile toujours en mue, tournée vers la maison natale que chacun porte en
soi : les souvenirs sont notre boussole interne. Se souvenir, c’est se
parler, se dire soi-même, se mettre en scène à travers les mots. Du langage
communication au langage sens, l’ouverture est large qui permet au désir
d’émerger, de s’extraire. Et d’abstraire, en allant à l’essentiel du sens.
Maniant -
sans précaution - la métaphore de l’âne et de la carotte, Schopenhauer fait le
constat de l’humain placé dans les conditions d’une motivation contrainte,
urgente. Obligation d’avancer… sans choix d’infléchir le mouvement engagé.
Incitation à courir vers l’avant, guidés par les seules œillères de l’envie, de
l’ambition. Et si, suspendant l’urgence, nous cessions de nous hâter pour
identifier l’objet de la quête, la cible de ce désir ? Désir pensé comme
une trace, signe présent d’une absence. Désir,
à l’origine proprement sidérante - desiderare
et sidus latins, nostalgie del’étoile -,
constat d’un manque, d’une absence, d’une perte. Le désir se consume de
contempler et de consommer son objet.
Désir évanoui d’Ulysse de retour dans sa
bonne île d’Ithaque. Désir d’un état antérieur que nous aurions perdu.
Nostalgie d’un monde des idées, notre patrie d’origine.
Effort et
tension vers ce qui exhausse. Dilatation propre au langage qui nous offre la
voile à gonfler pour lever l’ancre et laisser voguer l’esprit. « On n’habite pas un pays, on habite
une langue », affirme Cioran.
TOILES
Contraction. Dilatation. Il en va de la genèse de
l’art comme d’un cœur qui bat. Avec constance, l’Histoire assiste la
sublimation de notre nature en accompagnant les spasmes d’une géographie rebattant
les cartes de l’espace. De l’infiniment vaste au minutieux subtil, les lieux de
nos créations s’identifient, se déploient, s’enregistrent dans une mouvance
continue qui porte nos regards à ne plus s’imposer de borne. Voyances
ubiquistes.
Borborygmes,
cris, vagissements des préhominiens trahissent les transes des tribus
primitives au cœur des savanes et des forêts. Les voix se cherchent, se croisent,
se répondent dans l’écho vacant d’une nature hostile. Affairées et maladroites,
les mains se livrent au façonnage ludique des charbons et des glaises,
inaugurant le geste fondateur de la fabrication des couleurs. Jeu gratuit sur
les matières, genèse de l’acte de pensée. Impulsion ludique, inconsciente, au
moment de livrer l’étrange lumière éclairant l’obscurité de la légende des
siècles. Voix et jeux de matières résonnent dans la fange primaire comme les lointains
prémisses d’une pensée promouvant l’acte. Pari du jaillissement d’un rêve.
L’art est-il
l’expression du divin ? Beauté charnelle ou spirituelle ?... « Le contenu de l’art comprend tout le
contenu del’âme et de
l’esprit », écrit Hegel dans son Esthétique.
L’homme manifeste ici sa première prise de conscience de l’absolu : bien
que fini, il contient l’infini. Connaître l’essence de l’art, tel est le but de
l’esthétique. L’objet d’art n’est pas un objet soumis au désir, qui satisfait
un besoin. Il peut se passer d’analyse, d’approche théorique. Sa fin propre est
la réalisation de l’unité entre le rationnel et le sensible, entre l’universel
et le particulier. Révélation du plus profond dans l’homme : son absolue
liberté, une aspiration au divin. Plastique de l’esprit.
A la fin du
XIXe siècle, l’esthétique prendra un tour moins idéaliste. Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche
oppose le dionysiaque à l’apollinien. Ici, l’art exprime les forces profondes
qui animent la vie : ampleur, démesure des passions humaines. Là, il
rassure, réconforte. L’art s’associe au rêve, incarne la beauté idéale, mais
renvoie toujours aux profondeurs des passions. Des désirs enfouis au pouvoir de
l’imagination, la création artistique exprime nos forces profondes, vitales, en
deçà du langage et de la conscience. Vie sourde et dynamique de l’esprit.
Vient le
temps d’une capture éclairée de l’essence des paysages et des visages.
Empâtements des touches de couleur. Entoilage concentré des mises en espaces. Au
jeu des mains apposées sur les murs sombres des grottes - mains multipliant leur
désir de présence comme autant de volontés de saisir le monde à leur bénéfice
exclusif - se substituera bien plus tard la captation consciente, projetée, des
sensations suspendues par une méditation plus détachée. De chaotiques et
collectives, les visions s’ordonnent, se personnalisent. L’art cristallise ce
que nous savons déjà, ce que nous croyons savoir, ce qui est absent comme ce
qui est depuis toujours déjà là. Leslumières et motifs célébrés se font immuables, figés hors du temps de
leur exécution. L’acte esthétique nous convie à un sursis éclairé des
temporalités, à une contraction de nos représentations. Arrêt sur image.
En filigrane
de chaque toile s’esquisse une image porteuse d’énigme. Décochée du lieu de ses
origines, elle est la trace d’une intention qui traverse l’espace-temps à la
manière d’un trait en chemin vers sa cible. Cette voie d’une durée traversée la
décrit au moins autant que le moment précis, précieux, qui a procédé à sa
facture.
Anticipant
de quelque quatre cents ans la découverte du photographe, le lumineux Léonard
introduit la notion d’espace dans la peinture en étudiant les modifications
subtiles de colorations apportées par l’impact des rayons lumineux sur les
objets. A l’espace, l’artiste accole désormais ombre et lumière. Nouveau
tournant avec Klee : le peintrene
doit plus alors reproduire le monde, mais l’inventer. La ligne court sur la
toile, créant le mouvement et lui appliquant son rythme propre. Le peintre
découpe et organise l’espace visuel, comme le musicien le fait de l’espace
sonore. Tempo d’une vision plastique
renouvelée.
De quelques
centimètres carrés à une centaine de mètres carrés (La FéeElectricité de
Dufy, au Palais de Tokyo), la toile joue du champ et du hors champ. Tableaux
dans le tableau, mises en abîme, palimpsestes, l’oeuvre se dilate, se
contracte, diffracte masses et couleurs à la manière d’un kaléidoscope.
Et jusqu’au
vide, avec lequel toute l’histoire de la peinture a partie liée. Au fil des
siècles, il a toujours fallu le combler, le masquer, le rendre tolérable. Retour
aux légendes des origines : Pline L’Ancien rapporte que la fille d’un
potier , alors que son amant allait la quitter pour un long voyage, traça sur
le mur les contours de son ombre portée avec un morceau de charbon. Lui parti,
elle avait la consolation de sa silhouette devant les yeux. C’est ainsi, selon
le texte antique, que fut inventé le dessin… Et que l’art plastique donne au
monde ce qu’il a perdu comme ce qui l’attend.
Le besoin
d’image nous taraude. Autant que l’impossibilité de voir. Parfois, la couleur
paraît s’évanouir, laissant deviner la splendeur de ce qui demeure invisible.
Au point d’en atténuer le désir. Mais quelque chose force toujours à
rester : tout pourrait changer encore. Le tableau est une baie ouverte sur
l’ailleurs.
Cela
commence par une rencontre. Bois et pierre. Feu et froideur. Irruption du
végétal au cœur du minéral. D’un végétal chaleureux, parvenu à maturation,
habilement transformé de main d’homme et par sagesse du temps : majesté
silencieuse de l’arbre. D’un minéral éternel dont l’évolution nous échappe tant
elle déborde notre approche commune de la durée.
De
l’esprit se dégage d’abord la vision claire d’un chalet de montagne tout en
rondins de bois brut, noir et verni. Sensation d’harmonie, d’intimité, posée
par le regard sur un objet artisanal à l’architecture suspendue à bout de
silence, à la matière patiemment puisée au creux des forêts proches. Et puis,
très vite, une seconde image vient se superposer à la première, formant avec
elle les deux pans jumeaux d’une même réalité. Celle d’un temple antique de
pierre blanche, lisse, ciselé en colonnades rondes finement travaillées,
fièrement érigées aux fins d’une construction édifiante. Bientôt les deux
images n’en font plus qu’une, à la manière dont deux récits enchâssés finissent
par nous révéler les fondements d’une histoire unique, singulière.
Dès
l’origine, on s’est senti issu de cette fête muette de la nature où la roche et
l’arbre se côtoient, comme toujours déjà là depuis la nuit des temps. Source et
complicité. Célébration mutique qui a le poids d’une évidence tranquille,
sagement exposée, secrètement entretenue, entre hasard et nécessité. Pierres et
arbres posent les éléments d’un paysage des origines rebaptisé
« pays » par le regard des hommes. Pays sage. Paysage de montagne où
roc et terre se disputent la place au gré des vents et des sources. Plus le
marcheur s’élève, plus l’érosion s’affirme souveraine dans son jeu de sape du
minéral, à la manière dont la parole se saisit et use des mots en puisant à la
source de leur murmure virtuel. Comment ne pas être fasciné par ce trésor de la
langue, fidèle et toujours à portée de l’heureux penseur. « Qu’est-cequi est à
toi ? L’usage de la langue », souffle Platon à Théétète.
Bois et
pierre, mots sages et paroles brutes comme l’airain, nous livrent l’image
primitive d’un récit des origines, celui qui se fonde sur les liens que peuvent
entretenir la connaissance et son expression orale. Ce moment prend sa source -
et n’en a jamais fini de s’achever - dans une soirée entre amis de grande
classe, d’élégance partagée, sous les colonnes d’un temple grec. La discussion
y a cours, y court, y discourt, à la manière d’un babil cristallin et grave. La
pensée coule de source, s’affine, se glisse par dédales et métaphores,
circonvolutions et arabesques, qui filent et planent au-dessus d’une forme de
banquet. Un banquet où les idées sont à la fête, tels les mets d’un très ancien
repas toujours installé, toujours actuel, dont il suffit de ranimer les parfums
et saveurs pour l’entendre à nouveau développer son chant fertile. Oralité,
scène primitive. Fermant alors les yeux, laissons-nous porter par la mélodie de
la langue, des dialogues familiers et des images qui se profilent en toile de
fond du discours. A ce chant intérieur, intime, que manque-t-il pour endosser
la dimension aérienne, résonnante, d’une parole se déployant devant soi, de soi
à l’autre, d’un ici à un ailleurs ? … D’un langage intérieur à un discours
élaboré, énoncé, prononcé ?... Des linéaments conscients d’une pensée à la
clarté vocale, quasi musicale, d’une expression qui s’affirme dans l’espace
sonore ? Partir en quête de ce chaînon manquant d’une musique des idées,
c’est déjà s’abandonner aux futiles interludes échangés à fleur de quotidien.
Quelle force
accorder au langage ? Question tangente à deux autres. Y a-t-il une vie de
l’esprit ? Le mental se résume-t-il au cérébral ? Interrogations
reprises tout du long de l’histoire de la pensée. Si Bergson fait du cerveau
l’organe d’attention à la vie, il montre à quel point la conscience déborde de
l’organe. C’est bien de l’intérieur que le penseur appréhende son propre esprit. A
l’image du sentiment que chacun peut avoir de sa personnalité propre,
unique : conscience signifie d’abordmémoire. Heidegger, l’homme du dasein
- l’être là - fixe la pensée comme une méditation, une ouverture à l’être.
Penser, ce n’est pas affirmer son pouvoir sur le monde, mais se laisser
convoquer par quelque chose qui invite à le faire. Ce quelque chose, c’est
l’être, terreau original du monde. L’homme participe à l’Être. Penser, c’est
tenter de retrouver cette présence originaire, sans autre finalité
qu’elle-même. En s’ouvrant aux œuvres. Dans l’art et la poésie, dans la nature,
dans et par le langage. A l’écoute de nous-même et de nos racines, faisons
silence et restons réceptifs à la seule présence des choses, à leur simple
être-là. Méditer. S’abandonner à la pure présence en oubliant toute idée de
cause, d’utilité, de but.
« En réalité, c’est la langue qui parle
et non l’homme », suggère un philosophe. Parménide, auteur
présocratique des origines de la philosophie il y a vingt cinq siècles, est
déjà le penseur de l’être. Textes et poèmes chantent alors les mythes religieux
de l’orphisme qui assimile la quête de la vérité à une initiation, à une
révélation. D’abord condamnée, l’âme se fait digne d’être réincarnée, conduite
vers une survie bienheureuse où l’humain se fond au divin. Poéthique des traces.
Appel à la
philosophie de l’esprit qui « défait
les nœuds de la pensée », écrit Wittgenstein. Apprendre à démêler
l’ombre projetée des malentendus et des illusions. La conscience de soi relève
d’abord de l’appartenance à un langage qui nous fait maîtres du passé,
chroniqueurs et récitants potentiels de notre propre temps de vie. La
philosophie ne vise pas à connaître mais à comprendre, à mettre en lumière en
questionnant le monde. Question d’ossature, de structure autant que de
subjectivité, d’intériorité. Se retenir de penser confine à l’impossible, même
s’il nous est loisible de taire nos pensées comme de les exprimer. L’esprit
déborde du langage qui la porte, ouvre celui-ci à un infini du sens en
multipliant les formes et les supports : matières, modelés des formes,
nuances, couleurs offrent de multiples occurrences aux manifestations de la
pensée. Du manuscrit raturé aux repentirs picturaux recouvrant la toile de
couches successives, d’essais au fil du temps, l’artiste vit à travers les
erreurs et tentatives diverses de sa pensée créative. Enchâssements multiples. Esprit
palimpseste.
L’esprit
déborde des contingences propres au langage, offrant à celui-ci les
possibilités de se dépasser, de s’affiner. A l’image de l’artisan créant l’outil
pour le modeler sans cesse, réconciliant toujours au mieux son sens et sa forme
plastique. Pour tendre à l’irréprochable forme du désir qui irrigue notre
paysage intérieur, intime. De paysage en pays sage.
BIOPHONIES Isolation,
normes, protection, l’acoustique prend des airs de repli dans l’ordonnancement,
la restriction, le contrôle. Notre capacité à entendre ne procéderait-elle plus
que par soustraction, annulation, disparition ? Sommes-nous à ce point
tentés, hantés par le silence ? Et qu’en est-il de la signature acoustique
propre à tout ce qui vit ?
Car le vital
bruisse de mille émissions aux fonctions ordinaires ou inattendues. Créations
buccales de tous ordres, entre borborygmes, flatuosités, gargouillis bizarres,
plus ou moins infâmes, ou nobles vocalises célébrant l’esthétique. Murmures signés,
codes inscrits au plus secret des organes intérieurs. Chahut sonore de la
corporéité se rappelant à notre bon souvenir comme à notre plus fine écoute.
Stridulations insistantes des cigales hachant menu l’air épais des étés
méridionaux. Grincement de dents chez le poisson-perroquet. Rumeurs fauves des
cétacés marins, dont l’intensité, si elles étaient produites dans l’air
ambiant, équivaudrait à la décharge d’une arme à feu de gros calibre à quelques
centimètres de notre oreille. Puissance sonore de la crevette pistolet,
corpuscule de quatre centimètres émettant - proportionnellement à son poids -
un souffle sonore neuf fois supérieur à celui d’un orchestre symphonique.
Les animaux
peuvent aussi adapter leurs comportements acoustiques. Un enregistrement en
fait foi : l’orque imite l’aboiement de l’otarie aux fins de l’attirer et
de la dévorer : comportement d’agent double en plein règne animal !
Des papillons de nuit parviennent à brouiller les signaux des chauves-souris
prédatrices. Défense du territoire, chasse, accouplement ou simple jeu… Quel
que soit l’objectif d’un signal, celui-ci doit être audible et sans
interférences. Précision millimétrée de Dame Nature.
Y a-t-il du
hasard dans le vivant ? L’origine et l’évolution de la vie relèvent-elles
uniquement de ce hasard ? Des savants parlent d’une probabilité quasi
nulle à ce sujet. Les mouvements des masses nuageuses, les tourbillons produits
pas l’eau d’un fleuve sont comme le trajet d’une boule de billard : autant
de phénomènes soumis à variations, à digressions, échappant, à un certain
moment, à toute prévision. C’est une longue suite de mutations heureuses qui
ont fait de l’homo sapiens ce qu’il
est devenu. En physique, beaucoup de phénomènes n’obéissent à aucune loi. Pour
autant, la métaphysique classique ignore la notion de hasard. Selon Spinoza,
Dieu « existe librement parce qu’il
existe par la seule nécessité de sa nature ». Puisqu’il est infini,
qu’il est partout dans la nature, il y a partout de la nécessité et non du
hasard. A la lumière des sciences modernes, on peut aujourd’hui se poser la
question des limites - toujours provisoires mais bien réelles - de nos
connaissances. Et donc de la nécessité de leur actualisation permanente. En
biologie moléculaire, l’opposition hasard / nécessité n’est ainsi pas une
contradiction. D’un côté, il y a le hasard des mutations génétiques. De
l’autre, il y a la nécessité, pour tout organisme, de résister au milieu et de
s’y adapter. Une mutation favorable à la survie sera retenue, une mutation
défavorable sera éliminée. Hasard et
nécessité du biologique.
L’univers du
vivant crée l’harmonie sonore au sein d’un grand orchestre animal. Tempérée ou
tropicale, chaque forêt génère sa propre signature acoustique, expression
spontanée, organisée, des insectes, des reptiles, des amphibiens, des oiseaux
et des mammifères. Le cerf brame pour inaugurer la saison des amours. Les
grenouilles arboricoles du Pacifique se disputent la fréquence de la bande
acoustique : l’une coasse, suivie immédiatement par une autre sur un
registre plus aigu… et l’orchestre se met en branle. Un paysage sonore africain
baroque, est révélé par l’analyse fine des spectrogrammes : les insectes
tissent la toile de fond, chaque espèce d’oiseau pose sa touche, les serpents,
singes et grands félins complétant les niches de l’espace sonore. L’orchestre
est au complet.
Plus de
quinze mille sons originaux interrogent notre curiosité dans ce répertoire
méconnu des espèces animales !Auxquels se mêlent ceux, plus familiers, de la géophonie : vent,
eau, pluie, mouvements du sol… Et ceux, plus contestables, de notre propre
cacophonie humaine : extraction minière, exploitation forestière,
étalements urbains et pollutions conséquentes, qui réduisent d’autant la
superficie des habitats sauvages… et perturbent gravement le grand orchestre
naturel. Seuls demeurent nos quelques rares gestes qui, s’accordant à son tempo
discret, savent encore en mimer la beauté secrète : celui, ample, du
pêcheur à la mouche, cuissards dans l’eau, fouettant l’air de sa canne souple
dans une sinusoïde au sifflement unique. Ephémère création humaine confiant sa
touche à l’ambiante biophonie.
Tendons
notre ouïe. Le vent agite quelques feuilles. Un pinson des arbres s’essaie à
quelques gammes, tandis que le coucou engage résolument sa rengaine têtue. La
vocalise en spirale du pouillot véloce rompt le silence et gonfle l’espace.
Chaque arbre a sa musique propre, qui varie selon la saison. Rude, rugueuse,
plus sourde, l’hiver. Ronde, pleine, proche du ronronnement, l’été, alors que
la végétation au sol se fait craquante. Douce folie que celle du chercheur
s’interrogeant sur l’existence d’un cerveau végétal ? A quand la clé du
langage des plantes, preuve d’une biocommunication ?
Le monde forestier bruisse de sons que le visiteur ne perçoit plus. Manque
d’habitude ou simple distraction. Seule l’oreille aux aguets saura distinguer
les nuances. Bienveillances de l’attention.
Mais comment
reconnaître, entendre des sons que l’on n’écoute plus ? En perte de
références, notre sensibilité diminue. Rampante, insoupçonnée, notre surdité
s’installe sans crier gare. Faute d’observateurs assidus pour le nommer, le
grand orchestre de la nature s’éteint peu à peu.
CANAL Curieuse occurrence que celle où un vocable identique
désigne le sujet et l’objet de l’œuvre. Canal, Canaletto. Serenissima.
Canalissimo. Eau, lumière et scénographie. Le peintre en son miroir. Eclats de
paysage et théâtre d’images. Toute une vie et rien qu’une vie à figurer
l’élément liquide et l’azur d’une cité, à la manière dont l’amant explore
soigneusement les multiples facettes de la femme élue et désirée, telle une cité-théâtre
déroulant ses fastes au gré d’un temps devenu soudain immobile.
Canal
déploie son goût de la geste artiste répétée jusqu’à l’obsession, à fleur
d’extase, à lenteur d’hypnoses. Science des variations fines composant et
recomposant de savantes séries. De celles dont les peintres, non sans une
fierté qui frise l’inconscience, prétendent à eux seuls épuiser le réel.
L’homme se voue à la célébration d’une cité dévoilant ses charmes aux yeux
éblouis de ses admirateurs. Fines modifications des aspects, des
contours ; variances des atmosphères vides ou peuplées. Toujours à la
manière dont on cherche à inventorier les mille parfums de l’aimée. Vingt fois,
cent fois il remet l’ouvrage sur le métier, s’acharnant à percer ce qui fait le
secret de l’âme des lieux. De sa technique qu’il veut infaillible, il en tutoie
gaiement l’essence.
Cultivant la
légèreté élastique du temps et de l’espace, le peintre collectionne les
instantanés dans la durée. Il puise et repuise un élixir dans la matérialité
figée des canaux de la Sérénissime. Là où eau dormante et ciel d’azur cernent
de savantes architectures. En voyeur patient, l’homme fait se mouvoir sur des
espaces apaisés maintes gondoles mouvantes comme des jouets miniatures.
L’apparence picturale appelle aussi des vérités tranquilles nommant un temps
retrouvé.
Technique
rigoureuse : Canal ne se déplace jamais sans son carnet à
« croquer ». Scénophage
étrange accouchant de dessins préparatoires, de croquis comme autant de matière
à toiles, d’annotations affûtées sur mille détails qu’alimente le réel. Carnets
témoins de la pensée en action. La ville est quadrillée, parcourue, sillonnée
en tous sens. En attente de transpositions picturales, elle prend tout le temps
de se laisser désirer. L’artiste voyeur met en scène les espaces magiques,
apposant sa patte experte sur les lieux comme sur une vivante pâte à modeler. Il
désire le temps comme l’expansion d’un réseau d’événements qui, par leur
fourmillement, décident d’une typologie singulière. L’acte pictural s’annonce
en une assomption où tout a valeur d’éternité.
Secondé par
sa chambre optique à opérateur intérieur, le peintre se fait photographe avant
l’heure. Il n’aime rien tant que se livrer à un jeu savant où il parvient à
mêler perceptions réelles et visions pensées dans une même quête de la vérité. Distorsions,
fantaisies, modifications de la perspective, Canal propose une interprétation du
réel plutôt qu’une typographique irréprochable. Changeant de point de vue, il
retrace ce que chaque angle visuel inscrit dans sa chambre noire, multipliant
les reflets comme autant de matières à peindre. A l’image des captifs de la
Caverne de Platon ne percevant que les ombres d’un monde inaccessible,
l’artiste s’isole un temps avant de réapparaître au grand jour. Eclipses
discrètes suivies d’épiphanies lumineuses.
L’assoiffé
absorbe les paysages jusqu’à plus soif, en épuisant les sucs les plus délicats.
Mais il ne tarde pas à reprendre ses croquis et se livre à une recomposition
complexe, toute personnelle, d’un espace vénitien crédible pour le spectateur
qui le saisira sur la toile. Metteur en scène aussi subtil qu’acharné, le
peintre distribue ses données comme un musicien ses variations sur un thème
donné. Tel, aussi, le romancier juché sur les échasses dominant l’Histoire pour
en restituer la vérité romancée. Spectateurs, nous partageons l’impression
imposante de regarder à travers une fenêtre très haute… qui n’existe pourtant
pas ! Noblesse visuelle de la Sérénissime.
Canaletto
collecte et conquiert la lumière intense qui baigne la cité pour en recréer sur
la toile le « réalisme vraisemblable ». Cité de pierre, d’eau, de
ciel et d’hommes, sa Venise scintille dans les reflets d’un soleil marin et
dans les marbres froids de ses palais. Autant dans les crépis parfois abîmés,
dans le silence immobile des canaux, que dans le quotidien d’une société de
citoyens affairés. Personnages aux fenêtres - comme au spectacle - stores mal
relevés ou bancals, avocats imposants avec leurs habits rouge vif, laquais en
uniforme, mendiants, petit peuple de la rue…
Auteur du
palimpseste incessant de la Veduta,
le peintre finit par s’adonner au mode du capriccio
pictural, proche cousin du capriccio
musical : il s’agit de choisir un lieu réel et de l’orner de magnifiques
édifices idéaux, cueillis ici ou là. Culture du subtil au gré des formes. A
l’insu de tous, le réel se métamorphose. Canaletto fait ses caprices, comme
prêchant sa cour à la magnificence apaisée de la ville. Dans l’ombre du peintre
n’en a jamais fini de sommeiller le metteur en scène des origines, avide de
variantes infinitésimales. Venise se mue en mythe, cet objet du désir que
transforme le regard. Sublime, Canal se fond dans la lumière.
Le doigt de Dieu. On ne voit que lui, plein centre de
l’immense voûte où dansent cent figures sculptées célébrant la fête des corps
dans un paradis perdu des origines. Vaste scène primitive sans haut ni bas,
flottant dans un espace que le peintre a voulu céleste. Le mouvement y
tournoie, le flux y circule, à l’aune d’un vertige créateur dont la divinité
seule sait apprécier le détonant secret.
D’un geste
nonchalant, Adam étend son bras gauche pour recueillir l’énergie vitale que
Dieu lui transmet de sa main droite, celle qui désigne et confère. Du divin à
l’humain, symétrie savante, entendue, des mondes prêts à fusionner sans tout à
fait se mélanger. Les deux index se rapprochent sans se toucher. Entre Dieu et
sa créature, la poignée de main est télépathique. Car si Adam est à l’échelle
de l’homme, Dieu, lui, s’élève à l’échelle des astres. Et flotte de toute sa masse
au-dessus du monde interstellaire, enlaçant une jeune fille prépubère
préfigurant sans doute la Vierge. Enveloppé dans une cape ondulante, le corps
aérien semble esquisser dans l’espace une coupe d’encéphale propre à insuffler
l’esprit aux malheureux mortels que nous sommes et demeurons. Tout le plafond
de la chapelle tourne autour de ces deux doigts que sépare un vide infinitésimal
et pourtant sidéral. C’est le moment unique, sublime, qui voit l’œuvre jaillir
des mains de son créateur. Instant magique de tous les possibles dont nous
prend l’envie d’isoler la grâce, pressentant qu’elle ne durera pas.
Déjà,
pressant l’homme, s’annonce la figure séductrice d’Eve, suivie par l’ombre d’un
serpent vigoureux et tentateur. On devine alors - plus que l’on ne la voit
s’accomplir - la laide déchéance d’un couple banni et la cohorte des malheurs
conséquents. Mais pour l’heure, le peintre est tout à sa joie d’animer la
puissance des chairs que décuple à l’infini l’originalité du modèle. Autour de
lui, le génial Adam voit ainsi se décliner une profusion de nus aux formes
sculpturales : prophètes en méditation, sibylles inspirées, enfants
cariatides, tous exposant leurs corps glorieux dans une vaste fresque qui
célèbre l’ancien récit et annonce le nouveau. L’arbre généalogique du Sauveur
est en place sans toutefois que celui-ci n’apparaisse nulle part. Géniale
absence. Le message visuel célèbre l’œuvre totale déclinant peinture,
architecture et sculpture. L’arc de triomphe à ciel ouvert, dédié à l’homme
bâtisseur, peuple les arcades de cette immense galerie à claire-voie, ouvrant
un gigantesque continent où pierre, marbre et chair humaine s’entremêlent, tous
convoqués par le créateur pour les besoins d’une fiction conçue ex abrupto à notre intention.
Mais il
arrive que l’œuvre, échappant en partie à son auteur, infléchisse ses
innocences premières vers des réalités plus prosaïques. Ainsi, la fraîcheur des
origines transmue sa gratuité au gré d’une Histoire qui la dépasse. Sous la grâce
éphémère dormait l’impatience des ego.
L’homme alangui fait place au potentat investi : laissant se déployer la
continuelle marche en avant du désir, l’état de nature cède sa place à celui de
culture. Le paroxysme de la peur - celle que l’on éprouve comme celle que l’on
crée - s’incarne dans le scénario implacable de duels fratricides. Les hommes
découvrent qu’ils adorent se faire peur. Notre semblable nous devient
intolérable et génère la crise mimétique qui appelle le grand Léviathan cher à
Hobbes : le pouvoir tombe dans l’escarcelle d’institutions prêtes à le
faire fructifier jusqu’à la confiscation. L’irascible Caïn a tué l’innocent
Abel, provoquant la naissance des nations et de leurs lois. La collusion
secrète du sabre et du goupillon s’organise, inventant des configurations fécondes
que l’Histoire validera cent fois, confisquant à l’art la fraîcheur originelle
et magique de la danse des corps. L’homme vient de perdre son innocence.
D’impeccables soldatesques en ordre de bataille sont désormais prêtes à
écrire maints récits de prises de pouvoir occultes, éphémères, répétitives. Le
plafond sublime des corps éclatants accouche soudain, à quelque vingt mètres
sous sa voûte, au ras du plancher des vaches, d’un long cortège de corporéités
spectrales aux chairs enfouies sous cape, dont seules émergent des têtes
livides, omniscientes, aux visées omnipotentes. Cardinale et somnambulique
cohorte des soldats de Dieu vêtus de chasubles asexuantes, aux teintes sanguinaires de l’incarnat, entonnant sur
une seule note hypnotique la litanie mortifère des inusables martyrs de la
cause. Une causa nostra porteuse de
mort exalte le sacrifice sans fin des chairs flétries. Vingt mètres plus haut,
le Dieu planant ne peut que jeter un regard affligé sur cette absconse réalité
humaine, lointainement engendrée, mesurant combien l’œuvre a définitivement
échappé à son créateur. « Je ferai pleuvoir sur terre quarante jours et
quarante nuits », se surprend-il à proférer en guise de menace. Mais y
croit-il encore, témoin atterré de ce long cortège de vieillards cacochymes se
balançant au rythme d’une lettre morte qui a su escamoter son Verbe
génial ?... Le bienheureux pouvoir divin accouche en direct d’une chimère
cléricale.
Comment la
fête des corps glorieux a-t-elle pu
engendrer cette légion impuissante, éplorée, de fantômes égrotants, uniques
locataires désormais de la chapelle magique transformée en une immense salle
fermée à clé, con clave. Conclave. Marmite
autoclave plutôt où barbotent de misérables secrets prestement réduits en
cendres dans la fumée grisâtre d’une pauvre cheminée sans âge. Pacotilles
célestes aux relents de bondieuseries fumeuses. Torves manœuvres sur fond de
confidences codées, de lenteurs millénaires, de scénarios simplissimes où bons
et méchants s’étripent avec jubilation. Clergé médiatique qui ne sait que
détester ou adorer et fait semblant de connaître ce qu’il ne comprend toujours
pas. Triste réalité propre à enfumer la foule hystérique des pèlerins qui s’engrouillent, béats, aux aguets de la
consolante papale prête à choir du balcon lointain. La masse, mère des tyrans,
s’apprête à rejouer la farce récurrente des peurs enfantines exaltées. « Une preuvedu pire, c’est la foule », nous suggère Sénèque, stoïque
figure de la sagesse antique.
Quant à
Dieu, à jamais frustré de ses essais créateurs, on peut l’entendre expirer dans
un souffle du tonnerre de Zeus : « Diable, mais pour qui se prennent-ils
tous ?!... Je ne joue plus pour tous ces pauvres hères. J’ai peur que la
fin du monde soit bien triste. » Divin courroux aux accents séculiers.
Vagabondage
fluvial. Il y a toujours quelque part un fleuve à remonter, un fil de pensée à
renouer. Un appétit secret appelle ce vaste lit d’eau, abondant déjà comme un
récit tourné vers sa source, plongeant dans des régions de la pensée qu’on aime
à croire vierges et sauvages encore. Creux métamorphique du fleuve où l’on sent
se brasser de multiples leçons de choses.
Longeant le
cours de l’eau, plein centre ou sur ses bords, nous réinventons la tradition
péripatéticienne chère aux Anciens. Batelier ou nageur, marcheur ou écrivain,
nous voilà invités à forger nos nids avec l’écume des mots, à l’image des
grands oiseaux du fleuve voguant à fleur d’eau. Le texte naît sous nos yeux,
contemporain de la masse liquide. Pénétrant au cœur des paysages intérieurs
qu’elle suggère, notre exploration panthéiste de la nature confine au voyage
initiatique. D’autres, nombreux, illustres, sont déjà passés par là, pionniers
anciens d’espaces imaginaires qu’ils ont voulu féconds. Longtemps après ils
nous séduisent encore et nous mettons naturellement nos pas dans les leurs.
La genèse
aqueuse affronte des cours rebelles, épouse des lignes sinueuses, remonte
fièrement à rebours de rapides peu hospitaliers, pour s’apaiser enfin en se
lovant au creux de zones calmes et vastes où l’esprit reprend souffle. Perdant
parfois son fil, elle discourt, empruntant d’improbables affluents. Penser
contre et à l’envers n’est pas sans risque pour l’entendement, subitement renversé
cul par-dessus tête. Le récit s’écrit là sans toit ni loi, ouvert sur l’éther,
rebattu par l’indiscipline de toutes les météorologies. Il s’habite et se
gonfle du génie de lieux mouvants, de paysages volages dont l’écrivain nourrit
sa mémoire appliquée. Mémoire où bruissent déjà mille légendes hydrographiques,
comme autant de mythes précieux confiés par notre antiquité bimillénaire
toujours prête à reprendre chair. Des livres jamais scellés nous précèdent ou
nous accompagnent telles de petites flammes vives éclairant le cours du fleuve
et lui donnant l’aspect lisse, clair, marbré, de mers attiques où s’ébattent de
fières goélettes aux voiles auriques. Moment choisi par la mythologie pour nous
glisser d’inquiétantes visions de sirènes enjôleuses, femmes tentatrices et
fatales avalant goulûment des marins dérisoires. Images de légendes. Des
odyssées nous ont précédés, porteuses de peurs primitives devenues familières
au gré de nos lectures enfantines. .../...
Abandonnant
tout titre de propriété sur le paysage, le passager des eaux, novice philosophe,
ressaisit le temps pour capter la valeur véritable du monde. L’univers devient
sphère dont le centre est partout où croît l’intelligence. Nous foulons et
refondons à chaque instant notre terre natale, en autochtones prodigues de
retour au pays. Le dôme d’azur libère pour nous des espaces où l’ouverture de
l’air le dispute à la puissance de l’eau. Notre pensée murmure au rythme des
frissons salubres et roboratifs de l’inspir.
Notre paradis est ici ou nulle part, flottant dans ces vers que nous glisse
Borges :
« Se pencher
sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,
A l’horizon
des œuvres, justement, se profile un peu de cette paix intérieure qui nous a
précédés il y a bien longtemps, dans un siècle d’or perdu. Or / origines. Singulière homonymie qui dit la source. Levons le
voile de Maya cher au philosophe pour dépasser aveuglements et illusions et
revenir aux causes, aux sources d’un langage perdu, primitif. Remontons le
cours-fatras des choses, tendons nos sens aux aguets de la source. La source a
des secrets à nous murmurer… Alors, debout dans un paysage intérieur, nous
apparaît enfin notre « double » étrange et rare. « Ma sœur âme, ma sœur… » Collant à notre propre parole
émerge l’amorce émouvante d’une ouverture vers la paix, comme la saveur d’une
éternité depuis toujours présente. L’éternité de l’instant.
« Elle est retrouvée. Quoi ? –
L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil », écrit Rimbaud.
L’éternité est ce portail, ce seuil qui nous ouvre les yeux, ici et maintenant,
sur terre. Ni dans le futur hypothétique concocté par les religions, ni dans
une durée s’allongeant à perpétuité, elle nous crève les yeux dans ce monde-ci.
Nichée au cœur de chaque seconde dont palpite le temps, elle sait habiter le
regard de celui qui surplombe le jeu double, silencieux, signifiant, des
réalités éphémères, apparemment ordinaires. Arrêter le temps relève du miracle
de l’étonnement. Le thomazein grec,
que Socrate place à l’origine de l’acte même de philosopher, renvoie à cette
qualité du regard qui questionne, investit, pénètre au cœur des choses pour en
extraire la substance vivante. N’en va-t-il pas ainsi de notre rapport aux
œuvres ?
Le moment
privilégié de l’émotion artistique jaillit de la qualité de notre rencontre avec
l’univers silencieux, profond, d’une absence qui se mue soudain en pure
présence. Comment retrouver la force d’un sens caché sans se mettre d’abord en
congé de la turbulence programmée qui nous agite ? Avant de prétendre
pénétrer l’épaisseur de la nature telle qu’elle est, quand aucun homme ne la
regarde, en dehors de nous, à cet instant précis où nous établissons avec elle
le fil d’une sensation et, qui sait, d’une osmose.
Instant tout
qualitatif que celui qui voit notre œil se glissant dans le trou de
serrurepour saisir l’éternité nue, dans
une innocence encore dépouillée d’humanité. Ne nous semble-t-il pas alors avoir
accès à un monde que les hommes n’ont pas encore recouvert de leur présence, ni
du sens qu’ils ne manqueront pas d’y mettre ? L’oubli de soi est-il la
condition d’accès à l’éternité de l’instant ? S’effacer pour laisser
parler le monde. Hors de la fureur de l’histoire et des malheurs du temps.
Etablir un lien avec ce « seul
univers où avoir raison prend un sens : la nature sans hommes… »,
évoqué par le Camus de Noces.
L’éternité ne se saisit ici-bas que dans l’instant. Un instant patiemment
capté, capturé, prélevé sur la structure granulaire du temps, dans l’attente
qui saisit le miracle. Instant parfait, baudelairien, qui « extrait l’éternité dutransitoire ».
Le temps n’est continu qu’en apparence.
Pénétrant sa structure intime, nous aurions accès à une multitude d’instants
discrets, presque invisibles à l’œil nu, dont chacun compose une unité
parfaite. Une myriade d’instantanés dont la qualité et la force ne dépendent
que de la façon que nous avons de les regarder. Question de la nature du
regard. Le monde est un texte, une déchiffrer, une géométrie accomplie à déceler. La finesse de sa lecture appelle un laisser-aller, un
désintéressement proches de… l’absence. Une juste présence suppose suspension,
abolition de nos repères familiers pour se plonger dans l’éternité offerte à
« l’œil qui écoute » que nous décrit joliment Paul Claudel :
celui du peintre amorçant un pas vers sa toile pour soudain disparaître à
l’intérieur, comme s’absorbant en elle. Paroxysme du geste d’éternité.
Apprendre à
voir ce qui est déjà là sous nos yeux. « L’homme
est une corde surl’abîme, un pont et
non un but, un passage et un déclin », nous souffle le Zarathoustra de Nietzsche. La finalité
est dans la forme donnée au trajet, dans le voyage lui-même. Et donc dans le
langage qui sous-tend nos observations comme nos actions. Elle niche au creux
de notre capacité à inscrire la fin du voyage en chaque pas du chemin. Parole
de philosophe évoquant ainsi le jeu du jazzman Sonny Rollins : « un déplacement vertical de la forme
de soi ». L’enjeu est de viser au perfectionnement moral à travers la
richesse des formes réveillées et activées. On rejoint ici la création de
soi-même, du soi caché, comme objet d’une œuvre d’art : la sculpture de
l’âme selon Plotin, chemin vers notre unité. A chaque enjambée, à chaque
échange, une forme nouvelle de soi. Conversation au rythme du pas initiée par
Socrate l’ancien lorsqu’il descend parler aux gens de la rue. Discussion vivante,
d’homme à homme : on observe, discourt, interroge, se (re)met en
questions. Ou dialogues initiés par le moderne Stanley Cavell suggérant à
chacun d’accomplir le travail qui saura le conduire au-delà de lui-même. Ô
surprise !... Ce moi rehaussé ne s’appuie jamais que sur l’ordinaire de
notre condition.
Qui veut la
fin n’envisage-t-il que les moyens pour y parvenir ? Le but ultime de nos
entreprises n’est-il qu’une obsession trompeuse ? Il se pourrait bien que
nous soyons condamnés, à notre insu, à répéter indéfiniment la mécanique
compulsive née d’une fêlure originelle et secrète depuis toujours déjà là. Si
ça se répète, c’est sans doute que ça ne demande qu’à parler en nous. Au creux
de la conscience s’agite l’adversaire fatal qui rejoue sans cesse le coup de dé
d’une chute ancienne. Bégaiement fêlé, hoquet du passé, mode imparable de la
parole empêchée.
Et si,
arrêtant le cours de la flèche folle lancée à toute allure vers la même cible
mouvante de l’oubli, nous posions enfin la question de sa course, du chemin
emprunté ? Celle de la manière et de la forme. Regard étonné sur la
plasticité des choses, sur l’élégance possible apposée à leur simplicité.
Pansement élastique sur la ritournelle entêtante des hasards, des contingences
qui nous meuvent, nous émeuvent. Baume apaisant sur nos chagrins que ces
émouvances-là.
Nouveau livre paru le 27 octobre 2021
DEFENSE et USAGE de la FRANCOPHONIE par la lecture et l’écriture !
Avec « Eclats de rire », je signe son douzième projet d’écriture. Mon intention ? Faire vivre et partager dans toute sa diversité notre langue française de plus en plus cernée par un globish anglo-saxon colonisateur et délétère. Il y va de notre culture comme de notre identité !
LIGNES d'ERRE
La FORCE de l'INTUITION
LIVRE 11 paru en DEC 2020
Laisser la pensée errer : une rareté qui confine au luxe d’une temporalité désormais perdue ? Qu’est-ce que sentir, apprendre ? Rêver ? Quels liens entre qui je suis et ce que je sais ? Comment la reconnaissance peut-elle faire échec au spectre toxique du ressentiment qui agite notre village global contemporain ? Qu’est-ce qu’un réseau citoyen de savoirs partagés ? Comment le partage magique de l’art peut-il transformer notre école en micro-société bienveillante, fondée sur des rapports de confiance et de coopération ? Comment chacun.e de nous se révèle-t-il via ses œuvres singulières ? Autant de questions originelles propres à enrichir et déployer nos identités personnelles et collectives. Au bénéfice d'un lien social à raviver.
Que signifie « penser » ? Enigme non levée ! Sauf à (se) révéler, via la trace et l’entrelacs, le noble étonnement né de notre autonomie et de notre dignité. Cette question en voile une autre, connexe, touchant à l’esquisse d’une vérité sacrée, qui nous dépasse : « Qu’est-ce qu’être humain ? » Et, pour éclairer nos chemins, ce viatique puissant : la poésie de l’intuition.
A VOIR SUR : edition999.info/LIGNES-d-ERRE.html
ESPRITS NOMADES
EXILS A L'OEUVRE (TEMOIGNAGE)
LIVRE 10 (paru en AVRIL 2020)
Quelle alchimie peut survenir de la rencontre improbable entre émigrés précaires et sédentaires assumés ? Ancestraux, mouvements de migration et gestes d’accueil appartiennent au cours normal de l’histoire. Leur brutale résurgence pose à nos sociétés consuméristes, hyper connectées, la question lancinante du socle des valeurs à sauvegarder.
L’expérience partagée ici, au plus près du quotidien de nos territoires, témoigne d’un échange et d’un enrichissement possibles entre des migrants contraints à la fuite et les exilés de l’intérieur que nous sommes tous à des degrés divers. Elle débouche sur l’opportunité de faire œuvre ensemble autour d’une quête et d'une estime de soi qui nous transcende. Elle nous parle de l’exil comme d’un lieu de révélation possible de cette création. Celle d’une reconnaissance mutuelle s’incarnant dans un récit commun porteur de sens.
« Un homme ça s’empêche » écrit Camus en un mantra moral sidérant. « Mon cirque est dans le ciel » clame en écho Chagall dans une vision rêvée aux parfums d’enfance. Reliant ces deux fils à son propre récit de vie, un certain Candide tente de ranimer les feux puissants des Lumières. Entre son Qui suis-je et son Que sais-je, le fils de Voltaire nous livre sa parole en mutation. De l’espace sonore avorté à celui, médité, de la feuille blanche, le geste et l’esprit rejouent leur duo idéal, nous proposant une belle leçon de vie : l’émancipation par la connaissance et l’acte d’écriture.
" LE CARNAVAL DES MIMES ", Dans l'oeil du désir mimétique
Quels liens tisser entre les attitudes du souffleur sur verre au travail, les lubies du collectionneur passionné, un orchestre d’enfants jouant sur des instruments fictifs et… une bonne tête d’équidé placide ? Quels rapports imaginer entre les arabesques d’un corps dans l’espace, les gestes de pudeur d’une femme voilée et les formes palpitantes d’une nature morte ?Quelles affinités pour figurer les feintes du poulpe mimétique, les facéties chimiques d’une comète et la fascination exercée par nos écrans connectés ?
L’imitation inconsciente d’un désir secret nous balade entre fusion et conformisme, désignant à notre insu des modèles à contrefaire. Partout et de tous temps la mimétique est à l’oeuvre. Le monde est un théâtre d’ombres où chacun consent à délaisser un original unique pour des doublures fictives. Un Carnaval des Mimes s’agite sur fond de caverne sociale. Pour le meilleur et pour le pire. Entre fiction et essai, ces courts récits de vie témoignent d’une observation réfléchie du phénomène et en présentent une vision émouvante aux colorations poétiques et philosophiques.
L'auteur inscrit son travail dans les traces de René Girard (" La Violence et le Sacré " - 1972).
Plongés dans le flux du vaste laboratoire lexical, nous assistons à l’éclosion des mots émergeant du bain révélateur de nos émotions. Dilatant nos paysages intérieurs, ils se font les témoins incarnés de nos étonnantes traversées de la nature à la culture. Origines et généalogies, formes et mythes, chroniques et métaphores, esthétique et philosophie trouvent leur port d’attache dans les dédales enivrants de la langue. Là où se révèle la part infrangible de nous-même.
Sous les fins mots, phénomènes et flux de pensée, dont les épures nous troublent, esquissent des récits mouvants, allégoriques. Ceux de nos mutations profondes, incessantes, célébrant la voie plus que la cible. Tous nos sens aux aguets, nous prolongeons l’éphémère des passages. Jusqu’à goûter l’onde qui se propage intérieurement. La vibration intime de nos émouvances.
PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée
PUBLICATION
" PHILOJAZZ ",mon 3ème livre, est paru le 1er décembre 2012.
" PHILOJAZZ ", une histoire passionnée du jazz écrite au rythme de la pensée philosophique, à travers l'écoute de 25 standards de la musique afro-américaine. Quand jazz et philosophie, passion et raison, nouveau et ancien monde, savent croiser des forces complices dans une démarche commune d'appréhension du monde...
"PHILOJAZZ" sur FRANCE-CULTURE
Au "Journal de la Philosophie" de François Noudelmann
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S'écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage... Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules - Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
En vad...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrou...
En vadrouille
En vadrouille
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS
Dans le cadre de la BIENNALE " PHOTOFOLIES EN TOURAINE ", l'auteur expose à la Bibliothèque de Beaulieu lès Loches, sur le thème de la lumière.
Place à la lumière, matériau premier du peintre comme du photographe. Lumière-matière à modeler, sculpter, transformer. Sublime glaise dont chacun peut jouer à l'infini. De l'évidence scientifique à l'esthétique picturale, la lumière surgit, rayonne, diffuse, réfléchit, colore, voile révèle. Et quand elle s'absente sur la fine pointe de ses radiations, c'est en nous confiant le vestige d'une réalité au creux même de la pensée. Convertie en essence philosophique, sa clarté en vient à célébrer la joie mobile de l'esprit. Irait-elle jusqu'à nous livrer la clé des songes ?... Fiat lux ! ... Que la lumière soit !...
ARAGON / FERRE
Je chante pour passer le temps Petit qu'il me reste de vivre Comme on dessine sur le givre Comme on se fait le coeur content A lancer cailloux sur l'étang Je chante pour passer le temps
J'ai vécu le jour des merveilles Vous et moi souvenez-vous-en Et j'ai franchi le mur des ans Des miracles plein les oreilles Notre univers n'est plus pareil J'ai vécu le jour des merveilles
Allons que ces doigts se dénouent Comme le front d'avec la gloire Nos yeux furent premiers à voir Les nuages plus bas que nous Et l'alouette à nos genoux Allons que ces doigts se dénouent
Nous avons fait des clairs de lune Pour nos palais et nos statues Qu'importe à présent qu'on nous tue Les nuits tomberont une à une La Chine s'est mise en Commune Nous avons fait des clairs de lune
Et j'en dirais et j'en dirais Tant fut cette vie aventure Où l'Homme a pris grandeur nature Sa voix par-dessus les forêts Les monts les mers et les secrets Et j'en dirais et j'en dirais
Oui pour passer le temps je chante Au violon s'use l'archet La pierre au jeu des ricochets Et que mon Amour est touchante Près de moi dans l'ombre penchante Oui pour passer le temps je chante
Je passe le temps en chantant Je chante pour passer le temps
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LAZULIE
CHAGALL (détail)
CHAGALL (détail)
PARIS PAR LA FENETRE
MARC CHAGALL 1913
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
Furtifs
MUSEE
MUSEE
MUSEE
MUSEE
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAUX ICEBERGS
VAISSEAU ICEBERG 1
VAISSEAU ICEBERG 2
VAISSEAU ICEBERG 3
VAISSEAU ICEBERG 4
" FIAT LUX " - EXPO PHOTOS (suite)
LE BATEAU IVRE
Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ...
... La tempête a béni mes éveils maritimes Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes Dix nuits sans regretter l'oeil niais des falots
... Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes Toute lune est atroce et tout soleil amer L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !...
Arthur RIMBAUD Poésies
ALBERT CAMUS "Noces à Tipasa"
Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.
L'hiver, le soir : alors, parfois, l'espace ressemble à une chambre boisée avec des rideaux bleus de plus en plus sombres où s'usent les derniers reflets du feu, puis la neige s'allume contre le mur telle une lampe froide
JACCOTTET "A la lumière d'hiver "
RENE CHAR
Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette langue inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence.
APOLLINAIRE " CHANSON DU MAL AIME "
Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir...
... Les dimanches s'y éternisent Et les orgues de Barbarie Y sanglotent dans les cours grises Les fleurs aux balcons de Paris Penchent comme la tour de Pise...
VERLAINE / BRASSENS
COLOMBINE
Léandre le sot Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson Cassandre sous son Capuce
Arlequin aussi Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous Ses yeux luisant sous Son masque
Do mi sol mi fa Tout ce monde va Rit chante Et danse devant Une frêle enfant Méchante
Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent leurs appas Et disent : " A bas les pattes ! "
L'implacable enfant Preste et relevant Ses jupes La rose au chapeau Conduit son troupeau De dupes
Charles BAUDELAIRE
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre Et mon sein où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière...
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
" UN BALCON EN FORET " Julien GRACQ
Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente Julien Gracq se fait pour nous guetteur muet des sylvestres solitudes. Le coeur de la forêt refuge et prison à la fois carrefour d'histoire à poésie de poésie à géographie. Gracq rêveur éveillé des toits et des belvédères agissant et se regardant agir dans l'épais silence des layons filant à travers bois vers le val de Meuse en contrebas. Au coeur de la forêt d'Ardenne comme au coeur de l'attente où l'espace et le temps s'estompent infiniment lecture et art fusionnent étrangement ...
Paul ELUARD " L'Amour la poésie "
La terre est bleue comme une orange ...
Les guêpes fleurissent vert L'aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté
Les idées sont des succédanés des chagrins
Marcel Proust
Au coeur des paysages s'inscrit l'étoffe des rêves comme autant de pays sages arpentés sans trêve
La langue est la peinture de nos idées RIVAROL
La plupart des gens meurent sans avoir vécu. Heureusement, ils ne s'en aperçoivent pas.
IBSEN
BLOGS AMIS La Passée des Arts
Bleu de cobalt
L'Estro Armonico
Infime est la portion de vie que nous vivons SENEQUE
Une preuve du pire, c'est la foule SENEQUE
C'est quand il n'y pas grand'monde qu'il y a grand'chose PREVERT
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil
René CHAR
L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps
MACHIAVEL
On ne retrouve jamais le commencement du commencement, mais toujours l'aurore d'une vie nouvelle JANKELEVITCH
BHAGAVAD GHÎTÂ
En haut, ses racines, en bas, ses branches, tel est l'arbre cosmique immuable. Les hymnes en sont les branches. Qui le connaît connaît la connaissance.
Krishna
RIMBAUD Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume, Leurs culs en rond [,] À genoux, cinq petits, — misère ! — Regardent le boulanger faire Le lourd pain blond [.] Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise, et qui l'enfourne Dans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gras sourire Chante un vieil air. Ils sont blottis, pas un ne bouge, Au souffle du soupirail rouge, Chaud comme un sein. Quand, pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche, On sort le pain, Quand, sur les poutres enfumées, Chantent les croûtes parfumées, Et les grillons, Quand ce trou chaud souffle la vie Ils ont leur âme si ravie, Sous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre, Qu'ils sont là, tous, Collant leurs petits museaux roses Au grillage, grognant des choses Entre les trous, Tout bêtes, faisant leurs prières, Et repliés vers ces lumières Du ciel rouvert, Si fort, qu'ils crèvent leur culotte, Et que leur chemise tremblote Au vent d'hiver.
APPRENDRE ?... UNE ALCHIMIE
Le sage montre la lune, le sot vise le doigt. La scène a valeur de fable. Déjouons-la pour mieux la rejouer. Voici que le sot présumé glisse son regard vers la face joviale de l’astre… jusqu’à le plonger sur son versant caché. Dans le secret gardé des choses, ce lieu de la conscience né de l’épaisseur de qui nous sommes. Notre apprenti – ce frère universel en puissance – se fait soudain plus sage que… le sage lui-même. La leçon a valeur de tremplin. Par où diable est-il passé ? Quels subtils chemins de traverse a-t-il arpentés ? Son parcours tient du labyrinthe mêlé, complexe, d’une gestation aux ressorts intimes dont lui seul détient les clés. L’instant d’apprendre ?... Il le nourrit d’abord d’un souffle alterné, au rythme d’un échange gazeux. Son corps et tous ses sens émergent, vestiges en nous de l’animal qui s’apprête à bondir. Sa tête aussi, sentinelle aux aguets comme un cœur qui bat. Et l’esquisse d’un geste d’attention, l’adresse d’un silence, d’une promesse de soin faite à l’objet d’apprentissage. La connaissance n’en finit pas de s’amorcer dans l’attente de son plaisir différé. Muette et patiente épiphanie. Surprise d’une promesse neuve comme un phénix. Elle n’oublie pas qu’elle est naissance toujours revisitée. Co-naissance, re-connaissance. Rappel bienvenu d’un état croisé dans une autre vie ? Savoir inscrit, toujours remémoré ? L’objet se tient là, le futur sage se sent prêt. Tout en lui vise, pointe, prévoit, anticipe. Gourmande à l’avance. Présent à soi, il sent qu’il entre en état d’initiation, en accès à cette part de lui qui sait… qu’il ne sait pas encore. Attente pleine, concentration… Et bascule. Le cœur du geste d’apprentissage advient telle une évidence longtemps retenue, contenue. A l’image d’un désir qui migre, l’instant survient où tout s’éclaire, l’espace d’un frisson qui entre en résonance avec son objet, le comprend, l’appréhende, le saisit dans sa singularité touchante. Via l’émotion, le corps et le mental réunis. Passage entre frôlement et impulsion. Force de l’évidence. Vertige provoqué et relâchement des sens. Ajustement des liens.
L’après s’annonce déjà, comme l’éclaircie suit l’ondée féconde, l’averse gonflée de ressources. En nous guette encore la vigie grisée d’une veille attentive. Avant que n’advienne le sursis né d’un trop plein de tension. Escale bienvenue que ce moment où le créateur suspend l’œuvre parvenue à son apogée. Le climax d’une attente dès lors comblée, assouvie. L’euphorie pleine des promesses du travail accompli habite l’élève, désormais initié. Tel un vin nouveau, le savoir du jour est arrivé. Rien ne sera plus comme avant. Notre tronc toujours en croissance vient s’enrichir d’une strate fraîche qui fait lien vers la totalité de l’arbre – multiples rhizomes – que nous formions déjà. Somme d’instants anciens, familiers, prêts à se réactiver à tout moment. Gisement de ressources liées à notre récit personnel, unique en son genre, inscrit dans ce que nous ne cessons d’être. Une continuité en mutation. L’apprentissage appelle la transmission, comme sous le matin qui blêmit la rosée s’attarde. Que faire d’un magot dormant ? D’un pactole froid ou d’un astre éteint ? Alors que le plaisir de savoir se dédouble, se redouble à l’infini d’un délice qui dure, s’étale, prend ses aises. La connaissance nous a transformés. Et voici que l’élève appliqué mute en professeur curieux. L’acte d’apprendre vient de trouver sa seconde vie : enseigner. Est-ce une autre histoire ? Ou la même qui lui ressemblerait comme une sœur ? De quel bois sommes-nous faits ? Notre personnalité se révèle ici en compagne accueillante qui sous-tend, anime et ravive nos apprentissages. Elle est ce lieu précieux d’une rencontre à explorer entre ce que je sais et qui je suis…