mercredi 30 mai 2012

PHILOJAZZ (1) : AU SOUFFLE DE LA PENSEE

ORDINAIRE, JOIE, VIRTUOSITE, REPUBLIQUE, COULEURS, SOUFFLE ...

JOHN COLTRANE : " MY FAVOURITE THINGS "


         De la comptine à l’amorce d’une transe… Le saxophone joue trois fois le thème, ajoutant à chaque passage de nouvelles et fines arabesques : broderies brèves sur les notes aiguës, puis glissandi de plus en plus osés sur les aigus comme sur les graves. Avant que le piano ne reprenne le thème à son compte, plus calmement, livrant ses ponctuations sur trois accords égrenés, ressassés jusqu’à l’hypnose. Gagné par la contagion du saxophone conteur, le voici qui improvise à son tour sur le thème, calme le jeu, diminue de volume, semble s’effacer, expose à nouveau le thème avant de laisser place à la vibration attendue du saxophone, tapi dans l’ombre et qui vient de surgir sur la scène. La suite est à venir …
« Trane et les siens (…) chevauchent des nuits barbares, ils fouillent dans les blessures vives, ils entrechoquent des cataclysmes sans nom, ils conjuguent les deux infinis du lyrisme et de la démence, invoquant, comme en quelque messe très noire, une beauté hargneuse qui ne veut être qu’excessive, ils font de la démesure la mesure de toute chose. »  (...)

  Blaise Pascal semble nous dire la même chose dans ses Pensées, lorsqu’il aborde le divertissement : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser … ». Le philosophe pointe la aussi la question de l’ordinaire : comment essayer de penser quelque chose que nous passons une partie de notre vie à essayer de fuir !?...  Il faudrait ultimement désirer … ne plus désirer, aurait ajouté Schopenhauer.
         Dans la Nausée, Jean-Paul Sartre met en scène un héros qui se fixe comme règle de décrire les choses les plus simples. Roquentin dispose de tout son temps et décide d’aborder son quotidien d’une autre manière : en jouissant des objets. Plongé dans la solitude d’un jardin public, il est soudain fasciné par les racines puissantes d’un arbre et redécouvre brutalement ce que signifie « exister » : « La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste en-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leur mode d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface … Et puis j’ai eu cette illumination. Ca m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ».  (...)
 


 LOUIS ARMSTRONG : " CORNET CHOP SUEY " 

 
   Cela râpe, gratte l’oreille, mais qu’importe : la joie est atemporelle. Ces échos lointains et délicieux d’un vieux disque des années 20 nous replongent dans l’époque encore heureuse où la perfection reproductive n’existait pas. La joie sait justement s’accorder du flou et n’a que faire de re-mastérisations impeccables. Elle est ailleurs, dans ce que les accents des instruments et des voix expriment, traduisent vraiment. Elle est tout entière dans ce sourire radieux, rayonnant, de Louis Armstrong, symbole éternel et populaire des origines du jazz au début du XXè siècle. Le visage-même de la joie.  (...)
         La philosophie peut-elle initier à la joie de vivre ? Un bref regard sur l’histoire des idées nous y aide. Pour Epicure, homme souffrant, pas de philosophie du désir sans épreuves à la clé. « Quand je danse, je danse », répond Montaigne ; un art de la pause où habiter sa vie permet ce moment magique de rencontre de la pensée. Ecrivant le Traité de la servitude volontaire, son ami La Boétie en fait un exercice à ne point se mentir : selon lui, le déni de l’épreuve ne fait que redoubler la douleur. Nietzsche, quant à lui, écoutant l’opéra Carmen, se laisse aller tout entier à sa joie musicale : « La vie est douloureuse, mais rien n’interdit à la musique de la magnifier pour autant. »
         Comment alors surmonter la difficulté d’exister ? La philosophie nous transmet sa méthode dialectique qui permet de penser ensemble le pour et le contre. Exigeante discipline, habitude de pensée, elle est travail de réflexion critique, école d’émancipation : maître à penser, Socrate n’a rien d’un gourou. Et lorsque le travail de la raison éclaire le pourquoi de l’épreuve, l’esprit nous ramène au monde en nous détachant de la naïveté. La philosophie garde vivant notre intérêt pour l’univers, nous oblige à nous décentrer. Kant nous rappelle que nous avons le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale dans nos cœurs. Hans Jonas, lui, nous parle de notre attention au collectif et de notre responsabilité devant les générations futures. Au cœur du politique aussi s’enracine le vivre.  (...)


CHARLIE PARKER : " ORNITHOLOGY " 
 
         En avant pour une exploration enchantée au cœur d’une volière originale où l’homme s’amuse à imiter l’oiseau. Où la nature brute de celui-ci et l’esprit rationnel de celui-là savent se côtoyer et faire finalement bon ménage pour une rencontre (d)étonnante de la raison et de l’émotion. Qui a dit que le jazz était brouillon ?...
        
         Une brève introduction de batterie dont les quelques mesures discrètes annoncent le thème, joué deux fois par une petite formation d’instruments à vent : saxophone ténor, trompette bouchée et saxo alto, auxquels se sont joints sobrement piano et batterie (section rythmique classique). Le thème, simple, bien structuré, annonce l’intervention attendue du Bird au sax ténor : à tout seigneur tout honneur. Son improvisation est un festival de notes bondissantes ; un rossignol lançant ses trilles pour un chant céleste, complexe, insolite, conçu on ne sait où. Le Bird semble maîtriser le temps et l’espace, se veut architecte du son. (...)
 
         A quoi joue-t-on quand on joue ? Feignant d’oublier qu’on joue, on se prend au jeu. C’est ce qui fait du jeu une « feinte passion ». Nous n’avons dès lors plus le choix : il nous faut croire au jeu dans lequel on est désormais entré. Il en va de même pour toute opération fictionnelle, comme par exemple de se plonger dans un roman en laissant de côté nos références au monde réel : cela pourrait s’appeler la « suspension d’incrédulité ». A quoi jouent, par exemple, ces Académiciens en habit lors d’un discours de réception dans leur « noble » maison ? Lambris, dorures, costume baroque, épée, bicorne, tout concourt à donner le sentiment d’un jeu social sérieux et dérisoire. Dans ses Lettres Persanes, Montesquieu y emprunte le regard étonné, candide, railleur, d’un étranger venu de loin, pour désigner ce « corps à quarante têtes »… dont il ne manquera pas lui-même de rallier les rangs par la suite ! (...)


DJANGO REINHARDT : " ECHOES OF FRANCE "
          
          Dès les premières mesures, on reconnaît l’air de la Marseillaise. La mélodie est jouée sur un tempo lent par le violon de Stéphane Grappelli, soutenu par une section rythmique de guitares. Et soudain, un accord plaqué, puissant, intervient sèchement, avec la fougue propre aux guitares de flamenco, en contrepoint à la langueur étirée des cordes du violon. Celui-ci revient alors en faisant swinguer la mélodie, sur un tempo plus rapide, et interprète librement un couplet et le refrain de l’hymne français, facilement identifiable malgré les variations et ornements du soliste. Nouveau chorus de Django à la guitare : le Manouche prend ses distances avec la mélodie, entreprend de flâner ...    (...) 
        De l’hymne aux vertus « nationales »  à la République aux aspects « universels ». Le passage de l’un à l’autre relève de toute une histoire, de toute l’Histoire. Un récit où la philosophie a, de tout temps, su amener sa pierre à l’édifice. Un retour aux sources, en terre platonicienne, s’impose. La République de Platon fait partie de ces textes fondateurs de la  pensée envisagée comme une discipline. La Cité grecque s’y met en scène, en laboratoire fourmillant de questions, d’idées, d’expériences. Le philosophe rassemble déjà dans un souci commun ceux qui animeront la pensée de sa discipline dans les siècles qui suivront, de Saint Augustin à Sartre en passant par Rousseau et Tocqueville.   (...)
 

MILES DAVIS : " BLUE IN GREEN "

           
         Dans le même mouvement, le saxophone de John Coltrane offre sa chaleur au climat de cette rêverie irréelle, par son jeu aussi lent, plein, de notes coulées, enfilées comme des perles de temps. Et le piano de Bill reprend ses broderies immatérielles, éthérées, jouant tour à tour legato et forte. Avant que la trompette ne tergiverse, se jouant de montées chromatiques aux aiguës, déjouant nos attentes, finissant par s’évanouir, à l’image du piano, dans une ultime pirouette vers le mutisme…
         Blue in green, l’une des cinq pièces de l’opus fameux A Kind of Blue (par Miles Davis et son quintette, 1959), est une musique pleine d’atmosphère, dans la veine que le titre de la pièce propose : l’espace-temps suggéré de la fusion de deux couleurs. L’instant se suspend durant les quelques minutes (3 ? 4 ?... 5’37 exactement) d’une musique claire et veloutée, dont la mélodie épurée se distend, s’étend, nous met en marge du temps. La durée d’une bal(l)ade nostalgique, à la fois libre et contrôlée, suspendue dans une temporalité absente. La capiteuse ivresse des tempos lents de Blue in green nous fait sacrifier au culte du bleu selon Miles Davis.   (...)   
           La question de la couleur traverse toute l’histoire de la philosophie : de Platon , avec sa théorie des « couleurs pures » dans le Phédon, à Wittgenstein et ce qu’il nomme la « grammaire des couleurs », en passant par Descartes, Locke, Newton, Goethe et Schopenhauer. La question de la couleur ne relève pas seulement d’une théorie de la connaissance, elle met aussi en jeu notre rapport vivant au monde dans sa totalité, à la fois perceptif, affectif, esthétique. De là découlent naturellement les questions qui se posent à notre réflexion. Les couleurs sont-elles objectives ou dépendent-elles – et dans quelle mesure – de notre subjectivité ? Le phénomène des couleurs ne serait-il qu’une illusion ? Qu’apporte une théorie des couleurs à l’analyse des œuvres d’art ?  (...)
 
 

TOOTS THIELEMANS : " THE SHADOW OF YOUR SMILE " 

 

           C’est l’histoire d’une scène de séduction fameuse, d’une fascination qui se laisse traduire dans un abandon à la fois expert et spontané. Une voix fluette, entêtante, aux reflets métalliques, curieusement proche de la voix humaine, comme inspirée par elle, s’élève en touches de couleurs délicatement égrenées. Celle d’un harmonica qui plane, en lévitation, en apnée. L’harmonica de Toots Thielemans.
          Le minuscule instrument solo, à peine visible, tient dans la main  – ou dans la poche –  et voyage dans la bouche, résonne en écho, délivrant une mélodie nostalgique. D’abord des notes simples, pleines, identifiables. Puis des sons de plus en plus complexes, élaborés, à la manière d’un chant d’oiseau étiré qui garderait son parfum de nonchalance, de nostalgie. La lente, paisible, savante approche de l’introduction s’achève sur une pause qui annonce d’autres prouesses, d’autres étonnements.  (...)
         « Resaisissons-nous tels que nous sommes, dans un présent épais et de plus élastique… » : Bergson est le penseur de l’intuition. Et s’il vante ses vertus, c’est pour mieux réinsuffler la vie aux fantômes qui nous entourent. Dans La Pensée et le mouvant (1934), son dernier texte connu, le philosophe se place en marge d’une simple magie de la pensée pour donner à l’intuition la force d’un travail, d’une activité qui irait au-delà  – ou se situerait en deçà ? – de l’intelligence, et saurait saisir le mouvement des choses, leur intimité mobile.  (...)





PHILOJAZZ (2) : AU SOUFFLE DE LA PENSEE

STANDARDS, MIMETISME, VERTIGE, DIGNITE, RACINES ...


MILT JACKSON : " SOFTLY , AS IN A MORNING SUNRISE "

 Ce qu’il apprécie dans cette musique qui lui est familière depuis son plus jeune âge, c’est son « phrasé ». A ses yeux, le phrasé jazzy (jazzeux ou jaseur conviendraient tout autant) est à la musique ce que le babillage d’une troupe d’enfants est à une cour d’école : un discours volubile issu des origines d’un monde qui poserait d’emblée un regard étonné sur lui-même. Mais plus encore, démentant les rumeurs élitistes évoquées ici ou là, le jazz représente pour lui une musique experte à accompagner la diversité des moments apparemment banals d’une journée ordinaire, pour en restituer toutes les nuances. Tenez, prenez ce morceau  (après y avoir goûté, vous en reprendrez, c’est sûr !...) intitulé « Softly as in a morning sunrise » (ou, traduit : « Avec douceur, comme dans un lever de soleil matinal »). (...)
     Laissant là notre amateur de jazz à ses découvertes, demandons-nous ce qu’aurait à dire la philosophie face à la question du « standard », sorte de trésor commun, de patrimoine propre à cette musique. La discipline de pensée fonctionnerait-elle comme un « prêt à penser » se rechargeant continuellement à la source de ses antécédents classiques ? La réponse relève davantage de la méthode que du patrimoine. Ainsi, à la question de savoir si elle possède une réelle valeur pratique, la philosophie saura s’appliquer, pour répondre, son propre schéma de pensée. Un schéma qui peut se résumer – mais pas seulement – en trois étapes suivant une logique propre : thèse, antithèse, synthèse (ou conclusion). (...)
          Aristote le pense et l’affirme : la philosophie est supérieure à toute autre activité humaine. Elle constitue une éducation morale indispensable pour permettre aux hommes de connaître le bonheur et de contribuer à celui de leur Cité. Alors que les sciences servent à nous faire acquérir des biens, la philosophie est un bien en soi. Contemplation pure et désintéressée, l’exercice de la pensée et de la vertu apporte le bonheur absolu. L’exercice de la pensée est nécessaire, enfin, au bon gouvernement de la Cité. Défendant les idées politiques de son maître Platon, Aristote affirme que le meilleur Etat est un Etat dirigé par les philosophes ; ils sont les seuls à pouvoir gouverner avec sagesse, avoir en vue le bien public, veiller à la justice et à la paix. Alors oui, la philosophie possède bien une valeur pratique. (...)
 



BILLIE HOLIDAY : " STRANGE FRUIT "


         Que nous chuchote « Lady Day » dans ce « Strange fruit », chanson composée en 1946 afin de dénoncer les immondes « Necktie Parties » (pendaison de Noirs) qui avaient lieu dans le Sud des Etats-Unis et auxquelles les Blancs assistaient en grande pompe ? Ceci :
                 
                    « Les arbres du Sud portent un fruit étrange
                      Du sang sur leurs feuilles et leurs racines
                      Des corps noirs se balancent dans la brise du Sud
                      Un fruit étrange suspendu aux peupliers. »    (...)
 
        C’est en enseignant la littérature aux Etats-Unis, dans les années soixante, que René Girard y a découvert la source de sa théorie. « C’est à partir de trois personnages que l’on peut parler correctement des rapports humains, jamais à partir d’un sujet seul. C’est la rivalité mimétique qui est première pour moi, non l’individu ». La vérité romanesque est le propre d’une modernité où les ego s’affrontent. Ainsi Don Quichotte se plonge-t-il totalement dans l’illusion du chevalier errant redresseur de torts et pourfendeur… de moulins à vent. L’Emma Bovary de Flaubert se leurre elle-même en permanence sur la manière chimérique dont elle mène sa vie.  Proust, quant à lui, nous dépeint de l’intérieur les envies, les jalousies et perfidies variées qui animent le petit monde snob du Salon Verdurin : il est de bon ton de vénérer plus tard ce dont l’on s’est d’abord moqué. Et l’on est alors prêt à toutes les courbettes et à toutes les compromissions pour « en être » ! Cruelle, l’expérience mène au rejet sans pitié de celui qui, non « conforme », n’a pas senti venir le coup.  Une vérité qui s’élargit sans peine à l’échelle d’une société : tous les citoyens sont individuellement faibles en rencontrant la concurrence de tous. Que dire de l’efficacité des campagnes publicitaires modernes fondées sur les préférences prêtées à une star ?! « Nespresso, what else ? », nous chuchote le beau Georges Clooney, modèle à rêver, en croisant son alter ego féminin devant la machine à café. L’éternel féminin se profilant derrière une simple capsule de café… (...)
 

LESTER YOUNG : " I CAN'T GET STARTED "

          Même époque, décor semblable. Quelques accords lents de guitare introduisent le corps chaud, vibrant et velouté d’un saxophone ténor. Le son est doux, lascif. Le musicien flâne, s’attarde, étire les notes, échange ses bonnes sensations avec la guitare, discrète. Le thème (I can’t get started, standard notoire) est mis en pièces, se décompose à l’infini, se dissout dans l’interprétation, devient presque méconnaissable. Lester le malaxe à son souffle  – un souffle intérieur intense – le modèle selon ses aises, le liquéfie dans un lyrisme où pointent des fragilités qu’il sait rendre exquises. « Il chante avec sa voix ; quand vous l’écoutez, vous pouvez presque entendre les paroles », dit de son jeu sa complice Billie Holiday, elle dont la voix savait se faire… instrument. Lester Young sait comme personne faire la planche sur la mélodie, se laisser porter par le courant. Un courant qui l’a, lui aussi, malmené durant toute son existence ... (...)
 
          Au cœur de l’homme, de tout temps, observe René Girard, le désir triangulaire a représenté la forme essentielle du désir humain. A ne désire un objet B que parce que C – le  « modèle » – désire  ou possède lui-même l’objet B. Il n’y a pas de ligne droite du sujet à l’objet, pas d’autonomie du désir, mais bien un « triangle » du désir entre le sujet, le médiateur et l’objet. Nous ne sommes pas libres de désirer. Aristote l’affirmait déjà dans sa Poétique « L’homme se différencie des autres animaux en ce qu’il est le plus porté à imiter. » Ainsi, le schéma triangulaire montre que le désir humain est en réalité profondément mimétique. Un mécanisme qui se déroule en trois temps : désir, rivalité, et enfin crise (crise « mimétique »). Castor et Pollux, Romulus et Remus, les exemples de rivalité ne manquent pas dès l’Antiquité.  (...)


DIZZY GILLESPIE : " SALT PEANUTS " 
 
         Après ce cours de base au public, le pédagogue fait place au chef d’orchestre. Se retournant vers son combo, Dizzy adresse un signal au batteur qui joue quelques mesures, immédiatement suivi par la trompette coudée. Celle-ci énonce trois fois le thème et fait mine d’improviser fugacement avant que le maître ne lance son fameux « salt peanuts », ponctué par un geste auquel le public réagit au quart de tour, accentuant fidèlement la seconde syllabe. Rire jovial du trompettiste reconnaissant qui remercie et passe le relais à son guitariste pour une improvisation tout en finesse et accélérations. Et Dizzy reprend la main, improvisant sur une cadence effrénée, jouant avec les aigus, faisant s’envoler des notes par cascades cuivrées, par blocs compacts, seulement interrompus par une reprise de respiration régulière. Sa bouche se déforme à chaque ponctuation, telle une énorme cornemuse dont la trompette serait la flûte : Dizzy joue les « Satchmo » (« bouche en sacoche »), surnom attribué à son prédécesseur Louis Armstrong, roi du cornet puis de la trompette, son illustre aîné, au début du siècle. (...) 
 
         Thalès de Milet, bien connu pour son théorème, est considéré comme le premier philosophe de la nature. Considéré comme l’un des fondateurs de l’astrologie, grand mathématicien, celui qui fut l’un des sept Sages de la Grèce Antique privilégie l’observation et la démonstration dans sa méthode d’analyse du réel. Pour autant, sa renommée se fonde aussi sur certaines anecdotes, comme l’épisode du puits rapporté par Platon (et repris par Jean de La Fontaine dans sa fable intitulée L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits). « Socrate : L’exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore. Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds.» L’humour de l’anecdote tient tout entier dans la disproportion entre l’ampleur de la tâche du savant et le ridicule de sa chute, amplifié par le sourire malicieux, plein d’à propos, de la servante qui l’observe. Du cosmique au comique, la philosophie – vieille dame sérieuse – est confrontée ici au phénomène burlesque. Thalès est admirable, la servante a de l’esprit, et le philosophe converse avec les dieux : l’humour se révèle alors sous l’apparence d’un sublime qui s’inverse face à la vanité pure et dure du monde. Le comique mesure l’infini d’un point de vue fini. (...)
 

AHMAD JAMAL : " POINCIANA "
 
         Comment le plus simple combo rythmique, le classique trio piano-basse-batterie, parvient à nous souffler un air de majesté figurant le superbe arbre exotique connu à la Jamaïque sous le doux nom de « Poinciana ». Le doigté magique d’Ahmad Jamal nous fait toucher les voiles légers et profonds à la fois d’une noblesse tout en retenue.
         Ambiance apaisée sur la scène. Un rythme simple et lent de batterie s’installe dans  une sérénité palpable. Pas de tension : la section rythmique, posée, tranquille, semble habitée d’une paix sage, studieuse. (...)
 
         « Les hommes ne sont certes pas des saints, mais l’humanité est sainte pour eux », nous livre Kant. Il y a quelque chose de plus haut que moi… en moi. Quelque chose qu’il me faut préserver de la meute de mes affects, médiocrités ou passions tristes… sans pour autant le réduire au snobisme de celui qui pense que certaines choses sont indignes de lui. Ainsi, dans un dialogue génial mis en scène par Platon, Parménide explique au jeune Socrate qu’il est au fond une « idée » de la boue, du poil, de la crasse, signifiant par là qu’il n’est pas d’objet indigne pour la philosophie, pour l’exercice intellectuel en tant que tel.
         La question de la dignité amène naturellement à poser celle de la misère. L’homme, selon Camus, est assigné à la lutte pour la vie, dans la mesure où, selon lui, « la misère est une forteresse sans pont-levis ». Mais l’homme qui vit miséreux peut rester digne. Revoyons ces images des Lumières de la ville où Charlot croise la route d’un milliardaire fantasque et lui sauve la vie devant un officier de police. Souvenons-nous de ce petit coup de chapeau, geste récurrent de Charlie qui salue toute chose, humain ou objet, en toutes circonstances. (...)
 

ELLA FITZGERALD : " A NIGHT IN TUNISIA " 
 
          Nuit noire et brillante. Nuit chère à Van Gogh, fasciné par un flamboiement argenté, celui des spirales décrite par les étoiles. Bleus profonds et jaunes cuivrés, lueurs douces et chaudes d’une nuit africaine. La voix d’Ella est celle d’une étoile sur le fond du tableau. Une voix de renaissance et de gratitude tournée vers le ciel. « A Night in Tunisia ».
         Amorce toute africaine pour la section rythmique : les maracas donnent le tempo au piano. Rythme alerte aussitôt rejoint par une voix clairement timbrée, enjouée, pleine et légère, prête à brosser une toile sur un couplet :

                   « La lune est la même au-dessus de vous
                      Avec sa chaude et douce lumière du soir
                      Brille dans la nuit de Tunisie
                      Lumineuse comme jamais »   (...)

 Bergson, philosophe de la simplicité, esquisse l’intuition philosophique : « En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment, de si extraordinairement simple, que le philosophe n’a jamais réussi à le dire, et c’est pour quoi il a parlé toute sa vie. » Si la question des origines est simple, c’est qu’elle répond à un double mouvement de la pensée : si on connaissait l’origine, on pourrait connaître la suite ; pour comprendre l’origine, il faut d’abord comprendre tout le reste. L’origine est donc tout à la fois le problème et la solution. (...)
 


ART BLAKEY : " BLUE MARCH " 

 
         Une joie intense, sans mélange, se lit sur son visage : l’homme est heureux d’être là, au milieu de ses Jazz Messengers, son orchestre mythique. Ayant établi le rythme en quelques mesures calmement exécutées, Blakey porte son regard sur ses solistes, attendant leur réaction. C’est le saxophoniste qui se coule le premier sur l’allure imprimée par son batteur. La mélodie est simple, alerte : elle vient se calquer avec une précision de métronome sur la cadence donnée par le batteur. Celui-ci assure une transition franche qui relance l’allure à l’intention du trompettiste, heureux d’entonner « sa » marche avec un instrument cuivré naturellement voué à ce style de musique. On pense bien sûr à ces jeunes tambours et fifres qui menaient les braves grognards à la bataille sous les monarchies européennes. « Trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre… », nous rappelle la chanson. La parodie jazzistique n’en est que plus savoureuse !... (...)
         Nous possédons un corps et celui-ci invite à la jouissance, c’est cela que rappelle Nietzsche constamment. Dans l’Antéchrist, le philosophe proclame la fin du christianisme et signe notre entrée dans l’ère du Salut ; il nous annonce la guérison. Après deux millénaires, nous avons trouvé l’issue, dit-il, exalté. Nous sortons enfin de ce labyrinthe de l’ère chrétienne, du protestantisme et de sa haine de la vie. Illumination que Nietzsche veut nous partager. Maintenant, là, dans ce corps très bizarre, habité par le langage et la frénésie de marche et d’écriture. Un corps saisi d’un besoin de créativité invraisemblable. Le penseur marche cinq heures par jour, écrit Ainsi parlait Zarathoustra… en trois semaines. Il nous parle du « surhomme », l’homme échappé du nihilisme, l’homme redevenu joyeux, créateur. Celui qui a fait sien le vers d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». En philosophant « à coups de marteau », l’auteur du Gai savoir balaie les vieilles certitudes et fouette les corps qui s’amollissaient. Que dit Zarathoustra aux hommes ? « Apprenez à danser ; vivez dans votre corps le plaisir et la douleur ; le rythme du devenir et de l’Eternel Retour… » Aux côtés d’Héraclite, Nietzsche loue Dyonisos ; le dieu de l’héroïsme humain, le dieu de la sagesse tragique, celui qui prenait le risque d’engager les hommes à vivre le cosmos dans leur chair, dans leur corps, à accepter la douleur de cette démesure, à habiter et aimer le destin, le fatum des Anciens. Et la vie devient danse : « Je ne saurais croire qu’en un dieu qui saurait danser ».
 

PHILOJAZZ (3) : AU SOUFFLE DE LA PENSEE

CHATS, NOCTURNE, AFRIQUE, AMOURS, NOSTALGIE ...


RICHARD GALLIANO :
" CHAT PITRE "


         Quel est cet animal malicieux, insaisissable, qui se promène au fil des notes d’une ballade jazzée ? Un accordéon et une trompette bouchée entament sur scène un dialogue feutré, ludique et félin. Les deux instruments à vent, remplis de mystères et d’espoirs éoliens, échangent leurs airs complices et nous délivrent un récit léger sur la pointe des pieds, sur la pointe des pattes. Car c’est bien un chat qui traverse le clair-obscur de la scène, de son allure souple, domestique et narquoise. Divinement aguicheur, le matou fait le pitre. Le Chat-Pitre.
         L’animal et son ombre, l’accordéon et sa trompette, jouent à défiler la bobine en se la renvoyant, rôdant subtilement autour de ce toton improvisé, en déployant l’air exquis du chat qui se lèche les babines et nous coule un regard de velours. Si l’animal est à croquer, l’air est à siffler, à siffloter, plaisir dont ne se privent pas – discrètement – les musiciens. Tout est moelleux dans cette pièce : air simple, léger, ténu comme un vent matinal, que chaque musicien distille sur la pointe des touches, comme avec la saveur des instants de charme. Paolo Fresu à la trompette bouchée, Richard Galliano à l’accordéon. (...)
  
La « persona » grecque, théâtrale à l’origine, exprime le « masque » de chacun où l’on retrouve le « moi » et le « ça », le rôle social et le soi-même. Avec la biométrie contemporaine, on atteint les limites du masque en tentant de « naturaliser » l’identité. Une puce minuscule posée à même le doigt s’assure d’une identité désormais infalsifiable. Le passeport biométrique représente le sommet de la quête d’une identité : absence de visage et déconstruction savante d’une personne en empreintes digitales, codes génétiques et mini-puces ; on culmine dans l’impersonnel avec l’anonymat absolu. Il faut aller au-delà pour commencer la quête du moi, de moi à moi, de moi à soi ; pour me saisir moi-même comme un objet, à la façon dont je me perçois dans un miroir. (...)
      

THELONIOUS MONK : " ROUND ABOUT MIDNIGHT " 
 
         Un pianiste noir en costume lamé, coiffé d’un drôle de bonnet en coton. Quelques notes se détachent avec clarté, une clarté nocturne, hors de notre temps. Et aussitôt, c’est tout le corps du musicien qui se met en mouvement. Marionnette animée de l’intérieur par une musique qui l’inclut et le dépasse à la fois. Les doigts bondissent, entre applications calculées et atermoiements élégants. L’introduction annonce une harmonie colorée, peuplée de ces chromatismes inattendus qui marquent la suspension propre à la rêverie, aux dérobades entendues.
         La préface finit d’annoncer la couleur, se ponctue d’hésitations qui marquent le pas du chercheur de cap, et lance l’intervention discrète de la section rythmique, contrebasse et batterie. Le tempo se veut lent, apaisé, c’est peu de le dire : il se balade comme un battement de cœur au repos, un petit père tranquille qui vaque à ses occupations, l’esprit ailleurs. Le pianiste, lui, a décidé de s’emparer de l’espace sonore pour déployer une composition sophistiquée que ses deux mains tricotent, parfaitement en accord, en suspension au-dessus des touches du piano. Accords plaqués, montées et descentes de gammes ponctuent des interstices de silence : une paix nocturne se glisse entre les notes, subtile comme les arabesques d’un oiseau qui sautillerait délicatement sur la glace d’un lac gelé. (...)

        Comment mieux coordonner, raccorder toutes ces temporalités locales éparpillées, qu’en faisant appel à la philosophie ? Cette dernière plaide pour la survivance du temps, sa suspension pensée quand on ne le voit pas. Elle essaie de réfléchir à ces zones de déconnexion où le raccord se fait mal, de poser la question des points aveugles : que se passe-t-il dans tel pays d’Afrique dont l’actualité ne parle plus aujourd’hui ? Il s’agit de distinguer le temps commun, familier, des horloges, du temps subjectif, plus ou moins vécu, celui des consciences. La philosophie permet au fond de poser cette question simple : que signifie coexister quand on n’est pas en train de construire un temps commun ? (...)
 

MICHEL PORTAL : " MOZAMBIQUE " 

            Un souffle voyageur qui installerait une transe de l’éternel départ. Un immense jeu lunaire tournoyant sur lui-même, sans fin – mais non sans finalité – à la façon de la ronde gracieuse des astres mimant leur balade aérienne. Mozambique, musique planétaire, cosmique.
         Un air maritime, souffle de brise chargé d’embruns du large. Musique de vents qui courent, invisibles et puissants, colonisant l’atmosphère de leur sauvage présence. Une corne de brume, venue de nulle part, laisse entendre sa plainte lointaine, répète un motif sans fin, ponctué par une légère cadence métallique frappant la mesure ternaire propre au jazz. Une « marine » s’esquisse, toile des espaces entre cieux et nappes aqueuses. Marine mouvante, animée d’un mouvement continu, improbable, qui nous laisse en attente. Mozambique, musique maritime. (...)

       Quelle philosophie pour exprimer cette force des métissages ? Celle de Baruch Spinoza, le « Prince des philosophes », penseur éclairé du XVIIè siècle hollandais, auteur d’une Ethique courageuse qui l’opposa aux intransigeances de ses contemporains : exclu de la communauté juive d’Amsterdam, il partagea son temps entre le polissage des verres d’optique et la méditation philosophique. « Penser mieux augmente le degré d’être », suggère son panthéisme tourné vers la compréhension du monde et une forme de sagesse menant à la liberté. Soumis aux polémiques vaines d’opposants ultras, Spinoza trouvera une reconnaissance posthume, grâce à Hegel entre autres, qui considère que tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza.
         Si une pierre tombée d’un toit tue quelqu’un, pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?!... Poser des questions est sans fin. S’appuyant sur le jeu des pourquoi, familier des enfants, Spinoza laisse entendre que cette question n’est pas la bonne. Car remontant ainsi la chaîne des causalités, nous en arrivons à nous réfugier dans la volonté de Dieu, c'est-à-dire dans… l’ignorance qui accompagne les causes surnaturelles. (...)
 

"COLEMAN HAWKINS : " THE MAN I LOVE " 

         The Man I love. L’histoire d’une rencontre. En trois temps, trois mouvements. La force d’un récit amoureux qui développe ses envoûtements sur 5 minutes 22 secondes précisément, de son début à sa conclusion heureuse. The Man I love, standard lumineux qui élève l’expression musicale à son apogée grâce à la ferveur peu commune de musiciens en état de grâce.
         Cela commence par une introduction au piano : un swing indécis, curieux, fureteur, développé sur un tempo alerte, léger et serein à la fois. Une mélodie circulaire de la quête, de l’approche, de la capacité à s’étonner. Le phrasé révèle un air de liberté : la rencontre se fait dans l’évidence d’un hasard, dans l’imprévu des attitudes disponibles. Légers de tout désir a priori, les futurs soupirants sont prêts à tous les enchantements. Ne reconnaît-on pas les sortilèges les plus fous à leur évidente absence de calcul ? Le piano subtil témoigne de ces deux minutes magiques où la rencontre advient. Simplement.  (...)
 
         Sommes-nous impuissants devant les passions ? interroge la philosophie. Descartes nomme « passions » toutes les affections de l’âme résultant de l’action du corps sur celle-ci. Les passions ne dépendent pas plus de nous que les mouvements de notre respiration ou de la circulation du sang ; il n’est pas en notre pouvoir de les contrôler. Les confondant souvent avec nos volontés, nous ne savons même pas que nous sommes sous leur influence. Plus les passions nous agitent, plus nous les ignorons de fait. Descartes fait de l’exercice de la vertu un souverain remède contre les passions. Bien que mise de côté, notre volonté peut toujours reprendre l’initiative, résister et maîtriser la passion. D’abord en faisant l’effort de la connaître, puis en ménageant une place à la générosité de l’âme : c’est l’usage de la vertu qui nous permet la maîtrise de nous-mêmes. « Les Passions de l’âme », un traité d’éthique qui prône la volonté… de vouloir ! Chez Descartes, la vraie générosité suppose une juste connaissance de soi, de sa liberté, et la volonté de l’utiliser au mieux pour juger du bien et du mal. Force du Cogito cartésien.  (...)
 







BILL EVANS : " GLORIA'S STEPS " 

       Ambiance de club, confidentielle, feutrée. Chaude intimité d’une ballade menée sur un tempo medium lent. Swing discret du trio piano / basse / batterie, figure classique de la musique afro-américaine. Les musiciens aiment y pratiquer de l’intérieur l’art subtil de la conversation. En quête de l’émotion pure d’un dialogue qui invite à la contemplation.
         Aussi chaleureux qu’aéré, ce jazz de chambre fait naître une musique entre utopie et réalité, où le partage se veut exigeant. Ce qui se dit alors donne jour à ce qui se voit, se devine, et rend le présent intemporel. Un sentiment de quiétude rare envahit l’auditeur.
    Le pianiste expose une petite mélodie, simplissime, sur laquelle il se met à broder nonchalamment, accompagné de ses deux collègues de la petite formation qui assurent la section rythmique. Ce long solo tranquille et anodin du piano révèle une capacité étonnante du discours musical à la légèreté, lorsqu’il parvient à frôler l’intention poétique. Ce sont autant de petits cailloux que sème le soliste au fil de sa mélodie lentement égrenée, autant d’ondes qui se propagent dans l’air environnant sans pour autant le saturer, telles des spirales fugaces adressées à l’espace où elles s’évanouissent délicatement. (...)
 
         Faut-il redouter le hasard ? Celui-ci explique-t-il le monde ? s’interroge le philosophe. Parce qu’il est temporel, notre monde est soumis aux caprices du hasard, « contingent ». C’est par hasard que la vie a surgi sur la troisième planète du système solaire. C’est par hasard encore que le croisement de tel animal avec tel autre, de telle plante avec telle autre a produit telle nouvelle espèce. Certaines causes agissent par accident. Il y a fatalement de l’indétermination dans notre monde, des événements rebelles à l’intelligibilité et, par suite, à la prévision. La vie est soumise aux phénomènes fortuits. Un homme creuse la terre pour planter un arbre : il découvre un trésor ; cet autre se rend sur l’agora pour assister à l’Assemblée du peuple : il y rencontre un débiteur qui lui restitue sa dette. Le hasard a-t-il fait les choses ?... Non, pas si simple, répond Aristote : « Ce n’est pas le hasard, mais la finalité, qui règne dans les œuvres de la nature. ». (...)
 

 CHET BAKER : " MY FUNNY VALENTINE "
 
          Voilà une musique à flanquer le blues – le vrai – à un mort de passage, à coller la guigne à un macchabée en quête de rédemption. My funny Valentine, une drôle de Valentine… qui n’a rien d’une Valentine drôle !... A moins de se lover passivement, comme elle, au creux de coussins familiers en regardant lascivement tomber la pluie.
         Dans la trompette cuivrée de Chet Baker s’insinue un malaise doucereux comme un poison létal coulant lentement dans vos veines. La trompette, on n’entend qu’elle, tant elle sature le climat d’un tempo nostalgique, langoureux, « lentissime ». Lyrisme, sens de la mélodie, chaleur aussi. Une chaleur engourdie, épaisse, paresseuse qui semble appartenir à un temps sinon révolu du moins impérissable tant il peut être familier de nos humeurs maussades. Si la langueur possède un timbre, c’est à coup sur celui de la trompette de Chet. Musique impressionnante, impressionniste au sens brut où elle « impressionne ».  Confirmation de l’intéressé, en forme d’aveu inconscient : «  Dans la musique, je suis accroc à une substance. Elle n’a ni poids, ni volume, ni forme et elle est pourtant plus dense que tout ce que je connais de matériel sur terre. » (...)
  
      Nostalgie et solitude parcourent de leur présence l’histoire des arts et de la pensée. Etymologiquement, la nostalgie c’est la douleur du retour ; une douleur qui semble toujours avoir un coup d’avance, oscillant entre celle de ne pas encore avoir atteint le lieu espéré et celle de s’apercevoir que ce n’était pas là où on voulait aller. Dans Quelque part dans l’inachevé, Jankélévitch parle d’Ulysse, héros nostalgique par excellence, le lendemain de son retour au pays natal : « Ulysse distrait, taciturne… regrette l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’être de son espoir était encore entre l’existence et l’inexistence. » La nostalgie n’est pas soluble dans les retrouvailles avec le lieu si longtemps attendu, c’est plutôt la fin de l’histoire : Ulysse a accompli et achevé un périple  – un cercle au sens propre. Seule Pénélope, en tissant au quotidien le fil des Parques, a pu croire qu’elle pourrait abolir le temps. Ulysse a vieilli, le monde a changé et nous avons changé : nous ne sommes plus nous-mêmes. Comme le dit Proust parlant de ses contemporains : « Leur vieillesse me désolait car elle m’avertissait de l’approche de la mienne. » (...)
 
 
A SUIVRE ...  

   LA SUITE DES TEXTES A LIRE ET DES PIECES A ENTENDRE SE TROUVE DANS LES ARCHIVES DU BLOG, SOUS LES TITRES " PHILOJAZZ  " (4) , (5)

    L'ENSEMBLE COMPOSE LE CORPS DE MON NOUVEL OUVRAGE " PHILOJAZZ " A PARAÎTRE COURANT 2012 ...







PHILOJAZZ (4) : AU SOUFFLE DE LA PENSEE

ENERGIE, FABLES, COLERE, DIEUX ET DEESSES, CHANSONS DE RUE...


PAT METHENY : " LAST TRAIN HOME "

   Last train home, composition du guitariste Pat Metheny, débute « en fanfare » par une imitation au réalisme saisissant de la mécanique chuintante, haletante, soufflante, d’un train emmené par une locomotive à vapeur. Comment une énergie mécanique, sommet d’ingéniosité, peut se muer en énergie intérieure : c’est la transmutation exprimée par cette pièce. Toute la puissance est là, présente, en action et réaction : mécanique, topographique, humaine. Un condensé d’histoire de l’énergie aussi, lorsqu’une guitare électrique se met à faire vibrer ses cordes aériennes, adressant des frémissements légers, lumineux, aux étages du ciel. Raccourci saisissant, planant, de la vapeur à l’électricité. Voyage d’un monde à un autre – du réel à l’imaginaire – que poursuit la locomotive endiablée, transperçant des sites montagneux, forestiers ou urbains. Le flux sonore sature l’espace d’un vrombissement rassurant, offre un coussin moelleux à la petite musique de la guitare qui poursuit sur sa palette de textures le récit céleste où s’ancrent nos rêves familiers. Le son cosmique de la guitare baryton nous propulse ailleurs, entre chacun des quatre points cardinaux ; partout et donc nulle part, là où nous mène le dernier train, dans l’air du soir encore tout embaumé de lucioles, de reflets rougeoyants, et de nos serrements de cœur de voyageurs ébahis. (...)
 
      (...) « C’est tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir, ce sentiment de s’étonner », dit Socrate à Thééthète pour évoquer l’instant extraordinaire qui voit son compagnon s’émerveiller. Passage d’envie, transmission de désir, la philosophie  – comme la pédagogie, également initiée par Socrate l’accoucheur des intelligences –  naît de l’étonnement, on le sait depuis Aristote. Une leçon de philosophie, c’est comme une promenade dans la nature où, émergeant de l’indifférence et du banal, on va exister dans un monde… qui existe. Le monde est ce qu’il est. C’est extraordinaire que le monde soit. Il est bon que le monde existe. On est dans quelque chose de bon à l’intérieur du réel. Les choses sont et en plus elles sont ce qu’elles sont ! Voilà bien une double raison de s’émerveiller. (...)
  




CHARLES MINGUS " FABLES OF FAUBIUS "


           C’est une musique de la colère. Celle d’un homme qui crie sans retenue sa rage à la face du monde ; d’un homme fâché, profondément, définitivement fâché. Le jazz comme arme de combat, de règlements de comptes.
       Alors cela crie, cela grince, meugle, vocifère ; les instruments se bousculent entre eux, tonitruent dans la dissonance, la déchirure. La fureur se propage à tout l’orchestre, en vagues vibrantes, méchantes. On se raille, on s’invective. Ce ne sont que ricanements, éructions, vindictes, comme dans un dialogue de sourds. On se coupe la parole, le climat est à la peur, à l’intimidation. Cela respire la vilaine bagarre de coin de rue entre vauriens du même acabit. (...)
          Peut-on s’opposer aux lois au nom de la conscience ? Dans la tragédie de Sophocle, Antigone, fille d’Œdipe, se dresse face à Créon, roi de Thèbes, en répondant par l’affirmative. Refusant d’obéir à Créon, Antigone a enterré son frère Polynice. Arrêtée et condamnée à mort pour avoir violé les lois de la cité, elle se défend au motif que Créon lui-même a violé une loi supérieure, d’essence divine ou naturelle, en laissant son frère sans sépulture – châtiment considéré comme monstrueux et impie à l’époque. C’est au nom de cette loi supérieure, de son sentiment du devoir familial, qu’Antigone défie l’autorité des lois. En « punissant » Créon, qui se donnera la mort, Sophocle veut marquer que la justice est du côté d’Antigone et que les lois de la conscience peuvent être supérieures aux lois de la cité. Pour autant, le cas d’Antigone apparaît comme un cas particulier. En général, on ne peut tirer argument du fait que les lois sont contraires à nos convictions morales ou à notre sens de la justice pour justifier n’importe quel type de désobéissance civique. Si les lois sont admises par tous les autres citoyens, elles sont probablement justes, et il est difficile de les rejeter au nom d’un sentiment privé de la justice. (...)
 
 

MODERN JAZZ QUARTET : " SUMMERTIME " 

 
1987. Le Modern Jazz Quartet. 3’44’’. La duré suspendue d’une ballade aux allures de berceuse. Le tempo lent et doux d’une « slow swing ballad ». Les accents d’une musique qui cherche à apaiser, à endormir.
         La ligne mélodique est simple : elle fait alterner deux couplets de seize mesures dans une tonalité mineure, coloration d’un état affectif particulier : celui d’un passage en douceur des portes de la nuit. La formation musicale est classique ; piano-basse-batterie, à ceci près que l’instrument soliste brille par son originalité : un grand clavier de lames métalliques larges et blanches que le vibraphoniste frappe au moyen de deux mailloches feutrées. Ses mains dansent en rythme, survolant le clavier d’un jeu savant et précis, toujours en attente de la phrase musicale à suivre. Les lames vibrent de façon aérienne, laissant traîner quelques secondes dans leur sillage l’écho des notes, comme si la musique continuait à flotter dans l’air avant de s’évanouir. Sensation d’un chant ouaté et lumineux à la fois, qui ondule à la manière d’une chevelure au vent, toujours à la poursuite de son ombre. (...)
      Kant l’affirme : on peut apprendre les principes de la physique exposés par Newton, alors qu’aucun Homère ne saura montrer comment s’assemblent des idées pleines de poésie… « Ils l’ignorent eux-mêmes et ne peuvent l’enseigner à personne d’autre.» Un scientifique saura parcourir à l’envers le cheminement qui l’a conduit à sa découverte, mais aucun poète n’expliquera comment il en est venu à écrire le Bateau ivre. A quoi tient cette différence de nature entre science et art ? Illusion ou spécificité du registre artistique ?... Pour Valéry, la création résulte de 1% de talent et de … 99% de travail. L’œuvre d’art ne sera jamais intégralement explicable. Etre contemporain d’un processus créateur, c’est se mettre dans l’impossibilité de dire comment ça vous vient. Pensée magique ? Absolu à l’œuvre ? L’aptitude à créer sourd-elle d’une muse qui viendrait vous visiter ? Si l’inspiration relève d’une intention supérieure, cela ne la rend pas décomposable pour autant. La transmission artistique serait alors une intransmissible donation. (...)
 



 SARAH VAUGHAN : " MISTY "

          Une voix de miel qui coule comme une caresse pour des mélodies de belles de nuit. Lover man, September song, Lullaby of Birdland, I’m through with love, East of the sun, Trouble is a man, Misty… A défaut de pouvoir isoler une pièce, il faut les retenir toutes, tant cette voix unique, d’une pureté absolue, nous ensorcelle dès les premières mesures !
         La voix de Sarah Vaughan a tout de l’instrument. Elle développe une tessiture digne d’une chanteuse d’opéra. Se jouant des basses comme des aigus, « La Divine » aime à flâner sur une échelle de sons qui parcourt plusieurs octaves. Basses profondes, émouvantes, sons moyens caressants, aigus précis, transparents, vibrato ample, retenu, la chanteuse maîtrise son organe à la manière d’un instrument, sautant des registres différents d’une rare amplitude. « Sarah pense aux notes et au phrasé avec la mentalité d’un saxophoniste », note un camarade musicien. (...)
      Si le jazz a su magnifier ses chanteuses, qu’en est-il de la philosophie ? Jusqu’au XXè siècle, les philosophes ont été avant tout des hommes. Pendant des siècles, les femmes ont été exclues de la pensée et de la politique. Pour Platon (La République), bien que tous aient reçu les mêmes aptitudes de la nature, les femmes sont moins aptes à les exercer. Selon Rousseau, elles sont prisonnières du rôle que la nature leur a assigné : dépendantes des hommes, elles sont donc vouées à la passivité, à la maternité, à l’espace privé et domestique. Kant leur refuse le droit de vote, car, dit-il, elles « manquent de personnalité civique ». Quant à Nietzsche, il s’oppose à l’émancipation des femmes, celle-ci corrompant, selon lui, leur véritable nature. Faut-il pour autant accuser les philosophes de misogynie ? Ce serait simpliste. Ainsi Aristote parle d’« individus » et de « l’être humain en général ». Plus près de nous, Stuart Mill dénonce, dans l’Asservissement des femmes, les inégalités fondées sur le sexe et appelle de ses vœux une modification des lois. Pour Simone de Beauvoir, la femme a été reléguée au rang de « deuxième sexe » par des habitudes culturelles. Jusqu’au XXè siècle en fait, la plupart des philosophes n’ont fait que refléter les préjugés de leur époque. Et si la question des sexes n’a pas été centrale dans la tradition philosophique, cela n’enlève rien à la valeur d’une pensée qui ne se veut pas masculine, mais universelle avant tout. Le nombre grandissant des femmes philosophes depuis les années 1970 va dans le sens d’un rééquilibrage rassurant. (...)
 

SONNY ROLLINS : " SAINT THOMAS " 

   Une musique de la joie dans un paradis – enfin – à  portée humaine. Un air de carnaval gorgé de soleil qui chante et danse, incite à chanter et danser. Cela commence par quelques mesures d’un rythme aux accents familiers : ceux d’un djembé africain lançant ses appels en pleine brousse. Une supplication aux dieux de la musique noire. On devine la jubilation des mains qui frappent les peaux tendues sur les grands fûts dressés. On sait déjà que leur appel sera entendu.
         Et c’est un saxophone qui répond, de son phrasé clair, distinct, comme par une prise de parole qui clame l’évidence, en entonnant une ligne mélodique reconnaissable entre toutes, que l’on se prendrait aisément à siffloter ou à chantonner tant elle résonne avec simplicité, conviction. Et voilà notre saxo lancé dans une imprécation ironique entre doute et persévérance, ceux de Saint Thomas l’apôtre, qui, saisi d’un questionnement tout philosophique, demande à voir… pour croire !... (...)
  « Dieu n’est pas un objet de la philosophie (…) Si Dieu est, il ne se laisse qu’aussi peu que possible découvrir par la philosophie. Il ne peut se découvrir que s’il se révèle à lui-même. Mais la philosophie n’a pas le moindre organe pour entendre une révélation. » C’est en ces termes que Heidegger aborde le phénomène religieux. Le penseur estime que la philosophie, en guise de concept de Dieu, ne produit que des idoles, c’est-à-dire autant d’images qu’elle se fait de la grandeur ou de la perfection du divin. Si la philosophie est impuissante à se saisir du phénomène du divin, c’est parce que celui-ci se voit dénaturé dès qu’on le considère du point de vue de la raison. La religion se caractérise par un mode de pensée et de représentation fondé sur la croyance et non sur le savoir. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule de Kant : « J’ai dû mettre de côté le savoir afin de laisser place à la croyance.» . (...)
   

DJANGO : " CHANSON DE RUE "

   Des cordes vibrent à l’unisson, évoquant un voyage imaginaire, une quête secrète. Un monde de cordes sans anches, ni peaux, ni cuivres. Une musique qui emporte ailleurs. Dans les rues, royaume des pauvres, des exclus, à la recherche de quelques pièces à ramasser, d’un regard à croiser, d’un peu de chaleur humaine à échanger. Cette « Chanson de rue » est jouée par un violon du pauvre, celui de l’élégant Stéphane Grappelli, soliste chouchou des musiciens manouches. Mélodie rêveuse, nonchalante, mélancolique, qui cherche à nous perdre dans des aigus n’en finissant pas de s’évanouir avant de disparaître. La musique manouche – qui en douterait ? – c’est d’abord une très ancienne affaire de partance, sous toutes les formes possibles. Comme le prouvent les pièces enregistrées dans les années 40 par le quintette du Hot Club de France, fondé par Django Reinhardt avec Stéphane Grappelli, un combo qui signe la naissance du jazz en Europe. (...)

Régnant sur l’éphémère, vous êtes des « sans terre » riches… de ne rien posséder. Votre fierté est celle des chevaux sauvages qui vous accompagnent, vos frères en indépendance. Sans écriture, vos générations ont su se transmettre les forces secrètes d’une tradition orale profonde qui est votre marque. Dresseurs d’animaux, chanteurs, bateleurs, musiciens, devineresses… Autrefois cantonnés dans les travaux du feu et du métal, c’est un peu de la magie de l’imaginaire que vous symbolisez aux yeux de tous. Abandonnant un instant votre statut de faibles, vous semblez vous muer alors en éternels héros mythologiques.
         Que poursuivez-vous, Tziganes ?!... Le Graal impossible d’une éternelle liberté, la quête juste d’un improbable salut, ou l’ivresse excitante d’une fuite qui serait à elle-même sa propre fin ?... Vous représentez assurément la trace vivante d’une aventure immémoriale des peuples qui aurait su se passer de frontières, d’hymnes et de drapeaux. Votre épopée singulière peut être citée en exemple vertueux d’un souffle toujours renouvelé : celui de l’avènement – utopique et attachant – d’une planète des peuples. (...)
  
 



   



PHILOJAZZ (5) : AU SOUFFLE DE LA PENSEE

DES AIRS A SIFFLOTER - UNE PHILOSOPHIE DU JAZZ

      Quelles leçons, quelles expériences nous incitent à penser le monde ? A l’origine, en grec, le mot « cosmos » signifie beauté, esthétique, avant de renvoyer au monde physique. Il faut se situer en dehors d’un événement pour pouvoir l’observer sans être aveuglé par lui et en mesurer toute la forme et l’ampleur. La philosophie est une activité susceptible d’arrêter le temps des horloges pour permettre de méditer sur le monde et  de remettre les mythes à juste distance en nous évitant de prendre nos désirs pour des réalités. Imaginés par l’homme pour trouver le sens, ces récits n’ont pas mission à remplacer nos existences, ce qui serait une manière de maintenir notre esprit dans un état d’enfance où le réel et l’imaginaire se confondent encore. Et pourquoi, envers et contre tout, continuons-nous à croire à nos propres fables ? Parce qu’elles sont extrêmement rassurantes, comme l’explique parfaitement Freud dans L’Avenir d’une illusion. C’est la « grande consolante » des religions : on invente des légendes, et on finit par y croire. « Je crois parce que / à ce que mes ancêtres ont cru », telle est la force de la tradition. Comment ignorer aujourd’hui que nous avons inventé les dieux ? Philosopher nous déleste de cette écume de naïvetés en nous rendant accessible toute la profondeur potentielle du sens.


        Evoquant la musique – sa musique – John Coltrane disait : « Je pense qu’elle exprime le tout – la totalité de l’expérience humaine au moment particulier où elle s’exprime. » Les hagiographes de Trane parlent volontiers d’érotisme sacré en évoquant sa musique ; faite tour à tour de transe et de caresse, elle possède une âme qui l’enracine dans la musique orientale presque autant que dans la musique africaine. Il n’y a pas de musique du monde qui ne soit une musique du corps autant que de l’âme. Comme les plus grands musiciens, Coltrane a donné au monde une forme extrême de beauté qui peut s’identifier à l’amour extrême de la vie. Religieux, l’homme n’adopta aucune religion. Il cherchait l’unité de l’homme, de la divinité et de la nature, par la musique. Cette offrande donne le sens de son œuvre la plus accessible au non-initié : A Love Supreme. Créer, c’est faire advenir ce que les hommes appellent le divin, et qui est peut-être leur propre humanité, leur désir de perfection et de fraternité. Coltrane oppose à la haine un amour sans condition et sans limite, mais qui n’ignore rien de la haine contenue dans l’amour : sublimée dans ses improvisations, sa colère nous parle de passion autant que de compassion. Issu d’une famille où l’on entre en musique comme en religion, Coltrane est l’éphémère passeur du goût du sacré porté par l’art. Un météore qui mugit, beugle, crie – et prie – aussi  loin que s’étendent les vastes territoires du jazz et de la pensée qu’il porte.