mardi 7 juin 2011

LE "GRAND RECIT" DE MICHEL SERRES, ENTRE MEMOIRE ET OUBLI ...


« Notre histoire ne coupe-t-elle que des cheveux ? L’instant dépend de l’échelle : que Gargantua éternue et des milliers de péripéties lilliputiennes se déploient longuement sur le petit théâtre de ses postillons."
Dans son essai L’Incandescent (2003), le philosophe Michel Serres nous rend co-auteurs de ce grand récit qui, depuis l’aube de l’humanité, nous voit prendre la parole conjointement avec les choses. Et pourtant, il note avec regret que l’hominisation fit de nous des « monstres d’oubli » dont la conscience « bruyante, bavarde, rapide, tricheuse, cache l’histoire … » Et c’est ainsi que nous délaissons le corps, la vie et les choses.
Plus s’invente et se développe la culture, et plus nous oublions la nature. Or « savoir, c’est ce souvenir ». L’ADN enregistre, enkyste, inlassablement : les espèces vivantes sont des lieux de mémoire. Tout est mémoire, même les eaux coulant comme la durée. Les corps racontent les codes du monde.
Le Temps fait muter l’enfant. Comment ? Par perte du « je » narcisse dans les hasards de l’altérité. « Je » devient autre, puis les autres, tout le monde, enfin « on ». Le sujet qui pense et parle se glisse dans l’identité de tous. On additionne le je, le tu, le nous, le vous, et le ils dans une vaste leçon de déclinaison appliquée. Pour que finalement l’Incandescent se nomme « on ».
Le philosophe insiste : tout grand récit nécessite de reprendre le lever de la vie à son début. Et de tenter, à nouveau, cette remontée de notre culture à notre nature, du singulier à l’universel, par les chemins contingents du temps. Un temps qui se contracte toujours davantage et détruit nos facultés d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps de réponse aux questions à … quinze secondes !
« J’ai connu, enfant, une agriculture, une religiosité, une langue, mortes toutes trois et, plus tard, une marine, une culture, des façons de se conduire, toutes trois défuntes. En somme, le XXè siècle meurtrier s’écroula en un clin d’œil ». Serres condense en une phrase les « minutes » brèves d’une vie, avant de la nommer : « une musique rare allant vers le silence … »
Pour le philosophe, l’issue de la révolution néolithique coïncide avec la fin du XXè siècle : 70% d’agriculteurs au début du XXè … 1% à la fin . Et que dire de la disparition rapide de 30 000 mots de notre langue sur les 180 000 qui existaient ! Une distance de langage qui risque, d’ici deux ou trois générations, d’être aussi grande que la nôtre avec l’ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes …
Prolongeant sa réflexion dans Biogée (2010), Michel Serres y mêle poésie et philosophie. Avec bonheur : « Or voici aujourd’hui d’autres « prochains », composants de la Biogée : la mer, mon amante ; notre mère la Terre, devenue notre fille ; cette belle brise dont l’esprit s’inspire ; nos amies légères, les eaux douces, et nos frères les vivants … ne sont plus désormais des objets (…) Tout vibre … Tout frémit … Tout bouge … Tout parle … Comment n’avons-nous pas encore de dits ni d’écrits en cette langue universelle ? » Et de poser cette simple question : « Qui communique le mieux, le plus vite, le plus loin, le plus fort ? Nous autres, par Internet, ou ces éléments du monde, le feu, la terre et l’eau ? (…) J’entends vraiment le chêne lui-même s’entretenir avec le tilleul … Ils échangent … mille codes secrets que nous ne savons pas encore analyser. » Empédocle, le pré-socratique, ne disparut-il pas autrefois, avalé par des forces telluriques, dans la gueule du volcan Etna ? C’était à l’aube de la philosophie naissante.
Depuis que Lucy commença de se lever, il y a des millions d’années, dans la savane de l’est africain, le temps du Grand Récit est à l’œuvre, dans toute la richesse et la profondeur de ses événements. Dans toute sa suspension et sa brièveté lacunaire aussi. Michel Serres conclut – à moins qu’il n’ouvre ? – son Grand Récit par un appel vibrant aux universités : élaborons un programme de savoirs commun à tous les étudiants du monde.
Ce faisant, le philosophe qui pense ouvre la voie au pédagogue qui agit. Voici un plaidoyer pour le renouvellement du Patrimoine humain. Serres conclut lui-même : « Le métier de philosophe consiste à se raconter le matin des histoires que l’on ne connaissait pas la veille … » Tout est à refaire, puisque tout reste à réinventer. Il nous faut mettre au jour d’inimaginables nouveautés.
« Nous vivons comme des anges en attente de merveilles »

*** Michel SERRES est l'un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde ouverte, fondée sur l'alliance des sciences et des humanités.
Comment les marins se sauvent-ils des tempêtes ? Et les mariniers des inondations ? Comment les montagnards se tirent-ils des crevasses ? Et les gardiens de phare d'un envahissement de rats ? Comment les savants négocient-ils le feu et les bombes des volcans ? Que disent la brise, les fleuves turbulents, le grand hurlement des loups et le silence des microbes qui foisonnent ?...
Pour faire entendre le bruit de fond du monde et la voix des vivants, Michel SERRES appelle à l'aide le récit de la nouvelle, l'évocation poétique ou musicale, les raisons scientifiques et la méditation propre à la philosophie ... en une mosaïque la plus proche possible de l'expérience positive de la vie.

EXTRAITS : Citant BERNANOS : " .../... car la forêt, la colline, le feu et l'eau ont seuls des voix, parlent un langage. Nous en avons perdu le secret, bien que le souvenir d'un accord auguste, de l'alliance ineffable de l'intelligence et des choses, ne puisse être oublié du plus vil. La voix que nous ne comprenons plus est encore amie, fraternelle, faiseuse de paix sereine. "

Et, dans BIOGEE .../... " alors que le nouveau (paradigme), centré autour des sciences de la vie et de la Terre, accouchera, comme tout mon livre, couronné de cycles indéfinis en sa conclusion valsante de roulis, d'une esthétique nouvelle : marine, terrienne, aérienne, brûlante, vive, végétale, florale, fertile, touffue, buissonnante, exubérante, animale, femelle, faunesque, féconde, bifurquante, proliférante, saisonnière, matricielle, diverse, composite, disparate, odorante, vineuse, chantante, dansante, enthousiaste, animée, tourbillonnante ... amoureuse et humaine. Je verrai, demain, peintres, architectes, dessinateurs et sculpteurs, céramistes, cinéastes ... j'entendrai, demain, poètes et musiciens ... célébrer, en éclatant de rire, de la Biogée, l'humus fertile et la vie opportune .../... "

" Déluge en refrain " : " Depuis des milliards d'années, plantes et arbres, glycines, pommiers, chênes et tilleuls accumulent sans cesse dans l'air un énorme réservoir d'oxygène, trésor que brûlent, petit à petit, les respirateurs.
De la même manière, mais depuis des millions d'années seulement, les enfants, leur mère, leurs jeux, les amoureux, leur belle, les vieillards, leurs souvenirs, les naïfs, les simples, les pauvres, les promeneurs, ceux et celles qui les accompagnent, les sauteurs en hauteur, à la perche et aux haies, les inventeurs, avec les timides et les intuitifs, les artistes, même les comiques, plus celles et ceux que je n'ai jamais vus parce qu'ils se cachent, mutiques, pour rire, accumulent des volumes astronomiques de joie, hélas inemployée à cause de contemporains rares qui, adonnés avec frénésie à des drogues sociales diverses, pour cette raison et en faisant le plus de bruit possible, les dominent. Pendant cette ère interminable ... ce stock énorme, en dépôt dans une poche, gonfla.
Jusqu'au matin où, par un silence soudain dont la grandeur occupa toute l'étendue de l'espace, tout craqua. Un big bang muet. La peau de la poche venait de lâcher. Alors, dense, intense, explosive, la joie arriva, de gauche, de droite, en hautes lames, au ras du sol, en cataracte et marée galopante, comme un tsunami ... Cristalline, adamantine, s'installa en socle des roches. Créa.
En crevant sa poche millionnaire, la joie inonda les vivants, transperça la peau des bêtes, l'écorce des arbres, les écailles des poissons ... la fourrure des hermines et des martres, la coque des noix, même les épines dans le dos des hérissons, s'immisça, liquide, dans les artères, les veines, les conduits de sève, les vessies ; solide, , renforça les os, les coquilles et les carapaces, étira et durcit les muscles ; aérienne, gonfla les bronchioles et les vessies natatoires ; feu, dressa les verges, incendia les vulves, fit battre les coeurs ; douce, exaltes intuitions et fit sonner les langues, les fanfares et les carillons.
Joie : matière dont est faite la Biogée. .../... "