samedi 2 avril 2011

« Fahrenheit 451 » : « Température à laquelle le papier s’enflamme et se consume ». Ray Bradbury nous parle de nous et de notre rapport aux livres dans cette fable intemporelle mi-figue mi-fiction qui pose cette question simple et cruciale : une République peut-elle se passer d’écrivains et le citoyen de livres ? De la réponse dépend notre survie spirituelle aujourd’hui et demain.

La science-fiction se plaît parfois à transgresser les codes sociaux ordinaires en les inversant. Qui sont ces pompiers pyromanes zélés qui ont pour mission d’incendier toute maison abritant le moindre livre ? Terrifiants et insensibles, les hommes « à la salamandre » chargés d’exécuter ces autodafés légaux sont visiblement là pour entretenir un incendie purificateur qui n’est pas sans rappeler les bûchers de l’Inquisition cinq siècles plus tôt.

Un climat étouffant vous prend d’emblée à la gorge dans cette ville contemporaine. Omniprésents, image et son envahissent chaque foyer jusque dans ses recoins les plus intimes, n’accordant aucun répit à leurs occupants. Ce sont de vrais murs-écrans aux dimensions des pièces qui hantent les citoyens ordinaires à longueur de journées : ceux-ci n’ont d’autre possibilité que d’écouter, fascinés, les murs … qui ont aussi des oreilles. Tout un appareillage sophistiqué est mis au service de l’impérialisme des médias et du grand décervelage auquel procèdent en continu la publicité, les jeux, les feuilletons, les « infos » télévisées. On pense bien sûr au « Big Brother » de George Orwell dans sa fiction « 1984 », grand surveillant omniprésent sur les télécrans des domiciles privés. Une ambiance de dictature qui suggère à Bradbury une remarque toute simple : « Il y a plus d’une façon de brûler un livre ». L’une d’elles, peut-être la plus insidieuse et la plus radicale, étant de rendre les gens incapables de lire, par matraquage, paresse mentale, et lente atrophie de tout intérêt pour la chose littéraire. L’extinction de conscience accompagnant l’extinction par le feu.

Montag, le héros, pompier pyromane, a gardé au fond de lui une petite lueur d’esprit qui lui permet de continuer à rêver d’un monde différent. Il part pourtant de loin, estimant ses mains « contaminées » par le contact avec l’un des rares livres encore intacts. Et les questions se bousculent dans son esprit : « Qui fait ainsi le vide en nous ? Qu’y a-t-il derrière chacun de ces livres qu’on brûle ? »

Mais du côté de Beatty, le chef direct de Montag, le constat est sans pitié : l’accélération du « progrès » et la pression des médias de masse ont raccourci sans cesse les livres, les ont condamnés, abrégés, digérés. Pour les réduire au « gag », à la chute, à un résumé de dix lignes dans les dictionnaires. Le livre s’est volatilisé dans la dictature de l’immédiat. Et selon Beatty, c’est très bien ainsi, car selon lui, « Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Déchargeons l’arme. Brûlons-le. Mettons en brèche l’esprit humain. Protégeons la paix de l’esprit… Place à tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. Nous sommes les Garants du Bonheur. »

Montag ne se résout pas , se lance à corps perdu dans la résistance et prend le maquis. Il trouve en Faber un vieux résistant attaché à la cause littéraire et trouvant les mots justes pour la défendre … « Je parle du sens des choses. Là je sais que je suis vivant, assure ce dernier. Le livre a des pores, des traits, une texture : il donne des détails qui touchent la vie du doigt. Ils montrent les pores sur le visage de la vie. »

Et pourtant, en dépit de cette belle lucidité, Montag est amené malgré lui à incendier … sa propre maison. Et le voilà qui s’enfuit, poursuivi par l’implacable « Limier », mi-machine mi-animal : une « luminescence vert pâle » capable de retenir en un temps record … 10 000 constituants olfactifs sur 10 000 personnes !

Face à la puissance mécanique du robot, seule une ruse de sioux permet la victoire. Montag, tel une bête pourchassée, ne doit sa survie qu’au grand fleuve qu’il traverse dans l’obscurité. Il rejoint de nuit , en pleine forêt, un groupe de savants et d’universitaires qui, eux aussi, ont pris le maquis, à jamais en marge de la société totalitaire qui les étouffe. Il y a là comme le parfum d’un retour aux premiers âges de l’humanité. Chacun se charge du nom d’un grand écrivain qu’il a entièrement mémorisé pour en sauvegarder la mémoire vive : en chair et en os continueront de survivre Platon, Machiavel, Confucius, Shakespeare et bien d’autres …

En mentor éclairé de ces nouveaux hommes-livres, Granger résume la philosophie de leur combat : « Chacun doit laisser quelque chose derrière soi après sa mort : un enfant, un livre, un tableau ou un jardin. » Il reste à sauvegarder ce message en entretenant sa flamme intérieure : n’est-ce pas le meilleur remède contre toutes les formes d’incendie ? Et là c’est à notre tour, lecteurs, de jouer …

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire