dimanche 17 avril 2011

VATANEN ET SON LIEVRE, SAVOUREUSE FABLE ECOLOGIQUE

Comment déserter proprement une vie qui vous est totalement étrangère ?... Le premier lièvre venu fera l’affaire ! Vatanen, journaliste fatigué, blasé, malheureux, accablé par la vie, approche de la quarantaine et se sent bien loin des espoirs qu’il a nourris dans sa jeunesse. Marié, trompé, déçu, il endure un ulcère à l’estomac et bien d’autres soucis quotidiens.

Dans ces conditions, Paasilina nous souffle qu’un bon coup de patte du destin s’impose. Celui-ci prend les allures d’un lièvre blanc perdu sur une route forestière de Finlande, un soir d’été. Et lorsque le petit animal saute en l’air sur le capot de sa voiture, Vatanen n’imagine pas encore qu’il a ce pouvoir magique de transformer sa vie … Tenant sa future mascotte dans ses bras, Kaarlo Vatanen s’enfonce dans la forêt profonde …

« Un homme n’ pas le droit de disparaître comme ça ! », a beau clamer la femme de l’intéressé, cela ne changera rien à l’affaire. Vatanen est ravi de fuir et d’oublier un appartement aussi hétéroclite que le ménage qu’il forme avec sa femme, ou que son emploi dans un magazine par lequel il ne se sent plus concerné. Une soif de liberté totale embrase soudainement notre homme, aiguise son instinct, le laissant exprimer son souhait définitif au dos d’un billet laconique laissé bien en vue dans un hôtel de passage, à l’intention de ses proches : « Fichez-moi la paix. »

Et voilà « l’homme au lièvre » parti sans laisser d’adresse dans les forêts profondes qui peuplent la Finlande jusqu’au Cercle Arctique. De grange en cabane, son aventure est ponctuée par les soins à apporter au cher lièvre qu’il installe sans hésiter à ses côtés, sur une chaise, sur une table pour déguster une salade à même le saladier, ou sur le comptoir vitré d’un guichet de banque.

La suite s’annonce plus sauvage et pleine d’imprévus burlesques de toutes sortes. Ainsi apprend-il que la loi lui interdit d’adopter un animal d’une espèce protégée. Un garde-chasse croisé par le fuyard fournit à celui-ci une autorisation officielle complétée par des conseils précis portant sur les herbes préférées du rongeur (conseils assortis de croquis artistiques exécutés par le garde-chasse artiste). Un chauffeur de taxi aux tendances écologistes aide à la cueillette des fleurs.

Hélas, tout le monde n’est pas aussi bien disposé à l’égard de l’animal favori : Vatanen passe pour un fou auprès de paisibles habitants d’un village, et finit par se faire embarquer par des policiers benêts … presque heureux d’avoir enfin de la compagnie. Mais on va jusqu’à porter plainte contre l’écologiste de passage pour … trouble à l’ordre public !... lui qui « ne va nulle part et se promène simplement avec son lièvre… »

« Le levraut suit tranquillement l’interrogatoire », avec l’assurance de ne pas aboutir en cellule, « un endroit trop malsain pour un animal aussi fragile ! » aux dires mêmes des policiers. Et quand l’un des jeunes agents propose de prendre l’animal chez lui pour la nuit, Vatanen lui réclame tout de go une formation qui l’autorise à soigner les rongeurs sauvages ! On laisse le lièvre gambader librement sur le plancher du commissariat.

Enfin libéré, l'animal prend goût à la vie lacustre, grandit, grossit et se fortifie. Jusqu’à ce qu’un gigantesque incendie de forêt ne chasse toute la faune du secteur. Vatanen se dit que décidément la vie est pleine de surprises : « Plutôt mille fois ici qu’à Helsinki ! », sourit-il à travers ses larmes. Et l’on peut voir le touchant tableau de Vatanen marchant à travers bois, un veau sur l’épaule, suivi d’une vache « pensive », et du lièvre qui gambade en queue de procession. Tableau touchant et baroque, aux parfums écologiques troublants.

Pénétrant dans une petite église de campagne, le lièvre est poursuivi par un pasteur armé d’un pistolet et qui tire au jugé. Malchance et disgrâce, le saint homme ne parvient qu’à … se tirer une balle dans le pied ! Vatanen est ensuite embauché pour des travaux forestiers. Il croise un vieux bûcheron lapon à qui il enseigne … à nager. Puis, perdu dans la forêt, il fait la conversation à son lièvre qui l’écoute religieusement, mais … sans rien comprendre ! Il doit enfin se défendre contre un énorme corbeau noir qui dévalise ses vivres, l’abreuvant d’injures.

(...) Le lièvre de Vatanen finit par partager tout naturellement le repas des autres héros de la partie de chasse. Mais Vatanen ne peut résister à la tentation de boire un bon coup après six mois d’abstinence et se retrouve, après dégrisement, … fiancé à une belle jeune femme. Le lièvre, lui, a disparu. Leila, l’heureuse élue, n’en a cure et souhaite que Vatanen quitte la Laponie pour revenir enfin vers la civilisation. Cruel dilemme pour Vatanen qui n’arrive pas à se décider !... et n’évite pas une dernière foucade. Franchissant la frontière russo-finlandaise, il est capturé par les Soviétiques ; lui et son lièvre y resteront détenus deux mois.

La Finlande demande son extradition dans un document où sont consignés, à l’encontre de Vatanen, pas moins de … vingt deux chefs d’accusation, allant de la violation du pacte conjugal au franchissement de frontière sans passeport, en passant par le vagabondage et la pêche sans permis. Vatanen se retrouve en fourgon cellulaire avec son lièvre. Le lecteur garde cette dernière image du fuyard écologiste, dans sa cellule, caressant son lièvre avec la tendresse d’une mère … avant de s’évader une dernière fois pour tenter de se faire oublier !...

Vatanen, le roi de la poudre d’escampette, est un homme définitivement libre et heureux !

samedi 2 avril 2011

TINTIN AU PAYS DES PHILOSOPHES

Il est des héros mythiques dont l’éternelle présence et la référence toujours disponible nous remplissent d’une joie vraie, spontanée. «Tin-tin » : vocable simple et familier qui chante à nos oreilles comme un retour bienfaiteur aux origines ; lieu d’apaisement autant qu’exhausteur de rire.

Ce personnage de papier androgyne et sympathique, vecteur d’aventures aux parfums enfantins, semble porteur de neutralité, de transparence. Il est « l’enveloppe » de son lecteur et résonne comme un synonyme d’identification totale et de lecture palimpseste : on relit Tintin « ad libitum », de 7 à 77 ans, selon la formule bien connue.

Son créateur Hergé (pseudonyme pour « Rémy Georges ») a fait du « Secret de la Licorne » et du «Trésor de Rackham le Rouge », parmi 23 autres albums, de merveilleux exutoires aux rêveries enfantines. Récits elliptiques, textes ciselés, fameuse « ligne claire » des images : telle est la marque de fabrique de la fameuse BD belge.

Comme de bien entendu, les parents sont les grands absents de ces récits imagés qui insèrent des histoires dans l’histoire : gags burlesques des Dupond/t en jumeaux complices/ennemis, objets fétiches cachés-montrés, savoureux bestiaire enchanté (perroquets, lamas, requins …), répertoire ad libitum de jurons choisis comme autant de délicieux jeux verbaux. Tintin, «sur-enfant » faussement naïf, ouvre un accès naturel à l’impertinence, aux rêves, aux fantasmes. Bref au monde tel qu’il pourrait mieux aller.

En créateur malicieux, Hergé tient sans en avoir l’air le fil conducteur du psychanalyste. On verrait bien son héros en fils de Louis XIV comme lui-même se rêve en fils ...du Roi des Belges. A contrario, le chevalier De Haddoque, ancêtre du Capitaine, endosserait l’habit d’un fils - non reconnu celui-là - du grand Roi-Soleil. Toute généalogie suppose quelque secret de filiation bien caché, à l’image du trésor de Rackham le Rouge, enfoui dans les fondations du Château de Moulinsart. Et si le Chevalier De Haddoque revient hanter son irascible descendant, c’est qu’il y a toujours quelque chose à réparer du passé. La crypte du château pose la question du lieu caché des fondations, de même que le fond de la personnalité est porteur d’un secret enfoui dont tout bon fantôme est la figuration machiavélique.

Tintin, lui, en ado/adulte, se trouve libéré de tout lien généalogique. Le chien Milou est son miroir narcissique et sonne comme … le surnom du premier amour d’Hergé. Ainsi le couple Tintin/Milou se trouve-t-il le pendant idéalisé du couple séparé Hergé/Marie-Louise. Milou est le centre de l’affectivité de Tintin, sa dimension féminine en quelque sorte. D’ailleurs Tintin n’a-t-il pas le poil, attribut des « méchants », en horreur ?... Sauf à apprivoiser ces pilosités rébarbatives, il y a aussi un principe de rédemption par le poil, ou en dépit de lui. Sous le poil, l’humain peut toujours s’amender et devenir un gars… « au poil » ! Haddock en est l’exemple frappant (bien que demeure son penchant pour la bouteille !) Tintin / Hadddock / Tournesol : la « Sainte Trinité », elle, est intouchable.

Quant à la surdité tenace (pseudo ? à géométrie variable ?) de Tournesol, savant prototypique, elle lui permet de persister dans une curieuse obstination : se faire oublier, tout en répétant inlassablement quelques vérités imparables et donner à Hergé l’occasion de jouer avec l’originalité du récit.

Ironie et « gai savoir », fécondité dans la naïveté, le philosophe Michel Serres voit aussi une leçon de morale et d’histoire dans « Tintin ». Hergé est un autodidacte, un homme de curiosité. Son « Tintin » fait « marcher », fait penser les psychanalystes. Hergé s’imbibe de l’actualité de son temps, dans ses bons comme dans ses mauvais côtés, et la restitue d’une façon innocente et naïve dans ses albums. Le « Lotus bleu » prend place dans le contexte de la guerre sino-japonaise. « Objectif lune » annonce la période toute proche de la conquête spatiale et de l’inévitable espionnage industriel. L’album « Les sept boules de cristal » rappelle les excès coupables (et ici punis) des Occidentaux dans l’exploration des civilisations disparues.

Il n’est jusqu’aux animaux mis en scène qui n’annoncent des angoisses individuelles ou des travers de société. Ainsi, le perroquet, animal transmetteur de secrets, a la mémoire capricieuse. Il est l’oiseau de la répétition, de la duplication. Parole coupée, vidée de son sens, il est un peu l’animal-angoisse révélateur de nos incertitudes. C’est lui qui annonce en permanence l’irruption du parasite Séraphin Lampion, personnage fat, superficiel, auteur d’une famille nombreuse, envahissante, et de lieux communs persistants. A travers lui, Hergé annonce la société du spectacle en devenir (signe d’une démocratie duplicative), symbolisée dans la dernière scène du harcèlement médiatique prémonitoire… Scandale maximal : le Parc de Moulinsard transformé en immense kermesse populaire filmée en direct. De quoi faire se retourner le brave chevalier De Haddoque dans sa tombe !...

Hergé initiateur d’une BD porteuse d’une philosophie qui s’ignore ?... Sous la rêverie enfantine dort parfois une généalogie secrète.

« Fahrenheit 451 » : « Température à laquelle le papier s’enflamme et se consume ». Ray Bradbury nous parle de nous et de notre rapport aux livres dans cette fable intemporelle mi-figue mi-fiction qui pose cette question simple et cruciale : une République peut-elle se passer d’écrivains et le citoyen de livres ? De la réponse dépend notre survie spirituelle aujourd’hui et demain.

La science-fiction se plaît parfois à transgresser les codes sociaux ordinaires en les inversant. Qui sont ces pompiers pyromanes zélés qui ont pour mission d’incendier toute maison abritant le moindre livre ? Terrifiants et insensibles, les hommes « à la salamandre » chargés d’exécuter ces autodafés légaux sont visiblement là pour entretenir un incendie purificateur qui n’est pas sans rappeler les bûchers de l’Inquisition cinq siècles plus tôt.

Un climat étouffant vous prend d’emblée à la gorge dans cette ville contemporaine. Omniprésents, image et son envahissent chaque foyer jusque dans ses recoins les plus intimes, n’accordant aucun répit à leurs occupants. Ce sont de vrais murs-écrans aux dimensions des pièces qui hantent les citoyens ordinaires à longueur de journées : ceux-ci n’ont d’autre possibilité que d’écouter, fascinés, les murs … qui ont aussi des oreilles. Tout un appareillage sophistiqué est mis au service de l’impérialisme des médias et du grand décervelage auquel procèdent en continu la publicité, les jeux, les feuilletons, les « infos » télévisées. On pense bien sûr au « Big Brother » de George Orwell dans sa fiction « 1984 », grand surveillant omniprésent sur les télécrans des domiciles privés. Une ambiance de dictature qui suggère à Bradbury une remarque toute simple : « Il y a plus d’une façon de brûler un livre ». L’une d’elles, peut-être la plus insidieuse et la plus radicale, étant de rendre les gens incapables de lire, par matraquage, paresse mentale, et lente atrophie de tout intérêt pour la chose littéraire. L’extinction de conscience accompagnant l’extinction par le feu.

Montag, le héros, pompier pyromane, a gardé au fond de lui une petite lueur d’esprit qui lui permet de continuer à rêver d’un monde différent. Il part pourtant de loin, estimant ses mains « contaminées » par le contact avec l’un des rares livres encore intacts. Et les questions se bousculent dans son esprit : « Qui fait ainsi le vide en nous ? Qu’y a-t-il derrière chacun de ces livres qu’on brûle ? »

Mais du côté de Beatty, le chef direct de Montag, le constat est sans pitié : l’accélération du « progrès » et la pression des médias de masse ont raccourci sans cesse les livres, les ont condamnés, abrégés, digérés. Pour les réduire au « gag », à la chute, à un résumé de dix lignes dans les dictionnaires. Le livre s’est volatilisé dans la dictature de l’immédiat. Et selon Beatty, c’est très bien ainsi, car selon lui, « Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Déchargeons l’arme. Brûlons-le. Mettons en brèche l’esprit humain. Protégeons la paix de l’esprit… Place à tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. Nous sommes les Garants du Bonheur. »

Montag ne se résout pas , se lance à corps perdu dans la résistance et prend le maquis. Il trouve en Faber un vieux résistant attaché à la cause littéraire et trouvant les mots justes pour la défendre … « Je parle du sens des choses. Là je sais que je suis vivant, assure ce dernier. Le livre a des pores, des traits, une texture : il donne des détails qui touchent la vie du doigt. Ils montrent les pores sur le visage de la vie. »

Et pourtant, en dépit de cette belle lucidité, Montag est amené malgré lui à incendier … sa propre maison. Et le voilà qui s’enfuit, poursuivi par l’implacable « Limier », mi-machine mi-animal : une « luminescence vert pâle » capable de retenir en un temps record … 10 000 constituants olfactifs sur 10 000 personnes !

Face à la puissance mécanique du robot, seule une ruse de sioux permet la victoire. Montag, tel une bête pourchassée, ne doit sa survie qu’au grand fleuve qu’il traverse dans l’obscurité. Il rejoint de nuit , en pleine forêt, un groupe de savants et d’universitaires qui, eux aussi, ont pris le maquis, à jamais en marge de la société totalitaire qui les étouffe. Il y a là comme le parfum d’un retour aux premiers âges de l’humanité. Chacun se charge du nom d’un grand écrivain qu’il a entièrement mémorisé pour en sauvegarder la mémoire vive : en chair et en os continueront de survivre Platon, Machiavel, Confucius, Shakespeare et bien d’autres …

En mentor éclairé de ces nouveaux hommes-livres, Granger résume la philosophie de leur combat : « Chacun doit laisser quelque chose derrière soi après sa mort : un enfant, un livre, un tableau ou un jardin. » Il reste à sauvegarder ce message en entretenant sa flamme intérieure : n’est-ce pas le meilleur remède contre toutes les formes d’incendie ? Et là c’est à notre tour, lecteurs, de jouer …