mercredi 23 février 2011

JANKELEVITCH : PENSER LE VOLATIL


Entre le " Je ne sais quoi " et le " Presque rien ", " L'adagio des regrets engage la danse insaisissable du jadis et de l'ailleurs ". Nommant la trace invisible qui demeure, le philosophe nous installe dans l'irréversible : cet indestructible qui traîne même après la mort. Repensons à la voix du cher disparu ...

Quelque chose a été vécu, réalisé, qui s'inscrit pour toujours dans une " sempiternité ". C'est l'irrévocable dont peuvent témoigner les rescapés de la mort.

Modulation haut perchée, la voix de Jankélévitch chante juste et faux. Il digresse sans jamais se perdre, improvise, pense par métaphore, sa façon à lui de faire cours/t (dans la Sorbonne familière). Sa philosophie ne cherche pas à saisir, à cristalliser, mais laisse entrevoir le " je ne sais quoi " ou son cousin proche, le " presque rien ". Comme un mystère concret qui existe indubitablement ... et disparaît l'instant d'après. La note, la parole, le cri , le souffle... Le temps porte cet indéterminé par excellence : je sais que le temps est, mais je ne sais pas ce qu'est le temps. Je sais que je suis ... mais qui suis-je ?...

Propulsés au coeur de ce temps, René et Descartes se regardent l'un l'autre, se saisissent en train de penser. Le funambule se demande, l'espace d'une fraction de seconde, ce qu'il est en train de faire ... et chute ! Je suis, j'existe, et cette vérité sera toujours vraie chaque fois que je la concevrai. Le "je" est contenu dans l'instant, la fulgurance, l'apparition/disparition.

La musique joue le langage de l'indétermination. Son expression multivoque nous ouvre des horizons à déployer. Quant aux idées en fuite, on ne les cherche pas parce qu'elles sont géniales, mais elles sont géniales parce qu'on les cherche. Subtile inversion des causalités. On touche au coeur de la nostalgie selon Vladimir : crissements, odeurs, parfums, se chargent d'affectivité. De menus détails sont porteurs d'un sens profond lié à notre vérité humaine. Mais des idées en fuite, il nous faut faire le deuil.

L'horizon des possibles irrigue le futur, l'horizon de l'impossible défait le passé. Le futur se dit dans l'architecture urbaine, le passé dans l'Eden, dans les brumes du Jardin Perdu disponible à l'errance. La musique est de l'ordre du jardin, de l'inutile, de l'impossible : rêver, chanter, poétiser, peindre, sont les seules attitudes viables face au passé.
" Si l'Homme a un bel avenir derrière lui, c'est parce qu'il a devant lui un vaste passé. " Lorsque l'énigme se met à tutoyer la clarté...

Fils du traducteur de Freud et de Hegel, nourri de culture grecque, juive, chrétienne et russe, Jankélévitch pointe la tragédie de toute culture : la vie qui en est la source porte en elle des forces contraires. Et l'homme est cet être "mitoyen" constamment soumis au mouvement alternatif du pendule cher à Schopenhauer : il sait qu'il va mourir, mais il ne sait pas quand. La vie n'est vivante que parce qu'elle est promise à la mort. On ne peut être et savoir que l'on est. " Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait !... "

L'avoir été est inscrit dans l'avenir comme porté par un " presque rien " incomparable. Et l'univers tout entier ne serait pas ce qu'il est sans l'idée d'un enfant gazé à Auschwitz. L'affectivité profonde marque de sa trace ineffable ce que nous fûmes. L'indignation infinie jaillit d'un rapport silencieux à l'indicible : pour le philosophe, le pardon est mort ... dans les camps de la mort.

La pensée morale de Jankélévitch nous ramène à une vie vécue selon l'ordre du coeur. Il s'y développe une réflexion sur l'existence de la conscience dans le temps. Le philosophe du devenir, à l'instar de son maître Bergson, se propose de surprendre en équilibre, en " flagrant délit ", la fine pointe de l'instant. La vie ne serait-elle finalement que cette mélodie éphémère arrachée à l'infini de la mort ? ...

Celui qui a vécu ne peut plus " ne pas être " : " Désormais, ce fait mystérieux, profondément obscur, d'avoir vécu, est son viatique pour l'éternité " (L'irréversible et la nostalgie).

On peut avoir été ... et continuer d'être. Volatile éternité.

mercredi 9 février 2011

BLAISE CENDRARS : UN ELOGE DE LA PARTANCE


" Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie "
Le jeune Blaise, encore adolescent, saute par la fenêtre, attrape le premier train, chemine là où ses pas le mènent, au hasard des ruelles, des sentes, des chemins de traverse. Rupture et partance. L'homme est ainsi. Il fait son latin à cheval, passe le bachot... et repart. En rimbaldien féru, Blaise chante l'éloge du perpétuel départ au goût d'universel, dans une rumeur toujours neuve. Il meurt si on l'attache.

Chacune de ses missives se colore d'un " ... et il y a encore quelque chose ". C'est du pays que vient ... le mal du pays. Le mal c'est l'appartenance. Comme Gary, Cendrars est l'homme de l'inappartenance, y compris à l'égard de son oeuvre. Le bourlingueur a choisi de mêler dans son nom la cendre ... et l'art. Destin singulier. Toute vie n'est qu'un poème pour cet amoureux de l'errance.

La fluidité de son écriture est celle de l'écrivain-voyageur toujours prêt à embarquer pour planter son regard dans le monde tel qu'il va. Dans sa malle : ses manuscrits en cours, sa Remington portable, quelques vêtements, deux paires de godasses, des kilos de papier blanc... Traversée de dix huit jours de Pernambouc à Cherbourg. Et ce rêve fou de charger avec lui un magnifique fourmilier au nez en forme de bannière, marchandé à un vieux nègre borgne. " Avoir un emmanché comme celui-là vous fait rire du matin au soir ! "

Au gré de sa vie idéale - sur un bateau bien sûr - l'homme aura tout le loisir de penser à ses "sept merveilles du monde ", toutes prosaïques au possible : le roulement à bille, la publicité, l'argent, la musique de son ami Erik Satie ... et la nuque dénudée d'une femme. Sans oublier la merveille des merveilles : le don de création.

" Quand tu aimes il faut partir

sentir chanter courir
Respire marche pars va-t-en "


La poésie, la vraie, n'a pas de patrie. Le stylo de Cendrars caracole. Et lui est en bras de chemise, sifflotant. Ou s'amuse avec un dictaphone, inventant une polyphonie de voix amicales. Blaise a le goût du risque. Ecrire est pour lui la chose la plus dure, il l'avoue. Ecrire, c'est peut-être abdiquer. A qui veut l'entendre, il professe un mépris pour la chose écrite. La poésie est toujours en jeu. A l'image de ce poème-énigme qu'il a caché-cloué dans la caisse d'un grenier de campagne... " Au coeur du monde " : l'homme " de la main droite " (d)écrit une promenade nocturne dans Paris. Orion, c'est son étoile, sa main droite perdue à la guerre et montée au ciel. Cendrars se met dans ses propres pas, mais le poème se refuse à lui pour devenir ce texte "antipoétique" qui conduit à la prose, malgré son auteur.

L'aventure continue, neuve et fluide. Blaise reste un an à Rome, à faire ... du cinéma. Puis débarque à Hollywood, là où " toutes les rues mènent à un studio ". Cendrars entre fascination pour l'image et humour naïf : " J'avais l'intention de tourner un couple d'éléphants en train de coïter. Je n'ai pas réussi. " Quant au "filmage" de la classique parade du baiser amoureux, il énumère avec délice la liste des cinquante personnes nécessaires au tournage de la scène. Depuis les deux acteurs jusqu'au ... "producer".

L'ami Doisneau photographie Blaise écrivant, dans le vieux Aix : figure de l'écrivain solitaire face à un mur lisse, à la lumière d'une ampoule nue. Cendrars évoque l'oiseau rare s'envolant d'une clairière de la forêt brésilienne : le "Septicolore", ahuri et passif, a l'oeil lucide de l'oiseau halluciné, et un peu du panache... du champignon atomique de Bikini !

Le rêve est son autre voyage : " Je rêvais que je volais comme un oiseau, battant des bras, des jambes "... Avant de se voir "couillonné" au réveil, avoue-t-il, hilare. Blaise se rêve aussi, se voit, se plaît "à poil" sur le pont d'un bateau, lors d'aubes qu'il aime à se décrire... pour lui. Toujours en partance dans sa tête. " Le langage est une chose qui m'a séduit, formé, perverti. Correct... incorrect, mais bien vivant "

" Toute vie n'est qu'un poème, un mouvement. Je ne suis qu'un mot, un verbe, une profondeur, dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant ",
écrit Cendrars en 1913 à propos de La Prose du Transsibérien. Eloge de la partance, la nôtre cette fois, dans l'oeuvre-monde de l'écrivain voyageur.

" Pourquoi j'écris ? Parce que. "
Apothéose sibylline d'une langue crépitante.