lundi 10 janvier 2011

SCHOPENHAUER : ENTRE TRAGEDIE ET COMEDIE, " LE MONDE COMME VOLONTE ... "


" L'histoire d'une vie est toujours l'histoire d'une souffrance ".

De la tendresse blessée à l'endurance fragile, de la caricature forcée à la vérité intérieure, de la tragédie à la comédie, le pendule ne cesse d'osciller ... Arthur Schopenhauer s'est patiemment forgé, aux yeux de l'histoire, le visage douteux du personnage antipathique. Grincheux, misanthrope, avare, arrogant, réactionnaire, l'homme affiche tous les traits du "bouffon" qu'il prétend mettre au jour et sublimer dans sa propre philosophie.

Comment le vouloir vivre est-il la racine de tous nos maux ? Quel est cet arrière-plan du désir que nous ne maîtrisons pas et qui nous dirige ? L'amour n'est-il qu'une ruse de la raison en vue de perpétuer l'espèce ?... L'intérêt de ces questions n'est pourtant pas douteux.

Moment fondateur pour Arthur, futur "Homme des Lumières" : lorsqu'à seize ans, il croise des bagnards enchaînés dans le port de Toulon. Il s'y imprègne là, définitivement, de la condition humaine comme de toute la souffrance du monde.

A trente ans, le philosophe a clos son oeuvre : "Le Monde comme volonté et comme représentation "(1818). L'homme pratique la flûte chaque matin; la musique est pour lui ce calmant qui apaise l'absurdité du vouloir vivre. En contemplatif, il opte pour l'art qui suspend la douleur, exhausse le désir ardent... de ne plus désirer.

Dans la lignée des grands moralistes français, Arthur se fait le penseur des inconvénients d'exister face à un monde qu'il déclare absurde : pire que l'ennui est la tentation d'en sortir par de vains divertissements. Le vrai plaisir est désincarné : c'est l'art qui nous confie la vérité du monde. Le génie, lui, relève de la contemplation : il peut isoler au sein de la nature un objet et, le représentant, il en saisit l'essence. Arthur élève la contemplation esthétique à l'ambition d'une épure : un arc-en-ciel s'immobilise au-dessus du " cafouillis phénoménal " ressenti et subi par l'homme du commun.

A travers l'image du " deuil éternel du monde ", nous participons de l'éternité. La métaphysique d'Arthur fait ici écho à celle de Platon : épure et arrière-monde. Derrière l'image "goethéenne" de la volonté de vivre se profile le regard que notre volonté s'accorde à elle-même : il faut aimer la vie malgré elle, malgré son balancement permanent de la souffrance à l'ennui. De la négation de la douleur peut naître la contemplation.

Un demi-siècle plus tard, Nietzsche vénérera l'homme Schopenhauer comme éducateur, caractère noble, philosophe et ami, reconnaissant en lui un " professeur de solitude ". Philosophes de l'absurde, penseurs de l'égoïsme et de la pitié, les deux hommes désignent le triomphe sur la douleur comme but unique de nos existences.

Un paysage désert et recueilli se teinte de sublime dans un profond silence : l'état contemplatif nous fait entrer dans un autre monde où s'abolit le temps. Anticipant Bergson, Arthur nous place dans la peau de l'artiste - ou de l'amateur d'art - en être détaché, visionnaire, en capacité de saisir la vérité elle-même.

Nul but utile à l'oeuvre dans l'esprit : l'inutilité-même rentre dans la conception d'une oeuvre de génie, nous tirant ainsi de la pesanteur du besoin. En révélant notre disponibilité au monde, l'art nous rend "poreux" et nous conduit à l'expérience intuitive la plus pure ; l'idée vole au-devant de la beauté, et c'est le " voile de Maya ", membrane percée de nos illusions et chimères, faux problèmes et fausses souffrances, qui s'entrouvre enfin. L'individu se découvre traversé par le monde, dans une quête de salut éclairée par la lucidité.

La volonté selon Shopenhauer est l'essence-même. Arthur le philosophe nous guide vers une pure jouissance intellectuelle, sans désir, débarrassée du sujet, uniquement attachée à l'objet. Le "logos" (connaissance) nous élève et nous fait entrevoir une autre humanité possible. La poésie tragique devient sommet des arts. Par l'art nous devenons autre chose que nous-mêmes : l'esthétique en avant-goût de la sérénité, du Nirvâna... Une manière de jour de repos accordé à des galériens qui fêteraient l'aubaine !...

On entendrait presque Prévert murmurer : " J'ai reconnu mon bonheur au bruit qu'il a fait en partant ... "

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