vendredi 10 décembre 2010

" ALBERTINE DISPARUE " : LE DESIR INCARNE CHEZ PROUST


" A la recherche du temps perdu " : le plus grand livre de tout le Temps. Chaque figure y a son " épiphanie " et vient nourrir les liens subtils entre le narrateur et l'auteur, dans un jeu à trois toujours renouvelé. Il en va ainsi lorsqu'Albertine et le narrateur semblent partager un moment de bonheur propre aux amants. Albertine, personnage flottant, énigmatique, s'incarne lentement, dans le flux du temps. Cette fille-caméléon, rencontrée à Balbec, laisse entendre une voix enrouée, quasi-crapuleuse. Quelques goulées de cidre suffisent à réveiller chez elle l'intensité d'une jouissance, privilège du plaisir féminin. Un plaisir qui n'est pas synonyme de possession. Albertine ronronne, telle une petite chatte sournoise. Elle se sert du désir de l'autre, stratégie toute féminine.

La possession s'incarne au moment où le désir succombe. L'amour, tel une cause perdue, se trouve dans l'impasse s'il se limite à la jouissance. Est-on dans la transe amoureuse?... La passion est toujours suscitée par le désir, le désir par le manque et le manque par l'angoisse. L'amour comme attente et souffrance peuple la " Recherche " de Proust.

Ce qui fascine le narrateur - et au-delà l'écrivain lui-même - c'est le corps d'Albertine flottant dans une jouissance inaccessible à l'homme. En toile de fond, c'est aussi Proust parlant de son oeuvre comme de son enfant. Une oeuvre qu'il entend posséder et pour laquelle il éprouve les affres de la parturition. Albertine, éveillée ou endormie, demeure pour lui une énigme qui s'ouvre sur l'infini, semblable en cela à l'oeuvre d'art, aux mystères du stradivarius. Proust élève ici la création littéraire au rang d'un sommet d'étrangeté, de poésie.

La distance est énorme qui sépare le narrateur de l'objet qu'il rêve de posséder. Croisant les jeunes filles en fleurs dans la campagne normande, il ressent le besoin intime de devenir pour elles inoubliable. Posséder, c'est ici obséder, capter l'attention. Il s'agit de hanter les coeurs, de pénétrer les âmes pour participer secrètement à ces vies inconnues. La possession psychologique se fait le succédané de l'amour physique.

Albertine se détache peu à peu dans l'esprit du narrateur. Ses yeux bleus figurent pour lui la mer qui se retire et se voile, son souffle le balancement de la houle. Elle se fait tout entière croisière sur l'infini. Albertine est cette naïade, déesse de l'élément fluide. Elle ne désire pas, elle jouit. Elle est béatitude dans la sensualité, à la manière du corps de la mère pour l'enfant. Devant le narrateur toujours frustré, la belle incarne le mystère d'une volupté parfaite, la totalité d'une jouissance d'elle-même.

Le sommeil d'Albertine a la douceur d'une caresse, celle de l'océan, matrice de toute vie. Spectateur figé, extatique, le narrateur imagine que le kimono posé de la belle abrite sans doute les lettres de ses amant(e)s. Il a peut-être là, à portée, les réponses à sa jalousie. Il se lève, tenté, mais renonce à fouiller. Car Albertine est principe de plaisir et de jalousie. Chez Proust, la jalousie est cause de l'amour et non l'inverse : comme un jeu subtil auquel le narrateur se livre avec lui-même pour se rassurer et finalement se réjouir de n'avoir pas ... à craindre.

Le jaloux et l'artiste semblent partager là ce même refus de la vérité. Le narrateur traite Albertine, animal jouissant, comme une oeuvre d'art. Il aime sa jalousie comme Proust vit son oeuvre : dans les affres de la vocation.

La chair lisse de la joue d'Albertine incarne le mystère de la chair vivante. La belle fugitive est une turbulence sur le fleuve du temps. Algue, nénuphar, elle est ce mollusque cérébral qui sécrète du romanesque. Le mystère-même encrypté dans l'acte de création.

Proust en aquarelliste pénétrant des passions à l'oeuvre.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire